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Après le concile Vatican II, l’Église a vu naître de nouvelles réalités ecclésiales qui proposent à leurs membres la pratique évangélique de la sequela Christi au moyen d’un engagement (voeux ou promesse), sans pour autant abandonner le monde. Cet état de fait souligne l’actualité de la vocation spéciale à une consécration séculière qui trouve son fondement dans la consécration baptismale et dont l’origine remonte aux premiers temps du christianisme : pensons à l’exemple des vierges consacrées des iiie et ive siècles, au temps de saint Ambroise[1].

Dans les années 1930, outre le développement d’une conscience laïque, l’Église vit aussi fleurir des institutions ou sociétés qui furent ensuite reconnues canoniquement sous la forme juridique des instituts séculiers. Dans une logique de continuité, on aurait pu s’attendre à un accueil plus marqué de cette réalité dans les documents conciliaires. Le silence qui prévalut a semblé, à l’inverse, quelque peu surprenant. En effet, de nombreux membres de ces instituts s’attendaient à ce que le Concile souligne la nature et l’action spécifique de ces réalités considérées comme une nouveauté en cette période et qu’il précise leur place particulière dans le corpus de l’Église. À la clôture du Concile, quelques-uns manifestèrent leur déception par rapport à une attente demeurée vaine en dépit des multiples occasions propices pour évoquer les instituts séculiers, ce qui aurait été bien naturel : par exemple, dans les chapitres V et VI de la Constitution dogmatique sur l’Église, dans le Décret sur le renouvellement de la vie religieuse (nos 1 et 11) et dans la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde contemporain[2].

Même si les instituts séculiers sont à peine mentionnés, je tenterai de faire une brève présentation de l’histoire de ces institutions dans les années antérieures à Vatican II, à la lumière du travail effectué par ceux qui contribuèrent en particulier à leur reconnaissance juridique ; à ce titre, je me réfère aux clarétains Tabera[3] et Larraona. Ce dernier occupera, à partir de 1950, le poste de Secrétaire de la Sacrée Congrégation pour les Religieux, et à partir de février 1951, celui de Préfet. Il eut ainsi l’occasion de collaborer à la réorganisation de la congrégation, au redimensionnement de quelques instituts et à la fondation de nouvelles congrégations religieuses. Pendant le temps de ces mandats, il se consacrera notamment à une réorganisation de la structure interne de la vie religieuse et à la définition de méthodes d’apostolat plus adaptées aux nécessités de son temps.

I. La vie consacrée laïque avant le concile Vatican II[4]

Pour parler de la vie consacrée séculière avant Vatican II, il convient de tenir compte du contexte historico-théologique de la vie religieuse durant cette période. Un regard rétrospectif sur les années précédant le Concile montre que les documents du magistère ne fournissaient aucune reconnaissance ou définition explicite de la valeur dogmatique, morale ou pastorale de l’état religieux. On se référait aux données juridiques, aux approbations particulières, aux évaluations historiques génériques, en l’absence de tout texte dogmatique qui expliquât le sens évangélique ecclésial, social et eschatologique de l’état religieux ou qui fournisse des développements théologiques majeurs[5]. Cela était dû à une vision trop étroite de la vie consacrée et à la multiplicité des modes dans lesquels celle-ci pouvait et devait être vécue selon la volonté de Dieu et son infinie créativité.

Dans ce contexte, il faut signaler qu’à partir de la fin du xixe siècle, étaient apparues au sein de l’Église de nombreuses associations de fidèles qui voulaient vivre une vie toute consacrée à Dieu pour leur propre sanctification et celle des autres, souvent en restant dans le monde, sans habit religieux ni voeux publics qui puissent les assimiler aux instituts religieux. Pour cette raison, de telles sociétés étaient considérées comme séculières et non comme religieuses. La multiplication des fondations de type séculier dans différents pays et leur constant ballottement entre la Sacrée Congrégation du Concile et celle des Religieux en raison de leur physionomie non encore bien définie, conduisit, en 1945, à la nomination par la Sacrée Congrégation pour les Religieux d’une commission spéciale mixte chargée de définir la nature et la place juridique de ces associations de fidèles. En l’absence de consécration publique comme pour les religieux, ces dernières étaient considérées comme laïques et soumises au droit commun des associations de fidèles. Par ses travaux, le sous-secrétaire de la Sacrée Congrégation pour les Religieux, Arcadio Maria Larraona, joua un rôle clé à travers l’étude juridique des demandes d’approbation qui arrivaient. Son engagement en faveur de la vie consacrée à cette période sera d’une grande importance durant le Concile.

Au terme des travaux, la commission fit part au pape Pie XII de son désir et de l’opportunité d’un document pontifical qui sanctionne, avec son autorité apostolique, une nouvelle forme de consécration dans le monde : les instituts séculiers. Cela se concrétisa à travers la Constitution apostolique Provida Mater Ecclesiae, du 2 février 1947[6], le Motu Proprio Primo Feliciter (12 mars 1948)[7], et l’instruction de la Sacrée Congrégation pour les Religieux Cum Sanctissimus (19 mars 1948). L’Église établît ainsi un nouvel état de perfection, donnant une forme et une reconnaissance juridique aux associations de fidèles qui, tout en accomplissant leur apostolat dans le monde et vivant une vie complètement séculière, professaient les conseils évangéliques, ce qui les rendait semblables, en substance, à l’état canonique des religieux.

Quelles furent les motivations théologiques en faveur d’une telle reconnaissance ? Les clarétains Gutiérrez, Canals, Escudero et, en particulier, Larraona, qui avaient participé aux travaux de la commission mixte et qui, par la suite, se firent les porte-parole de ces réalités durant leurs travaux comme periti (experts) au concile Vatican II, soutenaient que de tels instituts ne constituaient pas un état canonique, mais seulement un état juridique de perfection avec des membres qui restent dans le monde et mènent une vie religieuse du point de vue du seul aspect théologique de l’état de perfection[8]. Ainsi furent rédigés les nos 5 à 8 de Provida Mater de manière à y évoquer ces nouvelles formes d’associations plus adaptées aux nécessités du temps. Pour ces auteurs, cela se justifiait sur un double plan, théologique et juridique. Du point de vue théologique, la pratique des conseils évangéliques suffisait pour se situer dans l’état de perfection. Du point de juridique, les voeux solennels et la vie commune étant des éléments nécessaires pour appartenir à l’état canonique des religieux, les instituts séculiers ne pouvaient être considérés comme des instituts religieux à part entière, car ils étaient dépourvus de ces éléments. Ils devaient ainsi demeurer séculiers, mais dans un état de perfection spécial qui leur fût reconnu comme tel par l’Église[9].

Dix ans après la promulgation de la Provida Mater, Larraona fit un exposé au second congrès général des états de perfection, en décembre 1957. Le secrétaire de la Congrégation pour les Religieux exposa clairement la théologie et les motivations fondant ces instituts qui, de fait, auraient pu être présentés par la suite dans les séances conciliaires, au sein de la commission centrale préparatoire[10] :

L’Église a déclaré que la substance de la vie de consécration est possible dans le monde dans lequel, avec la grâce divine, la vie peut être organisée de manière à pouvoir reconnaître en elle un véritable état de perfection, égal aux autres en la substance, et pouvant s’ajouter à ceux-ci […].

Pour ce nouvel état de perfection, l’Église n’a pas retenu ce qui est formel et sanctifiant dans l’état de perfection religieux. Elle n’a pu poser autrement que comme essentiel au nouvel état de perfection, que ce qui lui est vraiment substantiel, réitérant ainsi que de cette substance, et ce d’autant plus dans ce nouvel état, devaient être écartés, pour motif d’incompatibilité, les autres éléments qui complètent et protègent la profession de la perfection dans la vie religieuse. Outre ce que la sainte Église a posé, il y a aussi une bonne partie de choses complémentaires qui se retrouvent dans la vie commune, que la sainte Église dans sa sagesse maternelle, a pourtant permises dans la mesure où elles sont compatibles avec la sécularité qui se devait et se voulait d’être respectée (vie commune non canonique) […].

Ainsi, l’institut séculier, du point de vue théologique et ascétique, est un état de perfection substantiellement complet, qui n’exclut pas ces éléments complémentaires qui s’harmonisent avec la substance et avec le mode de sécularité professée. La vie du membre d’institut séculier devant être substantiellement religieuse, et consacrée à travers l’obligation de perfection qui doit être acquise, pratiquée, exercée, il s’ensuit par conséquent que l’état de perfection doit être vécu de manière : 1) extensive, il doit embrasser toute la vie de telle manière que toute la vie et tout en elle tende à la perfection et convertisse la vie même en instrument et exercice de la sainteté ; 2) intensive, il comporte non seulement l’observance des préceptes, mais une observance qui doit être parfaite ; 3) il ne doit pas se contenter des préceptes, mais accepter et professer les conseils, comme expression d’une volonté de perfection qu’ils alimentent et comme instruments qui, même s’ils ne sont pas indispensables, permettent de l’accomplir efficacement ; 4) il faut professer les trois conseils de caractère général, dits évangéliques par antonomase, à travers un lien d’obligation qui soit informé de la vertu de religion, et qui constitue une part fondamentale de vie de consécration[11].

Même si Pie XII, avec sa capacité d’intuition spirituelle et de pénétration théologique, avait reconnu l’action de Dieu qui poussait un certain nombre de laïcs à vivre une vie consacrée in saeculo, et avait ainsi ouvert de nouvelles voies et perspectives, on ne peut nier que la tendance générale ne correspondait pas à une telle ouverture. Il s’ensuivit un grave désagrément pour ces instituts qui ne pouvaient pas rentrer dans la définition juridique des congrégations ou des instituts religieux. Un approfondissement manqué de la théologie du laïcat et une certaine incompréhension de quelques fondements théologiques de la vie religieuse, s’ajoutant à une vision étroite de la vie consacrée et de sa typologie multiple, ont généré des incompréhensions, des gênes et des tensions et, quasi inévitablement, des réactions excessives[12]. De telles positions seront ensuite sources de conflits et de lacunes dans la rédaction des documents conciliaires. Les circonstances qui ont pu ensuite justifier l’insuffisante réception d’une doctrine déjà pourtant clairement définie par le Magistère pontifical apparaissent de manière évidente.

II. Phase préparatoire du concile Vatican II

Au concile Vatican II, la question des instituts séculiers comme forme de consécration laïque, insérée initialement dans quelques schémas préparatoires, fut ensuite reprise dans les discussions sur la vie religieuse. Le thème des instituts séculiers et de leur place dans l’Église revient avec une certaine fréquence dans les propositions parvenues à la commission ante-préparatoire. De nombreux évêques reconnaissent ne pas avoir saisi la valeur, l’originalité et la richesse de ce type de vie consacrée qui ne fait pas partie de la vie religieuse. Cela est démontré par le regroupement des observations des évêques sur les instituts séculiers sous la bannière des religieux. Ils demandaient de mieux clarifier la nature, le rôle et l’apostolat de ces instituts, leur rapport avec les évêques et les curés et avec l’Action catholique ; enfin, ils suggéraient d’élaborer une législation canonique spécifique à partir de la constitution Provida Mater qui les reconnaissait dans l’Église[13].

Le 5 avril 1960, la Congrégation pour les Religieux fit parvenir ses propositions à la commission ante-préparatoire. La relation, signée par son secrétaire, le père Paul Philippe, contenait en substance tout le travail élaboré par ce dicastère sous la direction de son prédécesseur, le cardinal Arcadio Maria Larraona, nommé peu de temps auparavant préfet de la Congrégation pour le Culte divin et membre de la commission ante-préparatoire. Il est facile d’y reconnaître son influence. Y sont présentés les points essentiels sur les instituts séculiers sous le titre d’« états de perfection » et il est recommandé d’utiliser ce terme au lieu d’« état religieux » afin de mieux refléter toute la typologie des « Instituts de perfection ». Les instituts séculiers étaient décrits comme ces institutions dont les membres aspirent à la perfection chrétienne, exerçant pleinement l’apostolat et vivant les conseils évangéliques « dans le siècle[14] ».

D’autre part, il est significatif que la contribution envoyée par la Congrégation du Concile, le 26 mars 1960, présente une vision plus large de la nature et du rôle de ces instituts. En fait, le sous-comité De laicatu catholico reconnaissait pleinement les instituts séculiers autant que les laïcs séculiers et, par conséquent, la nécessité de ne pas les faire dépendre de la Sacrée Congrégation pour les Religieux[15] ; ils étaient comparés aux tiers ordres et, du point de vue juridique, en étaient distingués de par leur consécration à Dieu à travers l’émission des voeux qui les établissaient dans un état de perfection, sans pour autant qu’ils abandonnent leurs activités dans le monde[16]. En prenant part aux deux capacités primordiales des laïcs, celle de l’édification du Corps du Christ et celle de la sanctification du monde, les instituts séculiers pouvaient contribuer à donner à l’apostolat une efficacité en vertu de leur consécration, garantissant en même temps un plus grand dévouement. Enfin, il fut proposé que ceux-ci soient inclus dans le Code de Droit canonique avec les tiers ordres séculiers, sous la compétence de la Congrégation du Concile chargée des associations de fidèles et de l’apostolat, avec lesquels ils pouvaient collaborer tout en suscitant parmi eux de nouvelles vocations pour de tels instituts[17]. Les deux éléments caractéristiques de la consécration et de l’apostolat dans le monde seront par la suite mis en évidence par Alvaro del Portillo, au cours de la réunion de la commission pontificale préparatoire De Religiosis, le 28 mars 1961, en ce qui concerne les instituts séculiers[18].

Nombreuses furent les propositions parvenues à la commission De Religiosis durant la phase préparatoire. À titre d’exemple, je relèverais pour leur clarté et leur cohérence les suggestions d’un comité de 27 instituts séculiers d’Allemagne et d’Autriche convoqués le 8 février 1961 à Francfort pour une conférence préparatoire à Vatican II et réunis par la suite en un comité d’action[19]. Le 9 décembre 1960, le consulteur, le père Roberto Svoboda[20], présenta à la commission préparatoire De Religiosis, une proposition du comité rédigée en allemand, en même temps qu’un compte rendu officiel préparé par lui en italien. La proposition fut acceptée durant la séance du 16 février 1961 sur la question no 11 De Institutis Saecularibus, présentée par Alvaro del Portillo, de la Prélature de l’Opus Dei. En voici quelques points significatifs du texte[21] :

  1. Les instituts séculiers sont une forme de vie spirituelle particulière, qui a vu le jour pour répondre aux nécessités du temps et répondre avec le langage et la méthode adaptés aux hommes d’aujourd’hui. C’est pourquoi, si l’on pose la question : « Où doivent se trouver les instituts séculiers dans le nouveau Code de droit canonique ? Dans la partie des laïcs ? Dans la partie des religieux ? Ou dans une partie propre ? ». La réponse est : dans une partie propre, comme status perfectionis canonicus saecularis, nettement distinct du statu perfectionis canonico religioso.

    Signalons ensuite deux éléments essentiels à leur nature, d’une part l’oblation inconditionnelle à Dieu avec l’observance des conseils évangéliques (Holocaustum), pour toujours (stabilitas), avec un engagement qui oblige en conscience (vinculum moral) : et cela in saeculo ex saeculo. D’autre part, l’apparence extérieure, absolument séculière, dépouillée de toute réminiscence religieuse.

  2. Les instituts séculiers se fondent sur les paroles de saint Paul, relatives à la diversité des grâces et des charismes dans l’unité de l’Esprit (1 Co 12,4), ayant tous pour objectif de contribuer à l’édification du Corps du Christ, du moment que la racine commune demeure la charité. La spiritualité des instituts séculiers doit être un amour pour Christ vivant qui se réalise dans l’apostolat entre frères et soeurs en Christ.

  3. Comme expression de la charité, de tels instituts viennent à la rencontre des diverses nécessités du monde. Leur champ de travail doit donc être la famille, le chantier, l’école professionnelle, technique, l’université, les simples professions et les divers environnements de travail. Les membres des instituts séculiers proviennent de tous les niveaux de culture, de toutes les classes et de toutes les nationalités, pour exercer partout « l’apostolat du seuil, l’apostolat de l’avant-garde », devenant ainsi des ponts vivants entre un monde sans Dieu et le Règne du Christ pour tous ceux qui le cherchent.

  4. Enfin, ils demandent que ne leur soient pas simplement appliqués les canons du droit religieux, adoptés en d’autres époques, pour d’autres rapports et engagements, et que l’on déclare qu’ils sont une spécificité par rapport aux congrégations et à l’état simplement laïc, afin d’en établir les règles adéquates pour l’accomplissement de leur vocation.

Durant la réunion de la commission centrale préparatoire des 23 et 24 février 1962, le cardinal Valerio Valeri, président de la commission De Religiosis, présenta le travail d’élaboration de quelques chapitres du schéma correspondant, parmi lesquels le no 8, De institutis saecularibus. Il signala l’importance de ces institutions, distinctes des associations de fidèles, des familles et des sociétés religieuses, parce qu’elles constituent une nouveauté dans l’Église, sont régies par un droit propre à partir de la constitution Provida Mater, peuvent être laïques ou sacerdotales, doivent conserver leur forme authentique et être sous la dépendance de l’ordinaire du lieu. L’argumentation du cardinal Valeri restait cependant sur un plan juridique, et n’approfondissait pas leur nature et leur rôle dans l’Église[22]. Le schéma De statibus perfectionis adquirendae, présenté à la commission centrale durant la session du 15 juin 1962, définit les instituts séculiers comme un type d’état de perfection, différent des instituts religieux et des sociétés apostoliques sans voeux. Cette classification était précédée d’un préambule et d’un chapitre sur l’état de perfection (fondement biblique, éléments constitutifs, définition de l’état de perfection et son explication, éléments théologiques et juridiques et différence entre l’état des évêques et celui du prêtre séculier, outre la définition du terme « religieux »)[23].

III. La période conciliaire

Voyons maintenant le début de la période conciliaire. Le thème des instituts séculiers fut inséré dans le schéma des états de perfection, avec les religieux et les sociétés de vie apostolique. Le dossier, que la Congrégation du Concile avait élaboré sur les associations de fidèles et qui incluait les instituts séculiers parmi les laïcs, fut renvoyé par la commission de coordination à une commission mixte, chargée d’en tirer seulement quelques principes à insérer dans le schéma De apostolatu laicorum. Le reste devait être renvoyé à la commission pour la révision du Code de droit canonique[24]. De cette manière disparaissait définitivement la possibilité que cette question soit traitée dans le schéma sur les laïcs. Les instituts séculiers restèrent ainsi insérés dans le texte sur les religieux et, noyés entre les discussions du schéma et l’affrontement entre les visions théologique et juridique, n’obtinrent qu’une brève allusion dans le document final.

Le 28 mars 1963, pendant la session de la commission de coordination, le cardinal Suenens soumit à l’examen les chapitres sur les laïcs (chap. III) et sur les états de perfection (chap. IV) du schéma De Ecclesia ; il proposa que ce dernier soit mis dans une perspective plus large par rapport à celle du schéma préparatoire, celle de la vocation à la sainteté de tous les chrétiens[25]. On voulait ainsi ouvrir de nouvelles perspectives en mettant au premier plan la vocation universelle à la sainteté, dont dérivaient des formes particulières de spiritualité, toutes également pertinentes[26], contrairement à la croyance que la « perfection » appartenait seulement aux religieux ou à ceux qui avaient choisi un autre « état » juridique de consécration.

Dans les observations envoyées à Tabera le 8 juillet 1963, avant la seconde session, le clarétain Anastasio Gutiérrez affirmait que le texte sur les religieux, inclus dans De Ecclesia, n’envisageait pas les éléments juridiques essentiels pour expliquer l’aspect théologique des états de perfection. En ce qui concerne le titre, il fit référence à la proposition initiale du cardinal Larraona de maintenir les mots Status perfectionis adquirendae, qui incluaient les sociétés de vie apostolique et les instituts séculiers, considérés non seulement comme des formes nouvelles, mais bien comme des « états de perfection » du point de vue théologique, mais non juridique, et ainsi non comparables au concept traditionnel de « religieux ». Dans ses annotations au no 5 du schéma sur la nature et la distinction de ces états, Larraona écrivait :

Le n. 5 ne me paraît pas exact dans sa rédaction, ni simple du tout, si l’on veut aussi bien comprendre. En fait, a) les trois formes fondamentales de l’état théologique de perfection et les trois états juridiques de perfection ne se distinguent pas seulement par la nature des voeux […] mais par le contenu des voeux et le contenu aussi de toute la vie de perfection. […] b) j’éviterais le mot « participait » parce qu’il est préférable, comme le font les documents, de considérer les états comme des formes autonomes et des vocations diverses particulières[27].

Sur ce point, le père Georges Cottier, expert des évêques français, signalait, dans une note interne à propos du problème des instituts séculiers, l’opportunité d’inclure ces nouvelles formes de vie dans les états de perfection qui se caractérisaient par la pratique des conseils évangéliques et étaient imprégnés de la vertu de religion. En renforçant la référence à ces deux éléments, on évitait le risque pour les membres des instituts séculiers de minimiser ces exigences et d’affaiblir la vertu de religion[28].

Durant la troisième session, les interventions en faveur de ces réalités ne manquèrent pas. Le 8 octobre 1964, durant l’examen du schéma sur l’apostolat des laïcs, Mgr Van Lierde, vicaire pour la Cité du Vatican, souligna la pertinence de « parler des instituts séculiers, lesquels exercent un véritable apostolat et peuvent revêtir une importance parfois décisive dans l’action, la ferveur et la discipline des associations d’apostolat des laïcs proprement dits[29] ». Un mois plus tard, le 11 novembre 1964, durant la discussion du schéma De accomodata renovatione, le cardinal Ruffini mit en évidence l’absence de toute mention de ces instituts, « lesquels, sans être religieux, sont fondés en vue de l’acquisition de la perfection évangélique et pour l’apostolat[30] ». Le cardinal Richaud proposa un nouveau titre pour le schéma afin qu’il puisse inclure les sociétés de vie commune et les instituts laïcs, avec la notion englobante d’âmes consacrées à Dieu (animae ad Deum deditae)[31]. Dans la même ligne, l’archevêque de Rio de Janeiro, le cardinal De Barros Camara, intervint au nom des 103 évêques du Brésil[32] en proposant carrément de reprendre le titre précédent du schéma De Statibus perfectionis. Enfin, Mgr Fiordelli, évêque de Prato, fit à ce propos une intervention remarquée le 12 novembre 1964, au nom des 82 Pères. Selon lui, le titre du schéma n’était pas adéquat, puisque le concept de « vie religieuse » n’incluait pas cette nouvelle forme de consécration au Seigneur dans ce qu’on appelait les instituts séculiers. Et il ajouta :

Bien sûr, il n’est pas facile de trouver la place adéquate pour parler des instituts séculiers, et ainsi, il n’est pas fait mention d’eux dans le schéma De Ecclesia ni dans celui sur l’Apostolat des laïcs et on les mentionne une fois à peine dans celui sur les religieux. Cela ne va pas. Le Concile, qui veut être pastoral dans ses intentions et veut manifester au monde l’éternelle jeunesse et la capacité d’adaptation de l’Église, aurait dû parler plus largement des instituts séculiers, qui en peu d’années ont connu un grand épanouissement, jouissent de l’estime de la hiérarchie et des fidèles, comptent de nombreuses vocations, accomplissent un grand bien en collaborant — selon leur propre physionomie — à l’apostolat des laïcs et des prêtres, et en se joignant, toujours selon leurs formes propres, au précieux apostolat des religieux et des religieuses. En raison de leur caractère particulier précisément, il n’est pas facile de trouver une place adaptée à leur traitement : les membres des instituts séculiers ne sont pas laïcs comme les autres, puisqu’ils sont offerts totalement au Christ ; ils se sont engagés, avec la reconnaissance officielle de l’Église, à suivre les conseils évangéliques dans la vie séculière ; ils sont devenus formellement consacrés en vertu du voeu ou du serment de chasteté. Mais ils ne peuvent pas non plus être catalogués parmi les religieux, puisque la nature des instituts séculiers diverge profondément de celle de l’état religieux, qui reste, sous tous les aspects, vénérable et toujours très précieux pour l’Église ; leur apostolat également, exercé, comme dit Pie XII, « dans le monde mais comme du dehors du monde » (Motu proprio Primo feliciter), diffère de celui des religieux dans l’objet, la méthode, les modalités. En s’en tenant aux documents du Saint-Siège, la caractéristique de tels instituts est la « sécularité », non seulement dans l’habit, mais dans toute la mentalité et dans le mode d’agir. C’est pourquoi il est souhaitable qu’on leur dédie un paragraphe spécial ; que l’on change le titre du schéma en lui substituant une expression qui englobe également les personnes consacrées à Dieu, reconnues comme telles par l’Église, et qui cependant ne sont pas religieuses[33].

À ceux-ci s’ajoutèrent encore 45 vota placet iuxta modum présentés à la commission De Religiosis demandant que soit introduite dans le préambule (aux nos 6 et 19 du schéma De accomodata renovatione vitae religiosae) une mention explicite des instituts séculiers quand on parle des instituts de vie active. Ils apportaient la preuve de la diffusion dans l’Église de ces instituts qui étaient un signe de son éternelle jeunesse[34]. En dehors de la sphère conciliaire, le professeur Giuseppe Lazzati, président de l’Institut séculier Milites Christi[35], fit parvenir à la commission De Religiosis, par l’intermédiaire du Secrétariat général du Concile, un texte contenant quelques observations à propos des instituts séculiers dans les schémas conciliaires[36].

Toutes ces interventions prouvent que le thème constituait un sujet de désaccord pas facile à résoudre. Dans l’attente de la session solennelle du 28 octobre, un des cas des pressions exercées sur le pape Paul VI qui aboutirent, transparaît dans le document sur les religieux. Au début de la quatrième session, le 16 septembre 1965, fut distribué aux Pères le dossier du schéma De accomodata renovatione, qui contenait les amendements approuvés par la commission De Religiosi. Il consacrait le no 11 aux instituts séculiers[37]. En présentant le schéma aux Pères, Mgr Compagnone, évêque d’Anagni, expliqua comment la commission avait préféré donner à cette réalité un espace séparé, clarifiant leur nature particulière, les obligations de leurs membres, leur spiritualité, sans cependant se prononcer sur leur condition canonique[38]. Aux yeux des évêques plus attachés à souligner la spécificité de la vie religieuse, ceux-ci apparaissaient comme un corps étranger. Un amendement signé de trois Pères demandait la suppression du terme puisque « les membres des instituts séculiers sont à inclure parmi les laïcs et non parmi les religieux ». La solution ne satisfaisait pas pleinement les désirs des principaux instituts séculiers et ils cherchèrent une occasion pour intervenir de nouveau. Entre-temps, la commission conciliaire De Religiosis procéda à une nouvelle élaboration du schéma du décret Perfectae charitatis, dont le texte allait être soumis à l’approbation définitive du Concile en octobre 1965. Ce document, qui soulignait pourtant nettement les deux caractéristiques des instituts séculiers — la consécration et la sécularité — ne pouvait pas ne pas soulever de sérieuses préoccupations.

Dans la visée du « renouvellement de la vie religieuse », au-delà des intentions des auteurs, le schéma du décret Perfectae charitatis entretenait de fait le soupçon que les instituts séculiers ne sont rien d’autre qu’une forme plus récente de vie religieuse. Dans l’imminence du vote du schéma, un appel rédigé par quelques responsables de ces instituts avait été envoyé à quelques Pères, dans l’espérance de pouvoir influer encore sur le contenu du schéma. Il présentait quelques amendements spécifiques du texte, ignorant à l’évidence que la procédure de vote n’incluait plus désormais le placet iuxta modum. Même si l’initiative n’avait aucune chance, elle arriverait peut-être à intéresser le pape lui-même pour une intervention in extremis.

Le soir du 21 septembre 1965, se profila, de manière inattendue, la possibilité d’une action ultérieure. Dans une conversation téléphonique avec le père Paul Philippe, Secrétaire de la Congrégation pour les Religieux, une ultime tentative fut faite par Armando Oberti, collaborateur de Lazzati dans l’Institut Milites Christi. Il le supplia de faire quelque chose pour sauver le caractère éminemment séculier des instituts séculiers. Dans une note personnelle, qui rapporte la conversation, le Père Philippe écrit : « La Commission ne peut rien faire et moi encore moins. Seul le Saint-Père peut prendre des dispositions à ce sujet. D’autre part, je suis pleinement d’accord que cette incise serait très bonne[39] ».

Ce soir-là, Giuseppe Lazzati, ayant été informé, exposa le tout immédiatement dans une lettre à Mgr Carlo Colombo, lequel en transmit le contenu à Paul VI le lendemain[40]. Deux jours avant l’approbation définitive du schéma, le 25 octobre 1965, le Substitut Dell’Acqua fit part à Philippe de la volonté du Pape de « voir exaucé le désir d’une personne aussi bonne et distinguée, si cela est possible, sans contrevenir à aucune norme de l’Ordo Concilii et avec le consentement de cette Sacrée Congrégation[41] ». L’intervention d’autorité du pape fut suivie par l’annonce, le 27 octobre, par le secrétaire général Felici, durant la 154e congrégation générale, portant à la connaissance des Pères conciliaires l’exigence d’insérer au no 11 du décret à propos des instituts séculiers, les mots suivants : « bien qu’ils ne soient pas des instituts religieux », et il ajouta au nom du président de la commission, que le no 11 devait être lu dans cet esprit, étant donné l’omission précédemment passée sous silence[42].

L’amendement ainsi formulé permettait de sauver in extremis la distinction nécessaire et de conserver la véritable différence entre instituts religieux d’une part, et séculiers d’autre part. Même si cela ne correspondait pas exactement à la requête faite à l’origine par les responsables d’instituts séculiers qui s’attendaient plutôt à un changement de titre du schéma et à voir déplacé à la fin du texte le paragraphe les concernant, cela clarifiait cependant la différence de nature entre les congrégations religieuses et les instituts séculiers[43].

L’intervention de Paul VI allait dans le sens des exigences manifestées par ces mêmes instituts séculiers et représentait indubitablement une solution à une situation paradoxale. L’accueil des amendements relatifs au rôle et à la physionomie des instituts séculiers au sein d’un texte consacré aux religieux risquait en effet de nier l’identité laïque de ces mêmes instituts, les assimilant de manière forcée aux multiples formes de vie religieuse[44]. Si une telle modification du texte n’avait pas été obtenue, les instituts séculiers auraient atterri, à l’issue du Concile, dans la classification théologique des diverses formes de la vie religieuse énumérées dans le décret.

IV. Rénovation à partir de la consécration, de la sécularité et de la mission

De ce qui précède il ressort la réception insuffisante de la spécificité vocationnelle des instituts séculiers dans les documents du concile Vatican II et, par conséquent, dans la théologie postconciliaire, malgré l’existence d’une étude préalable (qui s’est traduite par la promulgation de la Constitution Apostolique Provida Mater Ecclesiae) relative à la reconnaissance juridique dans l’Église des nombreuses associations qui le demandaient. En effet, la majorité des Pères conciliaires ne comprit pas totalement cette vocation spéciale qui allie la sécularité du monde à une consécration spéciale à travers les conseils évangéliques. Ces institutions qui, avant le Concile, apparaissaient comme une nouveauté regardant le laïcat dans l’Église et un moyen pour s’insérer dans le monde, furent, durant le Concile, mises dans l’ombre en raison des confrontations juridiques sur la vie religieuse et finirent par trouver leur place dans le document sur les religieux plutôt que dans celui sur les laïcs. Outre une brève mention à la contribution que les instituts séculiers peuvent apporter à la mission Ad gentes (no 40), c’est dans le décret Perfectae caritatis (no 11) que l’on trouve ce passage les concernant :

Les instituts séculiers, bien qu’ils ne soient pas des instituts religieux, comportent cependant une profession véritable et complète des conseils évangéliques dans le monde, reconnue comme telle par l’Église. Cette profession confère une consécration à des hommes et à des femmes, à des laïcs et à des clercs vivant dans le monde. Par conséquent, il faut qu’ils tendent avant tout à se donner entièrement à Dieu dans la charité parfaite et que leurs instituts gardent le caractère séculier qui leur est propre et spécifique afin de pouvoir exercer partout et efficacement l’apostolat dans le monde et comme du sein du monde, apostolat pour lequel ils ont été créés. Qu’ils sachent bien cependant qu’ils ne pourront accomplir cette tâche si grande que si les membres reçoivent une solide formation dans les choses divines et humaines afin d’être vraiment dans le monde un levain pour la vigueur et l’accroissement du Corps du Christ. Que les supérieurs veillent donc sérieusement à ce qu’une formation, surtout spirituelle, leur soit donnée et se poursuive ultérieurement[45].

Comment les choses se seraient-elles passées si la question avait été approfondie dans le cadre du thème du laïcat et de son rôle dans l’Église ? La mise en évidence des exigences qui découlent de la vocation baptismale n’aurait-elle pas contribué à renforcer leur identité ?

Il convient de relever surtout qu’il y eut une coïncidence entre le charisme des instituts séculiers et ce qui fut l’une des orientations les plus importantes et les plus claires du Concile : la présence de l’Église dans le monde (Paul VI, 2 février 1972). Cela signifie que, en ce qui concerne le Concile, les instituts séculiers, et avec eux toutes les autres formes laïques qui prévoient un lien de consécration à travers la pratique des conseils évangéliques, doivent se référer non seulement aux passages contenant une référence explicite, mais aussi à de nombreux autres points dans lesquels se trouvent les motivations plus profondes et plus applicables à la vocation de laïcs consacrés à Dieu dans le monde. Même Paul VI, dans un discours de 1970[46], et dans deux autres de 1972[47], fournit de nombreuses indications de caractère doctrinal et existentiel, surtout en ce qui concerne la présence simultanée des deux notes caractéristiques de la consécration et de la sécularité, et l’identification de la manière séculière de pratiquer les conseils évangéliques[48].

Consécration, laïcité et mission sont des éléments communs à tous les chrétiens, et en particulier à ceux qui ont le rôle spécifique d’être l’avant-garde de l’Église dans sa mission dans le monde. À cette mission sont appelés tous ceux qui ont reçu la vocation spéciale de participer à la plénitude du Christ par la pratique des conseils évangéliques dans la virginité ou le célibat à travers les instituts séculiers ou sous les autres formes juridiques des nouveaux mouvements et familles ecclésiaux. En constituant une réponse spécifique à la vocation et à la mission du chrétien, beaucoup d’entre eux ne sont précisément pas nés au sein des mouvements et associations de laïcs pour vivre et réaliser en plénitude de foi leur propre mission.

Telle est l’expression d’une Église charismatique dans laquelle l’Esprit Saint déploie ses dons sous des couleurs multiformes pour en assurer la vie et la croissance en vue de la mission. La vocation de consécration laïque trouve son fondement dans le baptême, qui nous enracine dans le Christ, et d’où naît l’appel évangélique à la sequela Christi et à l’apostolat pour construire l’Église. De cette manière, les laïcs consacrés participent à la mission en prolongeant l’Incarnation dans le monde et, en même temps, ils anticipent la vocation eschatologique de l’Église et en sont les témoins. La sécularité, comme caractéristique particulière propre aux laïcs, détermine aussi l’état de consécration et, de ce fait, la manière de porter et de vivre les conseils évangéliques. Et il est évident que l’appartenance aux instituts séculiers ne retire pas leurs membres du cadre laïc, mais les y place, comme sa partie qualifiée par un degré de consécration qui s’ajoute à celle du baptême pour en faire des laïcs dans un état séculier de consécration[49]. Par ces mots, Lazzati nous fait comprendre non seulement ce que sont les instituts séculiers et comment ils correspondent à une vocation laïque importante dans la construction de l’Église, mais aussi la manière d’approfondir la foi et la vocation du laïc qui ne peut être considéré comme une partie accessoire de la vie ecclésiale. Ces réalités, comme réponse spécifique aux nécessités de leur temps, anticipent les éléments d’une Église charismatique qui sera « redécouverte » par le concile Vatican II : l’appel universel à la sainteté, le rôle du laïcat et de sa mission de transformation des réalités temporelles.

Nous avons voulu souligner jusqu’ici combien les éléments de la consécration, de la sécularité et de la mission, sont des notes distinctives qui traversent certains documents du Concile lorsqu’on parle des laïcs, de l’importance de la consécration baptismale, de l’apostolat et de la présence de l’Église dans le monde, et dans lesquels il est possible de rencontrer certaines allusions à la vocation spéciale de la consécration dans un institut séculier sans que cela soit explicité. Ces caractéristiques furent ensuite reprises par les nouveaux mouvements et par des familles ecclésiales nées après le Concile, comme formes de rénovation suscitées par l’Esprit Saint[50], et perpétuant ainsi le charisme de consécration séculière et de prophétie qui donna origine aux instituts séculiers. Nous pensons que, au-delà de la consécration personnelle, une relecture de ces caractéristiques de consécration, de mission et de sécularité en réponse aux défis actuels de l’Église pourrait être la clef pour un renouveau du charisme de sainteté de ces instituts séculiers qui entendent récupérer leur élan initial.