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En 1985, lorsque l’ouvrage de Wolfgang Mommsen Max Weber et la politique allemande : 1890-1920 est traduit en français, un quart de siècle après sa parution allemande, sa critique des valeurs politiques de Weber n’a rien pour surprendre. L’objurgation contre la pensée politique wébérienne est déjà un élément central de sa réception dans le monde francophone. Dès les années soixante, Raymond Aron avait introduit le sociologue en France et en proposait une lecture qui, sans en accepter les accents les plus sévères, épousait tout de même les conclusions générales de Mommsen ; il distinguait le « philosophe » du « théoricien de la Machtpolitik » (la politique comme quête de puissance) et tentait de sauver l’héritage du premier des erreurs circonstancielles du second (Aron 1966, 1967). En l’absence d’un accès direct aux textes politiques de Weber, l’interprétation d’Aron a, de longues années durant, détourner le monde académique francophone de tout intérêt sérieux pour sa pensée politique. Il faudra attendre la « renaissance des études wébériennes », fruit du travail d’édition critique de la Max-Weber-Gesamtausgabe (MWG), pour que de l’Allemagne, puis du monde anglo-saxon, l’on découvre le mérite des textes engagés de Weber. Discours de guerre et d’après-guerre, dirigé par Hinnerk Bruhns, directeur de recherche émérite au CNRS et figure reconnue des études wébériennes, est à la fois le fruit de ce regain d’intérêt pour la pensée politique wébérienne, mais aussi le témoin du retard qu’accuse le monde académique francophone dans la traduction et dans la réception des textes politiques de Weber. Pour qui veut comprendre ce en quoi consiste la contribution de Discours de guerre et d’après-guerre, c’est par cette question qu’il nous faut commencer.

Pendant plus de quatre décennies, le seul texte politique de Weber disponible en français a été la conférence sur La profession-vocation de politique traduite par Julien Freund en 1959 dans le Savant et le politique, livre préfacé par Aron[1]. Ce n’est qu’en 2003 qu’une seconde traduction de ces conférences sera publiée par Catherine Colliot-Thélène, puis, en 2005, qu’Élisabeth Kauffmann proposera un premier recueil d’écrits politiques de Weber en langue française. Parce qu’il permet enfin l’éclairage mutuel de textes politiques et théoriques, ce livre ouvrira la voie à une lecture neuve et féconde de la pensée politique wébérienne[2]. Bien qu’il soit intitulé Oeuvres politiques 1895-1919, ce recueil ne comporte que dix textes de Weber, par comparaison aux dizaines qui se retrouvent aujourd’hui dans la MWG. C’est donc dire à quel point le corpus politique de Weber, contrairement à ses textes théoriques, reste aujourd’hui encore peu connu dans le monde francophone. Ce n’est qu’en 2013, sous le titre de La domination, que l’un des principaux pans manquants d’Économie et société, la « Sociologie de la domination », sera enfin proposé aux lecteurs francophones.

Si la pensée politique de Weber peut maintenant être abordée en français par l’entremise de certains de ses textes politiques et de sa sociologie de la domination, le service que rend Hinnerk Bruhns par son ouvrage est d’ouvrir une troisième et nouvelle voie d’accès à cette dernière : celle de la conception wébérienne de la Grande Guerre.

Discours de guerre et d’après-guerre propose l’édition critique de quatre textes de Weber inédits en français. Les deux premiers, Au seuil de la troisième année de Guerre et La situation de l’Allemagne dans la politique mondiale, sont des conférences prononcées en 1916 et traduites par Ostiane Courau. Les deux autres, traduits par Pierre de Larminat, De la culpabilité du déclenchement de la Guerre et L’apparence économique de la Sarre à l’Allemagne nous offrent un aperçu de la paix toute relative que connaît l’Allemagne à l’hiver de 1919[3]. Le mérite de ce choix de textes par Hinnerk Bruhns repose sur le portrait nouveau qu’ils tracent de Weber : celui d’un intellectuel certes engagé, mais qui ne correspond pas au théoricien de la Machtpolitik avec qui dialoguait Aron, et encore moins au précurseur du fascisme [Wegbereiter des Faschismus] que dénonçait Mommsen (1985 [1959]).

À la lecture des textes réunis par Bruhns, on découvre un Weber qui refuse de participer à la guerre culturelle [Kulturkrieg] livrée par de nombreux intellectuels allemands contre leurs pairs de pays ennemis. Weber se moque également ouvertement de ceux qui voudraient affirmer la spécificité et la supériorité des valeurs allemandes tel qu’un Ernst Troeltsch, pour qui le but culturel de la guerre est la défense de « la liberté allemande » (Bruhns 2015 : 40). Alors qu’il observe avec effarement la bureaucratisation de l’Occident s’accélérer sous l’effet du mouvement de centralisation auquel se livrent toutes les économies de guerre, la question ne consiste pas pour Weber à distinguer la liberté allemande de celle de ses ennemis, mais bien de savoir comment « est-il simplement encore possible de sauver d’une manière ou d’une autre les derniers restes d’une liberté de mouvement individualiste, quelque soit le sens que l’on donne à cette expression » (Weber 2004 [1917] : 339). Weber est conscient que, victorieuse ou défaite, l’Allemagne devra se moderniser aux plans politique, économique et social. C’est là le thème central de ses textes de guerre et d’après-guerre.

C’est ce sentiment de responsabilité face à l’avenir qui fait dire à Weber que ses prises de parole pendant la guerre ont fait de lui un « prophète de malheur », une figure sur laquelle il travaillait la même époque dans le cadre de son étude sur le Judaïsme antique, publiée en entre 1917 et 1918 (Weber 1989 [1926] : 605). Honni des rois, haï par le peuple, et incompris de tous, Jérémie, n’avait-il pas, malgré l’épuisement, continué à prêcher ce que personne ne voulait entendre ? En 1917, ce que peu de gens veulent entendre, c’est que pour être durable, la paix à venir devra être honorable, et ce pour toutes les parties impliquées, disqualifiant de ce fait toute ambition annexionniste de la part des pangermanistes. À l’Ouest, Weber tient pour aberrants les projets de partition de la Belgique (2015 [1919] : 103) qu’il décrit comme contraire à l’intérêt national allemand, ne servant qu’une poignée d’hommes d’affaires qui espéreraient mettre la main sur l’industrie et les ports belges. À l’Est, il affirme non seulement qu’il « serait folie que de vouloir imposer la germanité [aux] Polonais », mais rappelle de plus que le chancelier a promis l’autonomie aux Polonais non-allemands et que « cette promesse doit […] être tenue » (2015 [1916] : 86). C’est en une Mitteleuropa nouvelle dans laquelle les Polonais pourront jouir d’une « entière liberté en matière de culture et d’administration intérieure » (Ibid : 99) que Weber place ses espoirs pour la paix. Le moins que l’on puise dire, c’est que la guerre a émoussé la rhétorique belliqueuse du jeune auteur de Die Verhältnisse der Landarbeiter im ostelbischen Deutschland (1993 [1892] : 183, 554, 622).

Cette retenue dans le choix des objectifs de guerre, c’est la responsabilité politique qui l’exige. Tout au long de ses quatre discours, Weber répète que la politique est affaire de discernement et de réflexion, pas de sentiment ou d’émotion (2015 [1916] : 76). C’est pourquoi, dans le débat sur la responsabilité allemande dans le déclenchement de la guerre, Weber insiste sur le fait que « l’homme politique doit prendre bien plus au sérieux la question de la responsabilité de l’avenir que celle de la culpabilité du passé » et que cette « responsabilité de l’avenir est aujourd’hui celle de la paix, qui incombe exclusivement aux vainqueurs » (2015 [1919] : 128). On sait à quel point, avant et pendant la guerre, Weber reprochait à Guillaume II (Ibid : 109), à la ligue pangermaniste (2015 [1916] : 91) et à l’amiral Tirpitz (2015 [1919] : 116) leur manque de discernement politique. Or, une fois la guerre perdue, leur irresponsabilité politique ne menace plus la construction de la paix ; c’est l’intransigeance des vainqueurs qui le fait. Dans une conclusion qui n’est pas sans rappeler un autre discours qu’il tenait un mois plus tôt le 28 janvier 1919, La politique commeprofession-vocation de politique, Weber clôt son allocution sur la L’appartenance économique de la Sarre à l’Allemagne par une mise en garde aux Alliés :

Il n’existe que deux péchés mortels pour l’homme politique : ne pas regarder les faits tels qu’ils sont et ne pas prendre ses responsabilités. [N]os ennemis porteront seuls devant l’histoire la responsabilité de ce qui se passe maintenant : de cette paix lourde de manquement à l’objectivité et de fuites devant les responsabilités. Le manque d’objectivité honteux de l’armistice et de la manière dont il a ensuite été appliqué en appelle déjà du tribunal de l’avenir.

2015 [1919] : 128

La constance de l’opinion politique de Weber mérite d’être soulignée. Sa critique des puissances victorieuses se fonde sur le reproche qu’il adressait déjà aux autorités allemandes avant et pendant la guerre : une absence de discernement politique. Si en janvier 1919 Weber joue les Cassandre et annonce que, loin d’être un printemps, la paix se présente comme « une nuit polaire, d’une obscurité et d’une dureté glaciale quel que soit le groupe qui l’emporte » (2003 [1919] : 205), c’est qu’il reconnaît dans le revanchisme des Alliés à Versailles, dans le « carnaval » des rues à Berlin et dans « l’irresponsabilité » d’Eisner à Munich la même menace à la modernisation de l’Allemagne, la même absence de discernement politique.

Tous ces débats, Hinnerk Bruhns les contextualise avec soins dans une présentation qui, loin de se limiter à un simple résumé des textes, nous présente les circonstances dans lesquelles Weber prononce ses discours, nous dépeint les luttes politiques dans lesquelles Weber intervient et nous trace le portrait des débats académiques suscités par ces prises de positions. En insistant sur les considérations sociologiques qui articulent la pensée politique de Weber, Bruhns démontre bien en quoi la lecture des textes politiques wébériens enrichit notre compréhension générale de l’oeuvre. Un lecteur plus curieux regrettera cependant que cette présentation ne justifie pas plus avant le choix particulier des quatre textes sélectionnés. En effet, on peut se demander pourquoi avoir arrêté en si bon chemin et ne pas avoir élargi l’objet de ce recueil pour y inclure d’autres écrits de Weber sur la Grande Guerre[4]. Ce même lecteur curieux appréciera les repères biographiques présentés à la fin de l’ouvrage, mais ne sera pas sans souhaiter qu’une édition future comprenne un index thématique. Cela étant dit, Bruhns et ses traducteurs permettent ici au lectorat francophone de s’approprier un pan de l’oeuvre de Max Weber qui lui était encore largement inconnu et, se faisant, ils lui rendent un fier service.