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Nous n’arrivons plus à vivre sans nos téléphones, ces « GPS psychologiques et sociaux ». Nous sommes de plus en plus connectés les uns aux autres, mais étrangement de plus en plus seuls. Nous créons des technologies qui font surgir en nous de nouvelles fragilités et nient l’importance de la vie privée et la rendent impossible. Nous semblons prêts à accueillir des robots sociaux dans des plans de plus en plus larges de nos vies, y compris ceux qui concernent nos enfants et nos parents vieillissants. La multiplication des technologies s’accompagne de la diminution et de la simplification des relations humaines. Malaise dans la connectivité et dans nos vies collectives. Voici pour le constat dressé par l’anthropologue américaine et psychologue clinicienne de formation, Sherry Turkle.

Serions-nous face à une oeuvre de plus de 500 pages technophobes où l’auteure luddite abhorre la technologisation de nos environnements et lutte contre l’emprise de la technologie sur nos vies ? Pas exactement. Seuls ensemble... constitue le troisième opus d’une trilogie initiée par The Second Self… (1984) et enrichie par Life on the Screen… (1995). Si le premier opus décrivait l’ordinateur comme un « second moi » (second self) affectant les manières de penser et de se comporter avec les autres, le deuxième privilégiait la façon de se forger de nouvelles identités en ligne. Dans Seuls ensemble…, l’auteure problématise, à partir de ses recherches sur les robots sociaux et les pratiques en ligne, cette promiscuité technologique qui redessine le paysage de nos vies affectives. De là découlent des interrogations psychologiques, sociales et éthiques des plus pertinentes : « Quel prix sommes-nous prêts à payer en délaissant les êtres humains au profit des robots ? » (p. 47). « En sommes-nous venus à considérer les personnes âgées comme des non-personnes qui ne requièrent plus de soins prodigués par des êtres humains ? » (p. 179) ou encore « Que manque-t-il à nos vies collectives pour que nous leur préférions des vies de solitude à plusieurs ? » (p.438).

D’aucuns pourraient qualifier la posture de Turkle de réactionnaire, « en réaction contre » ce qui domine (la culture de la connectivité, le multitâche, l’attention fragmentée et le virtuel, etc.). Or, à bien la lire, Turkle est avant tout une résistante. Une chercheure citoyenne qui résiste – par des textes et des conférences – au nivellement par le bas de nos attentes et de nos interactions envers les autres. Elle ne nourrit aucune illusion, mais des espoirs ordinaires et fait montre d’un optimisme lucide sans verser ni dans le cynisme ni dans le fatalisme. À une époque où prime le sms sur l’oralité, le virtuel sur l’actuel, Turkle privilégie une attention à l’autre inscrite dans l’investissement temporel. Elle prône une réhabilitation des vertus de la solitude, de la réflexion et de la vie dans l’instant présent. Ces vertus qu’elle défend, aujourd’hui négligées et tournées en dérision, s’avèrent selon elle indispensables à la qualité de nos relations humaines et au développement de notre propre compréhension de la vie. Quelles recherches anthropologiques ont présidé à une telle posture ?

La première partie (« Le moment robotique : nouvelles solitudes, nouvelles intimités ») plante un décor, dépeint une époque et rend compte de pratiques avec l’arrivée de créatures d’un nouveau genre à la fin des années 1990. Turkle nous introduit dans le monde des Furby, Nexi, AIBO, My Real Baby, Cog, Kismet, Paro et autres Tamagotchi. Elle nous dépeint le désir de communion des enfants et des personnes âgées au contact de ces robots sociaux ainsi que la révision de la catégorie de nouvelle appréhension de ce qu’est le vivant. Les robots engendrent un tel sentiment de proximité qu’en leur présence les deux populations étudiées se comportent comme elles le feraient avec une personne ou un animal. Certaines réactions des enfants sont des plus surprenantes : ils reproduisent des tensions familiales, espèrent nouer des relations avec les robots dans la vie réelle quand ils n’interprètent pas leurs dysfonctionnements comme une maladie. Et Turkle de préciser : « Ce que nous demandons aux robots est le pendant de ce dont nous manquons cruellement » (p. 147), à savoir de l’écoute, de l’attention et de la considération. Le moment robotique est le propre d’une époque qui se représente les robots comme des compagnons parfaits (potentiels amis, confidents ou même partenaires amoureux) et dont les êtres humains, seuls avec les robots, se sentent pourtant connectés : dans la solitude, de nouvelles intimités.

La seconde partie, « En réseau : dans l’intimité, de nouvelles solitudes », est consacrée à la vie en ligne en tant qu’elle redessine les frontières du moi. Moins originale que la précédente, elle peut être lue comme une petite histoire états-unienne des connectivités avec son lot d’angoisses et de vulnérabilités. Versions fantasmées de soi, réification de l’autre à des fins utilitaristes (réconfort ou divertissement), hyper-orientation du moi vers autrui sont certains aspects observés par Turkle. À sa lecture et en paraphrasant André Bazin, nous pourrions dire que « le réseau substitue à notre regard un moi qui s’accorde à nos désirs ». Dans cette exploration, entre autres, de la vie en réseau de collégiens et lycéens, elle découvre que ces derniers (tout comme certains de leurs parents), ne comprennent pas vraiment les conditions d’utilisation de Facebook ou de Gmail. Ils ne savent pas qui les surveille, les « protections » auxquelles ils ont droit et n’ont pas conscience des traces numériques laissées. Leur usage des messages et de l’oralité est des plus intéressants. Les textos et emails sont privilégiés à la conversation téléphonique (réservée à la famille) car ils permettent de mieux contrôler son temps et de se protéger en contrôlant la conversation et l’exposition de ses émotions. Les effets de ces diverses pratiques connectées sur l’identité, l’intimité et la solitude révèlent que le « moi perpétuellement connecté se retrouve aussi étrangement isolé » (p. 245). Et Turkle de poursuivre par une conclusion analogue à celle de sa première partie : « sur les réseaux sociaux, y compris dans les univers des jeux vidéo, nous sommes ensemble, mais nous avons tellement réduit nos attentes envers les autres qu’il nous arrive de nous sentir extrêmement seuls » (p. 350).

On l’aura compris, selon Turkle, nos demandes croissantes envers la technologie s’accompagnent d’un appauvrissement de nos attentes envers les êtres humains. Face à cette situation, l’anthropologue propose une realtechnik, une prise de recul proche de l’éthique de la psychanalyse afin de penser nos vies avec la technologie et de remodeler notre culture technologique. Si l’ouvrage est, à bien des égards, stimulant et vivifiant, il n’en demeure pas moins qu’il aurait pu être allégé d’une centaine de pages (en supprimant répétitions et anecdotes) et enrichi des travaux de Simondon et de Stiegler. Le concept d’intimité n’est jamais problématisé et l’auteure passe aisément d’extraits de ses entretiens à des généralisations quelque peu hâtives à la première personne du pluriel. Reste l’essentiel : un ouvrage accessible et riche animé par le geste démocratique d’une anthropologue enthousiaste pour qui les liens entre la technologie, la vie privée et la société civile sont à renouer.