Corps de l’article

Réponses aux commentaires

Je tiens à remercier mes trois commentateurs de s’être prêtés à l’exercice de la discussion critique de mon livre ainsi que Patrick Turmel d’avoir organisé ce symposium. C’est à travers la réception d’un ouvrage et le débat qu’il sollicite que ses idées s’animent et portent fruit. Je me sens privilégié de pouvoir formuler une réponse aux arguments présentés par Allison Christians et Nicolas Benoît-Guay, Louis-Philippe Hodgson ainsi que Patrick Turmel.

Ma réponse suivra la chronologie du livre[1]. La critique de Christians et Benoît-Guay se concentre sur le premier principe de justice fiscale (le principe d’appartenance), tandis que celle de Hodgson remet en question la justification du deuxième (la contrainte de politique fiscale). Finalement, Turmel soulève des questions quant aux enjeux de justice transitionnelle discutés dans le chapitre 5.

1. La critique principale du commentaire de Christians et Benoît-Guay formule l’idée que le principe d’appartenance est « incohérent, car il s’appuie d’une part sur une conception restreinte du bénéfice quand vient le temps de discuter l’enjeu des paradis fiscaux, et d’autre part sur une approche plus large quand il préconise l’adoption d’une répartition selon une formule préétablie où les ventes sont prises en compte. » Rappelons que, selon le principe d’appartenance, toute personne physique et morale doit payer ses impôts dans la ou les juridiction(s) où elle est membre ; or ce statut s’obtient lorsqu’un agent bénéficie des biens publics de cette (ou ces) juridiction(s).

Examinons d’abord pourquoi et dans quel sens Christians et Benoît-Guay considèrent que le principe d’appartenance se base sur une conception restreinte du bénéfice. En théorie fiscale, il existe deux fondements normatifs distincts pour justifier l’imposition du contribuable. Ou bien on maintient qu’il doit payer des impôts en contrepartie des bénéfices qu’il reçoit (le principe du bénéfice), ou bien on considère qu’il doit payer parce qu’il en a les moyens financiers (le principe de la capacité de payer). Comme Christians et Benoît-Guay le reconnaissent, le principe d’appartenance n’endosse pas d’emblée le principe du bénéfice (p. 82-84). En effet, même si ce principe permet de résoudre la question de savoir quel État a le droit de taxer une personne physique ou morale, le choix de savoir comment cette personne sera imposée — selon le principe de bénéfice ou selon le principe de capacité à payer — demeure ouvert.

Christians et Benoît-Guay suggèrent que, pour être opérationnel, le principe d’appartenance doit pouvoir déterminer clairement quand un agent économique bénéficie de biens publics. Or ils argumentent que cette condition ne saurait être remplie. Ils m’attribuent une conception restreinte du bénéfice qui se limiterait « à tout exercice du gouvernement qui soit directement lié à la génération du profit du contribuable ». Dans ce cas, le problème est évident : si quelqu’un ne bénéficie pas directement de l’État, ce dernier n’aura pas le droit, en contrepartie, de l’imposer.

Christians et Benoît-Guay proposent, comme solution de rechange, une conception plus large du bénéfice qui inclurait notamment une garantie de la validité des contrats ou la protection de la propriété intellectuelle. Mais ils soutiennent qu’une telle conception du bénéfice serait inutile pour déterminer l’appartenance, puisqu’il s’agit de bénéfices relevant de la communauté internationale plutôt que des pays eux-mêmes.

Ma réponse à cette critique se fera en deux temps. D’abord, je ne veux certainement pas nier l’existence de biens publics globaux et le fait qu’une taxation globale plutôt que répartie selon les frontières nationales serait le moyen le plus plausible de financer ces biens. Je considère toutefois que la part des biens publics globaux dans la dispensation des biens publics en général reste assez marginale. De manière plus importante, je pense que Christians et Benoît-Guay ont tort de suggérer qu’il ne puisse y avoir une conception du bénéfice plausible entre une conception restreinte (se rapportant seulement à un bénéfice direct) et une conception très large (à l’échelle globale). À mon sens, l’idée d’un bien public va au-delà d’un bénéfice direct et s’arrête bien avant la notion de bien public global ; elle peut dont être clairement délimitée et servir en tant que base normative du principe d’appartenance. Je m’explique. La non-exclusivité et la non-rivalité sont des caractéristiques constitutives d’un bien public. Même si les biens publics purs demeurent rares, nombreux sont les biens publics partiels dans une économie moderne ; pensons par exemple à l’éducation, à la santé, aux infrastructures, etc. Selon le principe d’appartenance que je défends, être membre d’une juridiction ne présuppose pas un bénéfice direct comme le suggèrent Christians et Benoît-Guay, mais seulement un bénéfice diffus (mais qui demeure néanmoins direct) d’un bien public. En même temps, la notion de bénéfice ne dépasse pas les frontières nationales. Un Anglais, par exemple, ne bénéficie pas du bien public que constitue le système d’éducation ou le réseau routier français. Il ne s’agit évidemment pas d’une science exacte, mais la localisation d’un résident ou d’une FTN dans une juridiction nous donne une bonne raison de croire qu’il ou elle bénéficie des biens publics de cette juridiction.

Passons maintenant à la deuxième partie de la critique de Christians et Benoît-Guay, qui s’appuie sur l’idée que la répartition des droits d’imposition selon une formule préétablie présuppose une conception large du bénéfice tel que discuté dans l’avant-dernier paragraphe. Plus spécifiquement, les auteurs argumentent qu’une formule qui inclut les ventes ne s’inscrit ni dans le principe de résidence ni dans celui de source, et repose donc nécessairement sur une conception élargie du bénéfice. J’aimerais formuler deux commentaires en ce qui concerne cet argument. D’abord, si l’on considère la vente comme une activité économique — ce qui me semble très plausible — l’argument tombe à l’eau. Deuxièmement, Christians et Benoît-Guay ont raison de souligner le problème potentiel d’une délocalisation de la première vente à des fins d’évitement fiscal. Je suis cependant optimiste quant à la résolution de ce problème. En ce sens, pourvu que la dernière vente soit imposée dans la juridiction où le bien ou le service est consommé, l’incitatif de délocaliser les ventes diminue drastiquement[2].

En somme, je considère que le principe d’appartenance se défend contre la critique de Christians et Benoît-Guay. Le bénéfice d’un bien public peut être déterminé avec suffisamment de précision pour rendre opérationnel le principe proposé.

Pour conclure, j’aimerais brièvement répondre à deux autres questions que Christians et Benoît-Guay soulèvent en ce qui concerne le principe d’appartenance. Ils insistent sur le caractère distinct de l’imposition d’une personne physique, comparativement à celui d’une personne morale. Les auteurs mentionnent plus précisément le « don d’ubiquité inhérent à la personne morale » et le fait que, contrairement à une personne physique, elle ne développe pas de sentiment d’appartenance envers une communauté. Je ne vois pas en quoi ces asymétries entre personne physique et personne morale devraient nécessairement se refléter dans le principe d’appartenance, comme le suggèrent Christians et Benoit-Guay. En ce qui concerne le don d’ubiquité, le phénomène du touriste permanent montre qu’il n’est pas l’apanage des personnes morales. Comme je le souligne dans les deux cas, le concept d’appartenance admet des degrés (p. 83, fn35). Quant au sentiment d’appartenance, il rappelle que les FTN seront plus conséquentes dans l’exploitation d’échappatoires fiscales que les particuliers, et que, par conséquent, il est essentiel que le cadre régulateur soit cohérent et étanche.

2. Mais même si l’on acceptait le principe d’appartenance et, par conséquent, la prohibition de toute forme de braconnage, comme je l’ai spécifié au début de ce symposium, la question du statut éthique des pratiques de « leurre du capital » reste ouverte. C’est justement à ce phénomène que s’adresse mon deuxième principe, soit la contrainte de politique fiscale (CPF), qui fait l’objet de la critique de Hodgson. Rappelons que la CPF stipule que toute politique fiscale est injuste et devrait être prohibée si elle est à la fois motivée par des considérations stratégiques et a un effet négatif sur l’autonomie fiscale agrégée des autres États.

La CPF étant sans doute un des aspects les plus controversés du livre, Hodgson n’est pas le seul à s’y opposer. Mais tandis que la plupart des critiques de la CPF se concentrent sur sa faisabilité[3], l’originalité du commentaire de Hodgson tient à sa critique de la désirabilité morale du principe. J’identifie trois préoccupations distinctes formulées dans son texte.

Afin de bien répondre aux deux premières, il importe à mon avis de prendre un peu de recul et d’apporter des précisions nécessaires quant à une prémisse fondamentale de mon ouvrage. Face à la concurrence fiscale, l’instinct premier des philosophes politiques est de comparer le statu quo à leur idéal de justice distributive pour ensuite imposer des principes et des institutions qui corrigent les injustices de cette concurrence. Or une telle approche présuppose deux choses : un consensus sur l’idéal de la justice distributive, ainsi qu’une volonté politique en faveur d’une politique de transfert international. Mon livre prenant au sérieux le fait que ces prémisses ne sont pas remplies dans le monde réel, deux éléments s’ensuivent.

D’abord, dans un contexte de pluralisme concernant la justice distributive, imposer un seul idéal de justice ne respecterait pas la valeur morale égale des individus (Caney 2006, 731). On peut donc considérer qu’accorder un espace décisionnel autonome à des sous-groupes d’individus se rapporte à une exigence de la justice comprise dans un sens plus large. Dans mon livre, je n’aborde ces arguments que brièvement (p. 31-32)[4], en en y ajoutant, en complémentaire, des raisons pragmatiques justifiant l’acceptation d’un certain niveau d’autonomie étatique.

Deuxièmement, parce que je considère comme quasi-inexistante la volonté politique concernant les transferts internationaux (voir aussi Dietsch & Rixen, 2014b), j’ai choisi d’adopter l’autonomie fiscale des États, telle que définie dans l’introduction à ce symposium comme étant la seule valeur fondatrice de mon analyse. Si un tel choix peut certes paraître radical, l’objectif ici reste de voir jusqu’où une réflexion axée sur la valeur de l’autonomie fiscale peut nous mener, sans avoir à ouvrir la boîte de Pandore des théories de la justice distributive. Mais ce choix entraîne également des coûts. Certains passages du livre traitant de la concurrence fiscale peuvent en effet sembler insatisfaisants du point de vue de justice distributive et peuvent donc entrer en conflit avec l’instinct premier du philosophe politique. Il s’agit du prix conceptuel à payer pour les choix décrits dans ce paragraphe, et notamment pour le fait de prendre au sérieux l’idée d’autonomie fiscale.

Ces clarifications faites, retournons à la critique de Hodgson. Sa première critique maintient que la motivation n’est pas une considération pertinente pour évaluer la justice d’une action, celle-ci servant plutôt de critère pour juger du caractère de l’acteur. Pour souligner la distinction entre les deux critères, Hodgson ajoute qu’il « est toujours possible, en politique sans doute plus qu’ailleurs, de poser la bonne action pour de mauvaises raisons ». Partant de cette affirmation, en regard du contexte de pluralisme en justice distributive justifié précédemment, il est évidemment difficile d’établir un consensus sur ce que signifie cette « bonne action ». C’est en partie pour cette raison que l’autonomie devient une valeur attirante, en donnant aux populations la capacité de vivre selon leur propre interprétation de ce qui constitue la bonne action. En contrepartie, accorder une autonomie sans limites serait aussi problématique — le parallèle avec la liberté individuelle nous fournit une bonne illustration ici (p. 93-94).

Comment, dès lors, peut-on limiter l’autonomie ? Deux options me semblent possibles ici. D’un côté, on pourrait faire appel aux conséquences que l’exercice de l’autonomie fiscale entraîne pour les membres d’autres États, et essayer de les limiter. Dans ce contexte, un taux d’imposition minimal peut servir à titre d’instrument politique potentiel (p. ex. Ronzoni, 2016). Mais considérant que l’évaluation des conséquences de l’autonomie fiscale requiert un standard de justice distributive particulier auquel je renonce dans mon livre, je ne peux privilégier cette option, bien que j’y voie certains avantages. D’autre part, on pourrait limiter l’autonomie fiscale en exigeant que son exercice soit cohérent avec les raisons justifiant son acceptation. Par exemple, si un pays adopte une politique fiscale dans le but explicite d’attirer du capital de l’étranger, et donc, de miner l’autonomie fiscale d’autrui, ce même pays déroge à une telle condition. Je concède ici deux choses : faire appel aux motivations pour limiter l’autonomie n’est pas la seule manière de le faire et, comme le reconnaît la deuxième partie de la CPF, il ne s’agit pas d’un critère suffisant non plus. Cependant, je ne vois pas en quoi l’argumentation de Hodgson permet de conclure que les motivations ne s’avèrent pas pertinentes pour évaluer la justice d’une action.

Le deuxième souci de Hodgson est formulé à travers son intéressant exercice de pensée opposant les Irlandais aux Anglais. Ne serait-ce pas injuste, comme le suggère la CPF, d’interdire une politique fiscale aux Irlandais qui la poursuivent pour des raisons stratégiques, alors qu’on tolère la même politique fiscale chez les Anglais parce qu’elle reflète leurs préférences politiques indépendantes ? À première vue, le raisonnement de Hodgson présente quelque chose de séduisant. Ne serait-ce pas « absurde », comme il le suggère, d’évaluer la même politique fiscale selon deux standards différents ? Hodgson propose en retour d’adopter « des règles interdisant toute politique fiscale qui risque de contribuer sérieusement au problème de la concurrence fiscale ». Il ne se dit « pas convaincu qu’il faille y voir [dans de telles règles] une entorse à la souveraineté fiscale ».

Même si Hodgson admet donc la valeur de la souveraineté fiscale, son argumentation ne semble pas vraiment la prendre au sérieux. Une règle interdisant toute politique qui aurait pour effet de leurrer du capital d’une juridiction à l’autre ressemble effectivement à une politique qui harmonise les taux d’imposition[5]. Or, dans un tel contexte, la souveraineté fiscale disparaît complètement. Admettre la possibilité qu’il faille évaluer une même politique fiscale en fonction des préférences politiques des populations en question est le prix à payer pour prendre au sérieux la valeur de l’autonomie. Si Hodgson remettait en question cette valeur même, ce serait une chose[6], mais une fois qu’on l’a acceptée, il faut aussi vivre avec les conséquences qu’elle entraîne. La CPF permet de distinguer la simple interdépendance fiscale — qui se veut normale et inévitable dans un monde caractérisé à la fois par la mobilité du capital et différentes conceptions de la justice — de la concurrence fiscale problématique (p. 79). Cette distinction se dissipe dans le monde alternatif que semble esquisser Hodgson, alors que seraient permises des iniquités envers les pays dont les membres préfèrent un plus petit État et une fonction de redistribution plus marginale.

Hodgson a pour troisième souci la composante conséquentialiste de la CPF, et il remet en question la plausibilité de traiter la souveraineté des autres États de manière agrégée. D’entrée de jeu, je me permets une remarque de clarification par rapport à la signification de cette clause. Celle-ci précise que la politique fiscale d’un État est à condamner si, en plus d’être motivée par des considérations stratégiques, elle atteint son but et résulte en un influx de capital dans l’État (ce qui équivaut à un retrait de capital des autres États et donc à une diminution de leur souveraineté fiscale).

Hodgson insiste avec raison sur le fait que nous ne valorisons pas la souveraineté agrégée, mais bien la souveraineté spécifique des États particuliers. Si la baisse d’impôt en Irlande provoque un important transfert de capitaux de l’Angleterre à l’Irlande, le fait qu’il y ait également un imposant déplacement de capitaux de l’Irlande à la France ne consolera pas les Anglais et ne changera rien au fait que leur souveraineté fiscale a été minée. Mais selon la CPF, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter ici.

Voici deux éléments de réponse. Premièrement, comme je le reconnais dans mon ouvrage (p. 100), la mesure agrégée ne demeure qu’une mesure approximative d’évaluation de l’atteinte à la souveraineté fiscale. Le deuxième élément de réponse est fourni par Hodgson lui-même : si des situations telles que celle décrite dans le paragraphe précédent devenaient fréquentes, on pourrait effectivement argumenter qu’il s’agit d’une mauvaise mesure approximative. Cependant, étant donné que le capital répond à des incitatifs fiscaux de manière relativement uniforme et prévisible, le contrefactuel mobilisé par Hodgson fait appel à une circonstance exceptionnelle plutôt qu’à la règle.

3. Finalement, je souhaite me pencher sur le commentaire de Turmel. Avant de discuter sa critique principale se rapportant aux questions de justice transitionnelle du chapitre 5, j’aimerais faire une remarque quant à l’interprétation de ce qu’il appelle « l’agnosticisme normatif » soutenu dans mon ouvrage. Comme je l’ai implicitement soutenu dans ma réponse à Hodgson, je considère que cet agnosticisme est circonscrit. D’un côté, compte tenu du pluralisme des théories de la justice distributive, j’essaie effectivement d’éviter de prendre position dans ce débat. D’autre part, je stipule clairement que l’autonomie fiscale est une valeur fondatrice, ce qui relève d’une prise de position normative qui ne peut donc pas être qualifiée d’agnostique.

L’observation de Turmel me permet d’ajouter deux précisions aux arguments présentés dans le livre. D’abord, lorsque j’ai prétendu ne pas endosser une théorie particulière de la justice, il m’aurait fallu limiter cet énoncé aux théories de la justice distributive (comme je l’ai fait en réponse à Hodgson ci-dessus). C’est-à-dire que, bien qu’elle soit motivée par des considérations de justice plus largement conçues, l’autonomie fiscale ne tombe pas dans cette catégorie, même si son acceptation implique des conséquences distributives. Deuxièmement, Turmel suggère que ma « perspective suppose une influence de “paramètres” factuels ou empiriques, ce qui semble écarter, contra G.A. Cohen par exemple, toute théorie de la justice dont les principes seraient “insensibles” aux faits ». Je suis d’accord avec une telle affirmation. On pourrait donc dire qu’une prise de position est établie au regard des théories de la justice distributive, au sens où mon approche élimine déjà certaines options. Cependant, un menu réduit contient encore plusieurs options théoriques entre lesquelles je ne peux trancher.

Passons maintenant à la critique principale formulée par Turmel. Ce dernier constate une tension entre les deux aspects suivants de mon livre. Selon lui, le chapitre 2 maintient que la future Organisation mondiale de la fiscalité (OMF) devrait décider, d’une façon démocratique, des principes de juridiction fiscale internationale. Dans le chapitre 5, j’argumente qu’aussi longtemps que la réforme institutionnelle défendue dans mon livre ne peut être réalisée, un calcul de la somme des revenus perdus par les pays aux prises avec le problème des paradis fiscaux, en raison de la concurrence fiscale, devrait être effectué. Ces montants seraient ensuite versés en compensation aux perdants de cette concurrence ou, à tout le moins, pourraient être utilisés par ces derniers comme moyen de pression dans d’éventuelles négociations de politique économique internationale. Le calcul des devoirs de compensation présuppose toutefois les principes de juridiction qui déterminent qui a le droit d’imposer une base fiscale.

C’est précisément ici que Turmel reproche à mon argumentaire de mettre la charrue devant les boeufs. En ce sens, comment pourrait-on calculer les devoirs de compensation si l’organisation déterminant les principes nécessaires à ce calcul n’existe pas encore ? Il s’agit d’une question légitime, dans sa formulation actuelle. Elle se base cependant sur un malentendu quant au rôle prévu pour l’Organisation mondiale de la fiscalité.

Rappelons que le cadre normatif développé dans le chapitre 2 s’appuie sur le principe d’appartenance ainsi que sur la CPF. La composante institutionnelle associée à mes visées réformatrices, soit l’OMF, sert à mettre en oeuvre de tels principes, et par conséquent elle doit évoluer conformément à ceux-ci. Le mandat de l’OMF d’agir à titre de forum démocratique se rapporte aux différentes manières techniques possibles de les mettre en oeuvre, et non pas au questionnement des principes eux-mêmes.

À ce moment-ci, Turmel rétorquera justement que je soutiens au chapitre 5 l’absence de consensus à propos des principes d’appartenance et de la CPF. C’est la raison pour laquelle la réforme institutionnelle défendue dans le livre serait bloquée, puisque nous ne pouvons pas avoir recours à ces deux principes. Si cette critique me semble plus forte, voici deux éléments de réponse.

D’abord, un consensus international existe déjà en ce qui a trait au principe d’appartenance, alors que les principes de taxation des particuliers sur la base de résidence et des FTN à la source de leur activité économique constituent des piliers de la fiscalité internationale aujourd’hui. Ils s’alignent avec lui (p. 85), mais de multiples échappatoires font qu’ils ne sont pas bien respectés. Donc, au moins en ce qui concerne le calcul des devoirs de compensation pour les deux formes de braconnage (p. 196-200), le consensus normatif nécessaire est déjà en place.

On ne peut toutefois affirmer avec conviction de telles prétentions au regard de la CFP, l’acceptabilité des pratiques de leurre du capital étant controversée. Les efforts de réforme de l’OCDE ou de l’UE actuellement, par exemple, se concentrent exclusivement sur les formes de braconnage et ignorent complètement le phénomène des pratiques de leurre. Dans ce contexte, Turmel a raison de souligner l’absence de consensus au regard d’éventuelles façons de calculer les devoirs de compensation. Je considère alors ma position comme une proposition concrète permettant de faire avancer le débat. Imaginons un instant qu’un pays s’inspire de mon propos pour calculer les devoirs de compensation pour un investissement direct dans d’autres États. Le simple fait de présenter les choses ainsi aura le mérite de déclencher un débat sur la légitimité des pratiques de leurre de l’IDE.

Pour conclure, contribuer à l’avancement du débat sur les aspects problématiques de la concurrence fiscale fut mon objectif principal dans la rédaction de Catching Capital. La discussion avec mes commentateurs dans ce symposium me pousse à croire que l’exercice commence à porter fruit. Je les remercie encore une fois pour leurs remarques perspicaces qui me permettent de développer plus en profondeur ma position sur ces questions.