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Introduction

Dans un récent ouvrage portant sur les politiques sociales de l’État post-providence, Crouch et Keune (Bonoli et Natali, 2012) citent Davies et Freedland au sujet du cas britannique de la protection contre le risque du chômage. Selon ces derniers, le Royaume-Uni a opéré dans les années 1990 un virage déterminant en favorisant, en lieu et place de la protection des chômeurs contre l’insécurité économique du chômage, l’ajustement instantané de l’offre de travail aux demandes du marché. Selon ces auteurs, ce virage illustre le fait que le paradigme des droits humains (et du droit à la protection sociale) aurait cédé le pas à celui des ressources humaines (Crouch et Keune, 2012 : 5). Ainsi, sur l’autel de la flexibilité du travail, seraient sacrifiés à la fois les espoirs des détenteurs et détentrices de droits sociaux (notamment les femmes, les jeunes, les travailleurs migrants) et les protections issues des régimes complémentaires de protection sociale liés au contrat de travail (ou à la convention collective) des personnes détenant un statut d’emploi permanent (assurance santé ; régimes complémentaires de retraite). Toutefois, dans un texte publié en 2013 pour le compte de l’Observatoire social européen, Ferrera propose pour sa part, dans le prolongement des travaux de Bonoli et Natali, de situer aussi toute réforme contemporaine d’une politique sociale spécifique dans le contexte de l’État libéral néo-providentiel (Liberal Neo-Welfare State) (Ferrera, 2013 ; Morel, Pallier et Palme, 2012). Ce nouvel État se distinguerait par des réinvestissements dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale des travailleurs (et des travailleurs potentiels) de la marge. L’approche combinée de l’exploitation des ressources humaines et de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ne participe pas nécessairement, et c’est bien ici l’enjeu, à la promotion des droits humains et plus particulièrement à la réalisation du droit à la sécurité et à la protection sociale.

Les virages ci-dessus évoqués s’inscrivent par ailleurs dans une reconfiguration plus large des fonctions du social et des politiques sociales. Et, pour rester dans l’axe « droits humains – ressources humaines », notons que cette reconfiguration comporte un certain nombre de paradoxes. Par exemple, la valorisation des droits de certaines populations ayant navigué à la marge de politiques sociales – qui ont d’abord favorisé l’archétype du travailleur masculin et caucasien ayant des responsabilités familiales – s’accompagne d’une pression institutionnelle forte en faveur de leur insertion dans le nouveau marché du travail. On parlera alors de stratégies ciblées d’employabilité, de suppléments de revenu, de crédits d’impôt incitatifs ou, encore, de mesures de conciliation travail-famille. De même, certaines stratégies concerneront directement les travailleurs âgés ou les femmes, en invitant ces dernières à s’impliquer dans l’industrie des soins aux personnes, par exemple. C’est donc l’accent mis sur l’activation du capital humain (Knijn, Martin et Milar, 2008 ; Hong et Pandey, 2008 ; Hong, 2007 ; Institute for Research on Poverty, 2005 ; Pollack et Carragata, 2010) qui s’avère être la clé du déploiement des nouvelles politiques sociales (Bonoli et Natali, 2012).

S’intéressant à l’Europe continentale, Clegg a démontré la capacité d’adaptation de l’État post-providence, ou néoprovidentiel, au nouveau paradigme des politiques d’activation de la main-d’oeuvre active ou susceptible d‘être activée. Selon lui, le diagnostic d’Esping-Andersen (1996) selon lequel l’État providence serait devenu un paysage figé (frozen landscape) est erroné. Notamment en ce qui concerne les régimes d’assurance-chômage, Clegg (Clegg, 2008 ; Clasen et Clegg, 2006 ; Vail, 2010) regroupe en quatre catégories les indicateurs d’adaptation de cet État post-providence lorsqu’il s’agit de la transformation de nature des mesures de protection contre le chômage : la réduction des coûts de systèmes (conditions d’admissibilité plus restrictives et réduction des bénéfices) ; le recalibrage des objectifs du système (par exemple en excluant les travailleurs dits atypiques et les chômeurs de longue durée) ; l’activation sélective des chômeurs et le recours accru à la sanction ; et, enfin, l’intégration administrative des mesures dites passives de prestations de chômage avec celles dites actives de l’offre de formation ou de l’offre d’emploi. Cette dernière stratégie, dite du guichet unique de services, réunit la carotte (le remplacement du revenu) et le bâton (à condition que le chômeur fasse preuve de la volonté d’occuper tout emploi disponible) dans la même corbeille de services et consolide les nouvelles conditions d’accès au bénéfice que représente la prestation de chômage. Les indicateurs proposés par Clegg constituent un outil utile pour analyser la plus récente réforme de l’assurance-chômage au Canada[1]. Et les analyses de Bonoli et de Natali nous invitent à traiter différemment cette réforme des précédentes.

Notre contribution ne souhaite pas explorer les éléments techniques et juridiques constitutifs de la récente réforme de l’assurance-chômage au Canada. Notre intention est plutôt de jeter un regard inspiré à la fois de la théorie des droits humains, et notamment du droit à la protection sociale, et de celle des politiques sociales sur les enjeux de la réforme. Pour ce faire, nous procéderons en deux temps. Dans un premier temps, nous proposons une critique contextuelle du régime préexistant de protection contre le chômage au Canada. Cette critique prend en compte les effets d’exclusion du système et constate l’asservissement des travailleurs et des chômeurs aux théories du capital humain et des enjeux contemporains de la disponibilité des ressources humaines, dans une perspective de droits humains (A). Dans un second temps, nous examinons le contexte international et transnational dans lequel s’inscrit la récente réforme canadienne (B). Dans la foulée de la proposition de Ferrera portant sur les investissements sociaux du nouvel État libéral néo-providentiel, nous explorons les avenues proposées par la Recommandation no 202 adoptée par l’OIT en 2012, laquelle porte sur les seuils minimaux de protection sociale[2]. Nous concluons par une hypothèse : un régime tel que le régime canadien d’assurance-chômage doit dorénavant être considéré comme résiduaire dans le registre des politiques sociales assurant un socle minimal de protection. Et ce caractère résiduaire échappe aux exigences posées par l’article 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels [PIDESC][3], lequel garantit le droit à la sécurité sociale, y compris aux assurances sociales.

L’assurance-chômage au Canada : qui n’avait pas les mains sur le volant ?

Il y a au moins deux façons d’aborder l’analyse d’une politique publique de type social. Soit on favorise la perspective institutionnelle, soit on s’attarde à l’intérêt des bénéficiaires. Or, jusqu’au scandale du vol de la caisse de l’assurance-emploi (Marsan, 2014), il faut reconnaître que l’assurance-chômage au Canada était l’affaire de certains travailleurs et de certains acteurs institutionnels[4]. En cela, l’évolution du régime d’assurance-chômage au Canada s’inscrit dans la logique de la Convention no 102 de l’OIT concernant la sécurité sociale (norme minimum)[5] (Lamarche, 2002). Cette convention de l’OIT adoptée en 1952 reflète le modèle d’organisation des régimes de sécurité sociale de l’après-guerre. Après avoir désigné les branches de la sécurité sociale protégées (invalidité, vieillesse, chômage, par exemple), elle détermine par branche les seuils de population couverte et ceux du remplacement de revenu que l’État qui contemple la ratification devra être en mesure de respecter. La Convention no 102 n’a pas été largement ratifiée. Mais la ratification n’est pas la seule raison pour laquelle un traité international sert de référence. Dans le cas de cette convention, on peut sans se tromper affirmer que cette norme internationale évoque le modèle de protection sociale ayant pour référence le « male breadwinner » issu du secteur industriel et ayant charge de famille, son épouse y comprise.

La législation canadienne sur l’assurance-chômage, maintes fois amendée, est la représentation classique d’un régime contributoire de protection sociale, assorti toutefois de certaines anomalies. Ainsi, c’est une chose toute canadienne que d’avoir intégré au régime d’assurance-chômage des mécanismes de remplacement de revenu dans les cas de maladie, de maternité, de parentalité, de congé de soins aux membres de la famille ou de congé d’adoption[6], dans la mesure, évidemment, où les conditions d’admissibilité sont respectées.

De fait, le régime canadien d’assurance-chômage a toujours souffert d’un angle mort dans une perspective de droits humains et son évolution a trop souvent été critiquée uniquement dans la perspective classique d’un régime contributoire de protection sociale.

L’assurance-chômage au Canada : l’affaire de qui et pourquoi ?

La législation canadienne sur l’assurance-chômage, puis sur l’assurance-emploi, est traditionnellement analysée dans une perspective de droit social (Lamarche, 2009 ; Campeau, 2001). La mise en forme juridique du social, sous le règne de l’État providence, impliquait l’affirmation d’un droit, la désignation par la loi des conditions d’admissibilité au droit et d’exercice du droit ainsi que l’existence de voies de recours en cas de contestation. Les batailles d’inclusion menées successivement par les syndicats, le mouvement communautaire et la société civile ont donc consisté à élargir les frontières d’un droit ou d’un autre afin d’accroître le coefficient d’inclusion d’une loi. Dans le cas de l’assurance-chômage, les luttes se sont souvent menées au sujet des frontières poreuses de la loi. Le cas de l’emploi convenable (quel emploi le prestataire est-il tenu d’accepter lorsqu’il chôme ?) en constitue un exemple vibrant.

L’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés[7] n’a pas significativement modifié les stratégies de lutte en matière d’assurance-chômage, sauf pour quelques exceptions notoires, dont l’affaire Schachter[8]. Toutefois, elle a mis en évidence le fait qu’un régime de protection sociale de nature contributoire (ou assurantielle) est par définition tout autant affaire d’inclusion que d’exclusion, du point de vue des critères d’admissibilité aux bénéfices.

En raison de son caractère assurantiel et contributoire, nous croyons que le régime canadien d’assurance-chômage a été moins que d’autres soumis aux pressions de la norme d’égalité prévue par l’article 15 de la Charte canadienne, laquelle norme est au coeur du régime de droits humains au Canada[9]. Pourtant, certains acteurs et certains groupes de travailleurs ont toujours eu plus que d’autres les mains sur le volant de l’assurance-chômage au Canada. Le cas patent est certes celui des accords de travail partagé en vertu desquels des groupes de travailleurs (habituellement syndiqués) ont pu négocier des régimes de rémunération pris en charge à la fois par l’employeur et par la caisse de l’assurance-chômage pour des périodes déterminées de ralentissement du travail. L’article 24 de la Loi sur l’assurance-emploi se lit comme suit :

24. (1) Avec l’agrément du gouverneur en conseil, la Commission peut prendre des règlements prévoyant le versement de prestations pour travail partagé aux prestataires qui remplissent les conditions requises pour recevoir des prestations en vertu de la présente loi et qui sont employés aux termes d’un accord de travail partagé qu’elle a approuvé par une directive spéciale ou générale pour l’application du présent article, et notamment des règlements :

  1. définissant et déterminant la nature de l’emploi en travail partagé donnant droit à des prestations ;

  2. fixant le nombre maximal de semaines pour lesquelles des prestations peuvent être payées ;

  3. fixant les modalités de paiement des prestations ;

  4. fixant le taux des prestations hebdomadaires ;

  5. définissant le mode de calcul de la somme représentant, pour l’application de l’article 14, la rémunération hebdomadaire assurable d’un prestataire occupant un emploi en travail partagé ;

  6. prescrivant, aux fins des prestations, la façon de traiter la rémunération reçue de l’employeur ou d’autres sources ;

    […].

Loin de nous l’idée de dénoncer de tels arrangements institutionnels entre les employeurs, les syndicats et la caisse de l’assurance-chômage. Reconnaissons toutefois que, vus sous l’angle des travailleurs les plus vulnérables, ces arrangements peuvent prétendre à toutes les vertus, sauf à celle de l’universalité.

Conjuguée aux resserrements successifs et brutaux des conditions d’admissibilité et de durée des bénéfices d’assurance-chômage depuis les années 1990, l’identification de cohortes grandissantes de travailleurs et de travailleuses vulnérables en situation précaire (et donc privés de manière discriminatoire de leur droit à la protection sociale) a confirmé l’existence d’univers distincts de sans-emploi, de chômeurs potentiels et de prestataires exclus : les bénéficiaires de la sécurité du revenu (ou de l’aide sociale), les jeunes travailleurs, les chômeurs de longue durée et, plus récemment, certains travailleurs migrants[10]. Avec l’émergence de ces cohortes identifiées d’exclus de l’accès au régime d’assurance-chômage, s’est affirmé au bénéfice de ceux-ci « le droit d’avoir des droits ». Cette expression évoque l’idée que les droits humains ne sont pas limités par les termes législatifs d’une loi de protection sociale. Les droits humains des travailleurs vulnérables et des sans-emploi peuvent donc contaminer, voire transformer, la nature historique des lois de protection sociale. Mais quelle est la nature de ces droits ?

Une tension implicite a donc cours à la frontière de la discrimination et des droits sociaux et du régime assurantiel et contributoire de l’assurance-chômage canadien. Et le marqueur identitaire dominant le débat est celui du statut de « travailleur admissible » plutôt que celui du « travailleur marginalisé ». Les deux expressions ne sont pas des synonymes, puisque les travailleurs vulnérables et marginalisés ont souvent été privés de l’accès au régime de l’assurance-chômage.

En contexte canadien, l’affaire se complique en raison des règles changeantes du financement des programmes de formation de la main-d’oeuvre, un aspect inextricablement lié au chômage et au financement partagé des programmes sociaux au Canada et au Québec : qui doit prendre soin de quel sans-emploi et avec quels deniers ? Et quel palier de gouvernement va adopter quelle approche idéologique ou normative du droit à la protection sociale ou de l’obligation de travailler[11] ?

Le débat en cours concernant les ententes EDT-EDMT est éloquent. Notons l’annonce récente par le gouvernement fédéral de ne pas reconduire l’Entente sur la main-d’oeuvre (EMT) ni celle sur le développement de la main-d’oeuvre (EDMT), mais de les transformer en un transfert global aux provinces (moins généreux). L’EMT concerne des allocations de formation disponibles pour les sans-emploi qui ne sont pas admissibles aux prestations de chômage, alors que l’EDMT inclut les chômeurs admissibles. C’est ici un débat idéologique qui s’engage : comment tirer avantage de ces programmes afin que les chômeurs chôment moins longtemps et ainsi réaliser des économies au titre des prestations de chômage[12] ?

Les particularités du fédéralisme canadien ont toujours renvoyé dos à dos les chômeurs et les sans-emploi au chapitre de l’accès au marché du travail. Plus précisément, cette opposition se cristallise autour de la question de la « durée » du chômage. En effet, un chômeur de moins peut rapidement devenir un bénéficiaire de l’aide provinciale de dernier recours de plus. Et c’est au rythme de ce tango que s’est engagée la bataille idéologique de l’activation des mesures d’emploi et d’employabilité. Alors qu’un danseur (le gouvernement fédéral, qui contrôle l’assurance-chômage) a recours au resserrement des normes d’admissibilité et de durée des prestations afin d’activer la main-d’oeuvre, l’autre (le gouvernement québécois, responsable en général de la formation professionnelle et de l’emploi ainsi que du paiement de l’aide sociale) a plongé tête baissée dans la marmite des mesures d’activation coercitives (workfare) et y entraîne avec lui une variété de partenaires communautaires.

Comme dans tous les pays de l’OCDE, le régime de protection sociale canadien et québécois (ou de protection économique et non économique contre les risques sociaux) ressemble à une courtepointe. Si, toutefois, l’on accepte le principe que le ou la bénéficiaire a le droit d’avoir des droits, on reconnaît du même souffle qu’une bataille ne va pas sans une autre. Ainsi faut-il cesser de renvoyer dos à dos les prestataires de l’assurance-chômage et les sans-emploi. Faut-il aplatir les régimes de remplacement du revenu et créer un régime universel de remplacement de revenu ? Quelle que soit la réponse à cette question, le régime des droits humains impose des exigences sur lesquelles nous reviendrons dans la deuxième partie de cet article.

La section suivante, pour sa part, attire l’attention du lecteur sur les plus récents développements en matière de stratégies d’activation de la main-d’oeuvre. Ceux-ci mettent en tension la notion d’égalité de droits (entendu comme le droit à l’égal bénéfice de la loi et des lois sociales spécifiques, sans discrimination) et celle de liberté. Dans ce dernier cas, une certaine littérature tend à considérer que l’exercice responsable de cette liberté repose sur la disponibilité préalable chez chaque individu d’un capital humain effectif. Un tel capital suffirait ensuite à garantir l’exercice de la liberté de gagner sa vie par des activités rémunératrices et présumées librement choisies.

Les politiques d’activation de la main-d’oeuvre : le « sujet de droits » au service de sa cause

En 2006, l’OCDE a procédé à la réévaluation de la Stratégie pour l’emploi de 1994 (OCDE, 2006). On s’entend en général pour dire que la Stratégie adoptée en 1994 est à l’origine du resserrement des régimes de prestations de chômage au sein des pays de l’OCDE. Le pilier B de la stratégie réactivée de 2006 s’intitule Supprimer les entraves à l’activité et à la recherche d’emploi. Ce pilier se distingue de deux façons. D’une part, il reconnaît implicitement que l’activation a des limites, notamment lorsque les conditions d’emploi sont peu attrayantes (il faut donc promouvoir le travail décent). D’autre part, il prend acte des enjeux de conciliation travail-famille entourant l’activation au travail et favorise des mesures à cet effet. Cette reconnaissance est toutefois pondérée par l’appel pressant aux États de ne favoriser que les mesures d’activation et les mesures sociales efficaces, c’est-à-dire celles qui mènent rapidement à l’emploi. On s’est étonné de la grande simplification, pour ne pas dire de la sur-simplification, des propositions promues par l’OCDE par l’intermédiaire du pilier B de la stratégie réactivée de 2006. Et le non-dit est lourd de conséquences. Qui sont les travailleurs concernés, sinon les parents d’enfants « à risque » pour qui soins et attention sont requis ? Qu’en est-il du travail des femmes, et plus particulièrement des femmes pauvres et immigrantes, dissimulées ici derrière non pas leur rôle de mère, mais bien celui de parent asexué (Jenson, 2008 ; Chant, 2008) ? L’intérêt affiché par l’OCDE pour de telles mesures s’explique toutefois par un virage théorique entrepris à la brunante du néolibéralisme « dur » des années 1990 en ce qui concerne la nature et l’objet des politiques sociales et des politiques d’activation de la main-d’oeuvre.

L’appel à la bonification des mesures d’activation de l’emploi repose en fait sur l’engouement de certains théoriciens du social pour la théorie du capital humain (Becker, 1964 ; Hong, 2007 ; Holzmann et Jorgensen, 2001). Le capital humain serait pour les entreprises un bien aussi précieux que le sont les ressources naturelles. Et la construction du capital humain mobilise bien au-delà de la formation professionnelle et de l’éducation formelle. De nombreuses études empiriques issues de cette théorie considèrent tout autant l’importance des choix de vie que les limites posées par les caractéristiques socioéconomiques aux détenteurs de tels choix. Ainsi, la pauvreté est désormais considérée comme un obstacle au développement du capital humain et des choix individuels. Pour mémoire, rappelons que, selon la théorie des droits humains, la pauvreté est avant toute autre chose la conséquence de nombreuses violations de droits entrecroisées (CESCR, 2001). Ce postulat place celle-ci dans un autre registre.

En contexte canadien, les études de Sherraden (2003) et de Williams (2006), tout autant que celles de Jenson (2003), ont donné du panache à l’idée que la construction du capital humain ressemble à celle d’un compte d’épargne : dans une perspective de choix individuels, le citoyen doit prendre en main le dessein et le destin de son capital. Et l’État, partenaire de cet investissement, passe en conséquence du statut de providentiel à celui d’investisseur. Plus particulièrement, il co-investira dans les populations jugées à risque de ne pouvoir se constituer un tel capital. Au coeur de cette théorie séduisante, se trouve la consécration d’un certain libéralisme égalitaire « à la Rawls ».

Ferrera (2013) s’est pour sa part interrogé sur la théorie du capital humain du point de vue de la norme d’égalité. Et il conclut que cette théorie porte en elle le germe de la dé-contestation politique en humanisant les angles aigus des inégalités sociales. Ainsi, les inégalités ne sont plus des histoires d’exclusion fondées sur la racisation, la genrisation ou la pauvreté, puisque l’égalité s’acquiert tout au long de la vie en fonction d’une individualité qui non seulement nie les inégalités systémiques, mais, aussi, célèbre la responsabilité. La reconnaissance des inégalités socioéconomiques sert, selon la théorie du capital humain, une fonction précise : elle interpelle la responsabilité particulière de l’État au chapitre de la gestion des risques de la même façon que les forces policières recourent au profilage des populations suspectes. Les marqueurs identitaires d’exclusion deviennent ainsi des marqueurs de risque social sur lesquels il faut veiller, tout comme on appréhende une pathologie. Et c’est légitimement que l’État investisseur social veillera sur les pauvres afin de participer à la construction de leur capital humain. Somme toute, estime Ferrera, la théorie du capital humain tient à la fois de Rawls et de Sen (1999). Partant de ce constat, et en envisageant la question du point de vue des travailleurs marginalisés, tout porte à croire que le retour des théories de l’égalité des chances n’augure rien de bon lorsqu’il s’agit de préserver la fonction historique de redistribution des mécanismes de protection sociale.

Cette rencontre entre les théories des capabilités (à la Sen) et celle du capital humain ont amené certains experts des politiques d’activation du marché du travail à en proposer la réorientation. Il s’agirait donc de revaloriser l’investissement social public et de freiner les pressions négatives des stratégies de l’activation de la main-d’oeuvre en ciblant les caractéristiques socioéconomiques des groupes en voie de se construire un capital (Bonvin, 2012).

On devine aisément que ces approches contemporaines confèrent une tout autre acception aux concepts de liberté du travail et d’égalité dans le travail, deux principes fondateurs des droits humains au travail. La liberté du travail comporte donc désormais une part accablante et individualisée de responsabilité, alors que l’égalité dans le travail est considérée comme une question préalablement réglée par l’acquisition d’un capital humain durable, tout au long de la vie, chez le nouveau travailleur flexible et mobile. Que reste-t-il donc du droit à la protection sociale ? Comme nous le verrons dans quelques lignes, il reste encore cette parcelle de droit qu’on appelle dorénavant le socle minimal de protection sociale.

Cela étant dit, il serait erroné de prétendre que les politiques canadiennes de main-d’oeuvre sont à ce point organisées ou en synchronisme avec la théorie du capital humain. Au Canada, le ministre fédéral des Finances a exprimé en 2012 son point de vue de manière on ne peut plus prosaïque : There are no bad jobs[13]. Et, de fait, le débat canadien portant sur l’assurance-chômage oscille entre la réduction du coût du régime et la discipline drastique du travail. Faut-il à cette fin asservir les mécanismes de protection sociale ? Les stratégies canadiennes d’activation de la main-d’oeuvre se traînent donc les pieds. Mais sous des cieux politiquement plus hospitaliers ou mieux éclairés, quelle direction risquent-elles de prendre ? Pour répondre prospectivement à cette question, il faut s’intéresser aux récents développements en droit international du travail et des droits de la personne, notamment en ce qui concerne le droit à la sécurité sociale, garanti à l’article 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels [PIDESC][14].

La transnationalisation de la norme du standard minimal de protection sociale

On reconnaît l’influence de l’Observation générale no 19 adoptée par le comité d’experts du PIDESC et portant sur la Recommandation no 202 de l’OIT concernant les socles nationaux de protection sociale adoptée par la Conférence internationale du travail en 2012. Cette inter-fertilisation normative aurait pu avoir pour résultat d’améliorer les protections de droits en matière de protection sociale et d’assurance contre le chômage. Ce n’est toutefois pas le cas au sein des économies développées, où s’est résolument installée l’idée que les régimes de protection contre le chômage se confondent dorénavant avec l’ensemble des mesures de lutte contre la pauvreté et d’activation de la main-d’oeuvre. Dans le contexte canadien, ce constat, qui résulte de multiples influences transnationales, sonne le glas du caractère principal des régimes contributoires (et financés à même les cotisations des travailleurs ou des employeurs issues du salaire payé ; et ce, en opposition avec les mesures financées à partir de l’assiette fiscale générale et souvent qualifiées d’universelles) de protection sociale. Non pas qu’ils soient voués à la disparition. Mais on doit constater qu’ils sont relégués à la dimension résiduaire de la protection sociale.

La protection sociale : un enjeu de droits humains – retour sur l’Observation générale no 19 adoptée par le comité du PIDESC

Le régime canadien d’assurance-chômage est un régime contributoire dont les bénéfices sont réservés aux travailleurs y ayant contribué à partir de leur salaire. Ce régime est donc un régime d’assurances sociales, au sens où l’article 9 du PIDESC garantit le droit à la sécurité sociale, y compris aux assurances sociales (Van Langendonck, 2007 ; Riedel, 2007). Cet article a fait l’objet d’une interprétation par le comité d’experts du PIDESC qui a adopté en 2008 l’Observation générale [OG] no 19 portant sur le droit à la sécurité sociale[15].

Les paragraphes 4 et 5 de l’OG no 19 précisent que les mesures à employer pour fournir des prestations de sécurité sociale ne sauraient être définies de manière étroite et doivent dans tous les cas garantir à chacun l’exercice minimal du droit à la sécurité sociale. De telles mesures peuvent inclure des systèmes contributifs, des systèmes non contributifs et universels ainsi que d’autres formes de couverture sociale jugées acceptables, telles les prestations issues de régimes privés, les assurances personnelles ou d’autres mesures de type mutualiste ou communautaire.

En conséquence, un régime contributoire de protection sociale, bien qu’il puisse faire partie d’un arrangement national spécifique, ne jouit d’aucun statut hiérarchique supérieur à d’autres types de prestations, et ce, dans le but de promouvoir le droit à la sécurité sociale.

Un tel régime, comme tout autre régime de protection sociale, doit cependant répondre à des caractéristiques qui le distinguent, à titre de mode de mise en oeuvre du droit humain à la protection sociale. Ainsi, les régimes dits de protection sociale devront être non discriminatoires[16]. De plus, ils sont soumis au principe de non-régressivité, c’est-à-dire à l’exigence que les objectifs de la réalisation progressive de tels régimes ne soient ni freinés ni pervertis. Un régime de protection sociale s’apprécie donc en fonction des questions suivantes, tout en tenant compte du fait que son impact sur la qualité de la protection sociale dépend aussi de l’impact des autres mesures de même nature : Quelle est l’étendue de la protection offerte par le régime (couverture personnelle) ? Comment le régime contribue-t-il à la nécessité qu’un système de protection sociale réponde aux besoins de manière universelle ? Quel niveau de besoins (satisfaction des besoins essentiels) est couvert par le régime sous examen ? Enfin, le régime prévoit-il des voies de recours effectifs en cas de négation ou de violation du droit ?

L’Observation générale no 19 universalise donc les exigences des régimes de sécurité sociale par branches (par exemple : la vieillesse, la maternité, l’invalidité, les accidentes de travail, etc.) que prévoient les différentes parties de la Convention no 102 de l’OIT concernant la sécurité sociale (norme minimum, adoptée en 1952[17]. Par universalisation, nous nous référons ici au fait que la Convention no 102 de l’OIT concernant la sécurité sociale (norme minimum) est résolument tournée vers les régimes contributoires plutôt que vers les régimes de base universels, alors que la récente interprétation de l’article 9 du PIDESC favorise plutôt les effets combinés des différents régimes de protection sociale destinés à garantir un exercice minimal du droit à la sécurité sociale[18]. Ce parti pris ne porte aucun jugement qualitatif ou normatif sur la situation des États, tel le Canada, où subsistent des régimes contributoires, tel le régime d’assurance-chômage.

L’idée générale du droit international de la sécurité et de la protection sociale à titre de droit humain consiste donc à garantir à toute personne le droit à une protection sociale de base, et ce, par tous les moyens disponibles. Cette protection minimale doit toutefois être appréciée en prenant aussi en compte le principe de non-régressivité. Ce principe est issu de l’interprétation faite par le comité du PIDESC de l’article 2(1) du traité[19].

Ainsi, les multiples reculs enregistrés par les travailleurs, les chômeurs et les sans-emploi en matière de protection sociale au Canada constituent des violations du droit à la sécurité et à l’assurance sociale[20]. Néanmoins, le régime d’assurance-chômage n’a jamais totalement répondu aux exigences posées par l’article 9 du PIDESC dans la mesure où, depuis longtemps, des travailleuses et des travailleurs, notamment celles et ceux issus des groupes les plus vulnérables, n’ont pu en bénéficier.

Cela étant dit, la correction des exclusions et des privations de couverture de protection sociale n’a pas à être envisagée du seul point de vue de la législation relative à l’assurance-chômage au Canada. C’est l’ensemble des mesures de protection sociale (y compris les mesures fiscales) qui doivent donc constituer une réponse au droit de chaque personne[21] à une protection minimale, convenable et universelle de besoins. Les interactions entre le régime canadien d’assurance-chômage et les régimes provinciaux d’aide de dernier recours revêtent donc une importance déterminante dans l’appréciation du droit à la protection sociale au Canada. Or, non seulement cette question fait-elle l’objet de constantes tensions domestiques, mais, en plus, elle a souvent été soumise à l’attention du comité du PIDESC dans le cadre de l’examen des rapports périodiques de mise en oeuvre du PIDESC par le Canada (Observations finales du CDESC [1998] ; Observations finales du CDESC [2006]).

Le droit à la sécurité sociale garanti par l’article 9 du PIDESC est donc en fait le droit à la protection sociale, entendu comme le résultat d’une diversité de ressources, de prestations en nature et en argent ainsi que de services nécessaires afin de garantir la sécurité physique, économique, psychologique et démocratique de chaque personne[22]. C’est en effet la protection sociale qui constitue l’un des quatre piliers de l’Agenda pour le travail décent adopté par l’OIT en 1999[23]. Cet agenda a été réaffirmé par l’OIT en 2008, alors que l’Organisation adoptait la Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable (OIT, 2008).

Le besoin universel de protection sociale est de nouveau à l’ordre du jour international depuis l’adoption en 2000, par l’Assemblée générale des Nations Unies, de la Déclaration du Millénaire (ONU, 2000). Une abondante littérature lie désormais les enjeux de lutte contre la pauvreté, d’inclusion sociale et de protection sociale, tant dans les pays extrêmement pauvres qu’au sein des pays développés (Kemp, 2010 ; Saunders et Sainsbury, 2010 ; Cantillon, Verschueren et Ploscar, 2012 ; Mkandawire, 2007 ; Razavi, 2011 ; Razari, Arza, Braunstein, Cook et Groulding, 2012). Nous assistons donc à une transnationalisation du modèle de l’aide de dernier recours, devenue la norme de protection sociale en contexte d’adaptation et d’activation de la main-d‘oeuvre aux besoins d’une économie financière en crise. Un avant-goût de cette tendance lourde a déjà été expérimenté au Nord dans le contexte des nombreux programmes de workfare, jusqu’ici réservés aux sans-emploi, et desquels les chômeurs admissibles aux prestations assurantielles de chômage avaient été épargnés (Aber et Rwalings, 2011).

Ce renouveau des politiques sociales a aussi trouvé écho dans l’initiative de l’OIT destinée à universaliser la protection sociale (Lamarche, 2002 ; ILO, 2001 ; Cichon et Hagemejer, 2007 ; Reynaud, 2007 ; Cichon et Hagemejer, 2006). Sur le plan intérieur, de nombreux pays ont pris le pari de la redistribution en versant des prestations en espèces aux ménages les plus pauvres présentant des risques particuliers. Ces prestations sont souvent désignées comme des CT (cash transfers) ou des CCT (conditional cash transfers). On aurait tort de limiter l’impact de telles stratégies aux pays les plus pauvres. Ainsi, l’administration Bloomberg de la Ville de New York a eu recours au CCT en 2007 (Peck et Theodore, 2010 ; Gerven, Vanhercke et Gurocak, 2014 ; Standing, 2011 ; Molyneux, 2006). Le bilan de plus ou moins une décennie de telles politiques suggère que celles-ci auraient un effet positif lorsque les stratégies sont mesurées à l’aune de la lutte exclusivement économique contre la pauvreté (ISSA, 2013 ; UNDP, 2001). Une perspective de droits humains sur la même question en laisse certains plutôt perplexes. C’est le cas de la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains (Sepúlveda, 2010 ; Sepúlveda, 2012 ; Sepúlveda et Nyst, 2012). Sans dénoncer l’approche des CT ou des CCT, la Rapporteure propose que l’on examine les effets de telles stratégies selon les standards du PIDESC : l’accessibilité – l’abordabilité[24] –, la suffisance du bénéfice en fonction des besoins et l’impact discriminatoire. La Rapporteure inscrit son analyse dans la foulée de l’OG no 19 du comité du PIDESC.

Plusieurs recherches mettent en évidence la nature discriminatoire des programmes CT et CCT, notamment à l’endroit des femmes, et plus particulièrement des mères. Les « conditionnalités » imposées constituent souvent des intrusions dans leur vie privée et imposent un fardeau disproportionné au temps des femmes (par exemple en imposant la fréquentation d’un programme destiné aux enfants ou, encore, des visites au dispensaire) en contrepartie d’une prestation en espèces.

Ces mesures s’inscrivent néanmoins dans la logique dominante de la protection sociale, laquelle consiste à aplanir les obstacles au travail (la prise en charge des enfants, par exemple) afin de favoriser l’activation des travailleurs ainsi que le développement de leur capital humain, de même que l’accélération de leur capacité à consommer les biens et les services de base. Pour revenir à la proposition axiomatique « droits humains  –ressources humaines », notons qu’il reste néanmoins quelque chose du droit à la protection sociale. Cela distingue l’État libéral néo-providentiel de son prédécesseur, l’État nettement néolibéral. Cependant, dans le virage, semble nettement avoir été sacrifiée l’exigence de non-régressivité posée aux dispositifs de protection sociale par la théorie des droits humains, et notamment celle relative aux droits économiques et sociaux de la personne. Si la disponibilité d’un socle minimal de protection sociale est essentielle, ce socle minimal n’est pas pour autant suffisant, non plus qu’exempté de conséquences discriminatoires. Ainsi, la promotion de mécanismes dits d’inclusion sociale favorise nettement une approche qui consiste à traiter les pauvres et les travailleurs de la marge comme des ressources humaines mises en permanence sous tension d’employabilité.

La protection sociale : aussi un enjeu de ressources humaines – le cas de la récente Recommandation de l’OIT no 202 portant sur les socles nationaux de protection sociale

Le droit humain à la sécurité et à la protection sociale est donc désormais celui de toute personne de bénéficier d’un socle minimal de protection sociale. C’est ce qu’affirme le premier paragraphe du préambule de la Recommandation no 202 sur les socles nationaux de protection sociale[25] adoptée par la Conférence internationale du travail en 2012 (ILO, 2011)[26]. Le texte du préambule cristallise les enjeux contemporains de la protection sociale. Non seulement fait-il écho au droit humain à la sécurité sociale, mais il réitère aussi la nature des mécanismes de protection sociale à titre de levier de la promotion de l’emploi, du développement économique et du progrès.

Le quatrième paragraphe du préambule illustre la tension historique (Sabates-Wheeler et Devereaux, 2008) entre une conception de la protection sociale à titre de droit humain et une autre qui favorise l’approche des ressources humaines et du capital humain. Ce paragraphe précise que la sécurité sociale est un investissement dans les hommes et les femmes, leur donnant la capacité de s’adapter aux changements de l’économie et du marché du travail. Les systèmes de sécurité sociale agissent donc en tant qu’amortisseurs sociaux et économiques et contribuent à stimuler la demande globale en période de crise ainsi qu’à favoriser la transition vers une économie plus durable.

L’objet de la Recommandation no 202 de l’OIT portant sur les socles nationaux de protection sociale consiste à prévoir l’obligation immédiate des États membres d’établir un socle national et minimal de protection sociale et celle de mettre en oeuvre des socles d’extension progressive assurant des niveaux plus élevés de protection. Pour certains, cela représente une nette amélioration du point de vue des droits humains, considérant la reconnaissance non équivoque dans la Recommandation du droit à la protection sociale. Notre point de vue est toutefois plus nuancé. Quoi qu’il en soit, il est juste de dire que les principes énumérés à l’article 3 de la Recommandation constituent des garanties de droits. Cette liste de 18 principes mérite d’être reproduite :

  1. l’universalité de la protection, fondée sur la solidarité sociale ;

  2. le droit aux prestations prescrit par la législation nationale ;

  3. le caractère adéquat et prévisible des prestations ;

  4. la non-discrimination, l’égalité entre hommes et femmes et la prise en compte des besoins spécifiques ;

  5. l’inclusion sociale, y compris celle des personnes travaillant dans l’économie informelle ;

  6. le respect des droits et de la dignité des personnes couvertes par les garanties de sécurité sociale ;

  7. la réalisation progressive des socles minima de sécurité sociale, y compris moyennant la fixation d’objectifs et de délais ;

  8. la solidarité en matière de financement […] ;

  9. la prise en considération de la diversité des méthodes et approches, y compris des mécanismes de financement et des systèmes de fourniture des prestations ;

  10. la gestion financière et l’administration saines, responsables et transparentes ;

  11. la pérennité financière, budgétaire et économique, compte dûment tenu de la justice sociale et de l’équité ;

  12. la cohérence avec les politiques sociales, économiques et de l’emploi ;

  13. la cohérence entre les institutions chargées d’assurer les services de protection sociale ;

  14. la disponibilité de services publics de qualité améliorant l’efficacité des systèmes de sécurité sociale ;

  15. l’efficacité et l’accessibilité des procédures de réclamation et de recours ;

  16. le suivi régulier de la mise en oeuvre et l’évaluation périodique ;

  17. le plein respect de la négociation collective et de la liberté syndicale pour tous les travailleurs ;

  18. la participation tripartite avec les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs ainsi que la consultation d’autres organisations pertinentes et représentatives de personnes concernées.

L’énonciation consolidée de tels principes dans un document qui est toutefois non contraignant pour les États constitue un repère juridique important et exprime le virage prosocial de l’État post-providence, ainsi que ses limites. L’article 3 de la Recommandation no 202 de l’OIT portant sur les socles nationaux de protection sociale fonde le nouveau droit social, certes. Et, comme nous croyons l’avoir démontré, cette nouvelle norme est le résultat d’une transnationalisation de la gestion des enjeux de la pauvreté. Néanmoins, le nouveau régime proposé par la Recommandation de l’OIT no 202 portant sur les socles nationaux de protection sociale est universel, minimaliste et s’inscrit dans la droite ligne des théories du capital humain. Le texte du préambule de la Recommandation en fait foi. De plus, son principe organisateur, empreint d’immédiateté, se limite à la lutte contre la pauvreté et restreint significativement la portée de l’obligation faite aux États parties au PIDESC de progressivement réaliser tous les droits que le traité garantit. Enfin, le niveau de protection minimale que les États et les régimes publics doivent garantir demeure une variable indéterminée de l’équation. La Recommandation confirme donc indirectement le rôle marginal des régimes contributoires de protection sociale, sans les exclure toutefois, et ce, dans la mesure où ils sont publics (Lamarche, 2014b ; Lamarche, 2014c). Ce sont en effet les régimes complémentaires au socle national minimal de protection sociale qui sont désormais soumis au principe de progressivité. Bref, la Recommandation no 202 souffle le chaud et le froid, et les esprits plus critiques seront tentés de conclure qu’elle reconfigure le droit humain à la protection sociale, à titre de droit humain. Bien que non contraignante pour les États, cette Recommandation annonce néanmoins un important virage normatif.

Rien n’est cependant parfaitement cohérent au royaume de la négociation des textes internationaux. Ainsi, il faut célébrer la victoire de la représentante du groupe des travailleurs au sein du groupe de travail (Vice-présidence des représentants des travailleurs du comité de discussion portant sur la protection sociale assumée par l’Australie) ayant élaboré le texte de cette Recommandation en ce qu’elle a réussi à faire inscrire au titre des principes l’alinéa n) de l’article 3 qui affirme que la disponibilité de services publics améliore l’efficacité des systèmes de protection sociale. Le travailleur asservi est donc plus qu’un consommateur (ILO, 2012 : par. 399-423) !

La convergence des modes de lutte contre la pauvreté, tant au Nord qu’au Sud, se déduit du texte de la Recommandation de l’OIT no 202 portant sur les socles nationaux de protection sociale récemment adoptée par l’OIT. De plus, cette consécration du besoin de socles nationaux de protection sociale minimale découle d’un ensemble d’initiatives menées tant au Nord qu’au Sud, au fil de la dernière décennie. Ces tendances soulèvent des questions importantes pour les spécialistes de la protection sociale qui acceptent de considérer celle-ci comme un enjeu de droits humains. Quels sont désormais les marqueurs de la lutte pour l’amélioration des conditions de vie des personnes en situation de vulnérabilité et de non-emploi ? Et comment développer une perspective critique par rapport au registre des revendications inscrites dans la lutte contre la pauvreté ? Les détenteurs de droits humains ont-ils plus que le droit d’être un peu moins pauvres ? Comment relier les enjeux de droits et l’accès aux activités productives ? À cet égard, la Recommandation de l’OIT no 202 portant sur les socles nationaux de protection sociale consacre l’agenda de l’État libéral post-providence plus qu’elle n’innove au chapitre d’une compréhension contemporaine des enjeux de droits humains.

Conclusion

À l’heure où ces lignes sont écrites, on s’active avec vigueur au Canada et au Québec dans le but de contrer les effets dévastateurs de la récente réforme de l’assurance-chômage. Nous ne contestons ni l’importance de la lutte ni sa légitimité politique. Cette lutte comporte néanmoins des angles morts. Comment est-elle inscrite dans le mouvement de transnationalisation des modèles de protection sociale ? Et comment (enfin) cette lutte prend-elle en compte le sort de celles et de ceux qui, même avant la réforme, étaient confinés au bénéfice largement conditionnel des aides de dernier recours ? S’inscrit-elle dans un paradigme de liberté du travail ou d’égalité dans le travail ? Autant de questions qui, sans doute, donneront lieu sous peu à de nouveaux développements.