Corps de l’article

Le contenu fait exploser la forme. Il la brise et la modifie. Tout déborde et sort de son lit : la musique, la peinture, et dans le document, la parole échappe aux limites du document. Il n’y a pas de frontières entre les faits et la fiction, les deux se chevauchent. […] [L]’homme crée, il lutte avec le temps…

Alexievich 2015 : 3

Introduction : « Beauty Revealed »

En 1828, Sarah Goodrich, femme de 40 ans de Boston, a offert à son ami, le sénateur David Webster, un autoportrait de ses seins nus. La miniature sur ivoire d’environ 50 cm2, aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art à New York[1], aurait pu être anonyme, n’eut été d’un petit grain de beauté personnalisant l’image, au moins pour son destinataire. Sarah Goodrich, une peintre reconnue, vivait de son pinceau, agissait en maître de son destin et de son corps. La miniature semble unique, mais combien de semblables auraient pu être détruites ?[2] Les héritiers du sénateur, décédé en 1855, savaient-ils qui en était l’auteur ? Probablement oui, puisqu’au cours des années, Sarah Goodrich a peint des portraits en miniature de plusieurs d’entre eux. Par contre, ils ignoraient sa « signature ». Est-ce pour cette raison qu’ils n’ont pas détruit la miniature ? Était-ce par respect pour sa beauté ? Le public n’a appris son existence que plus d’un siècle plus tard, lors d’une vente publique. On l’a alors appelée « Beauty Revealed ».

Sarah Goodrich gagnait suffisamment bien sa vie pour prêter de l’argent au sénateur. La miniature semble avoir été un gage de leur relation intime ; elle atteste de la passion et du courage d’une femme mobilisant les moyens d’expression de son époque pour en témoigner[3]. Était-ce au contraire l’offre du corps pressant le sénateur, alors veuf, à l’épouser (Updike 1993 : 74) ? On ne pourra jamais trancher. Les motivations profondes des femmes qui ont usé ou usent d’un medium visuel pour se représenter dévêtues ne seront jamais connues avec certitude, et pas seulement lorsqu’il est impossible de les questionner à ce sujet. C’est, encore plus, parce que l’image fixée sur un support est vivante, tout autant que ses lectures. Lorsque posés, les gestes de Sarah Goodrich et des jeunes Congolaises de Lubumbashi dont je parlerai plus loin n’ont pas été destinés à l’exposition sur la place publique. Pourtant, cette possibilité ne pouvait pas être exclue, puisque le medium détachait l’image du corps. Défiant les conventions de leur société, même en privé, elles remettaient en question les rapports de pouvoir.

« Beauty Revealed » et les portraits de sexe pris par Simon Mukunday nous obligent à considérer la subtile frontière entre l’identité dans l’intimité et l’anonymat lorsque l’image devient publique. À l’exception de Goodrich et Webster, personne ne pouvait identifier avec certitude le grain de beauté ou le tissu entourant les seins. Simon Mukunday me rappelle que les corps changent avec le temps plus que les objets, surtout lorsque la vie est difficile. Vingt ans plus tard, même les femmes dont il a portraituré les corps auraient du mal à s’identifier. Des objets accompagnant le corps ou sa partie sur la photographie servaient selon toute vraisemblance de signature. Lorsque nous avons longuement discuté de la sélection des photographies à inclure dans cet article afin de ne pas embarrasser leurs sujets, Simon Mukunday a retiré trois images, à première vue anodines. Il m’a fallu les examiner comparativement à d’autres pour comprendre que des éléments de décor pourraient constituer une « signature ». Lorsque la pénurie est champ d’expérience, l’identité des objets dépasse dans la durée celle des corps. L’indétermination de la frontière entre l’espace privé et l’espace public qu’offre le médium visuel est un terrain de possible, même si elle reste imaginaire – négociation du rapport à son propre corps comme objet de regard d’un autre ou des autres. L’image et le regard, réel ou imaginé, constituent un miroir dans lequel la remise en question des rapports de force peut être testée.

Dans la suite de ce texte je compare le geste posé par quelques femmes de Lubumbashi aux recours par des femmes occidentales, leurs contemporaines, à la nudité pour s’attaquer dans l’espace public à l’inégalité entre les genres. On pourrait juger cette démarche méthodologiquement fautive puisque je compare l’espace privé au public, des médias différents et des sujets politiques dans des situations incomparables. C’est pour répondre à ces objections que je me suis permis quelques mots sur la miniature de Sarah Goodrich. Non pas parce que les Congolaises vivraient dans le temps de Goodrich, car elles vivent pleinement – même si elles sont pauvres – dans la contemporanéité. Mais plutôt pour se dire sujet de leur vie, puisque comme Sarah Goodrich, elles saisissent un médium dont l’usage traverse la société.

Lorsqu’on parle des intentions, des sentiments, des perceptions, il n’y a pas de voie médiane entre l’enquête quantitative soumise au traitement statistique et celle, qualitative, où la « preuve » repose sur la « saturation » et sur l’immersion dans le milieu dont on parle. Il n’y a pas d’enquête quantitative possible lorsque le sujet relève de l’intime, en particulier dans une société où malgré, ou à cause de la grande densité des relations sociales, il y a peu de place pour le privé, et où le fait de s’y retirer est toujours jugé avec méfiance. Ainsi, à l’exception des photographies préservées, il n’y a dans ce texte aucune preuve au sens d’attestation qu’un « fait » ait effectivement eu lieu à telle date, dans telle localisation, et fut posé par tel individu avec telle intention et tel effet. Je présente ce qui, dans le contexte du moment, au chef des personnes concernées, compte tenu de leurs expériences et de leur horizon d’attente, m’apparaît le plus vraisemblable. Je m’appuie sur le corpus photographique, sur les entretiens avec le photographe, sur des enquêtes à propos de la nudité, de la pornographie, des rapports au corps conduites à Lubumbashi en 2012 et 2013 par deux enquêteurs (homme et femme, indépendamment). Je m’appuie sur ma familiarité longue d’un demi-siècle avec la société congolaise, dont celle de Lubumbashi. Sans doute, j’explore les subjectivités de femmes au moyen de ma subjectivité d’homme, d’universitaire, de quelqu’un qui observe mais n’a pas à vivre la vie des personnes dont je parle. Est-ce de ma part du voyeurisme ? Ce n’est pas mon intention, ni celle de Simon Mukunday, de même que l’exhibitionnisme ne fut pas l’intention des femmes ayant posé devant sa caméra.

Lire le corpus photographique dans son contexte social

Pour présenter et comprendre un dossier de presque mille images photographiques de corps féminins nus réalisées dans les années 1980 à Lubumbashi (République démocratique du Congo) par le photographe de studio Simon Mukunday, une démarche en deux volets s’impose[4]. L’analyse diachronique des usages de la photographie, en particulier du portrait, précède l’examen du corpus d’images de nus prises par Mukunday. Les femmes qui ont sollicité Simon Mukunday afin de se faire photographier nues voulaient des « portraits » du corps moderne[5]. Simon Mukunday dit avoir été choisi par elles parce qu’il avait la réputation d’être un excellent portraitiste (à titre d’exemple, je reproduis ici le portrait d’une de ses filles, fig. 1). Pourquoi recourt-on à la photographie lorsqu’on cherche à construire son identité de personne moderne, identité dont l’existence ne sera pas contredite par l’apparence de ce corps dans la vie de tous les jours ? Parmi plusieurs lectures de cette pratique, j’ai choisi une lecture politique. Au Congo, la pratique du nu photographique est une intervention directe dans les rapports de pouvoir : le médium y est aussi important que la nudité. Ce n’est guère surprenant pour qui a suivi les débats, toujours actuels, suscités il y a une génération par la nudité de Madonna, et plus récemment par le one woman play et le livre d’Eve Elsner, The Vagina Monologues (1998). Les modalités varient d’un contexte culturel et politique à l’autre, mais le défi de changer la perception du corps féminin et d’accepter qu’il n’appartient qu’à une femme concrète ainsi que la manière de représenter l’acte sexuel et d’éliminer les violences sexuelles demeurent. Eve Elsner (1998 : XLI) écrit avoir donné voix au vagin puisqu’elle voulait faire réagir. N’est-ce pas ce que vise tout objet du pouvoir ? N’est-ce pas la raison pour laquelle des jeunes femmes de Lubumbashi ont fait faire des portraits de leur corps nu, y compris de leur sexe ?[6]

Figure 1

Sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.

Sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.
Fonds de Simon Mukunday

-> Voir la liste des figures

Avant de passer à la pratique et à l’expérience de la photographie, il me faut dire deux mots sur la ville. Fondée en 1910, Lubumbashi est à la fois le centre industriel d’une zone minière centenaire et la capitale administrative d’une province de la République démocratique du Congo. Jusqu’aux années 1970, cette province, le Katanga, comptait parmi les plus importantes régions du monde pour l’extraction du cuivre, et dominait dans l’extraction du cobalt. L’uranium du Katanga a servi à produire les deux premières bombes atomiques. Depuis les années 1920, les Congolais y occupent des emplois industriels qualifiés. Avant la crise de la désindustrialisation qui a frappé la région en 1990, une troisième génération d’ouvriers nés et formés sur place entrait sur le marché du travail. Africaine, Lubumbashi est une ville ouvrière, industrielle, moderne aux yeux de ses habitants. Ils ont fait face à des problèmes similaires à ceux d’ailleurs dans le monde lorsque l’industrialisation et la commodification ont transformé les relations sociales, lorsque le salaire a rendu l’individu autonome de l’économie d’un groupe, et lorsque cet individu a disposé de nouvelles technologies de la représentation du soi. Les gens et leurs pratiques n’ignorent pas pour autant les cultures de leur groupe ethnique d’origine, dont la mémoire culturelle se combine actuellement avec un ou des évangélismes et avec une culture de la globalisation, celle véhiculée sur l’Internet. Autour d’un noyau commun, les champs d’expérience varient dans l’espace social, et dans la durée, être moderne est l’horizon d’attente de tous.

De la photographie et de l’identité, un siècle d’interactions

L’image mécaniquement reproduite (Benjamin 1936)[7] n’a pas le même effet de présence qu’un corps en chair et en os ; elle peut sélectivement témoigner de certaines qualités de l’individu dont le corps est porteur. Pour le meilleur et pour le pire de l’individu dont l’apparence (la personne) est saisie par une reproduction photographique, l’image bidimensionnelle peut être reçue comme personne déléguée (vicarus). L’image photographique confère à la personne « moderne » une mobilité dans l’espace que l’individu n’a pas nécessairement eu. Dans des lieux où les individus ne se trouvent pas nécessairement à un moment donné, la circulation des photographies tisse un réseau d’actes de présence de leurs personnes modernes. C’est comme si l’individu déléguait à la photographie sa personne « moderne » sur le modèle de l’adoption d’un nom propre « moderne » de type Belegi (Belge) ou Capitula (short). L’échange des photos, la prise ensemble d’une photo établissent une relation[8], font partager une condition, à l’instar d’un lien de parenté dans la modernité fondé sur le port du même prénom chrétien[9]. L’image photographique et le nom « moderne » placent la personne « moderne » en dehors du temps ordinaire et de ses aléas. Par exemple, la personne sur une photographie est invariablement bien habillée, porte des lunettes, s’appuie sur une bicyclette. L’individu en question montrant cette photo peut en ce moment être en sous-vêtements sans que cette tenue « ordinaire » ne porte ombrage à la « modernité » de sa personne sur la photographie.

Au début des années 1970, la carte d’identité avec photo fut imposée par l’État congolais (zaïrois à l’époque) comme attestation de la qualité de citoyen/sujet de l’État et membre du parti unique. Par naissance, tous les Congolais étaient déclarés membres du parti. Face à cet État, l’individu n’était que simple porteur de sa qualité de sujet. À l’instar du texte écrit (attestation, facture, etc.), l’image analogique bidimensionnelle atteste d’un statut et d’une qualité dans le domaine de la modernité coloniale et postcoloniale. Dans l’espace institutionnalisé, où les relations interpersonnelles ne permettent plus d’identifier quelqu’un à un réseau social, un statut, etc., l’écrit et/ou image photographique prennent arbitrairement le relais[10].

Prenons un exemple antérieur à l’Indépendance. Pour enregistrer son bien, un Congolais[11] produit un dessin qu’il prétend être le reçu d’achat de son vélo. Des lignes imitent l’écriture, mais aucun mot intelligible n’y est inscrit. Néanmoins, selon lui, cette image atteste de l’acquisition légitime[12]. L’image d’un reçu, ce dessin est sa « photographie ». Comme elle, il témoigne de la qualité moderne, dans ce cas, d’un bien acquis par achat, d’une transaction monétaire. La photographie ou le dessin, qui confèrent les qualités de présence moderne et rendent cette présence effective, en sont une modalité.

Jusqu’à la veille de l’Indépendance, l’exclusion des individus congolais, en tant qu’indigènes, de la propriété immobilière empêchait l’acquisition de l’habitat urbain. Après la Deuxième Guerre mondiale apparaît au Congo belge la maison familiale congolaise organisée autour d’un salon[13]. Elle se généralise dans les années 1960. Dans le salon de cette maison existe le besoin de présence permanente de la personne moderne du chef de famille. La pratique photographique tarde à y répondre adéquatement tant pour des raisons technologiques qu’économiques. Les photographes locaux ne sont pas équipés pour réaliser des tirages de grand format alors que le coût de la photographie couleur est prohibitif. Les peintres sur chevalet prennent le relais des photographes et réalisent à bon prix des « agrandissements » couleur peints de photographies d’identité : ce sont les « photographies » peintes[14] (fig. 2).

Figure 2

Portrait d’un couple, Peintart, Lubumbashi, 1991

Portrait d’un couple, Peintart, Lubumbashi, 1991
Collection MRAC Tervuren, Fonds B. Jewsiewicki, no 973

-> Voir la liste des figures

À l’instar de Walter Benjamin, Siegfried Kracauer (2014) postulait qu’il fallait repenser la modernité et l’histoire à travers la photographie. La diffusion massive des photographies dans la presse illustrée au début du siècle passé constitue le point de départ de sa réflexion. Environ à la même époque, en Afrique centrale (devenue au début du siècle passé colonie belge puis, en 1960, État indépendant), la photographie, et plus généralement l’image bidimensionnelle analogique, se constituent en interface de la modernité. La photographie circonscrit l’individu dans un espace-temps qu’on dirait aujourd’hui virtuel, au sens de la capacité de coexister avec l’espace-temps ordinaire du village. L’image « moderne » lui permet de donner une présence à sa personne « moderne » sans remettre en question ses qualités sociales de membre d’un groupe. Deux espaces temps coexistent en surimposition, chacun permettant de tenir un discours sur les rapports sociaux au sein de l’autre. À la fin du XIXe siècle, les premières photographies sont prises et vues par leurs sujets congolais. Vers le milieu du XXe siècle, les Congolais maîtrisent non seulement la technologie, mais aussi l’économie de la photographie. Pendant ce demi-siècle, l’image photographique confère de la présence à la face « moderne » de l’individu, à sa personne « moderne », sans que cet individu ne quitte ses réseaux d’appartenance.

Au début du XXe siècle, les sujets congolais sont photographiés par des Occidentaux de manière à afficher des traits spécifiques, à poser en accoutrements particuliers, à tenir des objets spécifiques, etc. Ces mises en scènes, que la photographie présente alors au public occidental comme « naturelles », obéissent à des raisons technologiques, esthétiques et politiques propres à l’Occident. Les Congolais devaient les déduire de la pratique dont ils étaient l’objet. Avant même l’apparition des studios de photographie, le décor est arrangé, la faible vitesse d’obturation impose au sujet photographié l’immobilité ; c’est donc une mise en scène. Pourtant, selon les Occidentaux d’alors, la photographie devait supposément capter objectivement, préserver et archiver le monde de l’autre, y prélever des échantillons des êtres et des réalités qu’il était impossible d’emporter autrement. Kracauer (2014) considère qu’alors, en Europe, la photographie saisit un monde dont l’image ne transmet pas le sens. La photographie prise par des explorateurs remplace le sens local des êtres et des choses par le sens d’une Afrique « inventée » par l’Occident (Mudimbe 1990). Arbitrairement, elle impose un sens. Kracauer écrit aussi que cette photographie préserve la continuité spatiale mais supprime le temps ou plutôt se place au-dessus du temps. Effectivement, en tant qu’objet du regard photographique, les Africains étaient des êtres vivant hors du temps de l’Occident (Fabian 1983), des spécimens du temps révolu pour l’Occident. La photographie par des explorateurs, puis la photographie ethnographique campent longtemps les Africains dans un temps autre, hors la « civilisation ».

Pendant de nombreuses décennies, le corps africain pris en photographie ne s’y tenait ni en son propre nom ni pour lui-même. Il servait à attester de la prise de l’image en Afrique, dans une partie particulière du continent, dans une « tribu ». Qu’il s’agisse de victimes des atrocités de la conquête coloniale, de « types ethniques », de joueurs de tel ou tel instrument, d’ouailles d’une mission, de fidèles d’une congrégation religieuse ou autres, l’objet principal de la photographie n’était pas l’individu. L’objet de la photographie était plutôt la main ou le nez coupé, une scarification, des dents limées, un instrument de musique, les bancs d’école ou une église apportant la « civilisation » grâce aux dons recueillis en Occident, etc. La photographie instrumentalisait les corps dépersonnalisés.

Il est presque impossible de savoir comment les Africains, sujets de cette photographie, la percevaient sur le champ. Quelques photos – on dirait aujourd’hui des « instantanés » –, gracieusetés du soleil, conservées dans les archives de l’expédition Lang et Chapin (Schildkrout et Keim 1990) du début du XXe siècle, montrent leur participation à des mises en scène. On y constate dans le champ visuel l’élimination des vêtements de type européen, la préparation d’un décor « ethnique », la mise du corps dans la bonne pose. Sur d’autres, des Africains regardent les plaques photographiques développés sur place. Dès leur premier contact avec la photographie, le caractère artefactuel de l’image bidimensionnelle n’échappait donc pas aux Africains. Dans l’expérience précoce des Congolais, la photographie ne saisissait pas la « nature » mais son double, un artefact. Cette image ne représentait pas l’individu mais la personne, une sorte de masque dont l’individu était porteur à ce moment-là[15].

Lorsqu’à cette époque les Blancs sont des sujets de la photographie, des trophées attestent où l’image fut prise et signifient l’exotisme ; des trophées de chasse surtout, mais aussi des Africains sélectionnés sur deux versants de la ligne supposée séparer les races. Les primitifs, d’une part (les Pygmées sont particulièrement prisés), auxiliaires en voie d’être civilisés, d’autre part (domestiques, soldats, ménagères). Le sujet européen n’échappe donc pas ni à l’instrumentalisation ni à la chosification, au point où en regardant aujourd’hui ces clichés, on se demande ce qui atteste de quoi[16].

À partir du début du XXe siècle, les premiers photographes africains ambulants (qui transportent avec eux un studio), puis les studios urbains permanents permettent aux Africains de maîtriser la photographie à leur propre usage, en accord avec leurs conventions esthétiques et éthiques. Pendant longtemps, la photographie assure la circulation des images des personnes, au sens grec de ce mot – masque –, de l’espace-temps de la modernité coloniale vers l’espace-temps du village, le monde de l’inscription sociale de l’individu. Au moins jusqu’aux années 1950, tout Congolais, « indigène », était supposé revenir au village lorsque sa présence dans l’espace moderne n’était plus nécessaire ou n’était pas désirable[17]. La photographie de studio construit la personne moderne non seulement par le décor, par les vêtements, mais aussi par des objets « fétiches » de la modernité qui accompagnent le sujet : machine à coudre, bicyclette, etc. L’importance du décor, la pose figée, les « trophées » de la modernité confirment l’inversion du modèle initial. Contrairement à la photographie prise par des explorateurs qui conférait la mobilité spatiale à des spécimens de l’Afrique « immobile », la photographie de studio produit des spécimens de personne moderne. Puisqu’elle est marchandise, le mode d’acquisition renforce sa modernité.

Au cours des années 1980 s’est amorcée une véritable révolution des usages et des modes de production de la photographie. L’introduction, puis la multiplication des machines à développement et à impression automatique a marginalisé la photographie en noir et blanc et condamné la photographie professionnelle. En moins d’une décennie, la photographie de studio allait disparaître, incapable de résister économiquement à la concurrence de centaines d’individus qui s’improvisaient photographes ambulants, équipés d’une caméra à bas prix. Non seulement ils sont partout et toujours disponibles, mais leurs prix sont très bas même si les épreuves sont en couleur. Avec eux, la fabrication de la photographie se fait désormais dans la rue. Le décor, l’habillement sont à la charge du client, souvent « empruntés » dans le monde ambiant. Une pose à côté d’une voiture temporairement en arrêt, une paire de lunettes, une paire d’espadrilles empruntées, etc. Chacun et chacune, écoliers compris, peut s’offrir une photographie en raison de la brusque démocratisation du médium. Il ne faut pas en conclure qu’il n’y a plus de codes éthiques et esthétiques la régissant, bien au contraire. Mais, en absence de photographe professionnel les appliquant, c’est la réception qui les impose[18]. La photographie continue d’assurer, sinon la présence, au moins une promesse de présence de la personne moderne dans l’espace-temps dont la modernité s’effrite. Elle ne circule plus tellement de la ville vers le village, mais plutôt à l’intérieur des espaces urbains.

Figure 3

Sirène, Abis, Lubumbashi, 1988

Sirène, Abis, Lubumbashi, 1988
Collection MRAC Tervuren, Fonds B. Jewsiewicki, no 131

-> Voir la liste des figures

Confection et usages de nus[19] de jeunes femmes au studio de Simon Mukunday

En 1968, Simon Mukunday, alors élève dans une école technique, a lu dans un manuel la description de la chambre noire. Ainsi naît son intérêt pour la photographie. L’année suivante, âgé de 14 ans, il parvient à se procurer un appareil de format 6x9 et, en autodidacte, entreprend l’apprentissage de la photographie argentique. Progressivement, il achète une autre caméra, une Kodak, un posemètre, un flash avant de se doter, en 1982, d’un laboratoire pour développer et imprimer ses photographies. La même année, il équipe son studio d’éclairage artificiel (batterie flash METZ). Les lectures de revues de photographie et de livres lui ont permis de parfaire sa formation. Il est surtout apprécié comme portraitiste. Pour cette raison, mais aussi puisqu’il contrôle tout le processus de la prise d’image à l’impression d’épreuves, les jeunes femmes ont commencé à lui demander de photographier leur corps plutôt que leur visage.

Entre 1984 et 2006, Simon Mukunday a donc réalisé quelques milliers de photos à la demande de jeunes femmes. Parmi le millier de photos que j’ai pu consulter, il y avait 23 portfolios constitués en majorité de nus[20]. Il a également entrepris le projet de création d’un magazine local sur le modèle de Playboy, projet non abouti. J’estime avoir identifié une cinquantaine d’images appartenant au projet Playboy. Les deux projets s’adressent au même public, à savoir des Congolais aisés, hommes du pouvoir, ainsi qu’à un petit groupe d’expatriés. Le projet d’un Playboy ne leur vendrait en principe que du désir. Par contre, les jeunes femmes commandaient des portfolios pour construire une image de leur corps dont elles s’estimaient l’unique auteure et « propriétaire ». Ces photos pouvaient servir également à nouer une relation d’échange de services domestiques (en premier lieu des services sexuels) contre un soutien matériel et, possiblement, une position sociale[21]. Devenir « deuxième bureau » d’un Congolais ou compagne (concubine) d’un blanc était la promesse d’un avenir meilleur, respectivement l’entrée dans les cercles du pouvoir ou le départ en Occident. Comme je l’ai montré à l’occasion de l’analyse de l’image de la sirène dans l’imaginaire collectif et dans les pratiques politiques congolaises[22], cela implique une relation de personne à personne, donc un rapport contractuel dans l’espace-temps moderne. La chanson urbaine des années 1950 et 1960[23] montre qu’au moins certaines de ces relations étaient des rapports amoureux entre deux personnes régis par le désir.

Par le biais de la photographie, des femmes se font confectionner par un spécialiste des images modernes de leur corps, corps n’appartenant qu’à elles-mêmes et dont elles aspirent à disposer librement. Le nu pris en photo produit alors une personne moderne. Il met à sa portée une modalité moderne des relations, y compris l’offre des services sexuels dont la femme serait agent. Quelle que soit leur condition sociale, ces jeunes femmes sont marginalisées à cause de leur genre et de leur âge. Elles sont socialement mineures du point de vue de la « coutume », prenant leur corps comme outil de relations de parenté et de pouvoir. Malgré l’apparence de liberté d’action, lorsqu’elles sont poussées vers la prostitution par la misère et l’effondrement de la famille urbaine, elles sont manipulées par d’autres. Un dessin (fig. 5) accompagné d’un bref texte explicatif[24] produits par un élève d’école secondaire de Kinshasa en réponse au thème « violence au quotidien » se passent de tout commentaire. J’attire l’attention du lecteur sur la proximité du dessin avec une photographie prise par Simon Mukunday pour l’une de ses clientes (fig. 4) et la peinture érotique des années 1990 (fig. 6). Les trois images attestent de l’existence au Congo urbain d’un commun code de construction d’un corps féminin destiné à attiser le désir des hommes. Les photographies prises par Simon Mukunday (fig. 6 et 7) tirées d’un portfolio de plusieurs dizaines d’images[25] attirent notre attention sur l’ambiguïté de la construction de l’image du corps. Le poids du regard masculin et l’ombre du corps féminin commodifié par la publicité pèsent sur l’imaginaire (la comparaison entre fig. 6 – peinture érotique de Lubumbashi – et fig. 8 le montre bien). Même si la démarche pour s’inventer des corps dont elles auraient la pleine possession est, au sens propre du terme, révolutionnaire dans la société congolaise, elle témoigne aussi de leur désespoir par rapport au cul-de-sac dans lequel elles sont enfermées. Pour les individus, la libération du carcan social et économique est largement illusoire. De ce petit groupe de femmes en question, nullement un échantillon, certaines ont réussi à s’en échapper, d’autres ont dû se résigner à la pratique de la prostitution au sens marchand du terme.

Figure 4

sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.

sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.
Fonds de Simon Mukunday

-> Voir la liste des figures

Figure 5

Matalata Ngoy Noël, « Bana Nioka » (Prostituée), Kinshasa, 2002

Matalata Ngoy Noël, « Bana Nioka » (Prostituée), Kinshasa, 2002
Archives de B. Jewsiewicki

-> Voir la liste des figures

Figure 6

sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.

sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.
Fonds de Simon Mukunday

-> Voir la liste des figures

Si les photos qui composent les portfolios n’ont pas été destinées à une circulation publique, elles s’adressent néanmoins à un public composé d’inconnus au moins en partie. Elles présentent un corps dont il est possible, à certaines conditions, de se procurer les services. Il n’y est pas question de prix : l’éventuelle relation est une cohabitation structurée par une forme d’échange. Entre le photographe et la cliente/modèle, entre elle et son patron, il y a circulation d’argent mais il n’y a pas encore de prix fixes impersonnels.

Doit-on voir dans cette photographie la chosification du corps féminin, et si oui, est-elle comparable à celle qu’opèrent la publicité et la pornographie commerciales ? Je ne le crois pas, puisque le corps que ces femmes font exister dans l’espace du « studio », dont elles délèguent l’image à la photographie, possède une agencéité, voire en délègue une au sujet de la photographie. Serait-il exagéré de dire que, fabriqué en photo, ce corps offre la chance de prendre en mains son destin ? À l’instar de la photographie du visage moderne faisant advenir la personne moderne sans que l’individu ne se retire de ses relations sociales, ces nus permettent à une femme de prendre possession de son corps comme capital plutôt que comme marchandise. À l’exception de moins de 10 % des photographies, le visage du modèle est toujours bien exposé, ses yeux fixent la caméra. La démarche de ces femmes consiste en la délégation d’une certaine présence corporelle à l’image dont elles tirent la capacité d’action autonome. Ce qu’elles ne peuvent pas faire dans leur société en tant qu’individus, deviendrait possible par le truchement de l’image photographique du corps nu[26].

La production de ces images, corps argentiques, répond à des critères esthétiques et érotiques spécifiques. Malheureusement, en ce qui concerne les photos spécifiques, je ne suis pas en mesure de distinguer clairement entre l’initiative du modèle/cliente (femme) et celle du photographe, un homme. J’ai rencontré Simon Mukunday en 2010, quatre ans après la prise de la dernière photographie du dossier que j’ai consulté. La prise de ces photographies s’est étalée sur presqu’un quart de siècle. Son studio est fermé depuis 2007. Mukunday est devenu infographiste et, surtout, réparateur de matériel informatique. Il m’a brièvement parlé d’une mise en scène décidée en commun avec ses clientes ; il ne se souvenait pas d’avoir suivi un modèle esthétique particulier. Il faut aussi noter que le passage de la photographie du corps partiellement déshabillé (en maillots de bain, en sous-vêtements) au corps nu fut graduel. Autant le photographe, et même surtout lui, que les modèles prenaient dans cet exercice un grand risque. Dénoncés ou surpris, il/elles risquaient de devoir payer à des agents de l’ordre de fortes sommes d’argent pour éviter l’accusation, et/ou la prison. Le photographe risquait en permanence de perdre de son studio.

Parmi les clichés semblant faire partie de l’éphémère projet Playboy, l’influence de l’esthétique de cette revue est forte (fig. 4). Par contre, cette influence me semble très faible, même absente, des photos de portfolios. Il n’est évidemment pas possible d’en conclure que l’agenda esthétique et érotique des clientes avait pris le dessus sur les préférences du photographe. Simon Mukunday se souvient de n’avoir osé proposer de poses que très tard. Deux femmes à la fois prises en photo, dans une pose suggérant une possible relation lesbienne ; la présence d’un homme habillé entouré de deux femmes partiellement dévêtues ; ou encore des corps nus à contrejour, tout cela fait penser à Playboy. Les photos des portfolios se partagent plutôt entre les conventions esthétiques locales du portait photographique/peint et de la peinture pornographique locale d’avant les années 2000.

Deux nus semblent porter l’influence de la mémoire visuelle des nus du début du modernisme occidental. L’un en particulier fait penser à l’Olympia de Manet. L’autre photographie, dont le modèle couché sur un sofa tourne le dos au spectateur, fait plutôt penser à une odalisque de Dominique Ingres ou de François Boucher. Le photographe, mais aussi le modèle, auraient pu en voir des reproductions chez des Occidentaux à Lubumbashi. Elles et lui auraient pu voir des photos érotiques s’inspirant de ces modèles esthétiques. Je ne peux pas exclure non plus une ressemblance accidentelle : il ne s’agit que de deux photographies sur un millier. Rien ne me permet de ranger avec certitude ces deux photographies dans le « dossier » Playboy ou dans les portfolios. La perméabilité entre deux démarches est l’hypothèse la plus vraisemblable.

En ce qui concerne l’érotisme, un examen d’un millier de clichés[27] montre que les conventions de l’image érotique occidentale et de l’érotisme local s’y côtoient sans se confondre. Le modèle érotique d’inspiration occidentale mettant l’accent sur les seins et le bas ventre photographié de face inspire la majorité des prises de vue. Sur plusieurs photos, la femme est couchée sur le dos, jambes plus ou moins écartées invitant à l’acte en position « missionnaire ». Le corps moderne s’y emploie à susciter le désir d’acte « moderne ». Lorsque je compare ces photos à la peinture érotique de Lubumbashi d’avant les années 2000, j’y retrouve le même trait d’un mode d’emploi d’une manière de faire « exotique »[28]. Il est également probable que l’exposition du sexe féminin faisant face au spectateur relève plutôt d’un défi lancé aux interdits et aux conventions sociales. Pour la majorité de ces photos, l’offre de la position missionnaire me semble guider la position prise par la femme, d’autant plus que le modèle est couché sur un lit ou un sofa. Par contre, les gros plans sur le sexe que je qualifie de portraits relèvent d’une autre démarche. J’y reviendrai.

Dans la moitié des portfolios, on trouve des photos sur lesquelles la position du corps envers le spectateur obéit à la convention érotique locale. Les fesses et les hanches tiennent le haut du pavé, le visage apparaît de profil ou bien n’est pas visible[29]. Placées de dos, les fesses sont comme prises de face, ce qui ne laisse voir ni seins, ni sexe (fig. 7, et comparativement fig. 8, la peinture érotique de Lubumbashi). Les enquêtes sur les préférences et l’observation des comportements de gens concordent. Ce sont les hanches et les fesses plutôt que les seins qui attisent le désir des hommes. Lors des danses dites traditionnelles, surtout celles en rapport avec les rites de fécondité, tout comme dans la danse moderne (White 2008) et dans l’habillement, les fesses et hanches des femmes sont mises en valeur. Leur taille est accentuée par la façon de draper les vêtements et par des accessoires placés sous le pagne, autour des hanches. À Lubumbashi, les femmes célibataires qui fréquentaient les bars se plaçaient autour des reins, sous le pagne, une sorte de ceinture faite de capsules de bouteilles de bière trouées et enfilées sur une corde. Appelé jikita, cet accessoire non seulement gonflait le volume des hanches mais aussi attirait l’attention par le bruit de capsules s’entrechoquant (Sizaire 2001 : 19-20 ; Nkongolo Funkwa 2008) (voir fig. 8).

Figure 7

sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.

sans titre, Simon Mukunday, Lubumbashi, n.d.

Fonds de Simon Mukunday

-> Voir la liste des figures

Figure 8

Femme nue portant la ceinture jikita, anonyme, Lubumbashi

Femme nue portant la ceinture jikita, anonyme, Lubumbashi

Collection MRAC Tervuren

Fonds B. Jewsiewicki, no 957

-> Voir la liste des figures

Quelques maisons pouvant appartenir à la classe moyenne prêtent leur intérieur à la prise de ces photos. La vétusté de la plupart de ces maisons, ainsi que l’usure de l’ameublement et ce qui peut apparaître comme de la malpropreté, frappent le spectateur occidental habitué dans la photographie érotique et pornographique à des décors léchés. On pourrait dire qu’en Occident le désir est vendu entier, ce qui n’est pas le cas ici. Plus de la moitié des photos ont été prises dans une même pièce avec un tapis usé couvrant le sol. Il est probable que cette pièce faisait partie de l’habitation du photographe. Certains intérieurs semblent inhabités, comme abandonnés ; parfois des objets ou vêtements traînent à terre ou sur un meuble. Sur un cliché, le modèle à moitié nu a la tête enfouie dans une blouse qu’elle enlève ; autour il y a assez de vêtements abandonnés pour remplir une valise, trop pour suggérer qu’elle se déshabille pour le spectateur. Probablement involontairement, la prise de vue donne l’impression que la femme lutte avec elle-même pour retrouver son corps nu.

Dans deux portfolios, les photos ont été prises dans les maisons de standing supérieur, avec un mobilier neuf de qualité, des plantes vertes, des photos de famille sur un mur, de grandes fenêtres laissant pénétrer beaucoup de lumière. Dans un autre portfolio, les photos ont été réalisées dans une maison modeste, mais visiblement habitée, avec une surprenante présence sur un mur de l’imagerie religieuse et, sur un meuble, un album de photos ouvert. C’est comme si les prises de vue avaient été réalisées en catimini dans la pièce de quelqu’un qui risque à tout instant de revenir[30]. Nous ne savons évidemment pas par qui ces maisons ont été habitées[31]. C’est peut-être une coïncidence, mais les portfolios de photos prises dans les maisons de meilleur standing en contiennent un plus grand nombre (jusqu’à une quarantaine par portfolio). Dans plus de la moitié, le modèle est entièrement ou partiellement habillé, la nudité est plutôt suggérée que crûment exposée, vêtements, sous-vêtements et accessoires semblent neufs et de bonne qualité.

On a l’impression que, disposant de peu de moyens, dans l’urgence de contracter une relation, les autres femmes allaient directement au but de la construction d’un corps répondant à la démarche entreprise. Peut-être aussi que, pauvres et marginalisées par leur statut de célibataires, engagées dans une démarche ne leur permettant de compter que sur elles-mêmes, elles avaient moins à perdre en défiant ouvertement la société. Paradoxalement, pour le lecteur occidental, c’est en prenant leur corps pour capital, peut-être l’offrant comme marchandise, qu’elles espéraient accéder au pouvoir et imposer la reconnaissance de leur dignité[32].

Les photographies qui me semblent appartenir au projet Playboy congolais laissent voir un travail attentif à la lumière, à la recherche des effets que peut produire le jeu des ombres et de la lumière. La nudité exposée sur ces photos est plus souvent suggérée que dévoilée, les seins sont mis en valeur. Les reflets de la lumière sur la peau du modèle et les variations de la teinte de sa peau témoignent de la recherche d’un effet esthétique précis (fig. 4). Quelques photos sont prises à contrejour. À l’opposé, on constate le peu d’attention porté à la lumière sur les photos des portfolios. L’explication la plus plausible vient de la contrainte des prises de vues dans une maison habitée située parmi d’autres maisons. Il faut obscurcir les fenêtres afin que le modèle nu ne soit pas vu de l’extérieur. Parfois d’ailleurs le même tissu est utilisé comme fond contre lequel le modèle est placé. Le photographe ne dispose pas d’éclairage artificiel et ne semble pas avoir utilisé de flash. Est-ce pour ne pas attirer l’attention ou pour éviter les reflets sur la peau ? La première explication est plus vraisemblable puisque les reflets du flash sur la peau semblent faire partie de la fabrication de l’image moderne. Lorsque les peintres font des portraits à partir des photos d’identité, ils reproduisent les reflets du flash.

Sur une seule série de photos, un tissu bleu foncé en velours est expressément utilisé comme fond. C’est l’unique tentative de recourir à une démarche de studio, à l’exception des portraits de sexe avec verre ou avec pomme, des accessoires semblables à ceux que l’on trouve dans un studio.

Cela me conduit à aborder le point probablement le plus controversé, à savoir l’exposition du sexe féminin, des « portraits » qui font penser à « L’Origine du monde » de Gustave Courbet[33].

Figure 9

« Bena Bulozi » (Sorciers), Bink, Lubumbashi, n.d.,

« Bena Bulozi » (Sorciers), Bink, Lubumbashi, n.d.,

Collection MRAC Tervuren

Fonds B. Jewsiewicki, no 633

-> Voir la liste des figures

Dans la société congolaise, une femme adulte qui expose son sexe en public, laissant tomber le pagne, lance la plus violente malédiction à l’homme à qui ce geste s’adresse[34]. Les représentations picturales de la sorcellerie font jaillir les flammes de l’enfer des vagins de vieilles femmes (fig. 9). Dans le monde social des Congolais, le vagin est un lieu d’où vient la vie biologique et sociale, mais aussi celui où, une fois la procréation éteinte, résident les forces les plus dangereuses que l’humain puisse manipuler. Pour punir/exorciser les femmes suspectées de sorcellerie, on leur passait du feu entre les jambes.

Puisque le choix du gros plan du sexe semble venir des modèles plutôt que du photographe et que l’inspiration par « L’Origine du monde » de Courbet est à écarter, il faut admettre l’hypothèse du geste de défi lancé à la société. Je ne trouve pas de plus juste description de ces portraits que celle de « L’Origine du monde » proposée par Régis Dubois :

Il interpelle le spectateur qu’il place au coeur même de l’action, entre les cuisses de cette femme, face au sexe féminin, ce grand inconnu comme disait Freud qui évoquait un « continent noir » source d’angoisse.[35]

Commençons tout d’abord par le défi. Il n’est pas exceptionnel qu’un individu reçoive pour nom propre, parmi plusieurs autres qu’il peut porter, un nom qui lance un défi. Voici un exemple concret. Sammy Baloji, photographe formé au début de sa carrière par Simon Mukunday, de même qu’un musicien d’origine congolaise né également à Lubumbashi, portent tous les deux le nom de Baloji. En tshiluba, langue de leurs parents, ce mot veut dire sorciers – muloji en est le singulier. Chacun a reçu ce nom du fait qu’il est né après que la famille ait connu des événements malheureux supposément provoqués par la sorcellerie. Nommer ainsi un enfant défie les pouvoirs maléfiques, leur oppose une force protectrice. Alors qu’il pourrait sembler constituer un appel aux sorciers, en réalité il en est un d’éloignement. Revenons aux images. Faire prendre son sexe[36] en portrait constitue selon moi le geste similaire au défi lancé par le choix d’un nom propre « agressif ». S’adresser à un photographe pour constituer un portfolio de nus, exposer son corps et son sexe à la caméra, en faire faire des épreuves argentiques dont la circulation dans l’espace est indépendante du corps, tout cela constitue déjà un défi. Faire focaliser l’attention de la caméra sur son sexe, surtout lorsqu’on tient compte du fait que ce dernier est autant siège du plaisir et de la vie que des forces maléfiques, est un acte de grand courage. Dans la société congolaise, toute sortie du rang attire la jalousie et provoque des inquiétudes sociales. L’individu qui a posé un tel geste s’expose aux sanctions par des actions attribuées à la sorcellerie. Pour la cliente/modèle comme pour le photographe ayant fait ces portraits, le risque social était considérable, et leur courage remarquable.

Sur deux portraits de sexe féminin qui figurent dans les dossiers que j’ai pu consulter, on aperçoit respectivement, à côté du gros plan avec les cuisses écartées, un verre à demi rempli de boisson rouge et deux demi-pommes vertes. Le geste étant trop sérieux pour parler de clin d’oeil, j’utiliserai le terme de référence pour décoder le sens de ces objets déconcertants dans les circonstances[37]. Je pense que ces objets donnent sens à la photographie, au portrait du sexe, et qu’ils sont à leur manière des légendes. Regardons la première photographie. Les fesses sont appuyées par terre alors qu’un verre à demi rempli de boisson rouge est posé devant la cuisse droite. En haut, au coin opposé, figure la main aux doits repliés, à l’exception du petit doit qui pointe vers le bas, exposant l’ongle verni en rouge. Un coup d’oeil sur le tableau présentant la sorcière aux flammes jaillissantes de son vagin[38] (fig. 9) suffit pour saisir la référence. Il n’est pas plus difficile de saisir la référence du portrait du sexe avec demi-pommes. Certains tableaux urbains congolais présentent une mamiwata avec pomme ; d’autres donnent à voir Ève cueillant une pomme ou présentant une pomme à Adam. Qu’elle soit implicite ou explicite, l’association de la pomme et du serpent renvoie dans cette société très chrétienne au sexe et aux plaisirs illicites, mais aussi aux savoirs interdits à l’homme, aux savoirs occultes. Il est également possible que ces portraits se réfèrent indirectement au coquillage, objet central du pouvoir chez les Luba du Katanga (Nooter Roberts et Roberts 1996), qui fait penser au sexe féminin. Des plaquettes en os gravées à cette image circulaient : était-ce en référence à cet objet du pouvoir ? Était-ce un objet de sorcellerie ou un objet pornographique ?

Les deux registres du pouvoir auxquels les Congolais sont confrontés dans le quotidien sont ainsi convoqués et exposés, mais se trouvent aussi défiés : la sorcellerie (pouvoirs des ancêtres et des forces de la nature) et le christianisme (clé d’accès à la modernité). Est-ce possible de supposer que ces deux registres du pouvoir sont également mobilisés par ces portraits ? Ou plus modestement, affirme-t-on que le vagin possède ces pouvoirs, que la personne dont le corps l’abrite pourrait et/ou saurait les mobiliser le cas échéant ? Peut-on donc considérer que ce geste de défi est également geste de protection, comme celui de porter le nom de Baloji ?

Pour conclure : fabriquer un objet du pouvoir

Que fait la photographie à son sujet ? Qu’est-ce qu’une photographie permet à ce sujet de faire ? À la fin de mes efforts pour comprendre les photographies de nus que Simon Mukunday a bien voulu partager avec moi, il est légitime d’affirmer que la photographie offre à un individu la possibilité de se donner à voir en tant que personne, d’imposer cette présence dans l’espace public, ou dans un espace de ce type, et d’agir à titre de personne. Le salon d’une maison est un espace privé que le chef de famille transforme en espace public lorsqu’il y invite des connaissances pour parler de la chose publique. J’estime qu’un portfolio de photos fonctionne de manière semblable : lorsqu’un ou des homme(s) regardent ces images, un espace virtuel de négociation du pouvoir s’ouvre. Contrairement aux tableaux dans un salon concernés principalement par la pertinence du passé, de la mémoire, de l’expérience pour la chose publique, la photo investit l’espace, y plante son « propre »[39]. Dans la culture urbaine congolaise, un tableau accroché au salon est un véhicule de la continuité sociale, une confirmation de l’autorité conférée par le genre, la génération et la position sociale (Fabian 1996 ; Jewsiewicki 2003). Par contre, un portrait photographique impose rupture. Il re-présente la personne, masque moderne d’un individu. Cette image témoigne ici et maintenant de la présence d’une personne, elle agit par délégation d’un individu qu’elle ne remplace pourtant pas. En photo, la personne a non seulement une présence moderne – au sens de se tenir en son nom propre et par elle-même – elle est aussi dotée d’une agencéité, d’une capacité d’action autonome.

Dans ce sens, cette photographie est un objet de pouvoir comme le sont ces objets anciens, mais toujours en fonction, que nous, les Occidentaux, appelons « fétiches » (Strother 2014-2015). Dans ce sens, le portrait de sexe féminin est « fétiche », c’est un objet du pouvoir. Wyatt MacGaffey (2000 : 248)[40] écrit qu’exposer les organes génitaux est le recours ultime d’une femme lors d’une dispute. Un nganga (praticien des forces occultes) peut se dénuder pour forcer un nkisi (fétiche) récalcitrant à agir. Ce geste agressif impose réaction ou soumission, il est une déclaration de force et une démonstration de la puissance potentielle[41]. La photographie transforme ce geste à deux niveaux. Dissociant l’image de la personne, le support photographique est un geste délégué (vicarius) dont l’identité avec la personne peut être manipulée par le degré de transparence de la « signature ». Par ailleurs, l’image imprimée sur papier est un objet du pouvoir conservé en réserve, en retrait, tout comme l’est un masque qui ne danse pas ou un nkisi que son opérateur ne pousse pas à agir. Ils sont objets banals hors du contexte performatif, objets du pouvoir lorsqu’en performance. Ils sont également tous « des objets qui s’imposent visuellement et dont le pouvoir transcende le temps, le lieu et le contexte culturel » (MacGaffey 2014 : 176, traduction libre). Je convoque Rukeyser pour résister à une clôture d’inspiration culturaliste :

La réponse est totale, mais elle est atteinte à travers les émotions. Un poème saisira votre imagination intellectuellement – ça veut dire que lorsqu’il vous touche vous allez le recevoir au niveau intellectuel – mais le chemin passe par l’émotion, par ce que nous appelons la sensation.

Rukeyser 1996 [1949] : 32[42]