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Aujourd’hui, des deux côtés de l’Atlantique, la question des luttes sociales est au coeur de l’actualité. Parallèlement, la désaffection à l’égard des partis et du processus électoral est croissante, comme si la politique traditionnelle ne répondait plus aux attentes des citoyens. Dans ce contexte, il est important de s’interroger sur les luttes sociales, leurs objets et leurs formes. Les différents articles que nous avons choisi de rééditer dans ce dossier ont été publiés entre les années 1980 et aujourd’hui. Il se dégage une certaine permanence dans les thématiques abordées. Par exemple, dès 1983, l’introduction du numéro Mouvements sociaux, mouvements post-politiques mentionne les rapports de force changeants entre la société civile et les institutions publiques dans un contexte de retrait de l’État. Bien qu’on ne parle pas encore de la privatisation du social, il est clair que les enjeux sociaux et politiques actuels ne sont pas nouveaux. De même, la recherche de valeurs et de modes d’expression alternatifs au système dominant représente une constante dans le temps. En revanche, la mise en parallèle de ces textes souligne à quel point, depuis les années 1980, les luttes sociales ont changé de visage. Non seulement la nature de la conflictualité au sein des sociétés a évolué, mais la forme même des mouvements sociaux s’est modifiée. Finalement, parce que les articles couvrent à la fois les réalités françaises et québécoises, il est possible d’en dégager certains constats comparatifs.

Individualisation des sociétés modernes et changements dans l’objet des luttes

Paru en 1998, le texte d’Ulrich Beck met en avant les tendances de fond qui travaillent nos sociétés libérales et modifient les solidarités qui s’y déploient. Ainsi, le procès de modernisation et l’individualisation du social et du politique apparaissent comme des transformations inéluctables qui vont teinter les luttes sociales à venir. Le débat sur le rôle des individus dans ces mouvements, et plus particulièrement sur les formes de l’engagement, apparaît comme le résultat logique de ces grands changements. Ce texte permet de comprendre l’organisation des nouveaux collectifs et le fait qu’ils ménagent une plus grande place aux mouvements d’initiative citoyenne. Il poursuit aussi la réflexion sur les mutations dans l’objet même des luttes, au centre de la réflexion amorcée par Melucci en 1983. Alors qu’auparavant les conflits sociaux s’inscrivaient essentiellement dans la sphère du travail, faisant de la question ouvrière leur principal cheval de bataille, les conflits « post-industriels » échappent largement à ce cadre. Des domaines variés de la vie sociale sont politisés, qu’il s’agisse des rapports sociaux de sexe, d’âge, d’origine ethnoculturelle, ou encore de la défense de l’environnement. Ces nouvelles formes de mobilisations sont davantage centrées sur l’expression identitaire et la recherche de reconnaissance individuelle et collective plutôt que sur des revendications corporatistes. Rappelons-nous le slogan féministe de la deuxième vague, « le privé est politique », qui questionne la condition féminine dans son ensemble.

Formes des luttes sociales et changement d’échelle

Dans ce nouveau contexte, les appareils et les mouvements sociaux traditionnels (partis, syndicats) ne répondent plus à l’ensemble des besoins. Les nouveaux mouvements sociaux, organisés en réseau et non hiérarchiques, favorisent l’action directe et des mobilisations concernant des projets ponctuels. Surtout, ils se caractérisent par un changement de perspective : ils s’investissent dans le présent, « ici et maintenant », et leur engagement se joue dans les pratiques quotidiennes plutôt que dans des projets tournés uniquement vers le changement futur ou l’attente du « grand soir ».

Autre tournant décisif depuis les années 1980 : les luttes ont changé d’échelle. Selon l’analyse classique en science politique des mouvements sociaux, dont Sidney Tarrow représente une figure de proue, la cible des revendications des luttes a changé autour de la fin des années 1990. Progressivement, les institutions publiques internationales sont devenues un nouveau terrain de jeu pour des « militants cosmopolites enracinés », qui jouent le rôle de passeur entre des réalités et des échelles de luttes distinctes. Polyglottes, ouverts sur le monde et voyageurs, ces militants demeurent ancrés dans des réseaux locaux et nationaux. C’est précisément cette capacité de se mouvoir entre plusieurs mondes qui fonde la caractéristique première de ces leaders.

Les évolutions France-Québec en miroir ?

Pour terminer, force est de constater que les évolutions qui ont affecté les luttes sociales en France et au Québec entrent en résonnance. Plusieurs des textes parus dans les numéros sélectionnés (voir la liste de ces références ci-dessous) décrivent la structuration progressive au Québec du milieu communautaire, un acteur collectif au premier plan des luttes sociales. Que ce soit dans le domaine de l’éducation populaire ou par rapport à la question du financement de ces groupes, on voit poindre ce qui constitue l’une des particularités québécoises dans le champ des luttes sociales : la capacité de groupes constitués de plus en plus institutionnalisés de proposer des innovations sociales et, par conséquent, d’être porteurs de changement tout en maintenant une relation de coopération avec l’État québécois. Or, les débats autour de l’action communautaire au Québec semblent avoir un écho en France 30 ans plus tard. On y discute de « l’empowerment », qui met au coeur de l’action sociale et politique le sujet démuni et la capacité des associations à se constituer en contre-pouvoir. Dans cette perspective, le texte de Merlo de 1980 sur l’éducation populaire devrait trouver preneur. Il est aussi intéressant dans sa forme, et son énoncé de leçons pratiques. On ne retrouverait plus ce type de format dans les pages de Lien social et politiques en 2016.