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Pour traiter de la problématique catégoriale, l’ouvrage part de l’écart entre le discours et l’être, déjà mis en évidence dans le Sophiste. Non seulement le discours peut parler de ce qui n’est pas, mais il peut, en outre, à propos de ce qui est, dire telle ou telle chose plutôt que telle ou telle autre. Même dans ce second cas, il convient donc de distinguer entre ce qui est et ce qu’on en dit, ou encore entre l’objet dont on parle et le sens sous lequel il est appréhendé dans le discours. Or c’est précisément ce qui se trouve dit de l’étant qu’Aristote qualifiera de « catégorial ». Et, en particulier, c’est dans la proposition qui — à juste titre ou non, donc de manière vraie ou fausse — attribue une propriété à un étant qu’Aristote verra la réalisation paradigmatique de ce catégorial. Par la suite, et au moins jusqu’à Kant, qui fera dépendre les catégories de la pensée des formes du jugement, la problématique catégoriale restera fortement ancrée dans les formes que prend le discours.

L’originalité de la conception husserlienne des catégories, en vertu du dispositif intentionnaliste dans lequel il l’inscrit, c’est de montrer en quoi les catégories, avec leur légalité propre, structurent une logique du penser mais aussi du voir en modalisant le rapport (signitif et intuitif) à l’être.

Pour faire apparaître la chose, Pierre-Jean Renaudie reconstitue tout le développement de la théorie husserlienne de la « synthèse » en montrant son écart de la théorie kantienne comme des théories contemporaines de l’oeuvre de Husserl. Il montre ainsi d’abord comment, dans un certain héritage de son maître Carl Stumpf, Husserl s’est d’emblée efforcé de penser la différence entre l’activité synthétique de la pensée et un certain nombre de liaisons sensibles données à même la sensation telles que les « qualités de forme » pointées par Christian von Ehrenfels et que la Philosophie de l’arithmétique appelle « moments figuraux ». Que le donné sensoriel soit déjà organisé et ne se résume pas à un pur divers que seule l’activité synthétique de la pensée puisse mettre en forme, c’est ce que faisait déjà valoir Stumpf à travers notamment la description du phénomène de fusion (Verschmelzung) des sons d’une mélodie, lequel donne lieu à l’audition d’un tout qui, sans modifier réellement les qualités de ses parties, présente des qualités propres. Une telle « organisation autochtone du sensible », pour reprendre les mots d’Aron Gurwitsch, n’empêche pas que soient également possibles d’authentiques actes de synthèse tels que celui qui rassemble des éléments dispersés pour composer à partir d’eux une pluralité dénombrable. Mais ce sont là des phénomènes de liaison d’ordres distincts, distinction qu’à l’époque Husserl pense encore dans le cadre brentanien de l’opposition entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques.

Intitulé « Études psychologiques pour la logique élémentaire », un texte de 1894 va constituer un tournant dans la compréhension husserlienne de cette problématique. Husserl va en effet donner une interprétation logique plutôt que seulement psychologique à l’organisation du sensible observée par ses maîtres et lui-même. Pour partie, cette organisation tient en effet à l’essence même des contenus sensibles perçus, et non à des lois d’association ou de dépendance entre actes psychiques. Qu’un son ait forcément une intensité et une qualité, et que ces deux « moments » du son soient dépendants l’un de l’autre, ne puissent exister l’un sans l’autre, ou, de même, qu’une couleur ne puisse exister en dehors d’une étendue, c’est là ce qui relève de la nature même des sons et des couleurs. Ces rapports nécessaires de dépendance entre contenus sont « objectifs » et liés à l’essence des contenus plutôt que « subjectifs » et liés au fonctionnement naturel de l’esprit (ou à l’essence du sujet transcendantal) qui les représente ; trop souvent rapportés à la nécessité subjective du « ne pas pouvoir penser autrement », ces rapports de dépendance relèvent avant tout d’une nécessité objective, un « ne pas pouvoir être autrement ». C’est pourquoi la sensibilité est structurée par une légalité idéale, que doit précisément étudier la phénoménologie.

Sans doute y a-t-il bien, également, dans le vécu, des phénomènes plus contingents de fusion entre données sensorielles qui donnent lieu à une certaine organisation sensible (harmonies, Gestalten, etc.). Mais, contrairement à ce qu’estimait Stumpf, cette organisation sensible empirique que décrit la psychologie n’est pas l’objet propre de la phénoménologie ; elle n’est que le substrat qui permet l’apparition de contenus perçus et de rapports idéaux entre eux (qui sont les objets véritables de la phénoménologie). En ce sens, elle est une condition empirique de l’intentionalité, c’est-à-dire de la visée de contenus « objectifs », mais elle n’est pas elle-même objet de représentation.

À cet égard, Husserl renvoie dos à dos Ehrenfels (ou semblablement Ernst Mach), pour qui, les formes étant sensibles, ce sont déjà des unités objectives qui sont données dans la sensation, et Alexius Meinong (ainsi que les psychologues de la forme, qui à sa suite constitueront l’école de Graz), pour qui les formes et liaisons ne sont pas sensibles mais doivent être produites par l’activité intellectuelle. Pour Husserl, qui est désormais plus clair sur ce point que dans la Philosophie de l’arithmétique, les formes et liaisons sont bien données à même la sensation, de sorte qu’il y a immédiatement apparition figurale et unitaire de ce qui est donné, mais, pour être spécifiquement thématisée, l’unité objective ainsi formée doit être pensée comme telle, ce qui suppose une visée propre, laquelle relève de la pensée signitive. L’unité est un prédicat catégorial, et elle ne peut en tant que telle être donnée dans la sensation. Elle doit être visée pour elle-même dans un acte fondé sur la perception.

Apparaît désormais plus clairement chez Husserl la distinction entre ce qui est donné (éventuellement de manière déjà structurée) et ce qui, dans ce donné, est appréhendé. Ce qui est appréhendé dépend de visées, notamment catégoriales, qui donnent sens au donné et lui permettent d’apparaître pourvu de telles ou telles déterminations conceptuelles. On a là la base de ce que soutiendront les Recherches logiques, à savoir que la visée signitive catégoriale et l’intuition catégoriale correspondante ne sont que des modes d’accès nouveaux à ce qui est donné dans les intuitions simples. L’intuition catégoriale permet d’appréhender le donné en tant que tel ou tel, et notamment en tant qu’unité dotée d’une certaine identité objective. Mais c’est le même monde qui est donné dans l’intuition simple et dans l’intuition catégoriale ; seule la manière de l’appréhender diffère. C’est là ce que Husserl entend par la « fondation » des actes catégoriaux dans les actes sensibles. Cette fondation, insiste Pierre-Jean Renaudie, n’est pas la fondation d’objets les uns sur les autres au sens où de nouveaux objets seraient sans cesse produits par l’activité intentionnelle. Les « objets » catégoriaux visés par les intentions de signification catégoriales et donnés dans l’intuition catégoriale ne sont rien d’autre que des manières d’appréhender les objets sensibles. Pas plus que le sensible ne détermine entièrement les manières de l’appréhender, ces manières d’appréhender ne produisent en sens inverse des objets entièrement nouveaux et distincts de ceux qui sont donnés dans la sensation.

Pour prendre toute la mesure de la position de Husserl, il convient, comme le fait Renaudie, de la comparer avec celle, contemporaine, de Meinong. La fondation qu’évoque Husserl est en effet nettement différente de celle que mobilise le philosophe de Graz pour penser les rapports des superiora aux inferiora. D’une part, la fondation est pour Meinong résolument psychologique (activité de mise en relation et de production des formes) là où Husserl s’attache essentiellement à sa valeur logique, c’est-à-dire aux différences que cela fait du point de vue des contenus représentés ; d’autre part, la fondation est pour Meinong effectivement constitutive d’entités nouvelles, éventuellement subsistantes plutôt qu’existantes, tandis que Husserl n’y voit que la constitution de nouvelles manières d’appréhender les mêmes objets. Pour Husserl, la fondation n’accroît pas vraiment le domaine ontologique.

L’extension de la notion de perception ou d’intuition que revendique la sixième Recherche logique est donc moins scandaleuse qu’il y paraît à première vue. Il s’agit simplement de faire droit au fait que la garantie d’effectivité fournie par l’expérience sensible pour les objets simples trouve son analogue dans la garantie d’effectivité que peut fournir l’expérience à l’égard d’objets appréhendés de telle ou telle manière, et en particulier dans la garantie de vérité de propositions qui attribuent à ces objets telle ou telle propriété. La perception (Wahr-nehmung) rend vraies des propositions catégorialement structurées, et en ce sens on peut dire que nous percevons des états de choses. L’intuition catégoriale n’est donc pas une faculté psychique nouvelle ; elle n’est rien d’autre qu’un voir simple, mais en tant qu’il remplit une fonction épistémique catégorialement structurée. Et l’objet catégorial, par exemple l’état de choses, est moins un objet nouveau qu’un nouveau statut accordé à l’objet de l’expérience sensible, lequel reste l’objet originaire de toute perception.

Insistons toutefois, avec Pierre-Jean Renaudie : le sens catégorial n’est pas lui-même donné dans la sensation, pas même dans les formes et liaisons sensibles qui l’organisent naturellement ; le sens catégorial suppose une visée intentionnelle extrinsèque à la sensation, mais que l’intuition sensible peut remplir en donnant son objet conforme à cette visée.

Sensualisme et intellectualisme avaient tous deux opposé la pensée catégoriale (entendement) et la sensibilité en les envisageant comme deux facultés séparées. Dépourvu de toute détermination catégoriale, le matériau sensible ne pouvait alors voir que de l’extérieur s’exercer la mise en forme catégoriale, avec à la clé le problème de la concordance (affinité) transcendantale des catégories au sensible, ou encore de la « prise » des catégories sur le sensible : comment peut-on espérer que les déterminations non catégoriales avec lesquelles se présente le sensible correspondent déjà aux formes catégoriales qui lui seront appliquées ? Ou, pour le dire autrement, comment peut-on être sûr que les secondes conviendront aux premières ? Pour Husserl, ce problème de la « signification réelle du logique » est absurde. La visée catégoriale n’a pas pour mission de s’adapter aux déterminations réelles données dans la sensation ; la visée catégoriale est en un sens autonome. Mais les déterminations réelles données dans la sensation pourront remplir certaines visées catégoriales et pas d’autres ; bien qu’il ne comportait pas en lui-même le sens catégorial, le donné sensible s’avère être effectivement tel ou tel (et donc conforme à certaines visées catégoriales). On évite ainsi, dit Renaudie, tout à la fois l’écueil de dériver le catégorial à partir du sensible et celui de penser entre eux une séparation telle qu’elle oblige à se demander comment, de l’extérieur, on peut appliquer les catégories au sensible. La visée catégoriale n’est rien d’autre qu’un format d’appréhension et de descriptibilité du sensible. Et c’est précisément en tant que condition de la description, et donc de la connaissance propositionnelle, qu’elle a « prise » sur le sensible, qui est sans elle indescriptible.

Mais cela n’est donc possible que parce que sensibilité et pensée catégoriale, plutôt que de constituer deux facultés distinctes forcées de coopérer, relèvent plutôt de deux ordres distincts, régis par leur légalité propre. La visée catégoriale répond à l’a priori formel et analytique de la légalité logique (les lois du pensable), laquelle est indépendante du matériau auquel elle s’applique (de sorte qu’elle ne peut, par exemple, être réfutée par l’expérience sensible). La sensibilité quant à elle répond à des lois propres, dont certaines sont contingentes (fusionnement, etc.) et d’autres nécessaires (a priori matériel régissant les rapports de dépendance entre contenus sensibles), et elle ne se soumet aux lois du penser que dans la mesure où la perception sensible remplit également des visées catégoriales. Les deux ordres sont indépendants, et les lois de la sensibilité ne préfigurent en rien les lois logiques. Le fait que le donné sensible soit « matériellement » structuré rend seulement possible, à titre de condition empirique, sa soumission aux lois logiques.

De ce parcours de réflexion sur le catégorial, Pierre-Jean Renaudie tire des leçons pour la phénoménologie elle-même en tant que discipline. Dans la mesure où elle entend décrire le vécu, la phénoménologie requiert forcément la pensée catégoriale. C’est donc à une certaine manière d’appréhender les vécus plus qu’à leur factualité qu’elle s’intéresse. On a là, dès 1901, un motif important de la réduction phénoménologique.

Très proche du texte husserlien, la lecture que propose Pierre-Jean Renaudie de la problématique catégoriale dans la phénoménologie naissante est absolument remarquable par la finesse et la clarté de ses analyses. L’auteur y donne sens à une multitude de thèses qui sont marginalisées par des interprétations plus conventionnelles, et il éclaire ainsi de manière décisive la position définie dans les Recherches logiques, laquelle se distingue aussi bien de celle défendue dans la Philosophie de l’arithmétique, comme cela est longuement montré, que de celle qui sera soutenue dans les Idées directrices, comme cela est suggéré en divers endroits, notamment dans la confrontation avec Kant. On regrettera donc seulement que cet ouvrage — qui comporte, il est vrai, déjà 230 pages très riches — s’arrête en si bon chemin et se limite aux thèses husserliennes d’avant le tournant transcendantal sans suivre de la même manière les développements que prend la problématique catégoriale sous le régime de l’idéalisme transcendantal, d’une part, puis, dans le cadre du retour (empiriste) des préoccupations plus génétiques pour les synthèses passives, d’autre part. La théorie de l’intuition catégoriale sera-t-elle remise en question par le schéma hylémorphique de la noèse et de la hylé dans les Idées directrices ? Et, ensuite, l’autonomie des visées catégoriales à l’égard des formes sensibles sera-t-elle intégralement maintenue, ou bien le thème la « motivation » des synthèses actives par les synthèses passives entendra-t-il précisément réinterroger les partages opérés dans les Recherches logiques ? Ce sont là des questions qui mériteraient sans doute un second volume de la qualité du premier.