Corps de l’article

Introduction

La délinquance en col blanc[2] est un champ d’études où l’expression « deux poids, deux mesures » prend tout son sens. À l’inverse d’une délinquance conventionnelle traitée par des peines d’emprisonnement souvent systématiques, l’impunité pénale et les avantages juridiques dont semblent profiter les criminels en col blanc paraissent déconcertants. Ces derniers exercent une influence considérable dans le développement du droit leur étant destiné (Benson et Simpson, 2009 ; Friedrichs, 2007), confrontent très rarement les cours pénales lorsque des crimes sont soupçonnés et restent peu soumis à l’emprisonnement lorsque condamnés (Lascoumes et Nagels, 2014 ; Reiman et Leighton, 1990). Les élites délinquantes profiteraient ainsi d’un traitement différentiel privilégié par des instances de régulation trop complaisantes ou peu efficaces, de tribunaux administratifs peu contraignants et au final, d’un régime de sanctions très faible et peu dissuasif (Fines, 2013 ; McBarnett, 1991 ; Snider, 1993 ; Spire, 2009 ; Sutherland, 1949).

Une impression générale se dégage néanmoins des études insistant sur ce caractère inéquitable et déficient de la réponse pénale envers les délinquances en col blanc : ces criminels respectables, tantôt de grands fraudeurs, des industriels négligents ou encore des politiciens corrompus, ont pu agir illégalement sans trop se soucier des autorités ni craindre les représailles. En insistant sur le manque d’effectivité des instances de contrôle à réguler les délits en col blanc et à poursuivre pénalement les récalcitrants, les travaux critiques ont ainsi accordé un accent prépondérant à la faiblesse des réactions suscitées par les déviances des élites. Bien que dominante dans la littérature scientifique, une telle conception minimise néanmoins la portée réelle du phénomène de réaction sociale, en ne le limitant qu’aux résultats concrets des différentes formes de contrôle.

Or, dans le domaine des délinquances en col blanc, la réaction sociale s’avère une notion très englobante qui renvoie « non seulement [au] bout de la chaîne des condamnations judiciaires ou administratives, mais en amont [à] tout le processus qui détermine la visibilité de la transgression, son signalement à une autorité de contrôle et son éventuelle poursuite » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 56). C’est dans cette optique que le présent texte laisse de côté toute la question de l’effectivité des stratégies visant à encadrer la délinquance en col blanc. L’objectif est plutôt de mieux comprendre une facette peu étudiée des réactions sociales, à savoir les processus de criminalisation primaire (Hebberecht, 1985). L’article se penche ainsi sur l’origine des lois et des organismes de contrôle chargés d’encadrer les pratiques des élites qui seront éventuellement construites en tant qu’enjeux public et politique, par l’analyse de ce que nous appelons les réformes législatives et institutionnelles. Cet exercice permet de présenter un portrait plus dynamique et nuancé des réactions générées par les criminalités des élites, et de mieux saisir les contextes qui rendent possible la formation de telles réactions. À travers les prochaines sections, un argument central se doit ainsi d’être retenu : l’évolution des attitudes sociales envers la délinquance en col blanc reste largement tributaire d’un cadre structurel et économique en constante évolution.

La première section passe d’abord en revue l’évolution des réprobations publiques suscitées par les délinquances en col blanc au xxe siècle, surtout aux États-Unis. Il y sera exposé que de réformes souvent spontanées, les demandes de reddition de comptes du public envers leurs élites deviennent plus régulières et nombreuses à partir du milieu des années 1960. La deuxième section propose ensuite un modèle d’analyse intégratif qui permet de mieux comprendre l’avènement de réformes législatives et institutionnelles destinées à réguler les écarts de conduite des élites. Ce modèle permet de pousser plus loin les réflexions, en évitant de tomber dans une lecture exclusivement réactive de tels événements. La troisième section met enfin à l’épreuve le modèle suggéré, à travers l’analyse contextuelle d’un récent scandale engendré par la présence d’actes de crimes en col blanc systémiques recensés dans l’industrie de la construction et dans plusieurs administrations municipales au Québec. Mettre l’accent sur ce scandale permet d’illustrer que ce dernier s’inscrit dans une logique de contraintes plus élevées pour les acteurs qui, par leur statut social ou leur fonction occupationnelle, sont impliqués dans le processus d’octroi ou d’obtention des contrats publics.

1. Le contrôle des délinquances en col blanc au xxe siècle : des réformes sporadiques aux réactions sociales plus régulières

1.1 Les premières réformes

Les premiers grands mouvements de réforme envers la délinquance en col blanc émergent en Amérique du Nord à la fin du xixe siècle. À cette époque, certaines entreprises pétrolières et ferroviaires acquièrent, en pleine expansion des territoires de l’Ouest, une concentration énorme de ressources et de pouvoir tant aux États-Unis qu’au Canada. Ces monopoles industriels, appelés trusts aux États-Unis, parviennent à éliminer toute concurrence émergente par des politiques de prix très agressives. Ne pouvant survivre dans un tel marché, les plus petits compétiteurs se voient rapidement écartés du jeu, laissant le champ libre aux monopoles pour y réclamer des prix beaucoup plus élevés sur les biens vendus et les services octroyés. Autant aux États-Unis qu’au Canada, journalistes, petits propriétaires, fermiers et élus politiques commencent à dénoncer ce qu’ils perçoivent de plus en plus comme une menace importante à l’idéal de saine compétition, valorisée dans un libéralisme économique en pleine construction (Baggaley, 1991 ; Halladay, 2012 ; Handler, 1959 ; Tarbell, 1906). C’est cette prise de conscience des abus issus d’un libéralisme non réglementé qui mène les élus à adopter les premières lois interdisant l’existence de monopoles ou de tout complot visant à augmenter les prix des biens et services, des pratiques qualifiées d’anticoncurrentielles[3].

Époque de progrès social sans précédent, la période progressiste américaine (1890-1914) voit également naître plusieurs mouvements de contestation qui dénoncent les abus des classes politiques et entrepreneuriales. Un des facteurs qui précipitent les volontés de réforme est l’arrivée des muckrakers, une nouvelle classe de journalistes d’enquête qui sensibilise une grande partie du public à des enjeux allant des abus des monopoles à la corruption des élus locaux (Gould 2013 ; Steffens, 1904 ; Tarbell, 1904). C’est notamment le cas de l’ouvrage The Jungle, rédigé par Upton Sinclair en 1906, où l’auteur enquête sur les conditions d’hygiène déplorables dans lesquelles les charcuteries sont préparées et emballées aux États-Unis. L’ouvrage illustre notamment au public américain jusqu’où ces entreprises sont prêtes à aller pour épargner quelques dollars au détriment des protections sanitaires les plus élémentaires. Le livre crée des remous dans l’opinion publique américaine, amenant le président Roosevelt à lire lui-même l’ouvrage et à inviter son auteur à la Maison-Blanche pour en discuter (Bista, 2005). La même année, le Congrès américain adopte une réglementation fédérale plus stricte vis-à-vis de la production et de la distribution des biens provenant des industries alimentaires et pharmaceutiques[4] (Barkan, 1984 ; Bista, 2005).

Ces types de réformes deviennent plus rares entre la Première Guerre mondiale et les années suivant la deuxième. On ne peut toutefois pas passer sous silence l’adoption de la Securities Act[5] (1933) et de la Security Exchange Act[6] (1934) aux États-Unis. Donnant suite aux dérives spéculatives ayant mené à la Grande Dépression, ces lois cherchent à rétablir la confiance des investisseurs en créant la Securities and Exchange Commission, qui instaure une régulation plus importante du marché américain des titres financiers (Securities and Exchange Commission, 2015). Si les grandes réactions suscitées par la délinquance d’élite restent pour le moment plutôt sporadiques, les années 1960 voient, sous l’impulsion de la société de consommation, les demandes de réforme s’accélérer et devenir beaucoup plus régulières.

1.2 Les années 1960 et la défense des consommateurs

L’avènement de la consommation de masse (Fourastié, 1979 ; Rostow, 1962) entraîne dans les années 1950 et 1960 la formation de plusieurs associations et organisations destinées à la défense des droits des consommateurs. Plusieurs de ces organisations militent pour assurer de meilleurs contrôles sur des pratiques perçues comme de graves menaces à la sécurité d’une classe moyenne que l’on considère dorénavant, par son abondante consommation, la garante de la prospérité économique occidentale (Baudrillard, 197 ; Katona, 1964). Drogues pharmaceutiques plus puissantes, mais mal régulées (Braithwaite, 1984), pratiques indues de concurrence ou de commercialisation (Association des consommateurs du Canada, 2015a, 2015b, 2015c ; Fisse et Braithwaite, 1983 ; Kaiser et Nielson-Jones, 1986), produits chimiques qui menacent l’environnement (Stoll, 2012) et biens de consommation cancérigènes (Simon, 2007) deviennent des enjeux à mieux réglementer dans plusieurs pays occidentaux.

Aux États-Unis, ce sont les écrits de l’activiste Ralph Nader qui symbolisent dans les années 1960 et 1970 cette forme renouvelée de contestation qui rappelle les muckrakers progressistes (Clinard et Yeager, 1980 ; Fisse et Braithwaite, 1983). C’est plus précisément la parution en 1965 du livre Unsafe at Any Speed qui fait connaître l’auteur au grand public. Dans cet ouvrage, Nader argumente que le constructeur automobile Ford avait délibérément mis sur le marché la Corvair[7], malgré sa connaissance de graves défauts de sécurité sur l’automobile. Ces accusations trouvent un large écho dans la population et amènent le gouvernement américain à adopter en 1966 la National Traffic and Motor Vehicle Safety Act[8]. Cette loi prévoit le renforcement des mesures pour la sécurité des automobilistes ainsi que la création de la National Highway and Traffic Safety Administration (NHTSA), organisme de contrôle se chargeant pour la première fois d’émettre des normes obligatoires de sécurité dans l’industrie de la construction automobile (Boslaugh, 2013 ; Doyle, 2013 ; Fisse et Braithwaite, 1983).

Avec l’aide de jeunes médecins, ingénieurs et avocats militants, surnommés les Nader’s Raiders, Nader entame dans les années 1960 une cinquantaine d’études qui dénoncent parfois de manière cinglante les abus du Big Business, écorchant notamment au passage les déficiences de la Federal Trade Commission (Doyle, 2013 ; Fisse et Braithwaite, 1983). Ces écrits, jumelés aux pressions du nombre croissant d’organisations de défense des droits des consommateurs (Doyle, 2013), amènent dans les années suivantes l’adoption de législations marquantes. On retrouve parmi ces lois la Truth in Lending Act[9] (1968), confirmant les droits des consommateurs dans le processus d’obtention de crédit, l’Occupational Safety and Health Act[10] (1970) visant à garantir des environnements de travail sécuritaires à tous les employés et la Consumer Product Safety Act[11] (1972), qui crée une commission indépendante chargée de réguler la sécurité des biens de consommation et qui a le pouvoir d’émettre des rappels en cas de produits reconnus dommageables à la santé du consommateur (Boslaugh, 2013).

1.3 Une attitude américaine changeante à partir des années 1970

À une époque où les pratiques délinquantes des grandes entreprises commencent à faire la une des journaux et des bulletins de nouvelles télévisés (Clinard et Yeager, 1980), la décennie des années 1970 voit naître un certain intérêt pour les délits de corruption (Katz, 1980). Dans une économie où les entreprises prolifèrent dorénavant dans différentes parties du monde, plusieurs scandales internationaux de pots-de-vin en échange d’obtention de contrats jettent ainsi au début de la décennie le discrédit sur certaines des plus grandes multinationales américaines, dont Exxon, McDonnell Douglas et Lockheed (Fisse et Braithwaite, 1983). Ces scandales mèneront vers la fin des années 1970 à des réformes législatives aux répercussions internationales : « [they] brought the United States the Foreign Corrupt Practive Act of 1977[12]and gave the world through the United Nations an International Agreement on Illicit Payments » (Fisse et Braithwaite, 1983, p. 236).

Les scandales politico-financiers et les crises successives qui frappent les États-Unis à partir du milieu des années 1970 – scandale du Watergate, Saving and Loan Crisis, WorldCom, crise des subprimes – modèleront dans les décennies suivantes une attitude de plus en plus stricte des citoyens américains envers les manipulations et les abus de leurs élites (Cullen, Cavender, Maakestad et Benson, 1987 ; Holtfreter, Van Slyke, Bratton et Gertz, 2008). Là où Sutherland (1949) constatait l’indifférence du public à l’égard de telles transgressions, les sondages réalisés depuis les années 1980 démontrent que tout en étant plus sensibilisé, le public américain perçoit la délinquance en col blanc comme tout aussi répréhensible qu’une criminalité conventionnelle (Cullen, Clark, Mathers et Cullen, 1983 ; Holtfreter, Van Slyke et Blomberg, 2005 ; Rebovich et Jiandani, 2000 ; Rebovich et Kane, 2002). Il s’agit d’une tendance plus récemment symbolisée par l’adoption de la loi Sarbanes-Oxley[13] en 2002 à la suite du scandale Enron. Celle-ci cherche à augmenter les contraintes entrepreneuriales à l’égard de la Security and Exchange Commission, tout en émettant un régime de sanctions plus sévère à l’égard des acteurs et des entreprises impliqués dans diverses pratiques de manipulations financières illégales. De telles législations semblent en effet nécessaires dans un contexte plus large de durcissement pénal où les « high-profile offenders are now seen not as respected community citizens but as “bad guys” whose crimes reflect inordinate greed and a disturbing lack of concern for victims » (Cullen, Hartman et Jonson, 2009, p. 31).

2. Une approche analytique intégrative pour mieux comprendre les réformes issues des délinquances en col blanc

Les constats exposés dans la section précédente amènent néanmoins à s’interroger sur la conception que les chercheurs entretiennent à propos des réformes législatives et institutionnelles issues des délinquances en col blanc. Le modèle est connu : des acteurs ou des organisations lèvent d’abord le voile sur des comportements condamnables, déclenchant ensuite divers types de réactions populaires ou politiques, qui résulteront ultimement par l’adoption de réformes législatives ou institutionnelles cherchant à mieux réguler le problème révélé. Après avoir analysé plus d’une vingtaine de scandales et d’affaires de crime en col blanc dans le monde anglo-saxon, Fisse et Braithwaite (1983) concluent de la même façon que les « official enquiries into corporate illegality often occur as a second phase of social response, the first phase being exposure by investigative journalists or consumer groups, and the third phase, prosecution or reform » (p. 266). C’est ce qui explique pourquoi les auteurs ont beaucoup insisté sur la nature éminemment réactive des réformes générées par les scandales et autres phénomènes qui portent un regard souvent sévère sur les déviances des élites.

Une telle compréhension simplifie et obscurcit néanmoins une compréhension plus globale des mécanismes à l’oeuvre dans les réformes issues des délinquances en col blanc. Ce ne sont pas tous les délits en col blanc qui, d’une époque à l’autre, ont le potentiel d’être construits comme des problèmes ou des dangers pour l’État et ses citoyens. Comme la section précédente l’a exposé, l’adoption de lois ou la création d’instances destinées à leur mise en oeuvre s’insèrent souvent dans un espace de contestation plus large, ce dernier étant rendu possible par la présence de facteurs structurels qui s’avèrent nécessaires à la concrétisation des changements demandés. Plusieurs auteurs attribuent par exemple au livre The Jungle d’Upton Sinclair l’origine des réformes adoptées pour améliorer la régulation des domaines alimentaires et pharmaceutiques. Comme l’illustre toutefois Barka (1985), cet événement à lui seul ne rend pas compte de la complexité des mécanismes par lesquels la Pure Food and Drug Act fut adoptée en 1906. Son adoption s’inscrit au contraire dans un contexte progressiste de volontés convergentes des industriels, consommateurs et scientifiques à réguler ce problème, tout comme de la motivation du Congrès américain sensibilisé à cet enjeu public depuis plusieurs années avant l’adoption de la loi (Barka, 1985).

Les approches tirées de la sociologie de l’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2012) et des mouvements sociaux (Tarrow, 1994) demeurent ici essentielles pour mieux saisir comment différentes pratiques dommageables des élites, que nous concevons aujourd’hui comme des actes de délinquance en col blanc, se construisent en tant qu’enjeu à gérer par le politique. Ce processus de construction des problèmes publics en enjeux politiques (Lascoumes et Le Galès, 2014) se doit en contrepartie d’être compris à travers un jeu d’interactions constant et soutenu par des facteurs d’ordre structurel, organisationnel et individuel. La Figure 1 propose un modèle d’analyse issu des observations réalisées par Fisse et Braithwaite (1983), mais est amélioré par l’ajout d’une interaction préalable entre structure sociale, organisations et acteurs.

La composante structurelle du modèle expose comment des contextes culturels, technologiques et socioéconomiques évolutifs ont participé à la restructuration des conflits de manière dynamique à travers différentes époques (Aubert, 1952 ; Touraine, 1981). Ces changements détermineront bien souvent les agendas de contrôle à l’égard de certains problèmes perçus comme plus dommageables par des acteurs sociaux aux identités mouvantes. À travers ces mutations, des volontés de réforme apparaissent et d’autres s’intensifient. Ces dernières se concrétiseront si les acteurs et les organisations contestataires disposent des opportunités nécessaires pour faire passer leur message parmi les hautes sphères du pouvoir (Tarrow, 1994). Le climat politique se doit ainsi d’être propice au changement.

Figure 1

Modèle d’analyse intégratif : réformes législatives et institutionnelles générées par des pratiques élitistes perçues déviantes ou délinquantes

Modèle d’analyse intégratif : réformes législatives et institutionnelles générées par des pratiques élitistes perçues déviantes ou délinquantes

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La composante individuelle reconnaît pour sa part le rôle indispensable de l’acteur dans l’amorce des mouvements destinés à réformer les structures législatives ou institutionnelles existantes. À diverses époques, des journalistes d’enquête et des dénonciateurs ont ouvert les yeux de la population sur des agissements répréhensibles des élites qui seraient autrement restés dissimulés au grand public. Ces derniers, auxquels on réfère souvent comme des « early risers » (Tarrow, 1994) ou des entrepreneurs de morale (Becker, 1985), demeurent une force vitale dans la sensibilisation des publics et la construction d’enjeux politiques. Comme l’expliquent Lascoumes et Le Galès (2012), un « problème ne devient public que lorsque des acteurs se mobilisent et l’inscrivent dans l’espace public afin que quelque chose soit fait pour traiter la condition » (p. 68). Cette mobilisation demeure essentielle à l’édification d’une opinion publique exigeant « soit la prise en charge d’une situation ignorée jusque-là, soit la réforme de l’action publique existante mise en cause pour ses insuffisances (…) ou ses orientations » (Lascoumes et Le Galès, 2012, p. 69).

Enfin, de récentes recherches ont insisté sur le rôle prépondérant de la dimension organisationnelle dans l’édification des mouvements sociaux et des réformes qui en résultent (Armstrong et Bernstein, 2008 ; Hayagreeva, Morrill et Zald, 2000 ; Schneiberg et Lounsbury, 2008). Les groupes de pression, les lobbys citoyens, les organisations non gouvernementales, les instances de contrôle et les médias sont des exemples d’organisations qui disposent des ressources et des opportunités nécessaires pour amorcer et diffuser à grande échelle les demandes de changement, catalyser et diffuser les mécontentements du public et les volontés de réforme, ou encore confronter et poursuivre les intérêts des organisations soumises aux régulations. Ces actions, qui intensifient un contrôle social informel faisant souvent office de mauvaise publicité pour les récalcitrants, ont été maintes fois reconnues dans la littérature scientifique pour leur potentiel réformateur (Braithwaite, 1984 ; Fisse et Braithwaite, 1983 ; Simpson, 2002).

3. Le mouvement social québécois envers la délinquance en col blanc

La présente section se concentre sur l’analyse d’un récent scandale de corruption et de collusion ayant éclaboussé pendant plus de cinq ans les milieux politiques et l’industrie de la construction au sein de la province canadienne du Québec. Ce scandale, à l’origine d’un vaste mouvement social[14] dont les nombreuses répercussions restent aujourd’hui encore à évaluer, offre une opportunité sans précédent de tester la fécondité du modèle proposé dans la section précédente. Un tel exercice permet notamment de dégager deux contributions majeures à la documentation scientifique sur le crime en col blanc.

Le mouvement social québécois envers les déviances des élites permet dans un premier temps de jeter un regard plus actuel sur les récents efforts en matière de contrôle des crimes en col blanc au Québec. Les chercheurs ont longtemps mis en évidence le laxisme régulier des gouvernements fédéraux et provinciaux envers la régulation de diverses formes de crimes en col blanc au Canada (Acosta, 1988 ; Brodeur, 1984 ; Snider, 1993). Cette complaisance serait d’autant plus importante au Québec, province longtemps perçue comme le terreau le plus fertile de la corruption au Canada (Larochelle, 2013 ; Lemieux, Hudon et Aubé, 1975 ; Patriquin, 2010). Or, plusieurs transformations législatives et institutionnelles récentes, lesquelles proviennent notamment du scandale québécois dans le domaine de la construction, apportent des nuances et des invalidations aux constats réalisés dans le passé par les chercheurs canadiens.

Une deuxième contribution tient à l’explication du scandale québécois issu du domaine de la construction et des réformes qui en découlent, un phénomène que plusieurs renvoient ultimement aux allégations soulevées et aux pressions exercées par les médias. En 2009, plusieurs reportages du journaliste d’enquête Alain Gravel lèvent effectivement le voile sur la présence d’un trucage vraisemblablement systématique des appels d’offres dans le processus d’octroi des contrats de construction à la ville de Montréal (Radio-Canada, 2009). À travers les reportages de plus en plus nombreux sur ces allégations, le public réalise progressivement que le trucage des appels d’offres ne constitue qu’une des nombreuses composantes de systèmes criminels qui sont dans les faits beaucoup plus vastes et implantés au sein de plusieurs administrations municipales (Lajoie, 2012 ; Noël, 2011). On y parle d’élus qui acceptent ou distribuent des « enveloppes brunes » (La Presse canadienne, 2010), on allègue que les « extras » de construction vident les coffres du trésor public au profit de quelques entrepreneurs (De Pierrebourg, 2011) et on s’alarme sur l’infiltration massive du crime organisé dans l’industrie de la construction (Radio-Canada, 2012). Le rapport produit en 2011 par l’Unité anticollusion de la Sûreté du Québec, puis diffusé sur la place publique par son chef Jacques Duchesneau, confirme partiellement ces allégations et marque une des étapes ultimes avant la création d’une commission d’enquête publique. Le premier ministre est d’abord réfractaire à la mise en place d’une telle commission chargée de faire la lumière sur ces allégations. Face aux pressions populaires[15], politiques[16] et organisationnelles[17], le parti libéral majoritaire fléchit. À la fin de l’année 2011, le premier ministre Jean Charest instaure ce qui va devenir la plus longue commission d’enquête publique de l’histoire du Québec, connue sous le nom de Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, ou plus simplement commission Charbonneau[18].

Il pourrait être tentant de concevoir la mise en place de la commission Charbonneau comme étant la résultante ultime des pressions publiques, médiatiques et organisationnelles concertées. Une telle vision du phénomène fait néanmoins fi des origines structurelles plus profondes de ce scandale et des réformes qui en résultent. Une série de transformations sociales, technologiques et économiques ont progressivement rendu plausibles et possibles les tentatives de réformes législatives et institutionnelles élaborées dans une optique de saine gestion des fonds publics, sur fond d’un scandale où les acteurs déviants restent activement impliqués dans un processus de gestion contractuelle. Les sous-sections suivantes retracent les facteurs structurels à l’origine de cet espace de contestation qui fut, l’espace d’un moment, très propice au changement. Même si ces facteurs sont généralement perçus comme favorisant le passage à l’acte (Shover et Hochstetler, 2006 ; Shover et Wright, 2001 ; Snider, 2000), ils peuvent aussi augmenter la vigilance qui entoure les pratiques transgressives des élites, voire réduire celles-ci.

3.1 La financiarisation des économies

La notion de financiarisation de l’économie est utilisée par plusieurs chercheurs pour décrire le virage des économies occidentales d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier dans le dernier quart du xxe siècle (Dore, 2008 ; Foster, 2007 ; Hansen, 2014). Cette financiarisation des économies a notamment contribué à l’amorce d’un phénomène de démocratisation de la finance, processus par lequel les produits et services financiers ne sont plus seulement destinés à une élite fortunée, mais demeurent accessibles à une large proportion des ménages issus des classes moyennes et à faibles revenus (Erturk, Froud, Johal, Leaver et Williams, 2007 ; Shover et Hochstetler, 2006). Dès la fin des années 1980, les grandes banques canadiennes ont effectivement restructuré leurs activités pour offrir aux ménages canadiens fonds communs de placement et actions (Banque de Montréal, 2015 ; Banque Nationale du Canada, 2015 ; Banque Royale du Canada, 2015 ; Banque Scotia, 2015).

Cette transition structurelle a néanmoins multiplié les opportunités disponibles pour les escroqueries financières en tout genre (Shover et Hochstetler, 2006), contribuant à une prise de conscience collective plus importante des impacts des criminalités économiques proches de la fraude. Ces dernières, tout comme les crimes commis envers les consommateurs avant elles, sont perçues comme une menace pour la sécurité financière d’un investisseur qui occupe dorénavant un pilier central dans le développement des économies. Au Canada, la désignation en 2004 du mois de mars comme le mois de la prévention de la fraude symbolise notamment cette tendance. Pendant ce mois, de vastes campagnes de sensibilisation destinées à mieux renseigner les citoyens canadiens sur les multiples visages de la fraude sont organisées, notamment au Québec, par plus d’une centaine d’organismes, dont le Centre antifraude du Canada et la Gendarmerie royale du Canada (Bureau de la concurrence, 2015). Au Québec, l’Autorité des marchés financiers[19] (AMF), instance de contrôle créée en 2004, est pour sa part destinée à l’encadrement intégral du secteur financier et impliqué annuellement dans diverses campagnes de sensibilisation à la fraude. Divers événements, tels que le scandale Norbourg[20] (2004) et la crise financière vécue mondialement en 2008, ont également suscité une vive intolérance du public à l’égard des fraudes financières plus vastes. C’est d’ailleurs en réaction à ces manipulations financières que fut adoptée la Loi sur la défense des victimes de crimes en col blanc[21] au Canada en 2011.

La démocratisation de la finance a également contribué à la construction d’une identité collective que nous qualifions ici de citoyen contribuable. Dans un contexte de financiarisation de l’État, les taxes et autres impôts fonciers s’en trouvent perçus par plusieurs comme des investissements personnels, pour lesquels l’État se doit d’être redevable, et au sujet desquels chaque citoyen contribuable peut se réserver un droit de regard[22]. Signe de l’importance accordée à la saine gestion des finances publiques, des modifications adoptées à la Loi sur les cités et villes obligent depuis 2002 les municipalités québécoises de plus de 100 000 habitants à nommer un vérificateur général « afin de doter leur conseil municipal d’un outil de contrôle supplémentaire sur les recettes de même que sur l’utilisation de fonds publics et autre bien de leur Ville et des organismes qui leur sont liés » (Association des vérificateurs généraux municipaux du Québec, 2014). Dans un contexte de contrôle plus étroit des finances publiques, ces vérificateurs généraux conservent la capacité de mettre en lumière certaines déficiences étatiques issues de la gestion des fonds publics, augmentant le potentiel d’actions et les demandes de reddition de comptes des élus lorsque des anomalies sont constatées. En 2009, le vérificateur général de la Ville de Montréal, Jacques Bergeron, concluait ainsi que l’octroi du contrat d’installation des compteurs d’eau au consortium GÉNIeau pour 355 millions de dollars canadiens, soit l’accord financier public-privé le plus élevé de l’histoire de la municipalité, était entaché d’irrégularités chroniques et de coûts économiques beaucoup trop élevés, déclenchant de vives réactions (Ouimet, 2009). Par ces actions, c’est tout le processus de gestion des fonds publics – processus au coeur du scandale québécois dans l’industrie de la construction – qui est soumis à des mécanismes plus importants de surveillance, de contrôle et de dénonciation.

3.2 L’internalisation et la standardisation des règles liées à la libre concurrence

Les années suivant la fin de la guerre froide ont vu naître un regain d’intérêt pour deux phénomènes étroitement liés : la promotion du libéralisme en tant que doctrine économique dominante et une sensibilisation accrue au phénomène des cartels un peu partout dans le monde. Des organismes tels que Transparency International, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) mettent l’accent sur la lutte contre la corruption et la collusion, notamment dans les pays en voie de développement fortement dépendants des flux monétaires internationaux (Krastev, 2004). Par leurs actions, ces organismes participent ainsi à la diffusion de certains standards normatifs en termes de bonne gouvernance au sein des pays qui en sont membres, augmentant le potentiel et la volonté d’action des acteurs occidentaux envers le respect officiel de ces normes. C’est notamment dans cette logique que fut fondé en 2001 le Réseau international de la concurrence, passant de 14 membres lors de sa création à 107 membres en 2009. Ce regroupement traduit une volonté plus grande de coopération et de standardisation des règles dans un cadre mondial de libre concurrence où les entreprises sont engagées sur plusieurs continents (Bureau de la concurrence, 1995, 2004, 2008, 2013 ; International Competition Network, 2015 ; Picard, 2009).

Les actions plus importantes envers les complots anticoncurrentiels peuvent notamment expliquer l’intérêt accru accordé par les autorités et les médias québécois au phénomène de collusion dans les années précédant le scandale. Alors que de telles pratiques seraient présentes dans le domaine de la construction du Québec depuis des décennies, l’intérêt renouvelé accordé au respect des règles de libre concurrence semble avoir fourni les incitatifs et la compréhension culturelle nécessaires aux demandes de réforme à l’égard d’une industrie aux pratiques collusives fortement ancrées.

3.3 La révolution des technologies de communication

Les médias ont toujours joué un rôle crucial dans la réaction sociale envers les délinquances en col blanc (Fisse et Braithwaite, 1983 ; Levi, 2006). Ceux-ci mettent en lumière des pratiques déviantes souvent dissimulées et ont le potentiel d’influencer substantiellement les perceptions du grand public à l’égard de ces actes. La révolution des technologies de l’information que les sociétés occidentales ont connue depuis les années 1990 a multiplié les canaux par lesquels les scandales et les affaires deviennent visibles aux yeux du public. L’expansion considérable des moyens de communication (Baym, 2010), les avancées technologiques modernes et la place grandissante des médias (Thompson, 2005 ; Voirol, 2005) dans une société axée sur le partage d’information (Castells, 1996 ; Webster, 2014) peuvent amplifier la surveillance informelle des élites politiques et organisationnelles. C’est d’ailleurs un des arguments centraux développés par Thomson (2005) avec sa notion de nouvelle visibilité :

les leaders politiques sont aujourd’hui plus visibles à plus de personnes et plus étroitement contrôlés qu’ils ne l’ont jamais été par le passé ; et, simultanément, ils sont davantage exposés au risque de voir leurs actions et expressions, ainsi que les actions et les expressions des autres, révélées d’une manière qui entre en conflit avec les images qu’ils souhaitent donner.

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Si les possibilités accrues de mobilisation ne génèrent toutefois pas automatiquement une réaction, elles intensifient vraisemblablement le contrôle social informel avec lequel doivent aujourd’hui composer les élites dirigeantes. Au Québec, les médias ont ainsi contribué depuis les 25 dernières années à la sensibilisation progressive de la population aux délinquances des élites de trois façons. D’abord, par les émissions télévisuelles[23] et les reportages qui ont porté une attention plus fréquente depuis les années 1990 aux manipulations financières frauduleuses, aux conséquences parfois désastreuses, dont étaient victimes les consommateurs, contribuables et investisseurs québécois. Ensuite, par la série d’allégations criminelles soulevée et diffusée dans les médias à propos d’actes de corruption et de collusion relevés au coeur du processus d’octroi de contrats dans certaines des plus grandes municipalités québécoises. De 2009 à 2011, ces reportages ont amené une pression populaire sans précédent pour la création d’une commission d’enquête publique qui ferait la lumière sur l’ensemble de ces soupçons. Enfin, de 2011 à 2015, en faisant prendre conscience à la population de l’ampleur des déviances et des délinquances des élites recensées dans certaines municipalités par des reportages presque quotidiens sur les témoignages entendus à la commission Charbonneau.

3.4 L’État régulateur

Un quatrième et dernier facteur structurel se retrouve dans ce que plusieurs chercheurs ont surnommé l’État régulateur (Braithwaite, 2000, 2008 ; Levi-Faur, 2013 ; Majone, 1990). À l’inverse des auteurs qui insistent sur la tendance à la dérégulation d’industries surtout financières à l’ère du néolibéralisme, la notion d’État régulateur renvoie au phénomène, surtout occidental, de prolifération des règles et d’instances chargées de leur surveillance (Levi-Faur, 2010). L’État régulateur renvoie notamment à la perte d’un pouvoir discrétionnaire autrefois très informel dans les institutions au profit d’un pouvoir beaucoup plus officiel qui laisse peu de place à l’arbitraire. Comme l’expose Levi-Faur, dans un État régulateur, « formal rule-based relations becomes the norm and replaces the club-style, intimate and informal relations that characterize older styles of decision-making » (Levi-Faur, 2013, p. 37).

C’est dans ce contexte que prolifère l’adoption de divers codes de conduite, d’éthique ou de déontologie dans diverses organisations. Depuis que les interactions entre les sphères privées et publiques exigent une éthique administrative de plus en plus irréprochable (Aucoin, 2006 ; Brereton et Temple, 1999), c’est toute une partie de la classe politique et entrepreneuriale qui devient soumise à de plus grandes pressions pour le respect des règles et la reddition de comptes. Les développements liés à la régulation peuvent en ce sens expliquer l’ampleur des changements législatifs et institutionnels provoqués par le scandale québécois dans les dernières années, et ce, avant même que la commission Charbonneau ait déposé des recommandations formelles. Les réformes sont nombreuses, touchent diverses sphères d’activité et changeront vraisemblablement durablement le visage de la lutte contre la corruption au Québec.

C’est d’abord en plein début de scandale qu’est adopté en décembre 2010 le premier Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale du Québec[24], ce dernier prévoyant des mécanismes formels de contrôle sur les comportements des élus provinciaux. La Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale sera également adoptée la même année, cette dernière obligeant les administrations municipales à adopter un code d’éthique applicable à leurs élus pour une période de quatre ans. Parmi les réformes réalisées dans cette logique accrue de régulation[25], notons ensuite l’adoption en 2011 de la Loi sur la lutte à la corruption qui instaure le Commissaire à la lutte contre la corruption, ce dernier étant connu au Québec comme l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Il s’agit d’un organisme de contrôle policier composé de diverses unités chargées de la prévention, des vérifications et des enquêtes concernant les cas allégués de corruption, d’abus de confiance et de fraude envers le gouvernement. Dans ce continuum, la Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics instaure en 2012 un registre des entreprises autorisées (REA) obligeant les firmes qui postulent pour des contrats publics de haute valeur à passer par un processus de vérification de leurs antécédents criminels. La Loi permettant de relever provisoirement un élu municipal de ses fonctions[26], adoptée en 2012, permet également à la Cour supérieure du Québec de déclarer un élu inapte à remplir sa fonction, et conséquemment, à le destituer advenant des soupçons d’actes criminels perpétrés dans le cadre de son travail. Enfin, on ne peut passer sous silence la création en 2014 de deux organismes de contrôle supplémentaires sur le processus d’adjudication des contrats – le Bureau d’intégrité et d’éthique de Laval ainsi que le Bureau de l’inspecteur général de la Ville de Montréal – dans deux des municipalités les plus touchées par la corruption et la collusion.

Figure 2

Modèle d’analyse intégratif : réformes législatives et institutionnelles entreprises par le mouvement social québécois envers les délinquances en col blanc

Modèle d’analyse intégratif : réformes législatives et institutionnelles entreprises par le mouvement social québécois envers les délinquances en col blanc

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3.5 Vers une compréhension contextualisée des réformes issues des déviances des élites recensées au sein de l’industrie de la construction et des administrations municipales québécoises

La Figure 2 reprend le modèle analytique proposé dans la deuxième section de l’article et rend compte du processus par lequel les réformes législatives et institutionnelles issues du mouvement social québécois envers les délinquances des élites ont pu se concrétiser. Cet exercice permet de contextualiser la mise en place de la commission Charbonneau et des réformes générées par ses actions, en évitant de tomber dans une lecture purement réactive d’un phénomène issu de quelques reportages télévisés. Une série de conjonctures structurelles (sensibilisation et intolérance du public aux manipulations financières et à la mauvaise gestion, ferveur plus grande à l’égard du contrôle des délits de collusion, canaux amplifiés de dénonciation, tendances à la régulation et aux demandes de reddition de comptes accrues envers les acteurs impliqués dans la gestion des fonds publics) ont fourni l’espace propice à la fois pour amener l’industrie de la construction et ses élites à témoigner publiquement sur leurs pratiques criminelles, tout comme pour réformer de manière extensive les structures existantes dans une optique de contrôle amplifié à l’égard du processus d’adjudication des contrats publics.

4. Conclusion : vers des élites mieux disciplinées ?

Le présent article avait pour objectif principal de réinterpréter la lecture dominante et traditionnelle que les chercheurs font des réactions sociales suscitées par les délinquances en col blanc. D’abord, en retraçant les réformes législatives et institutionnelles majeures issues des scandales, affaires et autres dénonciations publiques envers différentes pratiques qui furent construites, à différentes époques, en tant qu’enjeu public à traiter par le politique. Ensuite, en expliquant, à l’aide d’un modèle analytique intégratif, comment les réformes issues des délinquances en col blanc ne doivent pas simplement être conçues comme des phénomènes éminemment réactifs. Les origines plus profondes de la commission Charbonneau et des réformes entamées pendant ses travaux en offrent le parfait exemple.

Bien qu’il s’agisse d’une expérience tout à fait nouvelle dans le contexte québécois, l’ampleur des réprobations populaires et des réformes provoquées par certaines délinquances en col blanc ne semble pas être une tendance unique au Québec. En ce sens, le modèle proposé dans l’article pourrait facilement être repris par d’autres chercheurs soucieux d’améliorer les connaissances quant aux origines des réponses sociales plus fortes et régulières expérimentées par certains pays à l’égard des délinquances des élites dans les dernières années. Au début des années 2000, les pratiques anticoncurrentielles découvertes dans l’industrie de la construction ont par exemple fait l’objet, aux Pays-Bas, d’un mouvement généralisé d’indignation publique (Dorée, 2004 ; Heuvel, 2005). Jamais les ressources destinées aux enquêtes et à l’encadrement de ces pratiques ne furent aussi importantes dans l’histoire du pays que pendant cette période (Dorée, 2004). En Finlande, un plan d’action établi en 1996 pour renforcer la lutte contre les crimes économiques a de la même manière amené de vastes changements aux lois, aux pratiques de surveillance et aux agences de régulation (Alvesalo et Tombs, 2008).

À une époque où les formes traditionnelles de crime ne détiennent plus le monopole de la réprobation populaire et de la réponse pénale, la discipline criminologique se doit au final de faire honneur au voeu d’un de ses pères fondateurs[27] et effectuer le virage nécessaire pour s’approprier un champ d’études en pleine transformation, où les opportunités de recherche sont grandissantes. La réinsertion sociale des criminels en col blanc, les trajectoires de vie de ces délinquants ou encore l’analyse des mécanismes qui soutiennent l’existence des déviances en col blanc constituent certains exemples des recherches qui devraient être réalisées pour améliorer notre compréhension de cette délinquance. Au Québec, les recherches devraient notamment s’engager à étudier plus attentivement l’ « autre » facette des réactions sociales – celle qui porte sur l’impact concret des réformes législatives et institutionnelles récentes en termes de contrôle effectif, de dissuasion et de prise en charge judiciaire – en analysant notamment les rapports qu’entretiennent les « élites surveillées » avec les nouvelles instances chargées de leur surveillance (Spire, 2013). Ce ne sera qu’une fois cet exercice réalisé que nous serons en mesure d’obtenir le portrait le plus juste et le plus complet des réactions sociales générées par la délinquance des élites dans la province.