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Les sociétés occidentales contemporaines ont été profondément transformées par l’immigration depuis la seconde moitié du xxe siècle. Plusieurs ont perçu dans ces transformations une menace à la cohésion sociale. Ainsi, l’hétérogénéité de ces sociétés pluralistes permettrait difficilement de faire du partage d’une culture particulière ou d’une origine ethnique commune le fondement d’une identité nationale dans laquelle chaque citoyen peut se reconnaître. D’un autre côté, la célébration de la diversité constitutive des sociétés modernes ne semble pas en mesure d’offrir une vision de ce qui unit des citoyens aux origines diverses. Du moins, c’est le message véhiculé par plusieurs dirigeants politiques dans les années 2010, alors qu’Angela Merkel, Nicolas Sarkozy et David Cameron ont tour à tour proclamé la « mort du multiculturalisme ». Selon ce constat alarmiste, la diversité des sociétés occidentales contemporaines aurait engendré une « crise identitaire » remettant en question les fondements du vivre-ensemble. Ainsi, en 2009, le gouvernement français a mis en place un grand débat sur l’identité nationale et a créé le Ministère de l’Immigration et de l’identité nationale. Au Québec, on parle de la « crise des accommodements raisonnables » pour référer au débat public soulevé en 2007-2008 par l’opposition à certaines mesures consistant à adopter les règles de fonctionnement des institutions publiques et des entreprises pour prendre en compte la diversité culturelle et religieuse.

L’ouvrage de Sabine Choquet, Identité nationale et multiculturalisme, jette un regard critique sur ce diagnostic de crise identitaire et de crise de l’intégration en se penchant sur le lien entre l’identité nationale et le multiculturalisme. Cet ouvrage propose une élucidation des concepts d’identité et d’identité nationale afin de mettre en lumière ce qui génère la croyance voulant que l’essor de la diversité ethnoculturelle entraîne une crise identitaire dans des sociétés démocratiques telles que la France, le Canada et le Québec. Choquet met de l’avant la thèse voulant que la tension perçue entre le multiculturalisme et l’identité nationale découle de la manière dont cette dernière est pensée (p. 16-17). La crise identitaire que nous traversons est donc d’abord et avant tout une crise des représentations de la nation. Si l’on perçoit une tension entre le fait que les sociétés se diversifient sous les pressions de l’immigration et le besoin de fonder la cohésion sociale sur le partage d’une identité nationale, c’est principalement parce que l’on se représente la nation comme une chose dont l’identité et la persistance temporelle se fondent sur la permanence d’un substrat, de quelque chose de commun et de partagé par tous les citoyens à différentes époques. D’un point de vue méthodologique, l’auteure affirme rejeter l’approche de l’argumentation partisane et de la philosophie politique normative, laquelle consisterait à défendre une représentation privilégiée de la nation. Elle propose plutôt une riche analyse des contextes historiques distincts qu’offrent la France, le Québec et le Canada afin d’élucider les contextes politiques dans lesquels se forgent des représentations concurrentes de la nation.

Le principal fil conducteur du livre de Choquet, est que la tendance à réifier la nation est constitutive d’un mode de pensée qui cherche constamment à définir le noyau dur de l’identité nationale et fonde celle-ci sur le partage par une population donnée de propriétés objectives communes, telles qu’une langue, une culture, un ensemble de valeurs partagées. Dans le premier chapitre (« Fondements de l’identité »), Choquet jette les bases d’une critique de ce mode de pensée en proposant une élucidation du concept d’identité nationale à partir d’une analyse du concept d’identité. L’auteure introduit ici une distinction fondamentale entre l’identité et l’identification. La première concerne l’individuation et la réalité objective des choses alors que l’identification relève d’un acte de la volonté, de la conscience et des représentations subjectives (p. 34). Les philosophes, depuis l’antiquité, ont développé le concept d’identité afin de répondre au problème de la permanence des choses. Aristote résout le problème du changement en introduisant la notion de substance, c’est-à-dire d’un substrat qui perdure aux changements et permet à une chose de demeurer elle-même malgré les variations qu’elle subit. Cette tendance à appuyer l’identité sur l’existence d’une substance réelle, d’un invariant qui survit aux modifications, se trouve appliquée à la notion d’identité nationale, ce qui explique la quête des propriétés objectives de la nation (p. 48). Or, le problème de la permanence peut aussi être abordé par le biais de l’identification. Ainsi, confronté au problème de l’identité personnelle, Locke abandonne la quête d’une identité réelle fondée la permanence d’une substance et effectue le passage de l’identité à l’identification (p. 52). Il fonde plutôt l’identité personnelle sur la continuité psychologique et la conscience de soi-même.

Ce passage de l’identité à l’identification représente un moment crucial dans l’élaboration d’un cadre théorique permettant de penser l’identité nationale. Choquet rejette les conceptions primordialistes de l’identité nationale fondées sur la récurrence de traits objectifs communs tels que le partage d’une culture ou d’une origine ethnique commune. Comme les nations modernes sont hétérogènes sur les plans culturel et ethnique, il est impossible d’assimiler les nations à des choses et de réduire leur identité à un substrat réel, objectif et immuable. L’identité nationale repose sur la conscience subjective des individus, sur leur identification à une nation qu’ils se représentent par le biais de symboles et de mythes (p. 70). Ce passage de l’identité à l’identification, puisqu’il ne fait pas reposer l’identité nationale sur le postulat de l’identité objective de la nation, ouvre la porte à une réconciliation potentielle entre identité nationale et diversité. Il n’y a pas d’opposition nécessaire entre diversité et identité nationale, bien qu’il arrive que certaines représentations de la nation soient hostiles à l’expression de la diversité. Les causes de l’adoption de telles représentations fermées sont à trouver dans les trajectoires historiques particulières suivies par différentes sociétés, comme en témoigne l’analyse que Choquet effectue du développement des représentations dominantes de l’identité nationale en France.

Choquet fait de la nation une construction politique plutôt qu’une entité primordiale réelle. Elle met de l’avant la thèse voulant que l’identité nationale se développe autour de trois strates : la « cohabitation politique d’un ensemble de citoyens sur un même territoire, sous des lois et un gouvernement commun », la conscience de soi du peuple comme nation et l’incarnation de cette conscience de soi dans des symboles et des représentations (p. 103-104). La conscience de soi du peuple ne résulte pas d’une unité objective ; c’est plutôt la cohabitation sous un gouvernement commun qui cause l’émergence d’une conscience de soi d’un peuple dont les ancrages culturels et ethniques sont hétérogènes. L’intégration est donc ce qui crée l’unité nationale (et non pas l’inverse).

Ce cadre théorique décomposant l’identité nationale en trois strates distinctes est appliqué à une analyse historique de la formation de l’identité nationale en France, au Canada et au Québec répartie dans différents chapitres. Par exemple, si la France est hostile aux expressions de la diversité, c’est que depuis la Révolution, elle a adopté une identité nationale civique fondée sur la représentation de la citoyenneté universelle non différenciée, laquelle se méfie des identités régionales et des associations culturelles ou religieuses intermédiaires qu’on associe à l’Ancien Régime (voir les chapitres « L’identité nationale en construction dans l’acte révolutionnaire » et « L’esprit républicain et l’universalisme français »). La cohabitation sous un même gouvernement centralisateur et hostile aux communautarismes a engendré une conscience de soi du peuple français absente dans l’Ancien Régime et basée sur le mythe de l’identité abstraite des citoyens.

Si Choquet enracine cette conception constructiviste de la nation dans les travaux de Marcel Mauss et Ernest Renan, elle discute très peu des auteurs et des débats contemporains qui partent d’une telle conception constructiviste.[1] La voie qu’elle emprunte s’inspire plutôt des travaux de Paul Ricoeur sur l’identité. Choquet insiste en effet sur la dimension narrative de l’identité nationale. Les représentations de la nation sont à voir comme des mythes ou des fictions qui unifient une population autrement hétérogène. L’identité nationale est donc essentiellement narrative et contient toujours une part de fiction (p. 398). Il est donc vain d’affirmer que la diversité est elle-même la cause d’une crise de l’identité nationale et il est tout aussi vain de chercher à définir le noyau dur de l’identité réelle d’une nation afin d’identifier ce à quoi les nouveaux arrivants doivent s’intégrer (la culture commune, les valeurs de la République, etc.).

L’ouvrage de Choquet nous met en garde contre la récupération politique des mythes fondant les représentations dominantes de la nation. Les mythes et récits qui constituent l’identité nationale ont un impact sur la capacité d’intégration. Certains mythes, ceux qui perpétuent l’illusion de l’unité culturelle ou axiologique de la nation, donnent lieu à des représentations figées et non inclusives de la nation (p. 402-403). Favoriser l’intégration des nouveaux arrivants implique donc de travailler sur les mythes fondant les représentations dominantes de la nation afin de les rendre plus ouverts à la diversité. Toutefois, comme Choquet cherche à éviter tout ancrage dans une position normative et une argumentation partisane, il est difficile de voir ce qui lui permet d’évaluer si une représentation donnée de la nation est suffisamment inclusive ou non.

Choquet présente sa thèse voulant que l’intégration s’opère au niveau symbolique de l’inclusion de l’altérité dans les représentations de la nation comme une voie mitoyenne entre le retour vers les politiques d’assimilation culturelle et la préservation des cultures minoritaires, qu’elle associe au multiculturalisme (p. 367). Choquet distingue le multiculturalisme comme un fait social pouvant prendre différentes formes (p. 105-140), le multiculturalisme comme idéal normatif reposant la valeur de la reconnaissance des identités particulières (p. 141-190) et le multiculturalisme comme une politique publique que le Canada a mise en place depuis les années 1970. S’appuyant entre autres sur les travaux de Will Kymlicka, Choquet montre que le multiculturalisme comme politique publique accorde des droits spécifiques aux groupes issus de l’immigration et vise à assurer l’intégration des immigrants tout en autorisant ces derniers à conserver une identité ethnoculturelle particulière (p. 191-218).

Sur le plan normatif, Choquet identifie le multiculturalisme à la politique de la reconnaissance telle que conçue par Taylor (p. 143-173). Cette conception s’appuie sur l’idée voulant que puisque l’identité personnelle se constitue par un dialogue avec autrui, les individus subissent un tort lorsqu’on leur renvoie une image avilissante d’eux-mêmes. Choquet, à la suite de Taylor, situe le fondement philosophique de la reconnaissance dans le passage de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel sur la dialectique entre les figures du maître et de l’esclave. Si cette approche rend justice à certains travaux de Taylor sur la diversité, elle est loin de rendre compte des fondements normatifs du multiculturalisme chez un auteur comme Kymlicka. Ce dernier enracine en effet sa théorie des droits des minorités dans une théorie libérale et égalitariste de la justice.[2] Cette interprétation des fondements du multiculturalisme amène Choquet à affirmer que le multiculturalisme est principalement une affaire de reconnaissance symbolique qui vise à compenser les minorités pour les failles d’une identité nationale qui n’arrive pas à refléter correctement les identités particulières de l’ensemble des citoyens (p. 170). Pour Choquet, la politique du multiculturalisme compense les minorités en empruntant une voie juridique consistant à accorder des droits spécifiques aux minorités culturelles. Elle affirme que cette politique ne peut avoir du succès si elle ne s’accompagne pas d’un réaménagement des représentations symboliques de la nation. Ainsi, la crise des accommodements raisonnables au Québec serait due au fait que la politique des droits des minorités mise de l’avant par le gouvernement du Québec était en décalage avec les représentations dominantes de la nation québécoise (p. 172, 240).

En somme, l’ouvrage de Choquet propose une analyse riche, détaillée et utile des conditions historiques du développement de l’identité nationale et de son rapport au multiculturalisme en France, au Canada et au Québec. Cette analyse s’appuie sur un cadre théorique qui situe l’identité nationale sur le plan des représentations symboliques et évite de réifier la nation. Toutefois, l’ouvrage engage peu la discussion avec les sociologues et les théoriciens politiques contemporains s’intéressant au nationalisme et au multiculturalisme. Les philosophes politiques seront particulièrement déçus de la discussion des fondements normatifs du multiculturalisme qui sont réduits à une théorie de la reconnaissance d’inspiration hégélienne. Enfin, bien que le cadre théorique proposé permette de jeter un regard critique sur le diagnostic de crise identitaire, Choquet ne dévoile pas la théorie de la justice qui nourrit ce point de vue évaluatif et n’offre pas de piste de solution permettant de sortir du climat instauré par ce diagnostic. Quels types de représentation de la nation sont plus susceptibles d’inclure l’altérité et de susciter l’identification à la nation de la part des nouveaux arrivants ? Comment peut-on modifier les représentations dominantes de la nation ?