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Les groupes religieux sont des acteurs sociaux. En raison de la vision de la personne humaine inhérente à la foi qu’ils professent, des valeurs qu’ils mettent en avant, de la vision du monde que déploient leurs croyances, ces groupes interviennent dans l’espace public et les débats de société. Ils défendent des conceptions de la vie bonne, proposent des conduites ou des orientations, militent en faveur de tel ou tel droit, valorisent tel point de vue, rejettent un certain nombre de valeurs et de comportements. Bref, comme tous les groupes sociaux, les groupes religieux participent au débat public.

Dans les sociétés occidentales, l’Église catholique intervient depuis des siècles dans l’espace public. Diverses théories régulatrices des rapports entre l’Église et l’État (entre le pape et l’empereur), entre le spirituel et le temporel (entre le sceptre et l’autel) ont légitimé au cours des siècles ce droit de l’Église à intervenir dans les questions temporelles. Lors du concile Vatican II, prenant acte du fait qu’elle s’inscrivait de plus en plus dans des sociétés pluralistes, l’Église catholique a mis à jour l’autocompréhesion de son rôle dans les sociétés et de son rapport aux États et aux cultures du monde. Elle a repensé son statut dans le monde, abandonnant la théorie qu’elle avait mise en avant depuis le xixe siècle dans les traités de droit public ecclésiastique. En somme, elle renonçait à se penser, face aux États modernes, comme une société parfaite, analogue à l’État mais souveraine dans son ordre, et non sujette à un autre pouvoir. Suivant cette théorie consacrée par Léon XIII et ses successeurs, l’Église occupait une place unique dans la société et, par rapport à l’État, jouissait d’un statut supérieur en raison du fait qu’elle poursuivait une fin spirituelle[1].

Dans la constitution Gaudium et Spes, elle réfléchit plutôt à son rapport au monde (à la famille humaine, aux sociétés, aux cultures et aux États) à partir des concepts de dialogue[2], de solidarité[3], de service (d’aide[4]). Elle se rallie également au principe de la liberté religieuse susceptible de garantir sa liberté d’action. Elle se considère enfin désormais comme un acteur, parmi d’autres, dans l’État et à l’intérieur des cultures et des sociétés, et non plus comme un État face à l’État, ou une réalité qui englobe et comprend l’ensemble de la société. Elle n’est plus une « société parfaite » au-dessus des sociétés, leur assignant leurs fins, mais comme servante (et pauvre) à l’intérieur des sociétés qui ne lui offrent pas de place privilégiée. Pour ainsi dire, l’Église catholique devient citoyenne[5].

L’évolution que l’on observe ne se situe pas seulement au niveau du fondement de son droit à intervenir dans les sociétés et à prendre une part active aux débats sociaux et de faire entendre sa voix dans l’espace public. Le fait de se concevoir comme citoyenne et d’affirmer que c’est au nom de sa solidarité avec la famille humaine qu’elle intervient ; le fait qu’elle engage un dialogue avec les autres acteurs sociaux, proposant dans cet échange la vérité qu’elle « a trouvée ou pense avoir trouvée » (Dignitatis Humanae, 3) et cherchant avec les autres à approfondir cette vérité, modifient également sa manière de s’adresser aux autres. La façon de se comprendre dans la société, le mode de communication avec les autres (l’échange et le dialogue) conduisent à des changements de style[6].

C’est cette question du style, cruciale à Vatican II, que nous avons voulu examiner. La question de départ, d’un projet de recherche sur la parole épiscopale, subventionné par le CRSH, était de vérifier si l’on assistait réellement à un changement de style dans les interventions des évêques du Québec et du Canada, dans l’espace public et sur des questions de société (éducation, mariage, famille, procréation, sexualité, avortement). Lors d’une journée d’étude qui voulait couronner ce projet de recherche, nous avons voulu élargir notre enquête en invitant des chercheurs d’autres pays. Pour ce travail comparatif, notre choix s’est arrêté sur trois pays qui nous apparaissaient particulièrement intéressants. Le premier avantage est d’observer comment les choses évoluent dans des contextes fort différents et sur trois continents.

D’abord, les États-Unis, pays marqué par la démocratie et le pluralisme religieux et convictionnel. Au cours des dernières années, les groupes religieux y sont très actifs dans les débats publics. La militance semble la posture privilégiée, chaque intervenant agissant à la manière d’un lobby, cherchant non seulement à exposer son point de vue et à le faire valoir, mais cherchant souvent à l’imposer à l’ensemble. Comment, dans ce contexte, se déploie la parole des évêques catholiques ?

Ensuite l’Italie, pays où les rapports entre l’Église catholique et l’État sont régis par un concordat (1984) qui modifiait les Accords du Latran (1929) signé entre le Royaume d’Italie et le Saint-Siège et qui mettaient fin à la « question romaine » découlant de la prise de Rome et l’invasion des États pontificaux en 1870. À la suite du deuxième conflit mondial, la nouvelle constitution italienne établissant la République (1948) devait consacrer le principe de la séparation de l’Église et de l’État. Ainsi, l’Église catholique perdait son pouvoir temporel d’appliquer la doctrine chrétienne dans la société civile. Si l’État italien reconnaît l’Église catholique, il n’accepte plus que les lois de l’Église catholique régissent tous les citoyens. Pour la première fois depuis le ive siècle, l’autorité spirituelle de l’Église catholique ne s’impose plus à l’ensemble de la société italienne. Les référendums sur le divorce et l’avortement ont consacré cette séparation de l’Église et de l’État, même si l’Église se voit reconnaître par la République italienne « une pleine liberté » pour remplir « sa mission pastorale, éducative et charitable » (art. 2). Dans ce pays où les catholiques constituent une majorité imposante, où l’Église catholique a une présence séculaire qui a façonné la culture, où ses institutions sont très développées, la pleine indépendance de l’Église et de l’État, chacun dans leur ordre propre, n’empêche pas qu’il faille compter avec le discours de l’Église catholique.

La République démocratique du Congo représente un autre contexte. La politique du recours à l’authenticité du président Mobutu a conduit à marginaliser l’Église catholique dans le pays en lui contestant la place importante qu’elle occupait dans l’éducation, les organisations de jeunesses, etc. Paradoxalement, cela a contribué à faire de l’Église catholique un contre-pouvoir. C’est à l’initiative des fidèles catholiques que la Marche des chrétiens, en 1992, fut organisée. De 1991 à 1992, l’Église catholique a vu un de ses évêques élu pour présider la Conférence nationale. Depuis, l’Église catholique s’est investie dans l’accompagnement de la nation congolaise vers l’établissement d’un régime démocratique au service de la justice et de la paix, mettant sur pied un Programme d’éducation civique, jouant un rôle de médiation entre les différents protagonistes lors des présidentielles de 2006 et 2011, et de sauvegarde de l’intangibilité de la Constitution congolaise.

Cet exercice nous a appris que, malgré le fait que l’Église catholique dispose d’un magistère universel et soit une organisation centralisée — ce qui n’est pas le cas de tous les groupes religieux — on ne peut pas en parler de manière globale et générale. De plus, les enseignements de Vatican II sur le rapport de l’Église au monde et son inscription dans les sociétés et les cultures sont reçus de manière différenciée, suivant les contextes. Cette différence, on peut même l’observer au Canada, entre les prises de position ou les manières d’approcher les questions des évêques du Québec et de ceux à l’Ouest de la rivière des Outaouais. C’est pourquoi, toute étude sur la parole épiscopale doit privilégier des études de cas et rapporter ses conclusions aux divers contextes. Non seulement est-il utile d’établir une périodisation et d’enregistrer les évolutions dans le temps (comme le fait l’étude sur la situation québécoise et canadienne), mais également de situer ces interventions dans l’espace, suivant les contextes politiques et culturels.

Le présent dossier observe l’évolution de la parole épiscopale au cours des cinquante dernières années en la rapportant à ses différents contextes d’énonciation. Ces études s’intéressent plus aux dires qu’au dit, c’est-à-dire qu’elles observent l’acte d’énonciation plus que les contenus, le style ou le modus docendi plus que les énoncés eux-mêmes.

Rétrospectivement, le choix que nous avions fait, il y a quelques années, d’interroger davantage le style du discours plutôt que d’observer uniquement son contenu, se trouve confirmé par l’Exhortation récente Amoris Laetitia du pape François. Lors de la conférence de presse qui présentait ce document, le cardinal Schönborn disait :

Pour moi Amoris Laetitia est avant tout un « événement linguistique », comme l’avait été Evangelii Gaudium. Quelque chose a changé dans le discours ecclésial. Ce changement de langage était déjà perceptible lors du chemin synodal. Entre les deux sessions synodales d’octobre 2014 et d’octobre 2015, on peut reconnaître clairement combien le ton est devenu plus riche d’estime, ou combien on a accueilli simplement les différentes situations de vie, sans les juger ou les condamner immédiatement. Amoris Laetitia offre une continuité à cette tonalité linguistique.

Évidemment, il ne s’agit pas que d’une option linguistique, mais d’un profond respect face à tout homme qui n’est jamais, en premier lieu, « un cas problématique » dans une « catégorie », mais une personne unique, avec son histoire et son parcours avec et vers Dieu. Dans Evangelii Gaudium, le Pape François disait que nous devrions enlever nos chaussures devant le terrain sacré de l’autre[7].

Le cardinal autrichien observait que le style, lorsqu’il s’agit de parler de la famille, n’est pas simplement un accessoire, mais témoigne d’un changement d’attitude envers l’autre et un changement même dans la manière de penser.