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C’est un ouvrage à la fois minutieux et sensible qu’offre Evelyne Ledoux-Beaugrand avec Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes, tiré de sa thèse de doctorat. Divisé en trois parties, chacune étant composée de deux chapitres, cet essai, ancré dans une perspective résolument féministe, pose d’abord un regard rétrospectif sur les écrits de femmes concomitants au féminisme de la deuxième vague – ces auteures que Ledoux-Beaugrand désigne comme les « écrivaines de la sororité » –, pour ensuite s’attarder à la production contemporaine des femmes, tant théorique que fictionnelle, et à sa façon toute particulière de penser, de représenter et, partant, de mettre en question les liens filiaux. Parmi les dix-neuf récits qui composent le corpus étudié figurent quatre oeuvres d’écrivaines québécoises ayant marqué le paysage littéraire au cours des vingt dernières années : Putain de Nelly Arcan, L’ingratitude de Ying Chen, ainsi que Borderline et La lune dans un HLM de Marie-Sissi Labrèche. À travers une analyse « de type socio-psychanalytique » (p. 30), l’auteure observe les modalités du « passage d’un imaginaire de la sororité, déployé […] surtout sur l’axe horizontal de la communauté, à un imaginaire qui investit l’axe vertical de la filiation » (p. 9).

L’étude s’ouvre sur une comparaison implicite entre deux esthétiques successives, dont les différences se trouvent façonnées par le contexte sociologique et, surtout, par l’héritage culturel légué par celles venues avant, et convoque, par le fait même, la question des générations d’écrivaines. L’auteure s’éloigne cependant de tout présupposé naturalisant qui viendrait édulcorer la réelle complexité des écritures au féminin. Si elle propose le syntagme « génération héritière » pour parler des écrivaines publiant à partir du début de la décennie 1990, l’objectif n’est pas de rallier celles-ci sur la base de leur âge ou encore du « moment de leur venue à l’écriture » (p. 14), mais bien de rendre compte d’un changement de paradigme qui s’opère dans la littérature des femmes post-révolution féministe (Boisclair). En effet, rappelle-t-elle, « les auteures associées aux nouvelles voix de la littérature des femmes [sont] les premières à l’échelle de l’histoire de la littérature des femmes à bénéficier d’une tradition littéraire au féminin » (p. 16).

Aussi le temps était-il venu de soupeser l’influence de ce legs féministe dans la production littéraire contemporaine des femmes, son appropriation par les écrivaines et, surtout, la « resignification » (p. 313) dont il fait l’objet, ce que Ledoux-Beaugrand effectue avec intelligence et finesse. C’est également contre certaines critiques adressées aux oeuvres récentes, lesquelles déplorent une écriture apolitique, désengagée, que s’élabore l’analyse de l’auteure. Là où d’aucuns et d’aucunes voient un renoncement, de la part des écrivaines contemporaines, des idéaux portés par leurs prédécesseures, l’auteure observe plutôt des reconfigurations, une opération de tri qui n’exclut pas, certes, le rejet de certains traits caractéristiques des écrits de la deuxième vague féministe, mais qui ne procède pas non plus d’une rupture franche. Certains aspects associés à l’écriture des femmes demeurent : l’emploi du je, un penchant pour l’intime, l’écriture du corps et de la sexualité – bien que celle-ci diffère dans son traitement : alors que la thématique de la sexualité chez les écrivaines de la sororité était explorée dans sa dimension sensuelle, c’est davantage le côté « obscène », « abject » (p. 78) du sexe qui est exploité par les auteures contemporaines. De nouveaux discours, cependant, prennent forme, ce que Ledoux-Beaugrand associe à un rapport différent au lien filial. Pour les auteures et penseuses de la décennie 1970, le mot d’ordre était clair : il fallait sortir de la « maison du père » (Smart), faire table rase avec la loi patriarcale et couper les liens avec ses représentants. Or cette fugue hors la loi du Père s’accompagne inévitablement d’un retour « vers le pays natal, c’est-à-dire vers le corps féminin et maternel » (p. 74). Du côté des écrivaines contemporaines, remarque l’auteure, il s’agit de prendre ses distances avec cet espace de la sororité, jugé étouffant, car marqué par l’indifférenciation, soit par cette idée d’un « corps commun » (p. 110) formé par le « Nous femmes » de la révolution féministe. Plutôt que de l’intégrer à son tour, la génération héritière s’emploie à le démembrer afin d’ouvrir à l’altérité. C’est en ce sens que Ledoux-Beaugrand parle d’une « politique de la dislocation » (p. 79), laquelle participe d’une mélancolisation du lien, « processus par lequel filiation et affiliation se créent à partir des ruines et des restes, dans la distance, la disparition et la différence » (p. 299). Cette ouverture à l’altérité, cette décision de « quitter la maison “féministe” » (p. 72) afin de procéder à d’autres affiliations va de pair avec le constat qu’il n’existe pas de lieu extérieur au pouvoir patriarcal : la loi doit être subvertie de l’intérieur, ce qui confère aux écrits contemporains un potentiel de subversion.

La recherche d’altérité dans ce corpus est également à considérer comme l’exploration de la part étrangère qui façonne toute identité, ce qui amène les « auteures de la communauté mélancolique » à « réinvestir l’axe vertical de la généalogie » (p. 18). Dans les deuxième et troisième parties de son ouvrage, l’auteure se penche sur les figures de pères et de mères qui peuplent les écrits récents des femmes. La filiation au père se déploie en régime spectral, à l’intérieur duquel ce dernier, désincarné, hante le corps de sa fille. L’écriture se veut une façon de lui donner un corps, de même qu’une sépulture, qui est aussi un geste pour en finir avec le spectre laissé par le meurtre symbolique perpétré par les auteures de la sororité. La filiation à la mère, quant à elle, s’inscrit en régime de deuil, lequel s’exprime, chez la fille écrivaine, par une volonté de s’extraire du corps-à-corps mère-fille présent chez les écrivaines de la deuxième vague. Ce détachement, qui s’effectue « sous le signe de la perte » (p. 255), est à comprendre comme une demande de reconnaissance adressée à la mère, un appel à être reconnue dans son altérité.

L’ouvrage d’Evelyne Ledoux-Beaugrand recouvre un terrain vaste, dont les assises théoriques ressortissent aussi bien à la psychanalyse, à la philosophie, à l’anthropologie culturelle qu’aux études littéraires. Parfaitement maîtrisés, ces outils théoriques servent une analyse fine, toute en subtilité, dont on peut supposer qu’elle deviendra une référence incontestable pour toute personne s’intéressant à la littérature des femmes.