Corps de l’article

Introduction

Cette contribution propose d’entrer dans l’enfermement des jeunes contrevenants en Belgique, en s’intéressant aux corps des adolescents. En filigrane, l’idée est de contribuer, modestement, à ouvrir « (…) des portes d’accès originales à un savoir anthropologique sur les usages sociaux et culturels du corps dans les sociétés contemporaines » (Fournier et Raveneau, 2008, paragr. 9) et plus précisément « ses usages culturels de justice » (Schumacher, 2007, p. 251). Les questions suivantes nous ont guidée dans l’exploration d’un matériau ethnographique récolté dans quatre institutions spécialisées : en tant que processus social et dispositif physique spécifiques, l’enfermement marque-t-il les corps adolescents ? Le cas échéant, que nous disent les empreintes observables de cet espace-temps particulier ? En retour, les jeunes témoignent-ils de dynamiques de défense corporelle et de reconquête de soi ? En d’autres termes, le placement des adolescents est-il vraiment « a-corporel ou incorporel » (Schumacher, 2007, p. 255) comme nous pourrions le penser à la lecture des documents officiels entourant la prise en charge institutionnelle ?

D’après Schumacher (2007), en analysant les discours entourant la détention des adultes, nous pourrions aussi être tentés de penser que d’hier à aujourd’hui, nous sommes entrés dans un « étage étanche de l’histoire » où l’enfermement ne consisterait « qu’en » une privation de liberté, tant ses « fondements se veulent désormais extra-corporels » (p. 255), éloignés de la punition par le châtiment corporel ou la mort. Pourtant, d’après différents auteurs, la prison actuelle concerne bel et bien les corps des détenus. Pour Frigon (2012), le corps des femmes incarcérées peut être envisagé tel un « site de contrôle » en étant marqué par les rituels institutionnels d’entrée et de contrôle, aliéné par la perte d’intimité et l’altération des sens. Il en devient malade, transparent : « Le processus de mortification associé au passage au pénal résulte en une perte d’identité. La prison renvoie à et produit une identité corporelle – un corps qui ne s’appartient plus » (p. 249). Toutefois, le corps détenu peut aussi être un « site de résistance » à l’aliénation engendrée par la logique pénitentiaire, au vu des pratiques de survie développées par les femmes. Pour certaines, l’enfermement serait d’ailleurs « un moment de reconstruction de l’identité » (Frigon, 2012, p. 249), passant par une réappropriation de leur corps souvent marqué par une vie antérieure difficile.

C’est éclairés par ces analyses en prison que nous allons voir, dans les pages qui suivent, ce qu’il en est du côté des adolescents placés, ceci en partageant encore l’idée que corps et esprit, de même qu’intériorité et inscription sociale, sont intimement liés : « (…) le charnel en tant qu’ensemble de manifestations physiologiques est un espace d’articulation de la subjectivité du vital, et du monde sensible au social » (Durif-Bruckert, 2009, p. 179).

1. Explorations corporelles de l’enfermement

Le présent article s’inscrit dans les travaux que nous menons depuis 2005 auprès de quatre institutions d’enfermement pour jeunes garçons en Belgique francophone[2] : deux institutions publiques de protection de la jeunesse à régime fermé (IPPJ) et deux centres fédéraux fermés (CFF)[3]. L’intérêt pour ces institutions est, entre autres, né en constatant que peu de recherches scientifiques avaient jusqu’alors porté à leur égard. Le vide apparaissait particulièrement important en ce qui concerne le fonctionnement quotidien et les pratiques développées dans les institutions fermées pour garçons. C’est ainsi que nous avons choisi de pousser la porte de ces institutions en empruntant une méthodologie ethnographique ancrée dans une approche interactionniste. À raison d’une présence d’environ trois mois, répétée dans les différentes institutions, nous nous sommes immergée dans le quotidien d’une unité de vie, là où une dizaine de jeunes vivent entourés d’une équipe d’éducateurs, de travailleurs psychosociaux et de surveillants. Notre présence est passée par une posture affichée de « chercheure en criminologie ».

Concrètement, sur le terrain, nous avons cherché à prendre une place discrète entre les jeunes et les intervenants pour essayer de ne pas trop perturber le cours des interactions, ceci en vue de répondre à certains principes méthodologiques mais aussi aux conditions des responsables. Il s’agissait néanmoins d’« être avec » et même de « faire avec », car « l’enquête joue sur la norme de la réciprocité, sur le plaisir de rendre service, sur les règles du jeu des relations personnelles. L’oublier, c’est croire qu’on peut sortir un poisson de l’eau pour mieux observer comment il nage » (Beaud et Weber, 2003, p. 41). À l’analyse, cette recherche constante d’une place « dans l’entre-deux » – entre les jeunes et les adultes, entre discrétion et participation – nous a amenée à prendre conscience de notre corps sur le terrain. Incarnant une certaine étrangeté, il nous a, semble-t-il, aidée à négocier une place « sans place » auprès des uns et des autres. Nous l’avons aussi découvert tel un réceptacle de ressentis et d’expériences de sens, nous initiant à une compréhension sensible de l’enfermement[4]. C’est ainsi qu’au fil des immersions, nous nous sommes intéressée aux corps des jeunes placés.

À vrai dire, les effets de l’enfermement sur les corps adolescents ne se sont que progressivement révélés à notre regard, comme en écho à nos propres « explorations corporelles ». La présentation architecturale des institutions spécialisées, cherchant historiquement à se démarquer des prisons, ainsi que la philosophie protectionnelle qui entoure la prise en charge des jeunes en Belgique sont des pistes de compréhension de l’« aveuglement » temporaire. Outre des missions de sécurité publique et de surveillance, ces institutions partagent des missions d’observation et d’évaluation pour le compte des magistrats ainsi que des missions d’éducation, d’aide et de réinsertion des jeunes. La prise en charge par unité de vie est généralement présentée comme un microcosme social, presque familial, où les jeunes placés en petits groupes vont (ré)apprendre la vie en collectivité et ses règles. Le vocabulaire institutionnel est adapté : on ne parle pas de détenus mais bien d’élèves ou de jeunes qui disposent chacun d’une chambre, le temps du placement.

Dans la présentation officielle des institutions spécialisées pour garçons, tels les projets pédagogiques (qui présentent les philosophies, les objectifs et les modalités d’intervention), le mot « corps » n’apparaît lui-même que peu mobilisé et lorsqu’il l’est, c’est plus particulièrement dans les rubriques relatives aux activités sportives. Par exemple[5], un cours de gymnastique est présenté selon les objectifs suivants : Éveiller aux valeurs telles que le respect du corps, de l’hygiène, de la santé ; Acquérir le souci du perfectionnement, de la progression, du dépassement de soi ; Respecter les règles, les règlements, les consignes et l’éthique sportive ; Maîtriser ses émotions dans l’action ; Se valoriser par des performances sportives ; Travailler la notion d’individu et la participation à des sports d’équipe, etc. Certains projets pédagogiques font état d’autres activités développées au sein de l’institution qui participent d’objectifs que l’on retrouve dans le sport (apprentissage de l’hygiène et de la santé, respect des règles et des autres, contrôle des émotionset amélioration de l’image de soi). Il s’agit, par exemple, d’ateliers de psychomotricité qui visent plus spécifiquement la coordination des mouvements ou l’unification du corps et de l’esprit pour apprendre à réfléchir avant d’agir ou d’activités de sensibilisation concernant les maladies sexuellement transmissibles ou les assuétudes qui ont pour but de prévenir les conduites à risques.

À l’analyse de ces écrits, l’action institutionnelle sur les corps adolescents apparaît majoritairement présentée sous un versant « positif », venant pallier certains manquements ou renforcer des aptitudes vues comme déficitaires, dans la droite ligne des méthodes pédagogiques qui combinent remédiation aux apprentissages incomplets (socialisation, scolarité…) et (…) restauration aux plans affectif et comportemental (estime de soi, contrôle de soi, attachement et prise en compte d’autrui, par exemple). Seules quelques « allusions » laissent entrevoir certains effets « négatifs » de la vie institutionnelle pour les jeunes placés. Ainsi, on peut lire, dans certains projets pédagogiques, que les activités de théâtre ou d’improvisation permettent le défoulement émotionnel, de même que la natation est utile pour évacuer l’énergie ou les tensions accumulées en intra-muros. Lorsqu’il est question d’actions concernant à priori le corps des jeunes, comme la réglementation des tenues vestimentaires, la pratique des fouilles ou les consultations médicales, les écrits institutionnels[6] empruntent un langage juridique ou technique relativement « désincarné ».

Dans les documents officiels, il apparaît donc difficile de mesurer l’empreinte institutionnelle sur les corps, les émotions et l’intimité des jeunes placés. Pourtant, par les travaux historiques, on sait que, dès leur création en Occident au xixe siècle, les institutions spécialisées, tout en visant à séparer les jeunes des adultes et à les protéger de l’insalubrité et de l’immoralité du traitement carcéral (Brolet et De Fraene, 2005), ont mobilisé des techniques marquant les corps « indociles » pour « redresser » les esprits (Foucault, 1975). Certes, dans le sillage du développement des sciences humaines, les pratiques ont évolué. Le corps outil « de l’abolition de soi » (Bienvenue, 2012, p. 307) a fait progressivement place à un corps également outil d’expression de soi, passant par exemple par le sport ou l’art. Mais, comme l’analyse Bienvenue (2012) au centre québécois de Boscoville entre 1954 et 1977, « malgré ses ambitions modernes et non disciplinaires, l’internat n’est pas exempt de vieux réflexes orthopédiques visant à redresser le corps crochu et malsain du délinquant » (p. 326). Que peut-on en dire aujourd’hui en partageant le quotidien institutionnel ?

C’est au départ d’une première étude balisée par différents témoignages (Jaspart, 2015, p. 148-150) que nous avons (ré)exploré nos données ethnographiques (carnets de terrain et entretiens[7]) pour tenter d’y répondre, de manière plus approfondie mais encore exploratoire. Nous verrons tout d’abord comment les jeunes arrivants pénètrent dans l’univers institutionnel et comment celui-ci imprègne, en retour, leur corps et leurs sens. À la suite des perturbations des premiers temps de placement, nous nous intéresserons aux transformations susceptibles de marquer le cheminement vers la sortie.

2. Pénétrer les corps des adolescents

2.1 Perturbations

À l’issue des formalités administratives, les jeunes qui arrivent en institution fermée sont dépouillés de leurs effets personnels. Téléphones portables, briquets, portefeuilles et argent sont consignés. Le port des vêtements personnels n’est pas spécifiquement interdit[8]. Néanmoins, au quotidien, des vêtements sont fournis par l’institution et privilégiés pour des raisons pratiques : sans signe distinctif, il y aurait moins de conflits entre les jeunes ; les survêtements de l’institution peuvent être lavés simultanément sans risquer d’être abîmés ; ils sont multifonctionnels et passent sans sonner aux détecteurs de métaux quand il y en a. Mais, comme dans les institutions totales de Goffman (1968), « les vêtements que l’institution offre en remplacement de ceux qu’elle a ôtés sont généralement faits d’une étoffe grossière, mal ajustés, vieux et uniformes » (p. 63). Pour des raisons de sécurité, les mineurs sont également sommés de retirer casquettes, bijoux et piercings. Les ongles longs, signes d’appartenance collective ou d’apprentissages musicaux, doivent être coupés. D’après Le Breton (2005), les inscriptions corporelles sont particulièrement fortes à l’adolescence ; elles sont autant de « manières de bricoler le sentiment de soi, de se jouer de son identité pour se rapprocher d’une image jugée plus propice » (p. 96). En centre fermé, « la volonté de contrôler la définition intime et surtout sociale de soi » (Le Breton, 2005, p. 96) à laquelle renvoient les usages adolescents apparaît ébranlée dès l’entrée.

La dépossession des corps peut se poursuivre par l’intermédiaire des fouilles, sommaires mais par palpations, pratiquées dans certaines institutions[9]. Dans l’acclimatation, la gêne qui se lit, les premiers jours, sur les visages crispés et les corps qui se raidissent fait place à une exécution froide et rapide des mouvements nécessaires. En aparté, un surveillant nous explique ses astuces pour détendre l’atmosphère durant les fouilles :

(…) je leur fais faire les robots, je fais des petits bruits à chaque mouvement ou un clin d’oeil avant ou je fais une blague… histoire de détendre un peu l’ambiance et puis, je les remercie toujours après une fouille, parce que ce n’est déjà pas simple pour moi, ça ne doit pas être facile du tout pour eux.

Les douches peuvent être d’autres moments où les jeunes vont apprendre à taire leur pudeur, lorsque celles-ci sont prises collectivement[10]. L’obligation de s’y rendre torse nu questionne un autre surveillant :

Regarde les douches. Les jeunes doivent venir en pantoufles, avec leur petite serviette autour de la taille et torse nu. Pour moi, c’est une règle inutile, sans lien avec la sécurité, on pourrait tout à fait leur permettre un t-shirt pour qu’ils n’aient pas à se promener comme ça. Pour des ados, c’est tout de même dur de se promener comme ça, par exemple devant des collègues féminines. Ça peut être mal vécu, ça peut être humiliant, je trouve…

Les arrivants sont rapidement conduits dans leur chambre. C’est là qu’ils passeront les premières heures. Le lit est le premier point de chute, pour dormir beaucoup mais aussi pour penser ou pleurer. Dans la petite chambre, les quelques meubles sont fixés au sol. La lourde porte atténue les sons. Mais derrière elle, la vie collective continue. Par les bruits qu’ils distinguent dans le couloir et par ce qu’ils arrivent à capter depuis le petit hublot de leur porte, les nouveaux s’imprègnent du rythme quotidien. Dans les premiers temps du placement, la vue, l’ouïe et l’odorat doivent s’adapter.

Selon l’agencement architectural de l’institution, la vue, tournée vers l’intérieur dans les espaces collectifs des unités de vie, peut s’ouvrir vers l’extérieur depuis les fenêtres sécurisées des chambres. Mais, en fonction du lieu, ces fenêtres peuvent aussi confiner le regard dans la cour de l’institution ou dans l’enceinte du domaine qui lui est réservé, lorsque les hautes clôtures sont occultées pour empêcher le contact visuel, par exemple, avec les détenus adultes de la prison d’à côté. Les exploitations agricoles qui jouxtent fréquemment ces institutions éloignées des grandes villes se devinent alors par les seules émanations olfactives, comme l’explique ce jeune, avec ses mots :

Franchement, Madame, ça pue ici ! Moi, je trouve qu’ici ça craint, il y a des odeurs qui viennent parfois, je ne sais même pas ce que c’est ! Moi, je veux respirer mon quartier !

À l’intérieur, les institutions pour mineurs ne présentent pas les odeurs agressives des grandes prisons surpeuplées, mais elles ont néanmoins des odeurs propres qui rythment le quotidien et que les jeunes apprennent progressivement à reconnaître, situant le moment de la journée ou le repas qui les attend : café ou chocolat chaud du matin suivant le jour de la semaine, détergent et serpillère, soupe du midi, effluve de friture (c’est le jour des frites ? !), sueur ou déodorant après le sport, fumée de tabac.

Lorsqu’on y prête attention, on peut observer les jeunes solliciter, en début de placement, les intervenants médicaux en dehors de la consultation d’usage à l’arrivée[11]. Les maux de dents sont récurrents. D’après les intervenants, ce n’est pas étonnant vu l’état de la dentition de nombreux jeunes, mais ce qui est intrigant, c’est que ceux-ci disent n’avoir jamais rien ressenti avant leur arrivée. Cela s’expliquerait par le stress ou le besoin d’attention qu’engendrent les débuts de placement. Des problèmes de sommeil sont aussi évoqués par les jeunes : des insomnies et des cauchemars peuvent empêcher de dormir la nuit mais donner envie de dormir toute la journée. Plusieurs d’entre eux prennent dès lors quelque chose pour dormir, comme ils disent, malgré les effets secondaires des médicaments. Voici ce qu’explique un jeune en entretien :

Au début c’était tellement fort [ces médicaments] que j’ai cru que j’allais crever. Je n’arrivais pas à me lever de mon lit, un truc de dingue ! J’avais mes bras et mes jambes cloués dans le matelas, je ne pouvais pas ouvrir les yeux. On a diminué la dose mais, après, j’ai quand même dû augmenter petit à petit pour pouvoir dormir.

On peut encore entendre les nouveaux se plaindre de problèmes dermatologiques inhabituels qu’ils scrutent avec angoisse. Pellicules, démangeaisons, acné, plaques d’eczéma peuvent marquer les peaux juvéniles enfermées. Dans les discussions autour d’une cigarette, les plus anciens partagent quelques conseils : acheter du shampoing à la cantine plutôt qu’utiliser celui fourni par l’institution ou se tartiner de crème Nivea pour une tentative de défense généralisée. Dans le recueil d’expériences sensorielles en prison pour adultes, on retrouve ces affections cutanées et l’attention anxieuse qui leur est portée. La peau peut être lue comme « l’interface entre le dedans et le dehors » et les pathologies cutanées symboliseraient alors « le caractère poreux et précaire de l’épiderme comme limite du corps » (La Brèche, 2007, p. 71). Le « Moi-peau » (Anzieu, 1985) est attaqué et avec lui, la possibilité d’établir des barrières et de filtrer les échanges. Certains jeunes contre-attaquent : rares sont les marques d’automutilation par coupures que l’on observe chez les femmes (Frigon, 2012), mais des blessures apparaissent, çà et là, sur les poings des garçons qui retournent l’expression de leurs émotions contre les murs de leur chambre.

Pendant qu’ils s’habituent au rythme du placement, les jeunes ont tendance à prendre quelques kilos en réapprenant à manger correctement, trois fois par jour, comme le disent les éducateurs. Pour répondre aux appétits adolescents, c’est généralement une nourriture[12] chargée en lipides et en féculents qui leur est proposée. Les sucreries s’y ajoutent lorsque les jeunes se retrouvent seuls en chambre. Malgré l’importance accordée à l’hygiène corporelle et à la présentation de soi par les professionnels[13], l’apparence de certains jeunes devient plus négligée avec le temps. Les cheveux et les barbes poussent, rebelles. Les trous de cigarettes et les déchirures viennent, de temps à autre, personnaliser les survêtements. Sans doute est-ce là un moyen d’exprimer « le décalage ressenti entre ce que l’institution veut faire d’eux et ce qu’ils aspirent à être, donc aussi entre les traces physiques que l’institution impose à leur corps et les marques valorisées de leur expérience juvénile en dehors » (Vienne, 2003, p. 24). Il est intéressant de remarquer que, dans les bagnes et les colonies agricoles du début du xxe siècle, les jeunes garçons cherchaient, eux, à embellir leur uniforme, rudimentaire et proche de celui du bagnard (Bendhif-Syllas, 2006).

2.2 Transformations

Suivant l’âge et la durée du placement, les changements morphologiques de l’adolescence peuvent s’amorcer ou s’accélérer dans l’enfermement. Les dos et les épaules se redressent à force d’injonctions dans les rangs. Avec l’exercice physique imposé durant les activités sportives, les kilos pris se perdent ou se transforment en masse musculaire dont les jeunes ne sont pas peu fiers. Voici comment un jeune placé depuis dix mois fait le bilan de ses changements visibles :

D’abord, ma façon de marcher, vous voyez quand je marchais avant, je penchais comme ça, là vous voyez. Les éducs au début, ils me faisaient des remarques et tout. Moi, je disais, « oh, je fais ce que je veux ici ! Je marche comme je veux ! » Mais après, je me suis dit que j’avais quand même envie d’évoluer… Il y a beaucoup de choses qui ont changé, en fait. Ma manière de me tenir à table ! Toutes les histoires de bonbons aussi que j’avais en chambre. J’avais des stocks de tout en chambre parce que ma mère elle m’apportait blindé de trucs à manger ! M’sieur Piers, il m’a fait « ça, dans ton casier ! » Moi, j’ai failli me battre avec lui, je vous jure ! Moi, je ne comprenais pas que c’était pour mon bien, je pensais que c’était pour me faire chier et tout ça ! Après, j’ai vu que je grandissais, que j’avais maigri à fond ! J’étais content ! Je faisais quatre-vingts kilos, maintenant je fais septante-trois ! Bon, j’ai grandi aussi de six centimètres et ma voix aussi, elle a changé ! Mais ça, ils n’y sont pour rien ! (Rire)

Le sport, et plus particulièrement le football et la musculation, est ancré dans les pratiques valorisées par de nombreux professionnels. Par exemple, le foot,c’est bon pour développer l’esprit d’équipe, ça défoule, ça donne faim et ça fatigue. Bienvenue (2012) observe que déjà à l’institution québécoise de Saint-Antoine, dans les années 1930, les sports « développent le corps, entretiennent la santé, reposent l’esprit, fournissent au caractère l’occasion de se former, de se polir (…) » (Abbé Edmond Langevin-Lacroix, 1932, cité dans Bienvenue, 2012, p. 313). D’après Solini, Neyrand et Basson (2011), dans la pratique sportive actuelle des établissements pénitentiaires français pour mineurs, on peut aussi voir, derrière l’objectif éducatif, l’(a) (ré)appropriation d’un idéal fort de virilité et l’expression d’un « surcodage sexué » (p. 209). Du côté des détenus adultes, l’investissement dans l’exercice physique peut encore être lu comme « une manière de se forger une véritable carapace », « de mettre en branle ses sens, d’habiter son corps, de l’objectiver afin de lutter contre son effacement au sein de la détention » (La Brèche, 2007, p. 73). Peut-être est-ce aussi un moyen de le réanimer et de se « réincarner » en vue de la libération ?

En effet, lorsque la sortie d’institution approche, certains jeunes vont poursuivre les exercices physiques durant les temps passés en chambre. Les pompes et les abdos remplacent alors les grignotages et les somnolences. À table, certains déclarent, non sans regret, la guerre aux fritures et aux sauces. Certains corps adolescents deviennent adultes. Ils se sculptent et se renforcent. Toutefois, d’autres ne changeront que peu, restant petits et frêles, tels des schtroumpfs ou des avortons comme les surnomment des intervenants entre eux. Dans la transition entre les âges, la puberté se vit également en institution, même si on en parle peu dans le quotidien partagé[14]. À écouter les adolescents qui en discutent et en rient entre eux, à distance des oreilles des adultes, les pénis sont tantôt le moyen de plaisirs sexuels en solitaire, tacitement accordés tant qu’ils restent cachés, tantôt l’instrument nécessaire pour les concours de jets d’urine menés, à la dérobée, par les fenêtres des chambres ou durant les douches. Dans l’humour des jeunes, qui oscille entre un registre « trash » et un registre « léger » (voir Jaspart, 2015, p. 228-236), on retrouve une sexualité à la fois objet de blagues bébêtes, comme disent les adultes, et une sexualité objet de récits durs ou exaltés d’exploits avec des meufs dont la surenchère est, pensons-nous, à situer dans le contexte particulier de forte socialisation masculine.

Parallèlement aux possibles changements « visibles », la vue, l’ouïe et l’odorat s’affinent au fil du placement : l’appréhension des perturbations ressenties durant les premiers jours tend à faire place à une fine mobilisation des sens, qui alimente les « ficelles du placement » transmises entre jeunes. S’ils font l’objet d’une surveillance rapprochée et d’une observation minutieuse de la part des adultes, les jeunes apprennent à les observer et à les analyser en retour. Certains développent de véritables techniques. Ils repèrent et varient les postes d’observation stratégiques ou les moments privilégiés comme nous le décrit ce jeune :

Ici, on voit tout. […] J’arrive maintenant à voir comment va quelqu’un rien qu’en le regardant dans les yeux. On n’a que ça à faire. Vous passez des heures derrière la petite fenêtre de la chambre, vous en savez des choses. Ça dépend où tu es, dans quelle chambre mais on voit bien dans le bocal de là. On surveille le bocal, on voit si le surveillant, il est nerveux ou stressé, s’il rigole, ce qu’il fait.

Dans les institutions pour mineurs, le bruit est à l’échelle de la capacité d’accueil et tempéré par l’interdiction de surpopulation. Mais les bruits métalliques des portes, les voix qui se rapprochent, les pas dans le couloir, sont autant de sonorités auxquelles l’ouïe semble s’habituer, guetter même, car elles peuvent annoncer la reprise du programme journalier, une sortie de chambre pour une activité ou une visite, la venue d’un directeur pour notifier une sanction… Ces sons donnent l’alerte : à l’approche d’un adulte, les discussions, voire les échanges matériels, menés entre jeunes par les fenêtres sont suspendus. Comme en prison, « plus que partout ailleurs, les murs ont des oreilles » (La Brèche, 2007, p. 142).

C’est donc fort de ces « développements de sens » et des apprentissages informels que les jeunes vont aussi prendre le chemin de la sortie et reprendre leur vie « à l’air libre ». Mais ceci peut entraîner de nouvelles perturbations de sens et, comme le montre un dernier témoignage, les sorties progressives qui caractérisent les projets pédagogiques des IPPJ[15] peuvent en atténuer les effets. Les sorties permettent de respirer dans le quotidien institutionnel englobant, mais il s’agit de se réhabituer à cette action vitale :

On perd des qualités aussi ici. Quand je suis ressorti pour la première fois, j’avais la tête qui tournait, j’avais le vertige, je me sentais mal. Il faut du temps pour se réhabituer. Maintenant, ça va, je suis encore sorti hier, ça allait bien. C’est bien ce qu’ils font ici, de nous laisser sortir en progressif dans la société parce que d’un coup, c’est trop dur.

Conclusion

Pour beaucoup de juges de la jeunesse et de professionnels du secteur, le placement représente une rupture dans le parcours des jeunes délinquants. Le temps d’arrêt imposé, auquel les jeunes ne peuvent échapper certainement en régime fermé, vise à leur (re)donner un rythme, un « cadre » comme le disent souvent les intervenants, et des compétences en vue de leur réinsertion. Mais dans le sillage des altérations sensorielles et corporelles, la rupture biographique est aussi physique. Malgré les dispositions réglementaires visant le respect de leur dignité, l’emprise de l’institution sur les corps adolescents apparaît bien présente, les rapprochant du corps « site de contrôle » analysé par Frigon (2012) chez les femmes détenues. En effet, dès l’arrivée en institution spécialisée, les jeunes sont privés de leurs démarcations personnalisées d’adolescents ; leurs sens, leur peau, leur intimité sont altérés. Dans la progression, les jeunes tendent aussi à résister : ils retournent les rapports de pouvoir contre les murs de leur chambre, essayent de se protéger des attaques cutanées et apprivoisent leurs sens modifiés. À l’issue de cette première analyse « corporelle », entre « site de contrôle » et « site de résistance », la frontière ne semble pas étanche dans l’enfermement des jeunes tant, d’une part, l’institution paraît aussi panser les blessures infligées par les soins ou les médicaments ainsi que par les activités physiques ou d’expression corporelle. D’autre part, dans le cycle du placement qui se mêle à celui de la croissance, les adolescents, s’ils s’en défendent, paraissent également se réapproprier certaines marques et actions de (re)modelage de l’institution.

Les emprises observées font donc écho aux techniques de « bon dressement » des corps « indociles » visant à toucher et redresser les esprits, comme envisagé par Foucault (1975) dans les disciplines modernes. Mais en suivant l’évolution de la pensée de l’auteur, on peut également y voir un affinement des modalités de pouvoir visant les capacités normatives et d’intégration des individus « en se faisant oublier » (Moriau et Lebeer, 2010). À nos yeux, il serait intéressant d’approfondir cette hypothèse dans de futures recherches auprès de jeunes sortis d’institution, par exemple. Quel vécu corporel retiennent-ils de leur passage en institution, cet espace-temps particulier marqué en outre par une socialisation « entre gars » ? Comment celui-ci imprègne-t-il leur trajectoire, une fois sortis ? La question du genre mériterait d’être, elle aussi, creusée : existe-t-il des différences de parcours, de vécu, de pratiques et de représentations corporelles du côté du « placement au féminin » (Mazzocchetti, 2005) ? Ces différences témoignent-elles d’une socialisation de genre transmise par les institutions spécialisées ? Parallèlement au vécu des adolescents, il s’agirait donc d’approfondir les actions, les représentations et les rapports aux normes corporelles des professionnels qui travaillent à leurs côtés. S’intéresser à ce qui se joue dans les possibles rencontres corporelles, tels le clin d’oeil, la petite tape dans le dos ou le corps à corps durant certaines activités sportives du côté du placement « au masculin », apparaît encore comme une porte pour l’étude des « instincts de sympathie », peut-être moins facilement repérables que les « instincts de défense » (Debuyst, 1985) partagés dans le secteur, mais pourtant bien présents, comme le laissaient déjà entendre les deux surveillants dont nous avons relayé les propos en début d’article.