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En 2016, la revue Lien social et Politiques souligne trois événements majeurs : la parution de son 75e numéro, son passage au libre accès complet en version numérique – depuis le 1er janvier  – et la possibilité de consulter, dans ce même format, l’ensemble des articles parus depuis 1979, sous l’ancienne appellation de la Revue internationale d’action communautaire, grâce à un important travail de numérisation des numéros qui n’étaient autrefois accessibles qu’en version imprimée.

Il est vrai que la revue Lien social et Politiques célèbre la parution de son 75e numéro. En fait, on pourrait dire qu’elle célèbre son 100e numéro, ou même son 115e si l’on prend en compte sa filiation, qui l’a conduite de son premier titre de Centro sociale paru en Italie en 1958 (nos 1 à 12), à celui de International Review of Community Development, à partir de 1965 (nos 13 à 40), publiée en Italie toujours jusqu’en 1978, puis à celui de Revue internationale d’action communautaire / International Review of Community Development (nos 1/41 à 31/71 dans sa double numérotation), publiée au Québec en collaboration avec des équipes éditoriales de France, de Belgique et de Suisse jusqu’en 1994, et finalement à celui de Lien social et Politiques (nos 32 à 75) toujours publiée au Québec et en collaboration avec une équipe française, de 1994 à aujourd’hui. Cinquante-sept ans, donc, à raison de deux numéros par an.

Une filiation non seulement chronologique, ininterrompue, mais une filiation surtout sociale et politique autour des enjeux de la recherche académique et de sa pertinence pour l’action sociale et politique. Cette production permet de documenter, avec un corpus accumulé d’environ 1400 articles de provenances nationales très diverses, les configurations sans cesse évolutives des débats relatifs à l’État, à son rôle dans son rapport à la société civile et au marché, aux politiques publiques, au lien social, aux associations, aux communautés, à la participation, aux formes de démocratie et de citoyenneté, aux mobilisations et aux mouvements sociaux, à la production et au rôle du savoir et de la connaissance dans leur rapport à l’action sociale et politique.

Adriano Olivetti et la Fondation Olivetti

Les origines de la revue sont intéressantes au plan politique car elles témoignent d’un projet – qu’on qualifierait aujourd’hui d’utopie politique – de contribuer à construire une société fondée sur des valeurs démocratiques de participation citoyenne, au sortir de la Guerre en Europe et dans un con-texte de guerre froide et de plan Marshall de reconstruction nationale. Dans le cas de l’Italie, soumise au régime fasciste de Mussolini entre 1925 et 1945, il s’agit de proposer le projet d’une société qui ne soit ni catholique, soumise au pouvoir ou à l’influence de l’Église romaine et de la démocratie chrétienne, ni communiste, soumise à celui du Parti communiste, très puissant au sortir de la Guerre, mais républicaine, fondée sur les valeurs républicaines, les droits universels et la participation populaire directe. Pour cela, il fallait une élite éclairée, non compromise, porteuse d’un projet politique républicain, de ressources financières et de territoires d’expérimentation bien circonscrits.

Ces conditions seront réunies, au sortir de la Guerre, par et autour d’un réseau d’intellectuels reconnus en Italie, parmi lesquels on retrouve un entrepreneur industriel exceptionnel : Adriano Olivetti, propriétaire et directeur d’une entreprise de mécanique de pointe fondée au début du XXe siècle à Ivrea, près de Turin – centre industriel du Nord de l’Italie –, une entreprise familiale internationale de machines de bureau, puis d’ordinateurs, rachetée en partie par IBM à la fin des années 1970. Cette entreprise est aujourd’hui intégrée au consortium Telecom Italia, présent dans une cinquantaine de pays. Adriano Olivetti (1901-1960), outre sa fonction de chef d’entreprise, sera élu maire d’Ivrea, la ville proche de Turin, au pied des Alpes italiennes et du Val d’Aoste où sont implantées ses usines. Il créera et financera, dès 1947, le Movimento Comunità, mouvement politique visant à développer des communautés locales de travail, d’éducation populaire à la démocratie et de participation politique, luttant contre les élites locales catholiques compromises par le fascisme et la corruption.

Très compétitives sur le plan international[1], les usines Olivetti connaissent une expansion sans précédent après la Guerre, qui permet de financer des réalisations sociales dans l’entreprise aussi bien que dans son environnement. Une architecture spécifique permettant aux travailleurs de bénéficier de conditions matérielles de travail exceptionnelles, de postes de travail ergonomiques et de cafétérias aux menus équilibrés – n’oublions pas que nous sommes au sortir de la Guerre dans un pays dévasté – caractérise l’approche industrielle d’Olivetti. Les bâtiments des usines seront conçus par des architectes italiens, sous la supervision de Le Corbusier – certains d’entre eux sont classés aujourd’hui au patrimoine architectural de l’UNESCO. Olivetti essaie de faire en sorte que ses ouvriers échappent à la coupe du Parti communiste en évitant une syndicalisation à la CGIL (la CGT française). Pendant une quinzaine d’années, durant les périodes hivernales où ils ne peuvent travailler aux champs, les paysans des montagnes environnantes sont invités à fournir les pièces nécessaires à des montages de petite mécanique de précision et de décolletage nécessitant le recours à une main-d’oeuvre abondante et minutieuse, leur assurant ainsi un revenu de travail à domicile pendant la saison morte.

L’ambition d’Adriano Olivetti est de construire le modèle réduit d’une société qu’on pourrait qualifier d’autogérée, que lui appelait alors « communautaire ». L’utopie finira avec la mort de son inspirateur, en 1960. Elle n’en a pas moins laissé des traces permettant la création de nombreuses initiatives : des centres communautaires dans plusieurs régions et villes d’Italie, une maison d’édition (Edizioni Comunità ) et plusieurs revues d’art, de design (Olivetti est considéré comme un des fondateurs du mouvement de Design italien), d’architecture, mais aussi de sciences sociales en matière d’aménagement urbain et régional, d’urbanisme, de sociologie et de développement communautaire.

C’est dans le but d’étudier les nouvelles structures communautaires et les questions d’insertion locale qu’Adriano Olivetti favorise la création du Centro di Sociologia della Cooperazione, sous la responsabilité d’Albert Meister, qui sera membre associé à partir du début des années 1970, du Centre de sociologie d’Alain Touraine à Paris et codirecteur associé de l’International Review of Community Developement. La sociologie de la coopération couvrait autant l’autogestion (Meister étudiera Tricofil à St-Jérôme au Québec en 1975, « l’utopie des ouvriers-patrons ») et l’animation des structures coopératives, que le développement communautaire. Le centre communautaire, lieu local de réunion de tous les habitants, est alors considéré comme la pièce maîtresse du dispositif de l’animation sociale, de la vie locale et de la mise en route des institutions nouvelles fondées sur la participation de tous les habitants ou usagers.

Dès ses origines, dans la pensée d’Olivetti, le centre communautaire, établi dans chaque commune de la région, est considéré comme la cellule de base du Mouvement. C’est là que les militants peuvent se rencontrer et préparer leurs actions sur le plan local. Car, outre une préoccupation de diffusion de culture populaire, leur but final est politique au sens large du terme. Par là, il faut entendre que toute activité doit tendre à intéresser l’individu à la gestion du centre certes, mais aussi de sa commune, et à l’amener progressivement à s’intéresser à la vie politique sur le plan national, à lui faire prendre conscience de la puissance de l’union et de la coopération.

Centro Sociale

La revue a connu plusieurs phases dans son évolution. La première, la publication de Centro Sociale, en italien, de 1958 à 1963 donna suite à la Conférence internationale des centres communautaires, settlements et centres sociaux tenue à Berlin en 1956. La revue, financée par le Movimento Comunità, devait permettre de faire connaître des expériences et de faire communiquer les animateurs, les sociologues et psychosociologues qui, rares encore, s’intéressaient aux communautés de base, à la vie locale et à l’innovation sociale. C’est dans ce contexte que naîtront, toujours avec l’appui d’Olivetti, des institutions de formation de travailleurs sociaux et d’animateurs comme le CEPAS (Centro di Educazione Professionale per Assistenti Sociali) à Rome, première école universitaire de formation à l’animation sociale. C’est aussi l’époque où l’UNESCO, en collaboration avec le CEPAS et la Fondation Olivetti, soutient des projets de développement communautaire dans les Abruzzes, mais aussi à Matera dans la zone des Sassi, les habitations troglodytes insalubres. Les étudiants du CEPAS animent ces terrains de développement social et les étudient sous la direction d’Anna-Maria Levi et d’Albert Meister, directeur du Centro di Sociologia della Cooperazione, entre autres.

Sur le plan institutionnel, l’ambition d’Olivetti, du Mouvement Comunità et plus tard de la Fondation Olivetti, créée en 1962 après le décès d’Adriano, est de transformer l’Université, dominée dans le champ des sciences sociales par « l’impérialisme des facultés de droit », institution jugée « féodale » par Olivetti. Il s’agit pour lui de dégager la sociologie et la science politique de l’emprise de la philosophie et de l’idéologie. C’est pourquoi, avec la création des Éditions Comunità, Olivetti diffusera en italien les oeuvres d’Emmanuel Mounier, de John Dewey et de Jean Piaget, entre autres, qui valorisent les approches expérimentales et les visions constructivistes de la réalité, les méthodes de recherche fondées sur les données et l’expérimentation. De là découle son intérêt pour le développement communautaire en tant que discipline fondée sur des expérimentations locales accompagnées d’un appareil systématique de cueillette de données et d’évaluation.

International Review of Community Development

C’est dans le cadre de ces débats qu’en 1964, Centro Sociale se transforme en International Review of Community Development, élargissant ses perspectives, ses collaborateurs et son lectorat, passant d’une revue italophone à une revue quadrilingue (italien, anglais, français, espagnol), mais en fait surtout anglophone, avec des collaborations nombreuses en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et des articles en particulier relatifs à l’Inde, modèle du développement communautaire. Le terme community development avait été mis à la mode par une publication des Nations Unies, Social Progress through Community Development, dès 1953. C’était l’époque où l’on sentait naître les indépendances des pays coloniaux; les puissances coloniales s’efforçaient de les « préparer », c’est-à-dire, bien souvent, de les circonvenir. Les pays européens se relevaient péniblement de la guerre et, sur la lancée de l’idéalisme de la Libération, voyaient surgir de nombreuses expériences de reconstruction et de développement régional que l’on désirait fondées sur la participation des populations concernées.

Le passage de Centro Sociale à International Review of Community Development se produira sous la direction d’Anna-Maria Levi, avec la collaboration d’Albert Meister jusqu’en 1978. À cette date, la Fondation Olivetti cesse de financer la revue, à la suite de l’intégration partielle des entreprises Olivetti et Underwood, spécialistes des machines à écrire, et de la réduction importante des budgets de la Fondation qui s’ensuit. C’est alors qu’Anna-Maria Levi et Albert Meister proposent à Frédéric Lesemann, qui travaillait avec Meister, de reprendre la revue, quitte à en transférer le siège de Rome à Montréal. Il faut dire que, dès les années 1970, la critique sociologique et sociopolitique des notions de développement et de sous-développement était devenue de plus en plus virulente, en même temps que s’évanouissait l’illusion que le développement économique puisse entraîner de lui-même le développement social. On réalisait qu’on ne pouvait penser le développement à l’échelle locale et communautaire sans qu’existe une volonté étatique de promouvoir activement l’équité à l’échelle nationale. À la vision consensuelle qui avait prévalu dans les divers projets de développement communautaire allait rapidement succéder une vision et des pratiques hautement conflictuelles. Ces évolutions matérielles et idéologiques, ancrées et partagées au plan international, allaient contribuer à redéfinir les orientations de la revue à l’occasion de son transfert à Montréal.

Revue internationale d’action communautaire / International Review of Community Development

À la fin des années 1970, le Québec est encore en pleine effervescence autour de la question de l’indépendance nationale. Mais la question était aussi sociale, car les groupes d’animation sociale et les comités de citoyens dans les quartiers et en région débattaient de la question de savoir quel type de société ils voulaient contribuer à voir naître en termes de participation populaire, de justice et d’équité sociales et par quels types d’actions ils travailleraient à son avènement. Plusieurs sociologues et politologues confirmés ou en formation s’impliquaient dans l’action locale ou régionale et la question des rapports entre les théories et cadres d’analyse politiques, et les pratiques de mobilisation étaient au coeur des débats. Que pouvait-on apprendre de la participation des citoyens, des pratiques qu’ils met-taient en oeuvre, bref, des connaissances empiriques qu’ils produisaient ? Ces questions allaient être pour quelques années au coeur des numéros de la Revue internationale d’action communautaire / International Review of Community Development.

Autre changement majeur, la revue allait maintenant être publiée exclusivement en français. En effet, il était impossible d’envisager, dans le Québec de la fin des années 1970, que des Québécois francophones ne publient pas en français et ne s’adressent pas à un lectorat francophone. Le comité de rédaction avait été mis en garde par les éditeurs de revues scientifiques en sciences sociales : si vous acceptez de publier une revue bilin-gue (français-anglais) vous serez submergés d’articles en anglais, tellement le volume de production anglophone (canadienne et, inévitablement, états-unienne) est disproportionné par rapport à la production francophone. Pour garantir un volume suffisant d’articles en français, ainsi que des lecteurs et des abonnés francophones en nombre suffisant, il fut décidé de chercher des collaborateurs dans les trois autres pays francophones d’Europe : la France, la Belgique et la Suisse. La revue se retrouva donc avec quatre comités de rédaction nationaux, coordonnés depuis le Québec. Cette structure occasionna de constantes tensions relativement aux choix d’articles et à la légitimité du pouvoir de décision. Après quelques années, les comités belges et suisses se retirèrent. La revue pris alors le format qu’on lui connait aujourd’hui : une revue codirigée par deux comités de rédaction, l’un français, l’autre québécois, avec une instance de décision partagée par une direction québécoise en collaboration avec une codirection française.

Lien social et Politiques

Dans les années 1990, collègues québécois et français eurent à débattre de la pertinence du titre de la revue pour la France, tout particulièrement. Les Français insistèrent : la notion de « communautaire » n’avait de toute évidence pas le même écho dans leur pays. Elle pouvait même donner lieu à de véritables réticences, le « communautaire » risquant d’être associé au « communautarisme », c’est-à-dire à l’antithèse des valeurs de la République. On est au-delà de l’opposition gauche-droite structurante en France du débat politique et des sciences sociales : le communautarisme, inévitablement associé aux « communautés ethniques confinées à leurs ghettos » est radicalement antinomique avec la citoyenneté « à la française ». Abîme donc entre deux univers culturels et politiques.

La négociation ne fut toutefois pas difficile, car, avec les années de collaboration et une trentaine de numéros publiés conjointement sous le titre RIAC/IRCD, la revue avait fait sa place dans le milieu académique, mais aussi dans celui de l’action sociale, tant au Québec qu’en France. Elle s’était dégagée de la pression à la militance sociale des premières années pour entrer de plain-pied dans le débat de la pertinence des connaissances produites au plan théorique ou issues des pratiques de terrain. La revue pouvait ainsi assumer pleinement son statut de revue académique, avec les exigences de rigueur qui s’imposent, sans rompre pour autant avec les milieux d’action. Cette évolution s’inscrivait dans celle qui caractérisait l’institution universitaire, tant au Québec et au Canada qu’en France et, en fait, dans quasiment tous les pays de l’OCDE : quelle est la pertinence des connaissances de sciences sociales produites par la recherche universitaire pour les politiques publiques ? C’est dans cette mouvance des débats relatifs à la pertinence de la recherche, des travaux et des publications de recherche que la revue trouva naturellement sa place et sa pertinence. Dès lors, elle pourra formuler de manière plus explicitement conceptuelle son titre en faisant du concept de « lien social » dans son rapport aux « Politiques » son nouveau titre, renonçant du même coup au titre plus idéologique voire méthodologique d’« action communautaire ».

Des choix éditoriaux majeurs : interdisciplinarité et international

Depuis l’origine, cette revue respecte une ligne éditoriale originale, ambitieuse et exigeante. Elle fait d’abord la promotion de l’interdisciplinarité, héritée des premières vies de la revue. En refusant l’enclavement dans un modèle de construction disciplinaire, modèle qui veille scrupuleusement à assurer et sécuriser les frontières de chacune d’entre elles, la revue a su très vite établir des dialogues entre des chercheurs préoccupés d’appuyer leurs connaissances sur des travaux empiriques, mais aussi de s’atteler au pari risqué de s’intéresser à des problèmes publics, fortement marqués par des débats non académiques et partisans. Il a parfois fallu payer le prix de ce choix initial : celui d’être classé dans les revues dites de « débat », par rapport aux revues académiques. Mais en maintenant le cap, la revue en a aussi tiré de très nombreux bénéfices. Ses animateurs ont peut-être eu raison avant les autres des risques d’épuisement de la logique disciplinaire qui, en durcissant les frontières académiques, a aussi failli à sa mission, celle de mobiliser toutes les connaissances, théories et modes d’intelligibilité pour aborder ensemble des problèmes et des objets communs.

On mesure aujourd’hui l’importance de cette interdisciplinarité qui organise moins les connaissances par disciplines, voire par modèles théoriques ou écoles de pensée, mais bien davantage par chantiers de recherche et de réflexion. Les défis contemporains en matière de développement, d’environnement, de santé, d’éducation et de migrations, pour ne donner que quelques exemples, soutiennent la pertinence de notre choix de départ. C’est ainsi que la revue a, depuis les origines, fait dialoguer des sociologues, des politistes, des historiens, des géographes sociaux, des économistes, des juristes…, des chercheurs en sciences sociales, en somme, sur des enjeux communs, tout en veillant à nourrir le plus possible le dialogue avec des champs professionnels et en leur donnant l’espace pour penser, en suspendant la logique de l’action.

Le deuxième choix éditorial fort et tenu sur la longue durée a été celui de l’international ; non pas une vision ampoulée et parfois prétentieuse de la comparaison internationale, mais bien une fois encore une vision exigeante, imposant des dialogues complexes entre des configurations non seulement nationales, mais même continentales. On mesure rétrospectivement les formidables richesses du dialogue franco-québécois « si loin et si proche », comme le titrait un fort beau colloque tenu à Montréal en 2014, auquel LSP a apporté sa contribution[2]. Le pari de l’entretien de notre dialogue sur des décennies permet aujourd’hui d’apprécier les apports de ce regard croisé, ce dont chacun pourra désormais faire l’expérience avec le libre accès à plus de 25 années de mises en regard.

Un baromètre de la recherche en sciences sociales sur un quart de siècle

Un dernier choix éditorial a été de proposer des dossiers thématiques, faisant de chaque livraison un bilan, un état de la question, une mise en problème et une plongée empiriquement fondée sur des sujets centraux pour l’heure, avec le souci de la confrontation internationale. Le principe de construction de chaque numéro a été d’identifier, de part et d’autre de l’Atlantique, des sujets de réflexion, de recherche et de débat que nous souhaitions documenter. Cette idée de veiller pour chaque livraison à mobiliser ces regards croisés entre Amérique du Nord et Europe a nécessité parfois des efforts substantiels, démontrant les décalages, les intervalles de temps entre les enjeux sociopolitiques de nos deux continents. Nous avons souvent mesuré les écarts d’intensité de certains débats entre les deux continents, ou bien l’antériorité d’une thématique dans l’un par rapport à l’autre. Mais la confrontation entre les perspectives ou les modes d’expression de la recherche sur chaque thématique a toujours été riche d’enseignements.

Cet ensemble de choix éditoriaux a fait de cette revue un véritable observatoire des évolutions économiques, politiques et sociales qui ont marqué les dernières décennies. Ce numéro spécial propose d’en témoigner en réunissant un florilège d’articles sur une sélection de thèmes que nous avons souhaité prendre en exemple. Le lecteur pourra à cette occasion identifier les reprises, les revivals, mais aussi les décalages, les déplacements et les bouleversements parfois d’angle de lecture.

Présentation des thèmes et des articles choisis

Comment faisait-on de la recherche en sciences sociales dans les années 1980 ? Comment s’est transformé l’état des rapports entre la science et la société depuis 40 ans ? Sur quels enjeux portaient les débats sur le rôle social de l’État il y a 30 ans ? Les formes des luttes sociales se sont-elles transformées au fil du temps ? La question des frontières a-t-elle toujours mobilisé les chercheurs dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, à l’ère de la « crise des migrants » ?

Les articles publiés dans la revue LSP/RIAC depuis 1979 sont un témoin privilégié de l’évolution des réflexions sur les savoirs et sur plusieurs autres enjeux sociaux qui ont été repris au fil de nos numéros thématiques. Le numéro 75 propose un regard rétrospectif commenté sur quatre de ces thèmes : « Savoirs », « État social et pauvreté », « Luttes sociales » et « Migrations, identités et frontières ».

Comme il a été dit précédemment, la question du savoir est au coeur du projet intellectuel de la revue depuis sa création. De l’éducation populaire et la recherche-action à la mobilisation et la co-construction des connaissances, de l’engagement militant des chercheurs à la recherche utile : les débats autour de la production et la diffusion des savoirs se sont-ils vraiment renouvelés ou utilise-t-on simplement des mots différents pour décrire des réalités semblables ? Pour la présentation de ce thème, les responsables ont mobilisé 18 textes parus dans sept numéros différents, de 1979 (no 2) à 2011 (no 65). Ils en ont sélectionné sept, qui sont reproduits dans ce numéro. Ces articles sont, entre autres, les témoins des efforts constants pour démocratiser le savoir; efforts qui n’ont cependant pas toujours produit les résultats attendus. Les universitaires, acteurs centraux dans ce débat, sont invités à poursuivre leur réflexion sur le rôle de leurs propres savoirs.

En trois décennies, les analyses sur le rôle social de l’État et la pauvreté ont pris des orientations fort différentes. Portée par les mouvements sociaux, la critique de l’État dans les années 1980 est d’abord centrée sur sa dimension technocratique. Mais, bientôt, la « crise de l’État-providence » et ses impacts pour les politiques sociales mobiliseront toute l’attention des chercheurs. Dans la décennie suivante, les perspectives d’analyse s’intéressent de plus en plus aux solidarités sociales. Le recours à la société civile, pour pallier le retrait ou les déficiences de l’État, contient une invocation à la respon-sabilité individuelle qui ne fera que s’accentuer par la suite. De la crise des années 1980 à la question des inégalités des années 2000, les réflexions sur la transformation de l’État rendent nécessairement compte de l’état des rapports de pouvoir dans la société. Les 16 textes utilisés par les responsables pour présenter ce thème ont été publiés dans huit numéros de LSP/RIAC, entre 1985 (no 13) et 2011 (no 65). Six articles ont été sélectionnés pour rendre compte des plus importants débats sur l’État social et la pauvreté.

Les mouvements sociaux, acteurs majeurs de la critique du rôle de l’État dans les années 1980, ont eux-mêmes été un objet d’étude de premier plan pour les auteurs qui ont participé aux publications de la revue LSP/RIAC. L’analyse des six numéros choisis par les responsables du thème des luttes sociales démontre que, s’il existe une certaine permanence des thématiques abordées dans ce domaine, il est clair que la nature des conflits sociaux et la forme même des mouvements sociaux se sont transformées au fil des décennies. Les analyses les plus récentes montrent, par exemple, qu’à côté des appareils et mouvements sociaux traditionnels, tels que les partis et les syndicats, de nouveaux mouvements, organisés en réseaux et favorisant l’action directe, ont investi le théâtre des luttes des années 2000. Douze textes ont été consultés par les responsables de ce thème pour rendre compte de son évolution entre 1980 (no 3) et 2012 (no 68); elles en ont choisi cinq aux fins de réédition dans ce numéro, parmi lesquels figurent d’ailleurs certains des articles les plus marquants de la revue.

Si l’idée du thème sur les mobilités, identités et frontières s’est d’abord imposée dans le contexte actuel de « la crise des migrants », les membres du comité de rédaction de la revue LSP ont rapidement réalisé que ces questions avaient fait l’objet de la publication de nombreux numéros, depuis son tout premier en 1979. Dix numéros (et 16 articles), parus entre 1979 (no 1) et 2012 (no 68), ont en effet été mobilisés pour en extraire la synthèse présentée par les responsables de ce thème. Les chercheurs se sont d’abord intéressés à l’accueil et à l’intégration économique des nouveaux arrivants. Puis les enjeux culturels et identitaires ont surgi et, avec eux, un nouveau vocabulaire : cosmopolitisme, pluriethnicité, relations interethniques, métissage et diver-sité. Dans les années 1990, les analyses se sont tournées vers le vécu des immigrants et leur parcours de vie. Au début des années 2000, les débats sur la mondialisation ont produit de nouveaux questionnements sur les frontières, la citoyenneté, les solidarités transnationales et l’espace de vie des migrants. Six articles ont été sélectionnés par les responsables pour rendre compte d’une thématique où le choix des mots – des concepts – semble occuper un espace de débat aussi important que les enjeux dont ils rendent compte.

Si les sciences sociales ont bien une vocation qu’il est précieux d’entretenir, c’est de lutter contre l’amnésie. Nous espérons y avoir contribué avec la réunion de ce numéro spécial. Que tous ceux qui y ont participé en soient remerciés.