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Introduction

Comme d’autres « mondes[1] » sociaux – qu’ils soient militants (Buscatto, 2009), amateurs (Donnat, 2005), artistiques (Buscatto, 2007), sportifs (Mennesson, 2004) ou professionnels (Buscatto, 2014a) –, le « monde » des chroniqueurs de jazz[2] se révèle un monde d’hommes[3]. Non seulement les femmes sont rares, en proportion, à signer des articles ou à réaliser des émissions de radio portant sur le jazz (moins de 10 %)[4], mais celles qui le font occupent des positions marginalisées – interventions ponctuelles, positions peu reconnues, présence moins durable.

Les hommes chroniqueurs de jazz affirment pourtant sans cesse non seulement aspirer à voir des femmes les rejoindre, mais surtout tenter de leur donner leur chance dès que l’occasion se présente. Malheureusement, toujours selon leurs dires, les femmes recrutées ne feraient pas souvent « l’affaire » : soit elles déçoivent les attentes, soit elles « disparaissent » après quelques années de travail pourtant jugé satisfaisant par ces mêmes hommes… à l’image de ce chroniqueur qui, comme ses confrères, explique très clairement sa « difficulté » à recruter des femmes pour chroniquer dans son journal :

Pourquoi il y a si peu de femmes ? Moi, je le regrette, hein ! Alors il y a deux types. Beaucoup qui commencent et qui après se découragent. À XXX [grande revue de jazz]. On a donné leur chance à plein…, à des…, à quelques jeunes filles et elles ont vite disparu. Ou d’autres qu’on a essayées, mais qui sont un peu difficile ou caractérielles. Je ne donnerai pas de nom [rires].

Chroniqueur de jazz, la soixantaine[5]

Comment alors expliquer que la chronique jazz reste un univers si fermé aux femmes malgré les efforts contraires mis en oeuvre par les hommes chroniqueurs de jazz ? Comment saisir une présence minoritaire et marginalisée des femmes dans un monde qui se dit pourtant ouvert au recrutement au féminin ? Doit-on y voir plutôt le signe de traits propres au monde de la chronique jazz – stéréotypes, normes ou conventions « masculins » – ou l’effet de phénomènes sociaux que la chronique jazz ne ferait que reproduire – rôles, normes ou socialisations sexués (Buscatto et Marry, 2009 ; Buscatto, 2014a) ?

Cet article vise certes à éclairer de manière empirique aussi bien la faible présence et la position marginalisée des femmes dans cette activité que les manières dont certaines réussissent « quand même » à exercer l’activité de chroniqueuse de jazz. Mais, surtout, il prétend, à travers ce cas exceptionnel – par sa petite taille et par la force de la marginalisation des femmes –, faire apparaître de manière exacerbée les processus sociaux fondateurs de la marginalisation des femmes dans les univers très masculins et les stratégies de transgression que certaines réussissent à mettre en oeuvre « malgré tout ». Fondé sur une enquête qualitative menée pendant deux années complètes sur la chronique jazz en France (voir l’encadré méthodologique), ce texte vise à approfondir notre compréhension des processus sociaux d’entrée, de maintien et de reconnaissance des femmes dans les activités dites masculines.

Il apparaît ainsi que, si l’entrée dans l’activité est aussi simple pour les unes que pour les autres, elle intéresse surtout des jeunes hommes d’origine sociale aisée (1). Le maintien dans la pratique s’avère également plus difficile pour elles que pour eux en raison de modes genrés d’exercice de l’activité qui tendent soit à décourager les femmes, soit à les marginaliser si elles se maintiennent dans la pratique (2). Seules celles qui réussissent à dépasser ces obstacles par des stratégies contraires se maintiennent dans la chronique jazz, parfois pendant de longues années, grâce à l’emploi de stratégies de transgression qui leur permettent ainsi de chroniquer « quand même », sans transformer cependant des règles du jeu très « masculines » (3).

D’une « économie de la gratuité » à un engagement très prenant

Le petit monde de la chronique jazz est régi par une « économie de la gratuité » (Chartrain et François, 2009) qui en organise les conditions d’exercice, fondé de manière principale sur le bénévolat et un engagement très prenant.

Une activité placée sous le signe du bénévolat

Le secteur économique du jazz s’avère peu florissant, la place accordée aux chroniques jazz est plutôt faible, la capacité des quelques journaux spécialisés à survivre est sans cesse interrogée, les emplois sont rares, les chroniqueurs de jazz qui sont prêts à travailler de manière bénévole sont nombreux... Comme dans le petit monde éditorial de la critique d’arts plastiques (Chartrain et François, 2009), on a ici affaire à une « économie de la gratuité ».

Un grand nombre des « chroniques jazz » diffusées par la presse écrite, radiophonique ou internet ne sont en effet pas, ou peu, rémunérées. Certes, certains réussissent à se voir rémunérer de manière suffisante pour en « vivre » s’ils réalisent des émissions de radio sur les grandes radios (France Musique, TSF Jazz ou France Inter) ou grâce à l’écriture de textes pour la presse écrite (notamment les rédacteurs en chef, directeurs de publication ou secrétaires de rédaction des journaux de jazz ou certains journalistes qui « diversifient leur activité »). Mais une grande part des chroniqueurs de jazz réalisent des chroniques ou des émissions de radio gratuitement, ou selon des rémunérations très faibles : les honoraires ne correspondent en rien au travail effectué. En effet, les sites internet comme les radios « libres » font appel au seul bénévolat. Quant aux journaux spécialisés en jazz, ils emploient un grand nombre de « pigistes » chargés de rédiger des comptes rendus de disques, de réaliser des portraits, des entretiens ou des dossiers personnalisés pour des sommes très éloignées des conditions matérielles de réalisation.

Ces chroniques sont de fait si peu rémunérées, quand elles le sont, qu’elles ne permettent guère d’en vivre, même pour une personne passionnée qui se consacrerait à cette activité. Par exemple, un compte rendu de disque qui demanderait, selon les personnes rencontrées, trois ou quatre heures de travail au minimum est rémunéré selon les contextes entre 5 et 25 euros. Un dossier complet est rémunéré autour de 300 euros quand le temps consacré serait, lui, de l’ordre de la très lourde semaine de travail. De plus, dans un contexte saturé et fort précaire, il est rare pour une même personne de se voir assurer une répétition régulière de chroniques jazz qui lui garantirait un salaire stable de 1000 à 1500 euros par mois, même en travaillant sans compter son temps et son énergie personnelle. Quant aux journaux ou aux stations de radio généralistes, donc qui ne sont pas consacrés au jazz, ils se procurent une bonne part de leurs chroniques ou émissions auprès de chroniqueurs de jazz qui n’en vivent pas de manière principale, la rémunération accordée ne pouvant guère constituer un salaire à temps complet.

Un engagement temporel et personnel très prenant

Finalement, du fait des conditions économiques et sociales d’organisation de l’activité en France, conjuguant économie de la gratuité, sureffectifs chroniques et grande précarité des activités, la situation rencontrée parmi les chroniqueurs est la suivante : une grande majorité d’entre eux n’en vivent pas, sinon de manière très accessoire, et définissent leur engagement dans l’activité comme une passion gratuite réalisée comme un « autre travail » :

Il faudrait trouver un système plus rémunérateur… Moi, je peux le faire que parce que j’ai un travail alimentaire. L’enseignement me permet de vivre et d’avoir beaucoup de temps. Mais c’est un vrai boulot d’écriture, ça me prend beaucoup de temps : le week-end, les vacances, les soirées… C’est un autre travail… Il faut être libre.

Chroniqueur de jazz, la cinquantaine

Cette grande majorité de personnes passionnées vit donc d’une autre activité, soit dans la musique, soit en dehors de la musique, généralement située dans le monde des cadres : professorat de lycée, enseignement ou recherche universitaire, traduction, finances, informatique, ingénierie, commercial, production d’événements, programmation culturelle, journalisme… On trouve même des personnes qui avoisinent ou dépassent les 50 ans et qui ont fait de cette passion une activité à temps plein grâce au patrimoine constitué après un héritage conséquent ou aux gains accumulés dans les premiers temps de la vie professionnelle ou à des allocations sociales. Dans tous les cas, la passion suppose un investissement financier et temporel dévorant.

Une petite minorité seulement vit de la chronique jazz, pendant quelques années ou sur une plus longue durée, en profitant là encore, pour certaines de ces personnes, de revenus extérieurs liés notamment à des héritages ou à une activité passée plus rémunératrice. Cette petite minorité vit dans une grande instabilité, l’emploi étant sans cesse soumis aux changements incessants d’employeurs, aux sureffectifs structurels en chroniqueurs potentiels et à la concurrence effrénée qui caractérisent ce monde « professionnel ». Nombreux sont ceux qui en vivent à peine aujourd’hui (avec environ 1000 euros par mois) après quelques années plus florissantes ou, à l’inverse, qui en vivent confortablement au moment de l’enquête (3000 euros par mois) après des années de vache maigre ou de double activité très contraignante. Les deux groupes se disent également passionnés et rien ne les distingue, si ce n’est la capacité pour certaines personnes de faire de la chronique jazz leur activité principale.

Au cours de la petite dizaine d’années décrite par ce chroniqueur de jazz, il vit de son activité principale de journaliste généraliste dans un hebdomadaire et réalise de nombreuses chroniques pour une revue de jazz qu’il a depuis quittée. Il raconte :

À ce moment-là, j’étais une cheville ouvrière, j’ai beaucoup bossé pour XXX [nom de la revue], j’étais un des deux ou trois à bosser le plus, aussi en binôme avec mon camarade YYY [un chroniqueur de jazz devenu universitaire depuis]. On a fait beaucoup d’entretiens ensemble, je faisais quelques chroniques, rarement, quelques comptes rendus, assez rarement, mais beaucoup d’entretiens…

À notre question « Ça représentait quoi dans votre salaire ? », il répond :

Pas grand-chose, quelques piécettes. Je n’ai jamais fait ça pour l’argent ! Je sais pas, c’était vraiment pas grand-chose. Je faisais ça… et à ce moment-là je suis [emploi de l’époque] et là je gagne des sous !

Chroniqueur de jazz, la quarantaine

Une pratique qui attire surtout des jeunes hommes d’origine sociale aisée

Au cours des entretiens est rapidement apparue la grande facilité pour ces passionnés du jazz de réaliser leurs premières chroniques. Le petit monde de la chronique jazz est de fait très ouvert aux femmes et aux hommes intéressés par cette activité. Pourtant, ce sont en grande majorité des hommes jeunes d’origine sociale aisée qui débutent dans la pratique. Revenons sur ces deux constats qui font de l’entrée dans la chronique jazz une pratique masculine dès les premiers pas.

Un accès très simple pour tous les amateurs de jazz

Dans un contexte d’« économie de la gratuité », les journaux, les sites internet et les radios ouvrent la porte à toutes celles et à tous ceux qui sont prêts à réaliser des chroniques. Comme pour les critiques gastronomiques (Bonnet et Quemin, 2003), le recrutement des chroniqueurs de jazz se réalise avant toute chose parmi les profanes, déjà « amateurs de jazz » (Lizé, 2008). Les premières chroniques sont ainsi réalisées par des hommes et des femmes qui ont déjà une connaissance approfondie de la musique jazz, de ses musiciens, passés et contemporains, et qui écoutent beaucoup cette musique, chez eux et en concert. Les premiers temps de l’activité sont toujours bénévoles, souvent sur de longues années, même pour ceux qui réussissent à en vivre à un moment ou à un autre de leur trajectoire, et se réalisent d’emblée comme une activité très prenante. Certains ont envoyé un article à une revue de manière anonyme, d’autres ont participé à un fanzine étudiant, d’autres encore ont été sollicités par des proches qui connaissaient leur goût du jazz et leur capacité d’écriture. Le plus souvent, les premiers pas de la passion se réalisent au cours de la vie étudiante, même si dans quelques cas elle se met en oeuvre plus tardivement, une fois la personne engagée dans l’emploi.

Écrire une chronique de jazz pour la presse écrite ou pour un site internet apparaît alors comme plutôt simple d’accès pour les personnes rencontrées. Les rédactions en chef sont en effet à la recherche permanente de personnes passionnées du jazz prêtes à s’investir dans la rédaction de textes à diffuser dans le journal ou le site internet qu’elles dirigent. Si cet accès est bien plus complexe pour les radios nationales (qui rémunèrent les émissions de radio), les radios « libres » semblent faciles d’accès.

Ce chroniqueur de jazz retrace ainsi ses « débuts » dans la chronique musicale voilà plus de 20 ans :

J’ai commencé à travailler chez ZZZ [nom de l’entreprise] et j’en ai eu rapidement assez. Et comme j’étais musicien... Enfin, musicien c’est un bien grand mot ! Je jouais de la musique plutôt, je jouais du BBB [nom de l’instrument]. J’ai commencé, « au flanc », à proposer des chroniques dans un journal confidentiel musical, TTT.

Chroniqueur de jazz, la quarantaine

Les femmes rencontrées ne se distinguent en rien des hommes sur les modes d’entrée. Certaines ont été membres de fanzines, d’autres ont été incitées à écrire par des amis, musiciens et musiciennes, d’autres encore ont envoyé une chronique « au flanc » à l’un ou l’autre journal. L’entrée dans la chronique jazz ne paraît en rien distinguer jeunes hommes et jeunes femmes… dans la mesure où la personne est intéressée. Or, certains jeunes hommes semblent plus intéressés que les jeunes femmes pour des raisons qui seront maintenant évoquées.

Un recrutement pourtant très masculin…

Dès le recrutement, la chronique jazz, comme la critique rock (Doehring, 2012) d’ailleurs, s’avère en effet une activité qui attire certains jeunes garçons… et seulement quelques jeunes filles. Lorsqu’on rencontre les hommes chroniqueurs de jazz, on est en effet frappé par la similarité de leurs socialisations familiales et adolescentes. Chroniquer le jazz est avant tout le fruit d’expériences communes de la musique vécues par certains jeunes hommes au cours de l’enfance et de la jeunesse, expériences qui semblent fonder l’accès futur de la plupart de ces hommes amateurs précoces de jazz à l’activité de chronique sur le jazz.

Une socialisation familiale très favorable

Tout d’abord, la plupart des personnes rencontrées appartiennent à des familles d’origine sociale aisée qui, de manière directe ou indirecte, donnent accès de manière valorisée à l’univers musical, et plus largement encore aux pratiques artistiques et culturelles. Les pères sont très souvent des cadres du privé, des médecins, des kinésithérapeutes, des professeurs, des instituteurs ou encore des commerçants aisés. Les mères sont en revanche soit au foyer, soit dans des emplois de faible niveau de qualification (visiteuse médicale, hôtesse d’accueil ou employée administrative, par exemple). Cette origine sociale aisée par le père est généralement complétée d’une pratique mélomane ou musicale par au moins l’un des deux parents – écoute de disques et d’émissions musicales à la radio, concerts, pratique amateur d’un instrument…

Les rares cas où le père est représentant de commerce, agriculteur, marin ou qu’il est absent dès la naissance, on note souvent une autre source familiale de sensibilisation forte à la musique. Soit une grande tradition musicale populaire est à l’oeuvre dans la famille (musiciens professionnels « populaires », amateurisme musical « populaire » impliqué) comme pour cet homme de plus d’une soixantaine d’années dont plusieurs membres de la famille sont des musiciens aguerris dans un style musical populaire de sa région d’origine et dont au moins un frère est également un amateur passionné de musique. Soit un autre membre de la famille joue un rôle d’initiateur pendant les vacances ou lors des rencontres familiales, à l’image de cet oncle pharmacien féru de jazz ou de ces oncle et tante, cadres supérieurs et mélomanes en musique classique, qui amènent leur neveu à ses premiers concerts.

Même si l’on a rencontré quelques cas de transmission directe du goût pour le jazz, cela reste exceptionnel. Ce qui compte ici, comme pour les autres passions culturelles étudiées par Olivier Donnat (2009), est la socialisation familiale qui, tout à la fois, valorise les pratiques culturelles et initie au goût musical.

Une passion « érudite » du jazz construite dès l’adolescence et très tôt partagée

Ensuite, ces jeunes gens sont principalement des jeunes garçons qui, dès l’adolescence ou les premières années d’études, se sont passionnés pour la musique jazz de manière « érudite » ou « encyclopédique » après les premières découvertes, parfois également passionnées, du rock ou de la pop. Cette découverte passionnée se réalise souvent soit à l’écoute d’un disque précis de jazz, soit au moment d’un concert.

Le goût pour la musique s’accompagne alors le plus souvent, comme pour les amateurs de rock (Straw, 1997) ou les amateurs de jazz (Lizé, 2008), d’une envie de mieux connaître cette musique, ses musiciens, ses styles, ses disques, son rapport avec la société... Cela se traduit par l’écoute intensive de disques empruntés à la bibliothèque, achetés chez des disquaires amateurs ou prêtés par des proches, souvent plus âgés, qui veulent faire partager leur passion. Les pochettes de disque sont lues avec attention pour y repérer les musiciens présents, les dates d’enregistrement, les circonstances de ces enregistrements. L’apprentissage s’accompagne souvent très vite de la lecture d’ouvrages sur les musiciens et des revues spécialisées dans le jazz afin d’affiner ce nouveau savoir.

Si elle est largement solitaire, cette pratique est donc aussi très tôt partagée de manière plutôt intensive avec une ou plusieurs personnes, rencontrées dans le contexte proche – famille, lycée, conservatoire notamment, et qui communiquent cette passion, voire, pour les plus âgés, initient le jeune homme à ses rudiments : un disquaire, un professeur, un copain, un frère… Des disques sont échangés, la possible participation à des concerts est organisée. Aussi, les premières expériences musicales pour les instrumentistes amateurs sont mises en oeuvre (création d’un groupe de rock/jazz au lycée ou embauche comme pianiste dans un groupe de gospel).

Les jeunes garçons rencontrés répondent tous en grande partie au profil ainsi dessiné, faisant de cette trajectoire d’accès à la chronique jazz une trajectoire idéale-typique pour les hommes, la grande majorité des chroniqueurs de jazz. À l’image de la danse hip-hop (Faure, 2004), de la photographie (Donnat, 2005) ou des instruments à vent (Green, 1997 ; Monnot, 2012), l’amateurisme « érudit » en jazz est une pratique « masculine » de l’adolescence, fruit aussi bien de socialisations familiales sexuées (Octobre, 2010) que de sociabilités et d’imaginaires masculins de l’adolescence (Pasquier, 2005).

Une première différence genrée dès l’accès

Alors même qu’elles sont minoritaires, les femmes rencontrées se distinguent en partie de leurs collègues masculins dès l’accès. En effet, chez les femmes rencontrées, on observe deux profils possibles.

Quatre des six femmes interviewées se sont socialisées sur le même mode que les jeunes garçons, leurs profils sociaux sont très proches et elles développent un rapport érudit à cette musique. Elles ont été généralement les seules jeunes filles à développer un tel rapport érudit parmi les personnes de leur entourage et se disent d’ailleurs « à l’aise » avec cette situation « masculine » rencontrée dès l’adolescence. À notre plus grand étonnement, rien ne fait apparaître dans leurs profils sociaux les éléments de « sursocialisation » – scolaires, familiaux ou sociaux – pourtant courants chez les pionnières (Buscatto, 2007 ; Marry, 2004 ; Quemin, 1998). En revanche, comme les jeunes instrumentistes de jazz (Buscatto, 2007), elles apparaissent très l’aise avec les autres garçons ou hommes rencontrés dans cette pratique amatrice, et ce, dès le plus jeune âge, sans rejeter pour autant la camaraderie au féminin dans d’autres pratiques (la danse par exemple). Évoluer dans un monde « masculin » est d’emblée perçu comme une pratique « naturelle » pour ces rares chroniqueuses érudites, sans supposer l’exclusion de pratiques et de sociabilités féminines parallèles.

Les six autres femmes interviewées ne ressemblent pas tout à fait au profil social des personnes érudites. Si leurs socialisations familiales sont également aisées et mélomanes et si la musique est déjà présente à l’adolescence – jeu et écoute -, leur découverte du jazz s’est faite de manière plus tardive, pendant les études, voire au cours de la vie professionnelle, suivant souvent une formation musicale personnelle au jazz (vocal ou instrumental). La passion pour la chronique jazz est alors moins exclusive et surtout rarement érudite. Elle porte davantage sur l’écoute en concert, la découverte des nouveautés, le plaisir de connaître la variété des styles et des modes de jeu, la connaissance des musiciens vivants (et de leur musique). Si leurs connaissances en jazz, notamment contemporain, sont développées, elles ne les transforment pas en une culture érudite sur l’histoire du jazz – les groupes, les enregistrements, les instruments ou les musiciens. Leur amour du jazz, s’il est bien réel, n’est que rarement exclusif dans la durée – d’autres musiques les attirent aussi, voire d’autres arts comme le théâtre ou la danse – et ne s’est pas construit dans l’adolescence autour de l’érudition et de la construction d’une culture jazz approfondie.

Or, comme nous allons le voir maintenant, les chroniqueuses de jazz, dans leur grande majorité, sont soit sur le point d’abandonner la chronique jazz (ou l’ont déjà abandonnée de fait), après l’avoir vécue de manière intense pendant quelques années, soit marginalisées dans la chronique jazz. Même si l’on observe des hommes qui abandonnent la chronique ou qui en sont marginalisés, il apparaît cependant que la situation des femmes est globalement bien moins favorable que celle des hommes et explique en partie leur faible présence et leur place marginale dans ce monde. Cela rejoint la question plus large, que nous allons aborder maintenant, d’une définition genrée de la chronique jazz favorable aux seuls hommes. Dit autrement, une fois que les femmes sont entrées dans la chronique jazz, différentes normes « masculines » vont tendre à les exclure ou à les marginaliser, plus souvent encore que leurs équivalents masculins.

Des modes genrés de pratique de la chronique favorables à certains hommes

Si l’entrée dans la chronique jazz apparaît très simple, le retrait est tout aussi facile et fréquent, après quelques années de pratique notamment. Or, malgré leur faible nombre à l’entrée, les femmes apparaissent plus souvent encore touchées par l’abandon que leurs collègues masculins. Par ailleurs, une fois présents dans la chronique jazz, les hommes réussissent plus souvent que les femmes à accéder aux positions valorisées de la chronique jazz : on ne compte que des hommes parmi les chroniqueurs des émissions de France Musique, à la tête des journaux de jazz (Jazz Magazine/Jazzman, Jazz Hot, Jazz News, So Jazz) ou encore à la tête des sites internet gratuits (seule une femme apparaît à la direction de l’un d’eux, mais il s’agit d’une photographe et non d’une chroniqueuse de jazz). Les « pigistes » femmes dans les journaux de jazz sont très peu nombreuses (par exemple, deux femmes parmi les 37 pigistes chroniqueurs de jazz annoncés par Jazz Magazine/Jazzman dans son numéro de novembre 2012[6]). Les femmes qui chroniquent encore du jazz au bout de quelques années le font d’une manière plutôt marginale, même si elle est parfois très visible pour le public : une chronique dans un journal ou une radio généraliste, quelques « piges » dans des journaux de jazz ou sur des sites internet, l’animation d’une tranche horaire sur une radio musicale, des émissions bénévoles sur des radios libres.

Nous avons donc cherché, en comparant les destins féminins et masculins de manière systématique, à mieux saisir la logique sociale genrée de production et de légitimation de ces différences sexuées, entre normes sociales genrées extérieures à la chronique jazz et mode de fonctionnement « masculin » de la chronique jazz (Buscatto et Marry, 2009).

La mise en « danger » de la vie privée : une réalité pour tous, une cause d’abandon pour certaines femmes

Une première manière dont les femmes tendent à arrêter la chronique jazz est la mise en « danger » de la vie privée, au moment notamment de l’arrivée des enfants, généralement autour de la trentaine. Cette logique sociale de retrait de la pratique est doublement déterminée : elle affecte plutôt les (rares) femmes présentes dans l’activité et elle se réalise plutôt pour celles (et parfois ceux) qui ont exercé leur passion de manière gratuite. On trouve ici un élément déjà révélé dans d’autres enquêtes sur les passions où les hommes, plus que les femmes, réussissent à exercer une passion culturelle (Donnat, 2009 : 87)[7] et où les femmes, plus souvent que les hommes, se plaignent de ne pouvoir s’impliquer dans une activité passionnée du fait des contraintes familiales, dont un compagnon peu disposé à s’adapter aux contraintes que cette activité impose[8]. Les rares femmes rencontrées, plutôt âgées, qui se sont maintenues dans la chronique jazz de manière bénévole de longues années n’ont d’ailleurs pas d’enfants, comme si la présence d’enfants à élever et l’activité bénévole de chroniqueur de jazz étaient de fait incompatibles pour les femmes dans le temps, l’une excluant l’autre de manière « naturelle ».

Certains hommes ressemblent aussi à ce profil, même s’ils sont rares et que le retrait de l’activité peut n’être que temporaire. Les premières années de l’arrivée d’un enfant correspondent pour certains à une diminution, voire à un arrêt temporaire de la chronique jazz… qui pourra être reprise quelques années plus tard quand les enfants auront grandi –, ce qui n’est pas le cas chez les femmes qui ont abandonné. On note encore que trois hommes rencontrés de plus de 50 ans qui vivent de la chronique jazz n’ont pas d’enfants. S’ils ne nous ont pas dit avoir fait ce choix pour préserver du temps libre pour chroniquer, le temps consacré à la passion semble suffire à les occuper et l’absence d’enfants semble bienvenue – ces mêmes hommes ont également décrit plusieurs relations amoureuses fortes ayant duré quelques années, qui se sont succédé et n’ont pas permis d’envisager la procréation.

Pour finir sur ce point, il apparaît que, si elle ne se traduit pas par la fin de la pratique de la chronique jazz pour les hommes rencontrés, cette dernière semble bien s’accompagner pour eux aussi de la mise en danger de la vie en couple avec des enfants. La plupart des hommes rencontrés ayant des enfants sont séparés de la mère des enfants (ou en voie de l’être), les enfants étant âgés de moins de dix ans au moment de la séparation (8 hommes sur les 12 hommes avec enfants, dont 10 séparés de la mère de leurs enfants). On comprend mieux alors tout le sens de la citation qui va suivre. Cet ancien chroniqueur de jazz ayant rapporté une activité bénévole très prenante pendant une dizaine d’années, activité alors menée en plus d’un emploi de cadre à temps plein, et l’occupant plusieurs soirs par semaine et une partie du week-end, nous lui demandons : « Et votre femme à ce moment-là ? » Il répond alors : « Elle était tout à fait d’accord. Je veux dire… On peut pas empêcher quelqu’un d’avoir une passion… Et je lui en sais grâce d’ailleurs… Et on a divorcé assez rapidement… Que je ne dise pas de bêtises [il cherche]. Mon fils est né en XXX. Et on a divorcé deux ou trois ans après, quelque chose comme ça » (Chroniqueur de jazz, la soixantaine).

Une passion conjuguée au « masculin »

L’abandon de la chronique jazz peut correspondre à la difficulté de se reconnaître dans le mode de fonctionnement du monde de la chronique jazz. Or, certains des traits constitutifs de cette chronique semblent bien conjugués au « masculin », incitant certaines femmes qui ne s’y reconnaissent pas à l’abandonner – on n’a pas rencontré d’hommes ayant abandonné la chronique jazz pour les deux raisons qui vont suivre.

Ainsi, pour certaines, lorsque la passion de la vie nocturne liée au jazz s’est réduite drastiquement, la passion pour la chronique jazz s’est aussi amenuisée et a pu prendre des formes plus privées de consommation individuelle du jazz – la passion se transformant alors en « jardin secret » (Donnat, 2009). D’autres ont abandonné leur passion pour le jazz – elles exercent alors la chronique jazz de manière sporadique ou se tournent vers une autre pratique culturelle. Plusieurs femmes rencontrées semblent particulièrement peu intéressées par les sorties dans le monde du jazz, après quelques années de sorties souvent intensives. Quelques-unes ont évoqué l’ambiance très « masculine » qu’elles ont progressivement trouvée fatigante à vivre et sont, au moment de l’entretien, peu disposées à continuer : la drague permanente dont elles ont fait l’objet pour les plus jeunes ; l’humour parfois sexuel (et jugé lourd) ou le goût pour l’alcool pour les plus âgées. S’installe un manque d’intérêt pour la convivialité (boire un verre, dîner autour d’un bon repas) au sein du monde du jazz pour les jeunes et les moins jeunes, convivialité pourtant fort valorisée par leurs collègues masculins. À notre question « Vous avez accès aux concerts ou aux festivals ? », ce chroniqueur aguerri répond : « Oui, oui. C’est appréciable d’ailleurs. Mais, là encore, ce n’est pas financier. Cela donne surtout tous les plaisirs : écouter la musique vivante, rencontrer les musiciens, être dans l’ambiance… Sur le plan de la satisfaction personnelle, c’est très important je trouve. » Plus tard, ce même chroniqueur de jazz, parlant de ses échanges avec d’autres chroniqueurs et musiciens autour de dîners ou moments amicaux, ajoute : « La convivialité, bien sûr, c’est important » (Chroniqueur de jazz, la soixantaine).

Or, le manque d’intérêt pour la convivialité dans le monde du jazz peut avoir un double effet de retrait de l’activité pour celles qu’il affecte. D’une part, la passion de la chronique jazz perd de sa force, de son intérêt en soi. Même si les chroniqueurs de jazz sont passés à la chronique jazz par goût pour l’écriture ou la parole et par envie de défendre le jazz de manière publique[9], le goût de la convivialité dans ce monde apparaît comme un stimulant fort dans la mise en oeuvre de cette pratique. Sa disparition sous-tend en partie la réorientation progressive de ces femmes vers d’autres pratiques culturelles – théâtre et littérature notamment – ou musicales – musique pour enfants, pop/rock notamment. D’autre part, comme nous le verrons plus loin, l’appartenance à des réseaux sociaux est une clé dans ce monde pour permettre aux unes et aux autres de connaître l’actualité, de trouver de nouvelles « piges » ou de bénéficier de « plans » professionnels lorsqu’elles ou ils cherchent à en vivre. Ne plus sortir dans ce monde musical – aller à des concerts notamment – ou le faire de manière très réduite – quitter le lieu du concert dès que possible – se traduit aussi par une disparition des aides et des contacts utiles pour la mise en oeuvre efficace de la chronique jazz dans le temps.

Par ailleurs, il apparaît que la dimension « érudite » de la chronique jazz, partagée par la plupart des hommes rencontrés (1 cas contraire sur 21 interviewés), l’est beaucoup moins par une partie des femmes chroniqueuses de jazz (6 sur 10 interviewées). Or, cette dimension masculine de l’activité apparaît alors pour certaines femmes comme une contrainte qui rend difficile l’investissement passionné dans un monde qui ne reconnaîtrait que les « savants » du jazz, les « encyclopédistes », jugés par elles ennuyeux et peu stimulants. La nécessité d’être un « amateur de jazz » (Lizé, 2008) pour se voir reconnu, invité, incité à écrire ou à parler dans de nouveaux contextes amène ces chroniqueuses de jazz peu intéressées à progressivement s’orienter vers d’autres activités. L’envie de partager le jazz d’une manière moins cultivée, moins savante, ne trouvant guère d’échos auprès des collègues tend à s’amenuiser dans le temps et amène ces personnes soit à quitter la chronique jazz faute d’y « trouver leur compte », soit à la réaliser de manière assumée parallèlement à d’autres activités. Nous y reviendrons plus loin.

Une cooptation très masculine… favorable seulement à certains hommes

Il apparaît que certains hommes réussissent à se maintenir dans la chronique jazz de manière professionnelle. Parfois, certains hommes (en grande partie les mêmes) accèdent, sans nécessairement en vivre de manière principale toutefois, aux positions les plus prestigieuses de l’activité – rédaction en chef ou direction de publication des journaux de jazz, émissions de radio sur France Musique, chroniques régulières et valorisées au Monde ou à Télérama… Or, l’accès à ces positions ne peut se faire que grâce à l’entretien de liens sociaux solides dans le monde du jazz. En effet, et c’est un élément très structurant, notamment pour ceux et celles qui désirent se professionnaliser dans la chronique jazz ou accéder aux positions les plus prestigieuses, se maintenir dans cette activité suppose d’entretenir de manière forte des relations sociales solides avec d’autres chroniqueurs de jazz, des musiciens, des programmateurs, des producteurs, des attachées de presse, liens entretenus par des coups de téléphone, des déjeuners, des soirées partagées, des concerts, des « verres » réguliers… Le temps passé à entretenir ces relations – concerts, soirées, déjeuners, échanges internet – permet certes de réaliser les chroniques jazz de manière fiable en assurant le chroniqueur des dernières informations à connaître sur le monde du jazz. Mais il permet aussi de constamment trouver des « piges » ou des activités parallèles, d’être connu au moment où sont cherchées des personnes compétentes pour l’une ou l’autre activité, de faire reconnaître sa place de chroniqueur de jazz actif dans ce monde très petit de fait, de bénéficier de « coups de main » dans les périodes difficiles…

Lorsque sont évoquées les manières dont l’une ou l’autre position a été obtenue, les chroniqueurs de jazz mentionnent sans cesse une connaissance, voire un « ami »… auquel ils ont très souvent eu l’occasion à leur tour de rendre service, de « renvoyer l’ascenseur », comme nous l’ont exprimé plusieurs chroniqueurs de jazz au sujet de leurs proches évoluant dans le monde du jazz. La cooptation par des pairs – chroniqueurs, programmateurs, musiciens, producteurs, attachées de presse notamment – est ici fondamentale pour rendre compte de la capacité de certains, plus que d’autres, à se maintenir dans la chronique jazz. Elle explique a contrario la difficulté d’une partie des hommes et de la plupart des femmes à se maintenir dans la chronique jazz malgré leur désir de s’y professionnaliser… et l’absence des femmes aux plus hauts niveaux de la hiérarchie de la chronique jazz :

Ils sont beaucoup moins potes avec des gens comme moi [une femme] qu’entre eux, quoi ! Déjà par le fait que je bois pas, que je… Un jour, j’ai demandé, euh… ça, c’est une anecdote, hein. Un jour, j’ai demandé… parce qu’en dehors du journalisme y a des tas de petits boulots qu’ils se refilent entre eux : écrire une pochette de disque, présenter une émission de radio, etc. Et puis, un jour, je leur ai dit : « Mais, pourquoi j’ai jamais ces boulots-là ? » Ils m’ont dit : « Mais, quand on se retrouve entre nous après les concerts, au bar, t’est jamais là ! ».

Chroniqueuse de jazz, la cinquantaine

Cette cooptation masculine au sein du monde du jazz semble cependant jouer un faible rôle pour les chroniqueurs bénévoles qui n’ont pas de responsabilités dans ce domaine : pigistes ponctuels des journaux de jazz, animateurs d’émissions de radio libre, chroniqueurs sur des sites internet ou chroniqueurs ponctuels sur des radios ou journaux généralistes… En effet, quand les chroniques sont gratuites ou très faiblement rémunérées, le simple fait de les proposer en respectant les règles habituelles de la chronique jazz semble suffire, aux femmes comme aux hommes, pour les faire publier ou accepter. Par ailleurs, d’autres modes de cooptation, extérieurs au monde du jazz, sont mis en oeuvre pour réaliser des chroniques rémunérées dans des contextes plus généralistes, comme nous le verrons dans notre dernière section, portant sur les stratégies de transgression mises en oeuvre pour être chroniqueuse de jazz « quand même ».

Pour conclure sur les modes « masculins » de pratique de la chronique jazz favorables à certains hommes, il apparaît que, si la pratique est concurrencée par l’éducation des enfants, si elle s’amenuise en raison de la perte d’attrait pour l’un de ses éléments – érudition ou vie nocturne notamment – ou si elle n’est pas nourrie par des liens sociaux efficaces, les chroniqueurs et les chroniqueuses de jazz tendent à y mettre un terme ou à se marginaliser. Il arrive qu’une autre passion culturelle prenne le pas – littérature, théâtre, musique pour enfants. La passion du jazz se transforme parfois sur un mode « jardin secret ». La passion est encore abandonnée au profit de la vie privée. La chronique jazz devient ponctuelle. De plus, la faible capacité de cooptation de certains chroniqueurs de jazz (et de toutes les chroniqueuses de jazz) dans des réseaux masculins efficaces semble expliquer l’incapacité de ces derniers et de ces dernières à accéder aux positions les plus valorisées dans ce petit monde éditorial : les rédactions en chef de journaux de jazz ou de sites internet spécialisés, les émissions spécialisées sur France Musique – ou encore à « vivre » de la chronique jazz dans le temps.

Or, ces retraits ou cette marginalisation concernent bien plus souvent les femmes que les hommes, alors même que les femmes sont déjà bien peu nombreuses à l’entrée[10]. Ils tiennent en partie aux normes extérieures du jazz – rôles parentaux notamment – et sont en partie déterminés par les modes de fonctionnement « masculins » du monde de la chronique jazz – définition de la « bonne » chronique, réseaux sociaux ou convivialité « masculins ».

Être chroniqueuse « quand même »

Même si elles sont marginalisées et très minoritaires, quelques femmes réussissent somme toute à réaliser des chroniques de jazz dans le temps. Dans leur capacité à maintenir leur activité de chronique jazz, il faut ici distinguer deux situations : les femmes « érudites » et les femmes « généralistes ».

Marginalisation « assumée » pour les femmes « érudites »

Certaines femmes (4 sur les 10 rencontrées) sont des « érudites » du jazz, mais aucune d’elles ne s’est vu attribuer les rares positions assurant, dans ce petit monde éditorial, une professionnalisation complète ou un certain prestige dans la durée. Si certains hommes « érudits » vivent également une relative marginalisation, voire une exclusion, de la chronique jazz, toutes les femmes « érudites » sont dans ce cas. Une position prestigieuse dans la chronique jazz n’a pour l’instant été accessible à aucune de ces femmes érudites pour les raisons déjà évoquées. Mais elles se sont acharnées et ont construit des stratégies pour se maintenir « quand même » :

C’est difficile d’être respectée quand on est une femme…

Chroniqueuse de jazz, la trentaine

On a noté trois stratégies complémentaires de transgression « féminines », volontaires ou non, permettant à ces femmes « érudites » de continuer à exercer la chronique jazz même si elles le font de manière marginale ou en faisant appel à des ressources complémentaires.

Tout d’abord, ces femmes n’ont pas d’enfants et, de ce fait, ont à la fois une très grande liberté de mouvement et des besoins financiers très modestes. Il apparaît en effet que celles, « érudites », qui continuent à publier des chroniques de jazz ou à animer une émission de radio, disposent d’une liberté d’action et d’une modestie financière qui semblent leur donner la possibilité de continuer à produire des chroniques dans un monde qui ne les inciterait guère à continuer faute de demandes extérieures à le faire. Il est évidemment impossible d’établir un lien de causalité entre l’absence d’enfants et la présence dans ce monde, et plus encore, d’en expliquer les raisons, ces questions relevant de domaines peu accessibles au chercheur en sociologie. Mais le fait est que nous n’avons rencontré aucune femme avec enfants parmi ces femmes érudites qui continuent à chroniquer « quand même » (deux ont la cinquantaine, une la quarantaine, la dernière vient d’avoir un enfant).

Par ailleurs, en plus de la modestie de leurs besoins financiers (évalués par elles entre 1000 et 1500 euros par mois), ces femmes possèdent souvent des ressources financières qui répondent d’emblée à ces besoins : un appartement hérité ou déjà remboursé ; un emploi stable « ailleurs » ; des allocations sociales. Cette base financière, si elle reste modeste, permet cependant à ces femmes de ne pas avoir à gagner leur vie avec les chroniques jazz ou à arbitrer entre un enjeu professionnel et la chronique jazz, notamment dans les périodes de « vache maigre ».

Pour finir, même si leurs réseaux sociaux semblent plus fragiles que ceux de leurs collègues hommes érudits, du moins ceux qui réussissent à se professionnaliser par leurs chroniques, ces femmes disposent de quelques liens sociaux « utiles », souvent extérieurs à la chronique jazz proprement dite, qui leur permettent de « tenir » dans cette activité : un producteur de jazz, une attachée de presse, des amis musiciens de jazz de renom, des militants de la culture, un universitaire ou un journaliste de la culture… Ces relations peuvent être fondées sur des liens militants, familiaux, ethniques ou intimes, mais elles ne sont guères liées aux relations sociales propres à la chronique jazz. Elles n’en sont pas moins utiles pour se voir attribuer une chronique jazz dans une radio libre, pour publier des chroniques dans un journal ou sur un site internet ou un accès à certains musiciens pour réaliser des entretiens ou des chroniques de disque de qualité.

Si certains hommes partagent parfois ces stratégies de transgression, toutes les femmes « érudites » y ont accès pour se maintenir dans la chronique jazz. Il reste à noter que, du point de vue des hommes rencontrés, ces quelques femmes sont bien considérées comme des « érudites », des femmes « compétentes » – du point de vue du critère de l’érudition – dans la chronique jazz, et sont reconnues comme telles. En revanche, elles sont perçues comme « caractérielles », « chiantes », « peu fiables », « trop timides », « trop absentes » ou « trop personnelles »[11]… Elles ne relèvent pas des collègues disponibles pour travailler avec eux, de manière ponctuelle ou prolongée, ce qui montre en retour l’absence de collaborations au sein du groupe des chroniqueurs de jazz… Elles confirment ce fait à leur manière, en évoquant les très rares moments où il a été fait appel à elles les années passées…

Les femmes « généralistes » : une position féminine efficace, mais marginalisée

Une deuxième position, tenue par les six autres chroniqueuses de jazz rencontrées que l’on pourrait nommer les « généralistes », est celle de l’intervention ponctuelle dans la chronique jazz, soit par des chroniques sur une radio ou dans un journal généraliste, soit par l’animation de tranches horaires musicales, soit par des piges ponctuelles sur un site internet ou dans un journal de jazz :

Pour le jazz, j’ai repris en fait une chronique qui a été lancée par quelqu’un d’autre qui arrêtait… qui a dû être lancée pendant deux ans je crois, depuis deux ans à peu près… ».

Et à notre question « Qu’est-ce qui vous a donné envie de dire oui ? », cette journaliste explique :

Parce que moi, en fait, à l’époque, euh… voilà, j’étais déjà très intéressée par le jazz, je prenais moi-même des cours d’instrument en jazz, je suivais l’actualité du jazz, euh… voilà et donc quand j’ai su qu’il arrêtait, voilà, j’ai proposé de continuer la chronique si elle était maintenue.

Chroniqueuse de jazz, la quarantaine

Ces femmes ne sont pas considérées, par elles-mêmes et par leurs collègues hommes, comme des femmes « érudites ». Elles peuvent même être vues comme « pas très sérieuses » ou « pas très compétentes » de ce fait par les personnes érudites. Si elles connaissent bien le jazz, sont souvent formées musicalement, assistent régulièrement à des concerts, suivent l’actualité, elles n’en ont pas pour autant développé un goût « encyclopédique » de la culture jazz. Elles donnent certes des informations précises sur un disque ou sur un musicien ou une musicienne dans leurs chroniques, mais elles disent viser plus à partager des émotions et leur passion pour le jazz qu’à resituer les musiciens et musiciennes ou leurs disques dans l’histoire du jazz ou à les relier aux autres musiciens et musiciennes de jazz actuels. Leurs chroniques se réalisent dans des contextes qui rendent possible, voire nécessaire, une approche moins savante de la musique : une radio ou un journal généralistes, certes, mais aussi un espace parfois restreint pour présenter leurs idées (quelques minutes d’émission ou un encart dans un journal hebdomadaire ou l’animation de tranches horaires musicales). Elles ont parfois commencé dans un journal de jazz, avant de s’orienter vers un média plus généraliste. Elles ont parfois démarré dans ce média généraliste ou sur des sites internet ouverts sans jamais avoir eu accès aux journaux ou émissions spécialisés en jazz.

Si elles apprécient la chronique jazz, elles se voient aussi la quitter à terme, ou à en réduire la place, pour « faire autre chose », dans les arts et la culture notamment, quand cette réorientation n’est pas déjà en cours au moment de l’entretien… Même si leurs chroniques sont pour certaines bien rémunérées, ces femmes ont le plus souvent une autre source de rémunération : un emploi stable ; un patrimoine financier ; des allocations sociales. On le voit, la transgression est toute relative, car leur place dans la chronique jazz est d’une grande fragilité, même si elle est parfois un plus dans leur trajectoire, actuelle ou future, de journaliste, d’attachée de presse ou de responsable de la communication culturelle.

Conclusion

Le petit monde éditorial de la chronique jazz se révèle un univers très « masculin » : non seulement les femmes y sont minoritaires (moins de 10 %), mais celles qui sont présentes n’accèdent pas aux positions les plus renommées et prestigieuses et ne réussissent qu’exceptionnellement à en faire une activité professionnelle. Celles qui sont chroniqueuses « quand même » le font selon deux axes principaux : soit elles bénéficient de ressources propres spécifiques, soit elles s’appuient sur une position professionnelle ou sociale qui les rend autonomes. Mais ces stratégies de transgression sont en fait des tactiques réservées à quelques femmes exceptionnelles qui, fortes de ressources spécifiques, réussissent ainsi à chroniquer « quand même » sans jamais transformer les règles du jeu professionnel de ce monde très « masculin » (Kanter, 1993 [1977]).

Ce cas, par son caractère exemplaire – sa petite taille et le caractère exacerbé de l’exclusion des femmes –, nous aide à mieux saisir les racines fondatrices aussi bien de la féminisation inachevée des professions supérieures (Buscatto et Marry, 2009) que de toutes ces pratiques fortement « masculines » excluant « naturellement » les femmes, qu’elles soient professionnelles, militantes, amateurs, ludiques, culturelles ou sportives (Buscatto, 2014a)…

D’une part, il apparaît de manière évidente que les femmes peinent à entrer dans des domaines définis en leur coeur de manière « masculine », dans des activités organisées et réalisées selon des principes et des critères « masculins ». La définition « érudite » donnée à ce qui fait « une bonne chronique », définition socialement construite comme « masculine » dans nos sociétés, limite en retour l’entrée, le maintien et la reconnaissance des femmes dans ce monde. L’appel à un engagement corps et âme des chroniqueurs de jazz incite certaines à se détourner de l’activité quand d’autres rôles « féminins » prennent le pas, notamment à l’arrivée d’un enfant. Ou, encore, les femmes peinent à s’insérer de manière efficace dans des réseaux « masculins », privilégiant là encore « naturellement » l’entre soi entre pairs hommes.

Or, dans une société où les garçons et les filles, les femmes et les hommes restent socialisés de manière éminemment sexuée et apprennent dès le plus jeune âge à développer des goûts, des pensées, des pratiques, des sociabilités et des corps sexués (Buscatto, 2014b), le simple fait de définir une activité professionnelle – ludique, politique, sportive, culturelle ou syndicale – selon des principes et des critères socialement définis comme « masculins » en exclut de fait l’immense majorité des femmes : elles tendent à ne pas être attirées par l’activité ; elles tendent à ne pas s’insérer dans les réseaux sociaux « masculins » ; elles tendent à ne pas être définies comme des collègues de qualité par leurs pairs ; elles tendent à ne pas se voir proposer les pratiques les plus valorisées ou les plus utiles pour se maintenir dans l’activité…

D’autre part, et de manière intimement liée à ce premier point, ce cas prouve de manière saillante le fait que dans des univers « masculins » les transgressions restent rares et ponctuelles si elles ne s’appuient pas sur des dispositifs formels qui permettent une féminisation réelle de l’activité. Faute de règles formelles et extérieures à ce groupe professionnel, les femmes qui évoluent dans la chronique jazz sont soit des pionnières exceptionnelles, soit des femmes qui évoluent de manière marginale dans l’activité. Est ainsi confirmée et enrichie une conclusion déjà en partie avancée à partir d’un ensemble de travaux empiriques menés dans l’informatique, les grandes entreprises, la police, les arts, la science, l’ingénierie ou la médecine (Buscatto et Marry, 2009) : les obstacles à la féminisation d’une activité sont d’autant plus élevés que le groupe professionnel contrôle mieux son entrée, ses modes de socialisation, ses sociabilités, ses règles de définition de l’activité, ses possibilités d’emploi et de promotion. Or, ce contrôle est facilité quand les critères et les règles organisant l’activité sont peu formalisés, voire opaques. A contrario, la mise en oeuvre de règles formelles, de manière extérieure au groupe professionnel concerné par elles, favorise la féminisation de ces groupes en limitant les pratiques « naturelles » de fermeture.

C’est donc bien au coeur de l’activité « masculine » – professionnelle, ludique, militante, sportive ou culturelle – que se situent les ressorts principaux contraires (ou favorables) à sa féminisation. On voit alors tout l’intérêt d’étudier le « genre en train de se faire » (West et Zimmerman, 1987) afin de mieux saisir les logiques de production et de transgression des règles du jeu « masculines » à partir d’une observation serrée et de longue durée des pratiques quotidiennes des unes et des autres pour constituer ce monde social à ses différents moments de mise en oeuvre (Buscatto, 2010). C’est ainsi bien à travers une meilleure compréhension des manières dont se font les chroniques jazz au fil du temps, dès l’accès à l’activité, qu’ont pu être identifiés les normes, les réseaux, les modes de fonctionnement genrés qui les organisent, en lien avec la société qui les accueille et participe à les produire.