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Les jésuites, rois du Canada, maîtres absolus des gouverneurs, avaient [en Nouvelle-France] de grands biens, une vie large, épicurienne […]

Michelet, Histoire de France, T. XV, La Régence, Paris, 1863[1]

Les supplices, en mars 1649, des pères jésuites Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant, torturés et mis à mort en Nouvelle-France par les Iroquois, comme les meurtres et les tourments infligés par ces derniers durant les années 1640-1650 à d’autres membres de la Compagnie de Jésus connaissent un fort retentissement en France. La publicité de ces terribles événements rend d’autant plus inattendue et spectaculaire la décision, cinq années plus tard, de fonder au coeur de l’Iroquoisie une mission[2]. En 1657, l’image de la persécution des pères jésuites en Huronie accompagne une carte de la Nouvelle-France opposant de part et d’autre de la cartographie de la colonie la représentation de la piété des néophytes amérindiens et l’effroyable martyre frappant les Jésuites[3]. Au mois de janvier de cette même année, la mission d’Onondaga au pays des Onnontagués – l’une des principales nations iroquoises – était annoncée triomphalement par le Général de la Compagnie, le père Goswin Nickel, à l’ancien supérieur de l’ordre au Canada, le père François Le Mercier alors à Québec.

L’étonnement que peut provoquer le rapprochement de ces faits ne trouve pas sa résolution dans un possible renversement des relations entre les Nations iroquoises et les Jésuites, les premiers continuant en effet leurs attaques contre Montréal et Trois-Rivières, le harcèlement des fermes françaises et leurs violences contre les religieux, mais il peut être atténué au moyen d’une anecdote dont l’absence de retentissement dans la littérature jésuite dessine l’angle mort de l’encomiastique religieuse et dévoile l’autre face de l’héroïsme apostolique.

Promptes depuis 1633 à relater chaque année l’oeuvre missionnaire des Jésuites dans les triomphes, heurs, tribulations et malheurs de la propaganda fide en Nouvelle-France, les Relations des jésuites sont alors silencieuses sur la mésaventure subie par l’un des principaux membres de la Compagnie au Canada. En juin 1650, un père jésuite est ridiculisé, soulevé de terre et, avec une corde, suspendu par les aisselles à la branche d’un arbre par les Outaouais de l’île aux Allumettes sur le cours de la rivière Outaouais. L’incident dont est victime le supérieur de la mission jésuite en Huronie ne fait l’objet d’aucune mention dans les Relations publiées et dans le « Journal » manuscrit de la vie de la mission au Canada. Cette élévation ne peut guère servir la cause de l’ordre, car ses circonstances montrent moins une innocente victime de païens, railleurs et persécuteurs des ouvriers de Dieu, que l’humiliante sanction d’une présomption politique dont la publicité voilerait la construction apologétique entreprise ces mêmes années 1649-1651.

Tessouat Le Borgne, chef des Kitchesipirinis de l’île aux Allumettes, s’étonna en effet que des Hurons (au nombre peut-être de 300), fuyant leurs terres dévastées par les Iroquois et cherchant à se réfugier à Québec, se soient affranchis du tribut habituellement acquitté pour poursuivre par son île la descente de la rivière jusqu’à Montréal. Pour rendre compte de cette nouveauté, les exilés firent état de la permission de s’en dispenser que leur avait donnée le Jésuite les accompagnant puisque « le Français – aurait-il affirmé – était le maître des nations », comme le rapporte plusieurs années plus tard Nicolas Perrot qui nous informe également de la réponse donnée à cette rodomontade par le chef algonquin :

Le Borgne fit prendre le Père l’Allemand [il s’agit en fait du père Paul Raguenau], et le fit suspendre à un arbre par les aisselles, en luy disant que le François n’estoit pas maistre de son pays ; qu’il en estoit luy seul reconnu pour chef, et qu’on y estoit sous sa puissance[4].

La ridicule élévation du Jésuite permet alors de mettre à distance la sidération provoquée par la représentation, cette même année 1650, du supplice des martyrs de mars 1649 par Grégoire Huret. Car ce n’est pas en haine de l’Évangile que les Jésuites Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant sont torturés et mis à mort. Et ce n’est pas plus en horreur ou en dérision de l’enseignement du Christ que le Jésuite Paul Raguenau se retrouve au-dessus du sol, éprouvant le rire des Algonquins ridiculisant celui qui croyait pouvoir marcher au-dessus des Autochtones et fouler leurs droits en le hissant en haut d’un arbre, comme prenant au mot cette souveraineté indigène qu’il prétendait « suspendue » ou ce pouvoir colonial « en suspension » au-dessus des habitants du continent.

Contre l’univocité d’une interprétation martyrologique de l’apostolat missionnaire, il convient donc d’expliciter le dessein des Jésuites en Nouvelle-France dont l’ambition était, pas moins que la catéchèse de populations ignorantes des vérités de l’Évangile, la poursuite d’un magistère colonial dont les desseins devaient se heurter aux enjeux impériaux de la projection ultramarine de la souveraineté du roi de France. Ce que je souhaiterais montrer est l’articulation à établir entre ce que l’on a appelé la royalisation de la Nouvelle-France à partir de 1663-1665 et l’expérience de la première mission jésuite en Iroquoisie en 1657-1658.

Dans le contexte de la construction impériale française, l’inflexion donnée à la politique coloniale durant les premières années du règne personnel de Louis XIV est marquée par sa reprise en main des processus institutionnels, politiques et militaires des entreprises d’outre-mer. Désignée, par Boris Lesueur ou Bernard Gainot par exemple, comme « la royalisation des colonies », cet investissement de l’État en Amérique du Nord, dans l’océan Indien et aux Antilles rompt avec les pratiques de la gouvernance publique des décennies antérieures[5]. Expliquée généralement par des considérations financières (l’état de faillite dans lequel se trouve la Compagnie des Cent-Associés en charge de l’entreprise coloniale) et par une actualité militaire dramatique (le succès des offensives iroquoises menées depuis les années 1640 vient menacer les établissements français et non plus seulement leurs alliés amérindiens) et éclairée par la volonté générique du roi de faire changer la face du théâtre du monde (soit sa volonté spectaculairement mise en scène au lendemain de la mort de Mazarin de faire triompher en tous lieux sa gloire), la royalisation de la Nouvelle-France a fait l’objet d’une importante révision de ses tenants et aboutissants par Christophe Horguelin[6]. Dans son étude de la période 1645-1675, ce dernier montre ainsi le rôle joué par une oligarchie laïque d’une demi-douzaine de familles canadiennes qui, se présentant comme les défenseurs de l’intérêt et de la souveraineté du prince, pour mieux perpétuer leur propre domination sur les autres colons, précipitèrent en 1665 leur subordination aux hommes du roi après leur éphémère victoire sur la Compagnie des Cent-Associés dont ils étaient les débiteurs. Une subordination qui s’accompagna de la recomposition des hiérarchies propres à cette oligarchie au détriment des familles qui avaient connu, en Nouvelle-France, une élévation spectaculaire de leur statut social.

Christophe Horgulin montre la capacité de cette oligarchie à jouer à son avantage des intérêts particuliers des ecclésiastiques. Envisagée sous l’angle d’une analyse des relations de pouvoir – principalement social et économique – internes à la colonie, la compréhension de la royalisation peut bénéficier d’un déplacement du regard replaçant ces mécanismes dans la logique du passage d’un âge colonial de monarchie française à un moment impérial de la royauté sous Louis XIV[7]. Cette royalisation prend également son sens, en effet, dans le contexte politico-religieux d’une nouvelle polémique anti-jésuite à travers laquelle sont dénoncés l’impéritie coloniale des clercs et le scandale de leur zèle indiscret en matières séculières. Au tout début des années 1660, la mise en évidence et la critique d’une possible mainmise ecclésiastique sur la colonie laurentienne se nourrissent de l’échec que représente, pour la diplomatie française, l’honneur du souverain et l’oeuvre coloniale du royaume, la mission jésuite de Gannentaha en Iroquoisie (1656-1658) – soit la brève existence de Sainte-Marie (III) des Iroquois près du lac Onondaga.

Cette mission illustre alors les ambitions et les limites d’une géopolitique jésuite en mettant en évidence la pluralité des rôles revendiqués par les missionnaires de la Compagnie dans l’espace nord-américain français, comme elle éclaire les facultés adaptatives des oligarchies laïques en place capables de recomposer les stratégies assurant leur prééminence jusqu’à ce que l’irruption d’un tiers, la royauté de Louis XIV, ne leur impose ses propres logiques et une profonde et discriminante redéfinition politique et sociale[8]. La compréhension de ces motivations et du contexte diplomatique dans lequel la mission prend place éclaire le passage de l’histoire canadienne de l’âge « héroïque » et des « vaines tentatives » (Marcel Trudel) dans celui de la disciplinarisation politique et de l’institutionnalisation impériale. La mission d’Onondaga est bien à la fois l’acmé de la prééminence ecclésiastique au sein d’une géopolitique religieuse coloniale et le point de basculement irréversible de la sécularisation de la gouvernance publique à travers l’étatisation de l’entreprise impériale française et la subordination clientélaire des principales familles québécoises aux agents de cette dernière.

Une mission entre opportunisme spirituel et contrainte diplomatique

La mission d’Onondaga (aujourd’hui dans l’État de New York, au nord-est de la ville de Syracuse) dont le principe est arrêté en 1654 afin de satisfaire la demande des Iroquois supérieurs de voir s’établir dans leurs villages plusieurs centaines de Hurons dispersés après la fin de leur confédération en 1650, est, dès son origine, une entreprise politico-religieuse insérée dans les rets complexes des relations amérindiennes d’une part et de la diplomatie française à l’égard des alliés indiens de la Nouvelle-France et de ses compétiteurs iroquois, d’autre part[9]. Conditionnant leur venue en Iroquoisie à l’acceptation par les Nations iroquoises supérieures d’une mission pérenne, les Hurons contraignent ces dernières à donner leur accord à l’établissement français afin de pouvoir « relever » les morts iroquois par leur intégration dans leurs nouvelles familles. Souhaitant tirer bénéfice, d’un point de vue spirituel, des mécanismes amérindiens traditionnels des transactions diplomatiques liant le sort des vaincus à leur possible adoption par leurs vainqueurs, les Jésuites s’engagent à pénétrer au coeur des ténèbres. Ils s’engagent à entrer au centre du pays des barbares truculentissimi suppliciant les pères missionnaires, incendiant les églises, dispersant les néophytes hurons et tuant les Français selon le tableau effrayant dressé par le Jésuite François du Creux dans la dédicace de ses Historiae Canadensis[10]. La dimension périlleuse de la démarche est pleinement à l’esprit de ses promoteurs puisqu’il s’agit de porter « la guerre aux Démons jusques dedans leur Fort, et pour consacrer ces peuples et tout leur païs à Jésus-Christ » comme la présente la Relation… des années 1656 et 1657[11]. Cette entreprise est la conséquence de la formidable déstabilisation de la région du haut Saint-Laurent depuis une décennie et elle témoigne de l’impuissance diplomatique française vis-à-vis de la politique étrangère iroquoise.

Pour reprendre la chronologie classique proposée par Émile Salone, la mission d’Onondaga prend place en plein milieu de la « première guerre iroquoise » (1641-1667)[12]. Avant les grandes campagnes iroquoises contre la Huronie, l’effectif militaire français est d’une médiocrité extrême. Grâce aux efforts de Maisonneuve et aux réponses apportées par le gouvernement royal aux demandes de renforts, c’est à peu près 500 combattants que la colonie peut opposer en 1651 aux attaques de la Confédération iroquoise qui mobilise, par exemple, contre les seuls Ériés une force de 1500 guerriers – encore ne s’agit-il là que des Iroquois supérieurs –, soit plus de la totalité de la population française au Canada en 1653[13].

En 1652, la garnison de Trois-Rivières, son gouverneur et une douzaine d’alliés amérindiens sont massacrés et, à l’été suivant, la bourgade, manquant de peu d’être surprise, est assiégée pendant huit jours avant que les Iroquois n’entreprennent des pourparlers de paix. Ceux-ci suspendent la puissante expansion à l’ouest de la Confédération iroquoise que consacrent la dispersion des Hurons en 1649-1651 et celles des Pétuns et des Nipissings en 1649-1650 et que renforcent encore ses succès contre les Neutres en 1650 avant qu’elle n’affronte victorieusement les Ériés. À cela s’ajoutent les raids des Agniers contre les Algonquins Outaouais à l’ouest et contre leurs ennemis traditionnels les Montagnais à l’est, chassant les Attikamègues du haut Saint-Maurice[14]. Cette dynamique est seulement interrompue lorsque les Agniers se laissent convaincre par les Hollandais d’attaquer en 1651 les Andastes. Les offensives iroquoises se portent aussi contre les Abénaquis et, en dépit de l’envoi à Boston du père Druillettes pour négocier en 1650 une alliance, la Nouvelle-France ne parvient pas à s’assurer le soutien des autres Européens contre ces attaques déstabilisant toute son économie basée sur la traite des pelleteries.

La résistance de Trois-Rivières est mise à profit par les autorités de la colonie pour essayer de lui procurer un répit salvateur et envisager de substituer les Iroquois à ses intermédiaires alors disparus afin de rétablir la circulation des peaux de castor depuis la région des Grands Lacs jusqu’à Trois-Rivières. Ces fourrures sont nécessaires au budget de la colonie et indispensables à la puissance de l’oligarchie québécoise qui a accaparé, depuis 1645 et la création de la Compagnie des habitants, l’essentiel des bénéfices de la traite[15]. Toutefois, ces négociations, comme la précédente paix de 1645, témoignent de l’incompréhension française face à la politique impériale des Iroquois. Il s’agit moins, en effet, pour ces derniers d’intégrer le réseau commercial structuré par les Français que de leur imposer leur politique impérialiste comme ils l’ont fait envers les Hollandais et les Mohicans depuis 1626[16]. Ces pourparlers de l’automne 1653 aboutissent à une nouvelle paix entre les Français et les Iroquois supérieurs avant que celle-ci ne soit mise en place avec les Agniers en 1655 ; mais l’une comme l’autre sont régies par un principe commun qui est d’obtenir la neutralité française dans la guerre que les nations iroquoises continuent de mener contre les autres peuples amérindiens[17].

Si l’on peut expliquer ce rapprochement à l’aune des relations franco-iroquoises et des ambitions de l’apostolat jésuite, la considération de la compétition interne aux nations de l’Iroquoisie apporte les éléments de compréhension les plus significatifs. Comme l’a montré Maxime Gohier, la rivalité entre les Français et les Iroquois procède d’une logique impériale commune au centre de laquelle la figure de la médiation est essentielle. C’est la concurrence pour exercer le rôle central de la médiation qui serait le coeur de la rivalité franco-iroquoise, car il confère à son bénéficiaire une hégémonie certaine[18]. Les paix de 1653 et de 1655 permettraient de neutraliser cette rivalité en suspendant le rôle réclamé par la France tout en sauvegardant ses prétentions à continuer à faire du gouverneur de la colonie le « Père » de ses alliés amérindiens. Elles donneraient également la possibilité aux Jésuites, après le désastre de l’Huronie chrétienne, de reprendre leurs missions pastorales en suivant la dispersion de leurs néophytes aussi bien chez les Outaouais que chez les Iroquois et de propager la parole du Christ auprès de ces derniers.

Dans le cadre de cette politique de projection de l’influence française au sud des Grands Lacs comme du côté du lac Supérieur, le gouverneur Lauson envoya en 1656 un groupe de Jésuites et de colons auprès des Outaouais chez lesquels une partie des Hurons baptisés s’étaient réfugiés et auprès desquels les Français pouvaient espérer le retour des cargaisons de castor comme l’avait montré l’arrivée, en 1654, dans les habitations françaises de plusieurs dizaines de marchands outaouais. Ces motivations commerciales n’étaient évidemment pas exclues des buts de l’entreprise, ce que comprirent bien les Agniers qui dispersèrent les Français et tuèrent le père Garreau en août 1656.

Du côté iroquois, les succès militaires des années 1649-1654 fragilisaient paradoxalement la force et la cohésion de la Confédération, car ils augmentaient à l’intérieur des nations et des villages les rivalités provoquées par le factionnalisme et assuraient aux Iroquois supérieurs une autorité grandissante menaçant la position hégémonique réclamée par les Agniers. Tant d’un point de vue démographique qu’en termes de territoires de chasse, les premiers étaient les bénéficiaires principaux de ces campagnes victorieuses payant peu en retour le soutien que leur avaient apporté les seconds engagés dans leurs combats contre les Montagnais de l’est. Les Agniers avaient dès lors tout à craindre des négociations autour de la mission jésuite projetée chez les Onnontagués qui leur conférerait de nombreux avantages par l’arrivée dans leurs villages d’une partie des Hurons rejoignant depuis leur refuge sur l’île d’Orléans les missionnaires, par l’accès aux marchandises européennes (quand les Agniers contrôlaient ces flux depuis Orange) et par la possibilité d’avoir à demeure des otages grâce auxquels ils pouvaient influencer la politique du gouverneur français.

Toutefois, soucieux d’obtenir leur part de Hurons pour leurs villages frappés comme l’ensemble des populations iroquoiennes par les épidémies et les guerres, et peut-être enclins à se rapprocher des Français en raison de la hausse des prix des produits européens disponibles à Orange, les Agniers cessèrent leurs escarmouches pour accepter une paix qui, les gardant de l’intervention française, leur permettaient de poursuivre leur exigence sur les Hurons réfugiés près de Québec. Si ces derniers étaient les captifs « naturels » des Iroquois supérieurs du fait de leur proximité géographique avec les Tsonnontouans et les Goyogouins, leur déplacement près de Québec les plaçaient dès lors dans l’espace d’influence des Iroquois inférieurs.

L’accord donné par les Hurons à se rendre dans les nations iroquoises étant conditionné à l’établissement d’une mission chez les Onnontagués, il fallait désormais pour maintenir cette paix fragile « tout hazarder, pour tout gagner » selon les propos du gouverneur français en septembre 1655 comme le lui demandaient les Jésuites et plus particulièrement le père Paul Ragueneau[19]. Dans de telles circonstances, la mission vaut moins pour sa brève expérience historique – qui n’est pas le coeur de cet article et pour l’évocation de laquelle je renvoie au livre de Lucien Campeau précédemment cité en note, étude qu’il serait nécessaire d’ailleurs de poursuivre sur ce thème – que pour les leçons qu’en tireront les administrateurs français de part et d’autre de l’Atlantique.

Un conseil réuni à Québec en mai 1656, dans lequel se trouvaient le gouverneur Lauson, les principaux pères jésuites et quelques alliés amérindiens, délibéra sur la réitération faite par les ambassadeurs onnontagués d’établir à Onondaga la mission promise en septembre 1654 et une nouvelle fois au début de l’automne 1655. Le problème était posé en termes simples. Ne pas honorer l’engagement donné revenait à lier les Onnontagués aux Agniers contre les Français avec lesquels la guerre était davantage suspendue que la paix véritablement établie. S’engager sur les rives du lac Onondaga consistait à donner à merci les missionnaires qui couraient le risque d’être massacrés « impunément par une boutade[20] ». Lauson se résolut donc à établir la mission et octroya aux Jésuites 100 lieues de terre en pleine Iroquoisie, près des rives d’un lac tenu pour sacré au sein de la Confédération des Cinq Nations[21]. Le 17 mai 1656, une cinquantaine de Français – dont 9 Jésuites et 10 soldats – et quelques Hurons quittèrent Québec pour rejoindre les Onnontagués, inaugurant un nouveau chapitre des tribulations diplomatiques françaises et de l’impuissance de la colonie à préserver ses hommes comme à protéger ses alliés amérindiens.

La compétition entre les Onnontagués et les Agniers compromet dès le lendemain de ce départ la sécurité de la mission et la pérennité de la fragile paix acquise au prix de l’« abandon » (Bruce Trigger) par les Français des Hurons quand d’aucuns préféreraient parler d’une protection – tant spirituelle que physique – de ces derniers déléguée par l’autorité civile aux Jésuites. Après avoir attaqué l’arrière du convoi et pillé une partie de ses membres, une forte bande agnier descend le fleuve pour fondre sur les 600 réfugiés hurons de l’île d’Orléans et le 20 mai repasser devant Québec sans être davantage inquiétée par les Français en dépit du massacre perpétré et des 71 captifs qu’elle vient de soustraire à leur protection[22].

Le convoi français atteint le 17 juillet 1656 le site choisi pour construire le fort sur une colline surplombant le lac à 5 lieues d’Onnontagué[23]. Si le chef Sagochiendagehté fait preuve de démonstrations d’amitié, la déception des Iroquois supérieurs est réelle devant l’absence des Hurons. Elle l’est d’autant plus quand, quelques semaines plus tard, ils apprennent que les Agniers ont accordé la paix aux Hurons à condition qu’ils les rejoignent au printemps suivant. Aussi une cinquantaine de leurs guerriers est-elle dépêchée à Québec en avril 1657 pour s’assurer de leur part d’exilés qui, depuis le raid de mai 1656, avaient trouvé refuge sous les murs de Québec. Partagés entre des serments secrets multiples depuis 1653, les Hurons doivent répondre aux exigences impérieuses et contradictoires des deux principales nations iroquoises qui se sont assurées de la neutralité des Français en soumettant leurs habitations à un harcèlement qu’elles sont libres d’intensifier ou d’arrêter pour les Agniers, en obtenant une cinquantaine d’otages potentiels à 5 lieues de leur principal bourg pour les Onnontagués. Dans les derniers jours de mai 1657, les Hurons de la Nation de l’Ours décidèrent de se joindre aux Agniers plutôt qu’aux Iroquois supérieurs ; ceux de la Corde se résolurent à rester avec les Français ; enfin ceux du Rocher acceptèrent de se rendre à Onnontagué[24].

Ce départ est l’occasion d’une démonstration supplémentaire d’impuissance française, car une partie de ces derniers est massacrée le 3 août avant d’atteindre la mission et le père Ragueneau n’obtient des Anciens d’Onnontagué qu’un désaveu formel de ces meurtres[25]. Aussi, le 9 septembre 1657, fait-il informer son supérieur, le père De Quen, de ces nouvelles qui signifiaient bien la rupture de la paix et le succès des factions hostiles aux Français. Ce revers diplomatique et la somme de ces humiliations et de ces morts révèlent l’impuissance des clercs à promouvoir les intérêts français comme la faiblesse de leurs succès spirituels, incapables de protéger les Français des factions iroquoises hostiles derrière la publicité de déclarations de prosélytisme enthousiastes[26].

Au cours de l’hiver 1657-1658, les propos les plus alarmistes sur la vie des Français de Sainte-Marie font abandonner l’idée de faire du fort un point de fixation que viendraient renforcer des recrues arrivées de Montréal[27]. Seule la présence de leurs ambassadeurs et de leurs guerriers, contraints d’hiverner aux alentours de Québec en attendant que d’autres Hurons se joignent à eux au printemps suivant, empêche que les Onnontagués ne précipitent leur dessein contre la mission. De même, informé le 20 octobre du massacre du 3 août, Louis d’Ailleboust a les mains liées par la présence des Français à proximité d’Onnontagué – à laquelle s’ajoute celle du père Lemoyne chez les Agniers. Il ne peut réagir plus énergiquement à un raid meurtrier à Montréal à la fin de ce même mois d’octobre qu’en ordonnant l’arrestation de tous les Iroquois présents dans la colonie, en renforçant la protection des habitations et en permettant aux alliés amérindiens de se défendre ou d’attaquer – mais en évitant de se trouver à proximité des habitations françaises. Cette fermeté est maintenue face aux ambassadeurs agniers venus à Québec le 12 février 1658 demander la libération des leurs.

Le sort de la mission est scellé lorsque les ambassadeurs des Cinq Nations décident ce mois de février la mort de la cinquantaine de Français[28]. L’abandon précipité de la mission le 20 mars et le retour à Québec le 23 avril consacrent l’échec du projet jésuite. Cette arrivée suivie, un mois plus tard, par celle du père Le Moyne permet au gouverneur de tenir un ultime conseil de paix où il est ordonné la libération des derniers Agniers détenus à Québec. La colonie se met en ordre de bataille et Louis d’Ailleboust recommande au gouverneur Pierre de Voyer d’Argenson, arrivé le 11 juillet 1658, de soutenir fermement les alliés algonquins et montagnais auxquels sont remis, quelques semaines plus tard, des fusils quand les Hurons ne sont pourvus, eux, que d’épées, de haches et de casques de fer – indice peut-être, comme le suggère Bruce Trigger, de la crainte de les voir se rallier aux Iroquois après toutes ces avanies[29].

Le gouverneur, le 5 septembre 1658, écrit à la Compagnie de la Nouvelle-France qu’il trouve que le retour de la mission d’Onondaga est « un effet de la providence admirable[30] ». Mais le propos est plus sévère dans sa lettre destinée à son frère car, écrit-il, « ce qu’il y a de fâcheux, c’est de se retirer d’un païs sans ordre et sans aucun fruict de la grande despense qu’on y a faict[31] ». Un passif qui doit non seulement être évalué comme une somme de pertes effectives qu’en tant qu’il hypothèque également l’assurance des positions françaises pour l’avenir.

Les Jésuites avaient été les instigateurs de cette périlleuse politique à laquelle seule la Providence divine, dit-on, épargna un désastre plus grand ; ils en avaient également été les acteurs principaux conduisant les gouverneurs à des compromissions incompatibles avec la grandeur du roi qu’ils représentaient et les obligeant à de sévères humiliations pour la gloire de ce dernier[32].

Les lumières jetées sur cette impuissance allaient éclairer l’anomalie contemporaine de la puissance des Jésuites en Nouvelle-France. Quelques membres de l’oligarchie québécoise pouvaient désormais la dénoncer – heureux de pouvoir détendre leurs liens contraignants avec les Jésuites et de contrecarrer la politique commerciale du gouverneur Lauson, jugée trop favorable aux Jésuites. De même, des familles montréalaises écartées depuis 1651 des affaires ainsi que les ordres concurrents de la Compagnie pouvaient trouver dans cet échec, après celui de la Huronie, l’occasion d’avancer leurs propres intérêts[33].

La conquête impériale de la Nouvelle-France

Derrière l’image de l’Indien, fléau de la colonie, rebelle à toute autorité, et adversaire commun de l’État et de l’Église qu’une gravure de 1703, reprenant le motif iconographique de saint Ornuphe, montre piétinés et assujettis à sa superbe liberté, ne peut-on pas considérer l’épisode de la mission d’Onondaga comme le révélateur d’une rupture où l’État royal mesura combien l’Église et le groupe oligarchique stratégiquement attaché à ses intérêts étaient finalement plus redoutables pour son autorité en Nouvelle-France que l’insolence belliqueuse des Indiens[34] ? Celui qui foule, en 1650, la souveraineté des Algonquins de l’île aux Allumettes n’est-il pas celui qui, depuis 1632 fronde également celle du roi dans sa colonie américaine ? L’enjeu pour les Jésuites au Canada était non seulement de contrôler la piété de la population mais d’infléchir sa nature même. Ne pouvant ni se satisfaire de la sociogenèse montaignienne des Essais de 1588 (III, 9) ni du régime de tolérance instauré dans le royaume dix années plus tard par l’Édit de Nantes confiant, pour la première, le dessein d’une société nouvelle à la sage granulométrie naturelle et lui donnant, par le second, une dualité vertueuse contre l’unité exclusive et zélée, il s’agit pour les clercs de la Nouvelle-France de travailler à une constitution catholique du peuple se formant dans la colonie[35].

Ce que peignent les Relations des Jésuites dans ces années 1649-1659, c’est bien en effet le portrait d’une colonie française comme saisie d’une passion religieuse extrême, excitée par l’inflation martyrologique de sanctification de ses combattants. Le supplice d’un Français brûlé à Onnontagué est l’occasion de cette saisissante apologie d’une victime moyenne tressée dans la palme du martyre :

Ame sans doute bienheureuse qui a paru devant Dieu teinte de son propre sang qu’elle a versé pour sa gloire ! Ame sainte et glorieuse d’estre tirée d’un corps tout grillé pour la défense de la Religion et par les ennemis de la Foi[36] !

De manière parallèle à l’exaltation de ces modernes témoins de la foi que seraient ces Chrétiens d’élite en Amérique septentrionale fuyant les séductions d’une ancienne France rongée par le régime de l’Édit, c’est la glorification d’une religiosité chrétienne primitive chez certains peuples amérindiens dont témoigne Mgr de Saint-Vallier dans une édifiante digression de sa description de l’État présent de l’Église et de la colonie française publiée en 1688 à propos des Indiens de la rivière de la Croix[37]. Cette volonté de sanctification des habitants du Canada, nouveaux venus comme Autochtones, avait ses ouvriers, les Jésuites, lesquels, ayant renoncé en 1641 à faire des Amérindiens des Français, oeuvraient, selon leurs détracteurs, à faire des colons de la Nouvelle-France moins des sujets du roi que des fidèles de l’Église romaine[38].

Le désastre de Sainte-Marie permet d’opposer à ce dessein une autre constitution politique, impériale, de la colonie et d’affronter cette autorité cléricale en dénonçant l’impuissance dans laquelle elle avait placé la politique amérindienne française comme de mettre un terme à cette « Église de mission » pour en normaliser l’ecclésiologie ordinaire[39]. Au moment où, en 1661, le parti dévot est ramené en France à l’ordre absolutiste et quand la France impériale rappelle, en 1662, au pape les prérogatives de son Très-Chrétien souverain, c’est en termes d’anomalie que, depuis Paris, l’on peut lire ce modèle original de société coloniale. La chute du surintendant Nicolas Fouquet (dont on connaît l’implication dans le financement des entreprises dévotes en France) et la démission du vice-roi en Amérique, Isaac de Pas, marquis de Feuquières (qui n’était que le prête-nom de Fouquet), en septembre-octobre 1661, doivent être considérées comme les prémices de la réforme royale de la colonie de 1663 où l’autorité des agents du roi ne doit plus être subordonnée à celles stratégiquement jointes de l’oligarchie marchande et de l’Église.

L’autorité de l’Église est d’abord celle que lui assurent des institutions coloniales conférant aux religieux une place prééminente dans l’administration de la Nouvelle-France et dans la définition de ses politiques[40]. À tel point qu’Émile Salone avait pu écrire, non sans quelques exagérations toutefois, que « la première guerre iroquoise coïncide au Canada avec l’avènement et l’apogée d’une véritable théocratie[41] ». Depuis 1647-1648, le gouverneur a perdu de son importance du fait du renouvellement triennal de cette charge et il est assisté d’un Conseil dans lequel figurent son prédécesseur, le supérieur des Jésuites et deux habitants. Et le choix des gouverneurs est largement tributaire des intérêts de la Compagnie de Jésus[42]. Avec ces réformes, les deux habitants présents au Conseil de Québec n’ont pas droit de vote quand le supérieur des Jésuites se retrouve le plus souvent seul avec le gouverneur dont il est fréquemment, par ailleurs, le directeur de conscience. À leur demande, les Jésuites quittent le conseil de Québec en 1657 mais ils y reviennent à sa tête en 1661 à la sollicitation du nouveau gouverneur, Pierre Dubois Davaugour, recommandé à la Compagnie des Cent-Associés par la reine-mère.

Face à cette puissance sans partage des Jésuites et à l’ambiguïté de leur position coupable de « gêner les consciences », certaines familles de la colonie demandent dès la fin des années 1640 le retour des Récollets attendant peut-être aussi de leur arrivée moins de gêne dans leurs activités commerciales et plus de place dans la participation aux bénéfices de la traite[43]. Des Récollets susceptibles, en effet, de faire vaciller sur le plan de la doctrine et de la spiritualité, comme sur celui de la gouvernance des populations indigènes, la modélisation sociale et ecclésiologique jésuite. Le père Joseph Le Caron n’avait-il pas écrit dans son mémoire de 1624, avec une belle lucidité spirituelle, une perception fine des réalités amérindiennes et une grande intelligence politique, l’impossibilité du martyre en Nouvelle-France[44] ? Un pamphlet prit résolument le parti de dénoncer le péril jésuite en prenant les dangers de la mission d’Onondaga et son échec pour fondement de sa dénonciation d’une menace plus grande encore et interne, cette fois-ci, à la colonie. Après avoir évoqué le caractère intrusif, dans la Basse-Ville de Québec, des sollicitudes spirituelles des Jésuites (principalement les pères Ragueneau et Chastellain) décliné sous le paragraphe introductif reproduit ci-après, l’auteur de cette dénonciation fait de la « mission en armes » d’Onondaga le symbole de cette confusion scandaleuse du religieux et du civil dans laquelle seraient abaissés la majesté du roi, la dignité de sa Couronne et le respect dû à son représentant, le gouverneur général de la Nouvelle-France[45].

Les Jésuites dominent dans ce pays-là avec tant d’empire sur tout le monde qu’ils vont dans les maisons et se font rendre compte de tout ce qui s’y passe. Ils rapportent chez eux dans le conseil tout ce qu’ils y ont appris et sur cela ils règlent leur politique. Ils abusent même des choses saintes et on n’en peut guère rapporter la cause qu’à la grande avidité de tout savoir ou à un zèle bien déréglé et bien aveugle.

Ce zèle mondain n’était pas sans faire réagir les Jésuites et un certain nombre d’entre eux récusèrent ces indiscrétions. Dans une lettre au général de l’ordre, datée de Québec le 6 septembre 1658, le père Vimont dénonce l’attitude du père Ragueneau, principal artisan de la politique amérindienne des gouverneurs durant cette période – faut-il rappeler qu’il s’agit du père « suspendu » par les Outaouais en 1650[46] ? Précédemment, le père Poncet s’était employé en juillet et en septembre 1655 à condamner le rôle omnipotent que ce dernier ambitionnait de jouer au sein de la colonie[47]. Prenant la mesure de la proximité trop évidente du père Ragueneau avec le temporel et les critiques qu’elle suscitait parmi la population grâce à ces lettres auxquelles faisaient écho d’autres correspondances adressées par les pères De Quen et Le Mercier, le père général Nickel ordonna, en janvier 1656, au père Vimont de l’éloigner de Québec. Le père supérieur l’envoya à Trois-Rivières puis chez les Iroquois d’Onnontagué comme il l’écrit au père général en octobre 1656, car il importait d’affranchir la Compagnie d’une proximité si visible mettant en lumière l’économie de la traite missionnaire et les raisons commerciales à l’oeuvre sous le zèle apostolique[48]. C’est ce rôle économique et ce magistère politique qu’il faut combattre comme l’expliquent les instructions données par Colbert, en mars 1665, à l’intendant Talon envoyé en Nouvelle-France :

[…] led. Sieur Talon sera informé que ceux qui ont fait des relations les plus fidèles et les plus désintéressées dud. Pays ont tousjours dit que les Jésuites (dont la piété et le zèle ont beaucoup contribué à y attirer les peuples qui y sont à présent) y ont pris une autorité qui passe audelà des bornes de leur véritable profession qui ne doit regarder que les consciences […] en sorte que, comme il est absolûment nécessaire de tenir dans une juste balance l’autorité temporelle qui réside en la personne du Roy et en ceux qui le représentent, et la Spirituelle qui réside en la personne dud. Sieur Evesque et des Jésuites, de manière toutesfois que celle cy soit inférieure à l’autre, la première chose que led. Sieur Talon devra bien observer, et dont il est bon qu’il ayt en partant d’icy des notions presques entières, est de connoistre parfaitement l’estat auquel sont maintenant ces deux authoritez dans ce pays, et celuy auquel elles doivent estre naturellement[49].

La reconquête politique de la royauté de la colonie américaine profite alors du relâchement des liens de solidarité entre les Jésuites et certaines familles de l’oligarchie du castor qui n’avaient adhéré au rigorisme des premiers que par opportunisme commercial et la recherche d’une consolidation de leur autorité symbolique sur le reste des colons[50]. L’Église, minée par les échecs de l’Huronie chrétienne et de la mission d’Onondaga en Iroquoisie, n’était plus en mesure d’assurer avec la même efficacité que précédemment son influence, et ces familles se mirent à la recherche d’une alternative politico-sociale afin de perpétuer le « rendement » de leur capital symbolique sur les couches plus subalternes de la population coloniale[51]. Cette reconquête est favorisée également par l’action énergique de l’abbé sulpicien Queylus qui, arrivé à l’automne 1657 à Québec pourvu par l’archevêque de Rouen (qui, en l’absence d’évêché au Canada, était responsable de la colonie) de lettres patentes le nommant son official et son grand vicaire en Nouvelle-France, mène un combat contre les Jésuites qui répliquent à la hauteur de sa virulence comme en témoigne un mot du père Pijart pour lequel il faut lui répondre par « une guerre plus facheuse que celle des Iroquois[52] ».

Ce ressaisissement politique actualise la question de la distribution des rôles entre le pouvoir séculier et celui des clercs posée aux origines mêmes de la construction de la première colonie en Amérique septentrionale, comme le montrent deux épisodes de 1611 rappelés par Marc Lescarbot. Après avoir cité l’axiome de la reconstruction henricienne de l’autorité souveraine et de la paix civile après 1598 – « l’Eglise est en la Republique, et non la Republique en l’Eglise » – pour dénoncer le détournement par les Jésuites de certaines aumônes dont l’usage aurait manqué à Poutrincourt pour affermir la colonie acadienne, il évoque un nouveau contentieux entre les deux pouvoirs. Ayant obtenu la grâce d’un marin normand reconnu coupable de violence à l’égard des Amérindiens, le père Biart se voit interpellé par Poutrincourt lui remontrant l’indiscrétion de sa médiation portée « à l’excés et importunité » :

Mon père, je vous prie me laisser faire ma charge, je la sçay bien, et espere aller aussi bien en Paradis avec mon epee, que vous avec vôtre breviaire. Montrez moy le chemin du ciel, je vous conduiray bien en terre. Par ceci se reconoit qu’il y avoit déjà de la mauvaise intelligence entre les Jesuites et leur Capitaine, dont on attribue la cause à ce qu’ilz vouloient trop entreprendre, et se meler de trop de choses[53].

Cette offensive discriminante n’est pas propre à la Nouvelle-France des années 1660-1665. Elle se manifeste dans tout l’espace colonial français – à Madagascar notamment – où, sous couvert de sa « royalisation », se déploie une véritable politique impériale dans laquelle il s’agit moins de combattre les Jésuites que de redéfinir leur légitimité en en faisant les instruments efficaces de l’impérialisation française en Amérique comme le montre, par exemple, leur action auprès des Abénaquis de l’Acadie continentale[54]. C’est bien une conversion de la géopolitique religieuse qu’il s’agit de mettre en lumière dans les modalités de la construction impériale française du dernier tiers du XVIIe siècle. Sans développer plus avant le rapprochement, c’est la question essentielle de la « modernité classico-baroque » (Hélène Merlin-Kajman) qui se joue dans l’espace colonial absolutiste français à travers la définition de sa gouvernance impériale et de sa poursuite d’une économie réglée de la différenciation, des déliaisons et des « souverainetés séparées » contre tous les zèles unitaires dénoncés par les politiques depuis la fin du XVIe siècle[55].

Deux têtes décapitées, deux crânes se trouvent de part et d’autre de la chronologie de la mission d’Onondaga et accompagnent cette conversion impériale de la géopolitique religieuse française au Canada au seuil des années 1660. La tête de Jean de Saint-Père, d’abord, que les Onneyouts avaient assassiné le 25 octobre 1657 près de Montréal. Tranchée par les meurtriers et transportée comme un trophée, elle ne cessa, sur le chemin du retour, de les admonester, leur reprochant en leur langue cet assassinat et prophétisant la réduction à l’obéissance de tous les Iroquois :

Tu nous tues, tu nous fais mille cruautés ; tu veux anéantir les Français dans ce pays ; tu n’en viendras pas à bout. Vous avez beau faire, un jour nous serons vos maîtres et vous nous obéirez[56].

Elle relève l’humiliation en 1650 du père Ragueneau et fait résonner la voix d’un Dieu vengeur : celui qui se fait entendre dans le tremblement de terre de février 1663 et dans les possessions diaboliques et les signes célestes de ces mêmes années 1655-1665. Tout autre est la seconde. Et à la bouche véhémente se substitue un imperceptible sourire. Le buste-reliquaire en argent du père Jean de Brébeuf, le plus célèbre martyr de 1649, rayonne au milieu des cierges dans l’église des Jésuites de Québec. Représenté de face, presque au naturel, le buste du supplicié trône au-dessus de la relique pieusement conservée de son crâne qu’une ouverture aménagée dans le socle de bois noir permet d’apercevoir. Transportée au collège des Jésuites en 1650 au moment de l’abandon de Sainte-Marie des Hurons en juin de cette année, elle a suivi depuis l’échafaud de mars 1649 les néophytes d’une Huronie elle-même décapitée et dispersée par les Iroquois[57]. Le reliquaire, achevé en 1664-1665, est destiné à la nouvelle église des Jésuites de Québec, bâtie en 1666-1667.

À la tête décapitée admonestant ses assassins et prophétisant leur proche soumission, répond, 10 ans plus tard, le sourire du martyr illuminé par les cierges d’une Église désormais moins celle de la vitupération vétéro-testamentaire que portée par la douceur évangélique. Un déplacement spirituel qui est aussi celui des lignes politico-religieuses au sein d’une colonie engagée dans les voies de son impérialisation. Les Jésuites travaillent désormais à l’édification d’un autre royaume, capitalisant sur un bilan apostolique qu’il s’agit de défendre et que les grâces miraculeuses valorisent quand ils se voient suspectés par les pouvoirs civils d’insoumission et concurrencés par d’autres prétendants. Cela explique la concentration entre 1664 et 1666 d’importantes fondations de l’avenir jésuite en Nouvelle-France : la nouvelle église, l’entreprise éditoriale de François du Creux, le buste-reliquaire de Brébeuf et la commande du tableau apologétique de leur catéchèse en Huronie, La France apportant la foi aux Hurons. À la fureur vétéro-testamentaire du crâne théophanique de 1657 répond donc le délicat sourire de l’apôtre évangélique de 1665 dans une sorte de contraction de temps provoquée par le basculement de la colonie dans une nouvelle gouvernance.

Un basculement dans l’âge impérial dont tous les périls de Sainte-Marie des Iroquois ont montré pour le roi et ses ministres la nécessité. C’est cette archéologie coloniale qu’achève la mission d’Onondaga. « Le théâtre de la face du monde change » en France à l’aube des années 1660. En Nouvelle-France aussi.