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Introduction

La sécurité revêt différentes significations selon les époques et les disciplines (Zedner, 2009). Au-delà de ses connotations d’ordre et de tranquillité, les théoriciens lui prêtent une dimension de discours politique permettant de cerner et de nommer les problèmes (Buzan, Waever et De Wilde, 1998), intrinsèquement liée à la gestion des risques, et permettant de déployer des mesures bien plus larges et immédiates que ne le permettrait la justice pénale (Zedner, 2007). Cette sécurité a gagné en ampleur depuis une quinzaine d’années, à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001 ayant déclenché une « guerre au terrorisme », échangeant le prisme du crime au travers duquel les sociétés démocratiques étaient gouvernées contre celui de la sécurité (Loader et Walker, 2007). C’est cette rupture que Zedner (2007) appelle le passage d’une société du postcrime à une société du précrime, impliquant la prévention, le calcul de risques et la surveillance. Aujourd’hui, le débat sur la sécurité oppose principalement ses partisans, qui voient en elle une condition préalable à l’exercice de leurs droits démocratiques, à ses détracteurs, pour qui elle représente une forme d’autoritarisme lié à la peur et opposé à la liberté. Une troisième école de la « sécurité humaine » cherche à dépasser la dichotomie liberté-sécurité, mais, en prêtant une ontologie à la sécurité, risque d’étendre les mesures à des sphères jusqu’alors épargnées comme l’éducation ou l’emploi (Loader et Walker, 2007). Loader et Walker (2007) proposent de considérer la sécurité comme un bien public en manque de régulation, mais cette approche est menacée par la marchandisation de la sécurité, étant réduite à l’état de denrée commercialisable par le secteur privé (Zedner, 2007).

Ainsi, la sécurité ne peut s’envisager sans prendre en compte la multitude d’acteurs qui la composent, parmi lesquels les États, les organisations supranationales et l’industrie de la sécurité privée (Loader et Walker, 2007). Cette dernière connaît d’ailleurs un développement exponentiel que Bayley et Shearing (1996) attribuent à une pluralisation de la fonction policière depuis une quarantaine d’années par la création d’entreprises de sécurité privées mettant fin au monopole de l’État, vision que soutient Zedner (2007) pour qui le passage à une société du précrime appelle à une nouvelle offre de sécurité. En revanche, d’autres auteurs, comme Jones et Newburn (2002), rejettent la théorie de la rupture et voient le développement de la sécurité privée comme la continuité d’un phénomène bien plus ancien, non pas lié au retrait de l’État mais au « déclin des activités de contrôle social secondaire » (Jones et Newburn, 2002, p. 141). En tout état de cause, la figure d’expert s’impose progressivement, pour sa compétence et sa neutralité, et, selon Rose et Miller (1992), répond à des objectifs sociopolitiques des gouvernements libéraux de diffuser plus efficacement dans la sphère privée. Ce faisant, la sécurité n’est pas qu’un projet professionnel en pleine expansion, mais également une caractéristique cruciale de la vie quotidienne (Valverde, 2011).

Cette nouvelle gouvernance mixte de la sécurité se caractérise par une distance floue entre public et privé (Marx, 2001), la difficulté étant pour l’État de réglementer les pouvoirs de ces acteurs et de les délimiter vis-à-vis de ceux de la fonction publique. Les pouvoirs accordés au secteur privé apparaissent encore assez limités, celui-ci expédiant rapidement aux agents publics (Zedner, 2007). Mais dans ces dispositifs sécuritaires hybrides, des auteurs comme Sotlar (2009) décrivent des relations entre acteurs privés et publics allant de la coopération à la compétition. Ces différentes modalités d’interaction pourraient être liées au fait que les privés poursuivent parfois des objectifs différents, cherchant davantage à compliquer les possibilités d’infractions plutôt que d’en identifier les auteurs (Zedner, 2007). Certains auteurs nuancent, considérant que le public a des intérêts croisés avec le privé, les autorités publiques instrumentalisant les acteurs de la sécurité privée, exerçant une forme de « contrôle à distance » sur tous les domaines privés, tandis que les experts imposent leurs programmes à ces mêmes domaines privés en utilisant les ressources politiques à leurs propres fins (Rose et Miller, 1992). Cependant, et plus récemment, l’influence du privé sur la sécurité semble s’accroître aux dépens du public d’après Crawford (2003), l’État étant alors réduit à une ressource stratégique pour la gouvernance privée, sans que ses intérêts soient forcément servis.

Dans ce contexte, les dispositifs sécuritaires réunissant des institutions publiques et des entreprises privées prennent généralement la forme de partenariats public-privé (PPP), en position intermédiaire entre la prestation de services publics et la privatisation, et dont le succès de la collaboration dépend de la confiance que s’accordent les acteurs (Ramonjavelo, Préfontaine, Skander et Ricard, 2006). Au-delà du fait que les technologies souvent apportées par le secteur privé dans les PPP sécuritaires créent de nouveaux risques (Beck, 1992), les logiques d’une multitude d’acteurs provenant des secteurs privé et public se confrontent, produisant des dispositifs sécuritaires instables et contradictoires (Valverde, 2011).

Resserrant l’étau sur la criminalité économique, le présent article étudie ces relations dans cette forme particulière de lutte contre le crime en col blanc qu’est la lutte anticontrefaçon (LAC). À cette fin, une observation participante a été réalisée au sein d’une entreprise privée qui occupe une place particulière dans la LAC, faisant l’objet d’une brève présentation au chapitre suivant.

La contrefaçon est un phénomène criminel transfrontalier qui exige une coordination sur le plan international, du fait de la complexification continuelle des chaînes logistiques. C’est pourquoi l’Organisation mondiale des douanes (OMD) a établi une liste de huit défis entrecroisés que les États membres ont pour objectif de surmonter pour une lutte efficace, ceux-ci étant « la prise de conscience des consommateurs, la capacité des fonctionnaires des douanes sur le terrain, la coopération avec le secteur privé, la coopération avec d’autres agences, le système juridique, l’utilisation croissante d’Internet, les zones de libre-échange, et le soutien politique » (OMD, 2012, p. 74). En 2013, les pays membres de l’OMD ont déclaré avoir saisi trois milliards de produits contrefaits, ce qui ne représenterait que « la pointe visible de l’iceberg » (OMD, 2013, p. 61).

Les acteurs publics de première ligne de la LAC sont principalement les douanes, mais aussi la police et le SPF[2] Économie. Déjà nombreux, ils sont amenés quotidiennement à côtoyer toute une série d’acteurs privés s’articulant autour des premières victimes de cette forme de criminalité, à savoir les marques. Les protagonistes du PPP de la LAC se distribuent ainsi sur un continuum public-privé, comme l’illustre la Figure 1.

Au vu de la progression du secteur privé dans la sécurité, et de la contrefaçon également en expansion, l’idée sera ici de comprendre comment cette construction mixte réunissant de nombreux acteurs publics et privés cherche à combattre le phénomène criminel, en tentant de dégager des explications à l’impunité relative à son égard. En effet, la littérature scientifique sur la sécurité est déjà riche en développements théoriques, mais manque encore d’applications empiriques ciblées, et d’autant plus ancrées dans l’environnement particulier du crime en col blanc. Cet article propose ainsi d’étudier le dispositif sécuritaire de la LAC en Belgique, en tant que PPP lié à un projet de sécurité spécifique, à la lumière de la classification triple des questions de sécurité de Valverde (2011), en l’occurrence à travers les pratiques de gouvernance le poursuivant. Cette structure d’analyse constitue une révision de la distinction traditionnelle entre rationalités et technologies de gouvernance issue de la littérature scientifique sur la gouvernementalité (initialement Foucault, 2004), introduisant la troisième dimension qu’est le cadre de gouvernance, regroupant les questions d’échelle et de juridictions (Valverde, 2011). Une attention particulière sera portée aux relations entre les acteurs du dispositif sécuritaire de la LAC, comme le recommande Valverde (2011).

Figure 1

Le continuum public-privé de la LAC

Le continuum public-privé de la LAC

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Un premier chapitre présente l’entreprise ayant fait l’objet de l’observation participante, détaillant plus précisément son activité, ainsi que la méthodologie utilisée pour récolter les données et mener l’analyse (I). L’analyse, à proprement parler, débute ensuite en suivant la classification en trois étapes de Valverde (2011), avec tout d’abord les questions relatives aux logiques coexistant dans le dispositif de la LAC (II). Viennent ensuite les questions relatives au cadre dans lequel se déploie le projet de sécurité, passant par l’étude des échelles spatiale et temporelle, ainsi que des juridictions (III). Enfin, les techniques s’inscrivant dans des logiques et des cadres spécifiques sont étudiées plus en détail (IV).

I. Éléments contextuels

1. Une mise au point nécessaire

L’entreprise observée dans cette recherche est un bureau d’investigations privées en matière de propriété intellectuelle. Cette appellation cryptique désigne ce que nous appelions précédemment un bureau de détective privé. Cette profession rencontre depuis quelques années une transformation radicale. La demande de particuliers déclinant, semblerait-il du fait de la simplification des procédures de divorce (Deraedt, 2014), l’offre s’est redirigée vers les entreprises. Aujourd’hui, ces investigateurs privés proposent plusieurs types de service aux entreprises, notamment la détection d’espionnage industriel.

Comme évoqué précédemment, le BIP s’est spécialisé dans le droit de propriété intellectuelle, autrement dit la LAC. Depuis son édification en 1994, l’entreprise a assumé cette spécialisation, logiquement au regard du parcours de son créateur et directeur. Ancien gendarme, il travailla ensuite comme investigateur interne pour la BAF[3] avec qui il avait eu des contacts lors de son activité policière. Plus tard, il créa sa propre entreprise et continua à travailler pour la BAF en externe tout en obtenant de nouveaux clients. Aujourd’hui, l’activité de son entreprise recouvre environ 90 % des marques victimes de la contrefaçon à grande échelle en Belgique, ce qui explique pourquoi il demeure le seul bureau d’investigations privées assumant cette fonction.

Le BIP compte trois individus en son sein : un directeur, détective privé et employeur des deux autres personnes, l’une également détective privé et l’autre secrétaire administratif. Le BIP assume deux principales activités dans la LAC. La première, le volet proactif, consiste à détecter la contrefaçon en surveillant l’offre, pour les clients qui le demandent. Cela peut prendre plusieurs formes, telles que le repérage sur des marchés ou dans des galeries marchandes, et la surveillance sur Internet des offres sur les réseaux sociaux, les sites d’enchères et de petites annonces. La seconde, qui nous intéressera d’autant plus au vu de notre problématique, s’apparente à ce que l’on pourrait appeler la coordination des appels d’expertise. Autrement dit, le BIP joue ici un rôle d’intermédiaire entre des institutions publiques, telles que les douanes, la police et le SPF Économie qui sont en demande d’expertise pour les marchandises saisies par leurs soins, et les marques, seules habilitées pour authentifier les produits griffés. Dans cette optique, le BIP se déplace afin de photographier les marchandises concernées, puis fait suivre les photographies aux experts ou à d’autres intermédiaires des marques.

2. Méthodologie adoptée

L’observation participante pose ses fondements sur deux théories de la réaction sociale, à savoir l’interactionnisme symbolique et l’ethnométhodologie (Diaz, 2005), d’une part pour l’adoption du point de vue de l’acteur, et d’autre part pour l’intérêt accordé aux pratiques. Cette méthode d’observation directe offre l’avantage d’appréhender les pratiques telles qu’elles se produisent, elle est également particulièrement adaptée à la récolte de données non verbales telles que des comportements ou des conduites, et produit un matériau plutôt spontané (Quivy et Van Campenhoudt, 2011). Selon Diaz (2005), l’appréhension de la complexité sociale des dispositifs sécuritaires nécessite un contact direct avec les pratiques de ses acteurs. Ainsi l’étude du dispositif de la LAC, compte tenu des différentes logiques, cadres et techniques qui s’y déploient et de la multitude d’acteurs publics et privés en interaction, justifie l’emploi de l’observation participante. En effet, considérant que les significations sociales se produisent dans l’interaction (Blumer, 1969) entre les acteurs de la LAC, il est essentiel d’adopter une approche méthodologique permettant de réduire la distance sociale entre le chercheur et les professionnels (Diaz, 2005).

Selon Schwartz et Schwartz (1955), la forme que prend la participation dépend de la personnalité, de l’expérience et de la conscience du chercheur. N’ayant jusqu’alors jamais connu l’univers de la LAC, si ce n’est en tant que consommateur, notre socialisation avec le milieu ne s’est faite que progressivement. S’étant déroulée sur une période de trois mois au début de 2014, l’observation participante au sein du bureau d’investigations privées a consisté à partager le quotidien de ses membres et de comprendre en profondeur leur activité professionnelle. Cette étude s’est donc accompagnée de la participation, non rémunérée, à l’ensemble des activités dispensées par l’entreprise telles que le volet proactif décrit précédemment, et surtout la réponse aux appels d’expertise constituant la plus grande source de contacts du BIP avec les services publics. Initialement affecté aux tâches courantes les plus simples et répétitives, comme l’ouverture des colis saisis et la prise de photographie des objets suspects sous tous les angles, nous nous sommes vu confier davantage de responsabilités. Diaz (2005) observe qu’à mesure que progresse l’observation, le chercheur perd de sa « naïveté » et gagne en légitimité, s’insérant dans le milieu armé d’expérience. Chargé par la suite des surveillances proactives du marché sur les réseaux sociaux et les sites de vente, nous avons également eu l’occasion de participer à des repérages de marchandises suspectes dans des marchés et des galeries marchandes, et de réaliser une filature. La position adoptée était donc un rôle « actif » (Adler et Adler, 1987) impliquant une participation avec prise de responsabilités, catégorie intermédiaire entre un rôle « périphérique » sans participation et « immergé », poursuivant les mêmes sentiments et les mêmes buts que les professionnels de la LAC.

Toute combinaison d’approche scientifique et d’activité professionnelle soulève des problèmes éthiques et déontologiques. Des informations relatives à l’activité du BIP et aux saisies des pouvoirs publics devaient rester secrètes, nous avons donc pris la peine d’anonymiser une partie du contenu et d’offrir les écrits à la relecture du BIP avant une éventuelle publication. De même, notre participation n’étant pas rémunérée, la qualité de la démarche scientifique prévalait généralement sur les attentes de résultats de la part du BIP.

Une attention soutenue et rigoureuse a été apportée à la structure sociale des échanges entre acteurs publics et privés, mais également à la reproduction des situations observées, recoupant toutes les informations obtenues pour en faire une analyse systémique. Les données ont ainsi pris la forme de notes consignées dans un carnet de recherche, datées et rédigées dès que l’occasion se présentait, la poursuite de l’activité professionnelle ne permettant pas toujours la prise de notes sur le vif. Au début de l’observation, nous avons récolté un volume très important de notes, celles-ci contenant alors de nombreux détails techniques, relatifs au fonctionnement du dispositif de la LAC, afin de comprendre l’activité de chaque acteur et leur positionnement les uns par rapport aux autres. Par la suite, l’attention s’est portée plus spécifiquement sur les dysfonctionnements ou les succès significatifs, ainsi que sur la valeur émotionnelle et les significations sociales que leur attribuaient les acteurs de la LAC. De même, la teneur des échanges entre ces différents acteurs, formelle comme informelle, a été soigneusement et systématiquement relevée.

Le choix des éléments récoltés rend toutefois compte de distorsions liées à l’anxiété du chercheur et des biais issus de son rôle dans le milieu étudié (Schwartz et Schwartz, 1955), qu’il s’agit d’exploiter. Dans notre recherche, des signes témoignant que nous n’étions pas accepté comme faisant partie du milieu par certains acteurs ont pu être accueillis avec une certaine anxiété. De plus, plusieurs biais se sont manifestés au départ de la recherche, notamment lorsqu’un acteur nous invitait à lui poser des questions, les discours ainsi générés à l’adresse du chercheur « naïf » que nous étions étaient simplifiés et idéalisés, comme a pu l’observer Diaz (2005, p. 4). Le fait d’avoir pu assumer uniquement la position du BIP dans le dispositif de la LAC est également réducteur : adopter la position de chaque acteur nous aurait fourni une analyse plus fine de son activité et des relations qu’il entretient. Une fois la période d’observation révolue, et tenant compte de ces distorsions, les notes obtenues ont été relues et organisées pour être confrontées à la littérature scientifique disponible. En partie inconsciente, l’analyse rétrospective (Schwartz et Schwartz, 1955) des données collectées permet de corriger des interprétations erronées des débuts de l’observation dues au manque de connaissance du milieu, et de s’interroger sur la signification pour le chercheur et les acteurs des évènements choisis, et sur les distorsions qui s’y heurtent.

Selon Diaz (2005), l’observation participante ne suffit pas à elle seule à évaluer un dispositif sécuritaire. Ainsi, comme l’illustre la Figure 1, nous avons intégré à notre étude une analyse du réseau de la LAC, afin de rendre compte au mieux des tensions qui sous-tendent le dispositif. La méthode étant exposée, l’analyse débute avec les logiques qui s’affrontent ou cohabitent dans le PPP de la LAC.

II. Questions de logique : entre intérêts et désintérêt

1. La loi et le marché

La rencontre des secteurs public et privé sur un projet commun oppose classiquement la logique propre aux institutions régulatrices que sont l’application de la loi et la répression du crime à la logique marchande de l’industrie de la sécurité privée. En effet, selon Williams (2005), les acteurs de la sécurité privée ne cherchent pas vraiment à punir un méfait ou à corriger une offense, mais raisonnent plutôt en termes économiques de pertes à recouvrer ou à limiter. Dans la LAC, l’adhésion à chacune de ces logiques divise les acteurs publics de première ligne et toute l’aile privée du continuum. Pour cause, les services publics s’en tiennent à la loi, leurs intérêts sont servis par la mise hors circuit des marchandises contrefaites et par la poursuite des contrefacteurs ; les intermédiaires privés poursuivent des objectifs davantage mercantiles, cherchant à multiplier leurs clients, autrement dit les marques, et à les satisfaire pour les conserver. Pour illustration, la procédure prévoit de ne communiquer aux marques que le strict nécessaire pour l’expertise des marchandises et l’éventuel dépôt de plainte, et de ne fournir l’identité du propriétaire/expéditeur qu’après le dépôt de plainte, mais les marques demandent parfois des informations supplémentaires aux intermédiaires privés (propriétaire/expéditeur, destinataire, lieu de stockage) qu’ils sont susceptibles de récolter lors de l’appel d’offres et de leurs contacts avec les services publics.

Pour reprendre la distinction de Zedner (2007), la logique d’application de la loi est intimement liée à celle du postcrime, où les autorités publiques vont constater une infraction et poursuivre son auteur. Au contraire, la logique marchande du secteur privé épouse davantage celle du précrime, où les marques et leurs représentants vont évaluer les risques et les pertes potentielles. La position du BIP a cela d’intéressant qu’elle semble lui permettre d’assumer ces deux logiques, passant de l’une à l’autre selon les interactions. Au contact des services publics, le BIP est un acteur à part entière de la LAC, et son concours est indispensable à l’avancement de la procédure. Auprès des représentants et des marques, le BIP exerce beaucoup de prospection commerciale, et n’insiste pas lorsqu’un client refuse de réaliser l’expertise, jugeant le nombre de pièces saisies dérisoire. D’après nos observations, ce double jeu permet de simplifier la procédure, en traduisant les objectifs d’une logique à l’autre pour chaque interlocuteur, mais ne semble pas favoriser la compréhension mutuelle et le dialogue de part et d’autre du continuum. Ainsi, on reconnaît dans le BIP la position de marginal sécant, « c’est-à-dire d’un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 86).

2. Une redistribution des pouvoirs

Sans faire partie des principaux pays de destination des marchandises contrefaites, la Belgique est un petit pays qui occupe tout de même la quinzième position mondiale en termes de quantité de marchandises saisies dans d’autres pays, en provenance de celui-ci, avec près de 950 000 pièces détenues sur l’année 2013 (OMD, 2013). Son importance implique nécessairement une lutte coordonnée sur le plan national, donc un engagement de la part des services publics détectant la contrefaçon et entreprenant les procédures, et de la part des marques, victimes, fournissant l’expertise indispensable aux poursuites sur les produits suspectés. Considérant les diverses activités des services publics concernés (douanes, police et SPF Économie) et des marques, la procédure représente un poids certain qui les handicape dans la poursuite d’autres objectifs. De plus, le règlement européen prévoit en son sein que, du fait du déclin des moyens alloués aux douanes, le demandeur doit faire appel au privé (voir points 9 et 17 du Règlement [UE] n° 608/2013). Autrement dit, tous les frais liés à la procédure, jusqu’à la destruction, sont à la charge des marques. Au regard des saisies habituelles contenant de nombreuses marques souvent en petites quantités, les marques, poursuivant leur logique marchande, finiraient par ne plus suivre ce genre d’affaires, ayant plus d’intérêts dans la rentabilisation de leurs capitaux que dans la LAC. L’avantage qu’offre ici le BIP, ayant des contrats avec la plupart des marques régulièrement victimes, réside dans le coût d’un seul déplacement divisé par le nombre de marques concernées, les éléments nécessaires à l’expertise leur étant expédiés par la suite.

La place laissée aux intermédiaires privés dans la LAC rend compte d’un processus plus global de délégation de missions de police à des tiers privés (Mazerolle et Ransley, 2005). En effet, rien qu’en Belgique, de nombreux secteurs de la sécurité publique se retrouvent pris en charge par des entreprises de gardiennage et de sécurité privées, tels que le contrôle du stationnement, la sécurité dans les aéroports, la surveillance technologique, etc. Ainsi, à la logique de désinvestissement des autorités publiques, les intermédiaires privés répondent avec une véritable logique d’expansion.

Sur ce terreau favorable, l’expansion des intermédiaires privés alimente l’élaboration de contrats, avec les marques, et entre eux. D’après Crawford (2003), le retrait du secteur public au profit du privé mène à moins de gouvernement pour plus de gouvernance, au travers d’un « labyrinthe de contrats » (p. 480), une gouvernance qu’il qualifie conséquemment de contractuelle. En effet, bien que le terme ne soit pas défini sur le plan communautaire, un PPP implique généralement un capital mixte ou des liens contractuels privé-public (Commission des communautés européennes, 2004). Le PPP de la LAC présente cependant la particularité qu’aucun contrat matériel ne lie les acteurs privés aux acteurs publics, alors que la logique contractuelle conditionne les interactions du côté privé du continuum. Néanmoins, le BIP exerce son activité dans le respect de la loi fixant sa compétence (loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé), et de l’article 1369bis du Code judiciaire qui, sans lui consacrer sa place, lui offre la possibilité de s’insérer dans la LAC. Mais c’est plutôt le contrat tacite liant le BIP aux services publics, généré entre autres par le statut d’ancien gendarme de son créateur, qui fixe la limite de son pouvoir en tant qu’intermédiaire privé dans la LAC.

La conjugaison des logiques de désinvestissement du public et d’expansion du privé est également servie par une logique juridique. Depuis une vingtaine d’années, les magistrats demandent l’intervention d’un parti neutre pour éviter de déclarer la nullité de la procédure, limitant la liberté de la partie plaignante dans la production de la preuve. Plus précisément, la loi de 2007 sur la contrefaçon et la piraterie a doté le Code judiciaire d’autant de précautions pour éviter les abus (Boularbah, 2010), la procédure de saisie-description étant unilatérale et entreprise à la demande du requérant, la suspicion de contrefaçon pouvait auparavant servir de prétexte aux marques pour espionner ou saboter un concurrent. Ainsi, les articles nouvellement introduits (articles 1369bis/1 à 10 et 1369ter du Code judiciaire) visent entre autres à sauvegarder les intérêts du défendant insistant sur la motivation de la mesure et la confidentialité des informations récoltées par un « expert » désigné. C’est ici qu’intervient le BIP, récoltant auprès des services publics les informations (photographies ou échantillons) permettant à la marque de réaliser l’expertise. Lorsque pour une quelconque raison, un représentant choisit de ne pas solliciter les services du bureau d’investigations privées et de confier cette récolte aux soins d’un acteur public non avisé, le BIP est alors appelé en second lieu. Ce fut le cas pour une grande marque d’horlogerie qui a dû contacter le bureau d’investigations privées, l’ayant d’abord court-circuité, à la suite de l’insuffisance des informations récoltées par un policier de quartier concernant une saisie. Les progrès réalisés par les contrefacteurs, révélant une conscience accrue des méthodes d’authentification des produits et l’adoption de procédés industriels en augmentant la qualité et la quantité (voir OMD, 2012), complexifient les expertises. La connaissance des produits contrefaits acquise par le BIP lui garantit son statut d’expert, appuyé légalement, défendant son « enceinte » au sein de laquelle son pouvoir et son autorité sont concentrés et intensifiés (Rose et Miller, 1992).

3. La nonchalance des intéressés

Au regard de nos observations, les acteurs publics de première ligne semblent suivre une logique de protection des droits de propriété intellectuelle et des consommateurs. En effet, les administrations publiques sont engagées dans la LAC pour garantir la prospérité des économies nationales, et pour écarter les produits contrefaits potentiellement dangereux pour la santé des consommateurs (OMD, 2012). Ces rationalités, justifiant le grand projet de sécurité de la LAC, rencontrent cependant une logique concurrente émanant d’un acteur étranger au dispositif, et mettant à mal son efficacité, à savoir le pouvoir d’achat. Le marché de la contrefaçon répond effectivement aux besoins des consommateurs qui, en situation de crise économique, recherchent ces articles de qualité parfois comparable, et à prix concurrentiels. Si le phénomène est encouragé par une victime que le dispositif cherche à protéger, il n’est pas étonnant qu’il soit difficilement contrôlable, et que la LAC engendre une certaine impunité. Ceci dit, au vu des relations entretenues entre les acteurs de première ligne et les magistrats, il semblerait qu’une autre logique y participe. D’après nos observations, le parquet ne saisirait que lorsqu’il est sûr que cela ne lui coûtera rien et lorsqu’il est sûr d’y gagner. Cette logique économique des magistrats, proche de celle du pouvoir d’achat des consommateurs, semble créer une incompréhension et une certaine frustration du côté des acteurs de première ligne poursuivant leur logique de protection des marques et des consommateurs.

La rencontre de ces logiques contradictoires rend compte de l’ambiguïté de la réaction sociale à l’égard de la criminalité économique (Lascoumes et Nagels, 2014). En effet, au même titre que le téléchargement illégal dont la majorité use sans en avoir conscience, la contrefaçon est un crime invisible, difficile à détecter et à définir comme tel. Le statut des victimes à protéger, à savoir les marques et les consommateurs, y est même particulièrement trouble. Comme cela s’observe chez les victimes de la criminalité en col blanc, les marques et les consommateurs ne se reconnaissent pas souvent en tant que telles, et n’ont pas toujours conscience du tort subi (Lascoumes et Nagels, 2014). Au contraire, les consommateurs peuvent être très satisfaits de leur acquisition, et les marques reconnaissantes de la publicité gratuite ainsi générée. Mackenzie (2010) exclurait même les marques des victimes, les tenant pour responsables du phénomène par le marketing agressif qu’elles exercent, invitant de ce fait les contrefacteurs à copier leurs produits.

Ainsi, les extrémités du continuum public-privé de la LAC, de même que l’opinion publique, s’illustrent par leur nonchalance à l’égard du phénomène. Un membre du BIP le résume efficacement : « Tout le monde s’en fout. » Ceci explique pourquoi l’OMD place la sensibilisation des consommateurs, point de départ de la prise de conscience, dans ses huit défis de la LAC, en première position (OMD, 2012). Si ces logiques parfois contradictoires ou concurrentes peuvent coexister dans le dispositif de la LAC, c’est parce que différentes juridictions opèrent à différentes échelles. Il s’agit dans ce qui suit d’étudier pourquoi et comment ces logiques s’y maintiennent dans des champs séparés.

III. Questions du cadre : chacun chez soi et les moutons seront bien gardés ?

1. Échelle temporelle

Du côté des services publics de première ligne, la temporalité varie beaucoup d’une institution à l’autre. La police et le SPF Économie réalisent des saisies ponctuelles au détour de leur activité, et lancent leurs appels d’expertise selon leurs priorités. En revanche, la LAC est une activité plus importante du ressort des douanes, réalisant leurs contrôles réguliers et leurs saisies en des points stratégiques, comme les vols en provenance de Chine ou de Taiwan dans les principaux aéroports du pays. En principe, la procédure douanière (concernant l’entrée dans la Communauté européenne de marchandises de provenance extracommunautaire) est la suivante (Règlement [UE] n° 608/2013 du 12 juin 2013) : dès la saisie de la marchandise, le bureau de douane émet une notification à destination de la marque potentiellement victime ; un délai de dix jours ouvrables se met ensuite à courir, dans lequel la marque peut réaliser son expertise. Si la marchandise est authentifiée, elle est remise en circulation, si par contre elle est identifiée comme contrefaite, elle sera détruite. Lorsque le délai expire, en absence d’expertise, soit la marque demande une prolongation de dix jours ouvrables pour la réaliser, soit la marchandise est restituée. Il en ressort que cette procédure est finalement peu contraignante pour l’axe privé du continuum, les marques et leurs représentants pouvant renouveler indéfiniment le délai jusqu’à délivrer leur expertise, si telle est leur volonté. En aval dans la procédure, les magistrats sont eux aussi soumis à un choix des priorités, allongeant à leur tour la temporalité sans limite posée. Quant au BIP, en position centrale et dont l’activité est essentiellement la LAC, il doit transmettre aux marques dans les plus brefs délais les éléments nécessaires à l’expertise, puis les résultats d’expertise aux services publics de première ligne, cherchant à faire avancer la procédure avec un maximum d’efficacité.

En fait, le BIP est éminemment réactif, tout comme toutes les mesures adoptées par les acteurs du continuum de la LAC. En effet, de la saisie aux poursuites, en passant par l’expertise, chaque mesure concerne des produits contrefaits déjà produits et en circulation. Cependant, la visée du dispositif de la LAC est préventive. Selon l’OMD (2012), l’action des douanes nationales vise à encourager le commerce licite et à dissuader les contrefacteurs par l’efficacité de sa lutte. Cette volonté d’une temporalité préventive est liée à l’ancrage dans une société du précrime (Zedner, 2007), où l’influence croissante du secteur privé pousse le raisonnement vers l’évaluation de risques. En fait, seules les marques ont le pouvoir de prendre des mesures préventives, mais situationnelles, en implémentant des numéros de série uniques ou des particularités aux modèles par exemple, n’ayant pour résultat qu’une charge d’efforts supplémentaires pour les contrefacteurs (Mackenzie, 2010). Ici, des mesures essentiellement réactives mises en place dans une optique préventive soulignent une certaine incohérence du dispositif.

Ce faisant, nos observations révèlent quelques conflits structurels. En effet, le BIP est en porte-à-faux entre les services publics et ses clients privés, assurant une récolte et une transmission rapide pour satisfaire les premiers, et évitant de presser les seconds pour ne pas perdre leurs clients. En pratique, chaque bureau de douane adapte la temporalité de la procédure, faisant varier le délai d’émission de la notification, moins pour leur convenance que pour permettre aux marques de délivrer leurs expertises dans les temps. Peu aidé par ces échelles temporelles incompatibles, le dispositif n’échappe pas à la lenteur bureaucratique propre à la justice, provoquant une certaine frustration chez les acteurs de terrain qui s’efforcent de mettre en mouvement la procédure avec des mesures rapides.

2. Échelle spatiale

À l’échelle spatiale, les disparités dans les mesures de la LAC sont également visibles en fonction de l’institution considérée. Les commissariats de quartier fonctionnent au niveau local, certains y sont plus impliqués que d’autres, la présence de zones commerciales aidant. Le SPF Économie fonctionne à l’échelle urbaine, les grandes villes belges étant dotées d’un pôle dédié à la LAC. Pour les douanes, l’échelle s’organise différemment, l’activité se concentre en des points stratégiques où leurs compétences s’expriment, à savoir les aéroports, les ports et autres principaux points de transit de marchandises. En somme, la douane semble être la seule institution à travailler à l’échelle nationale, ayant autorité sur les marchandises de provenance extracommunautaire arrivant sur le sol belge. Il est même fréquent qu’un bureau de douane saisisse une marchandise remise en circulation par un autre bureau en l’absence d’expertise, usant de cette aptitude pour inviter les marques à plus de considération. À l’extrémité du pôle public, les magistrats travaillent à l’échelle de leur parquet, et compte tenu de l’engorgement des tribunaux, se doivent de définir leurs priorités, la LAC n’y apparaissant pas souvent. Côté privé, le BIP déploie ses mesures à l’échelle nationale, englobant celles des services publics qu’il côtoie dans ses activités. En revanche, les marques et leurs représentants ont la possibilité d’agir à l’échelle transnationale, possédant souvent des sièges dans différentes nations, et sont en mesure de développer des stratégies renforçant la protection de leurs droits de propriété intellectuelle (DPI) ou d’adapter leur distribution.

Qu’ils travaillent à l’échelle locale ou nationale, les mesures prises par les acteurs publics de première ligne sont dirigées vers la protection et le droit des victimes de la contrefaçon, autrement dit les marques et les consommateurs. L’axe privé du continuum partage également la même échelle spatiale métaphorique, ses mesures sont au profit des marques, non pas en tant que victimes, mais en tant que clients. Ainsi, la décision de ne pas poursuivre d’un représentant peut être pertinente au regard des intérêts économiques de la marque, mais pas dans l’optique de faire valoir ses DPI. Une autre incohérence apparaît lorsque l’on considère que la contrefaçon est un phénomène transnational. Les mesures que peuvent prendre les institutions dans la LAC ne dépassent pas l’échelle nationale, malgré une législation européenne en matière de procédure douanière. Effectivement, la LAC souffre encore d’un manque d’entraide internationale à une époque où les frontières n’ont plus beaucoup de sens pour les biens, les personnes et les capitaux. Par leur assise internationale, les marques pourraient participer plus efficacement à la LAC, mais en tant que victimes ambigües, et pour des raisons de sécurité juridique, elles ne peuvent participer directement à l’enquête et n’ont accès qu’au minimum d’informations nécessaires à l’expertise.

3. Juridictions

Les juridictions intervenant dans la LAC sont présentées à la Figure 1. Outre les services publics de première ligne dont la compétence de chacun dépend du circuit qui a mené aux marchandises suspectes, les nombreux intermédiaires privés sont autant de juridictions avec leurs logiques de gouvernance. Les représentants des marques, selon que la LAC est une activité principale ou secondaire, auront tendance au partenariat avec les services publics, visant à faire avancer les procédures et à communiquer auprès des consommateurs, ou à privilégier les intérêts commerciaux de leurs clients. À cette fonction caractérisée par une certaine compétition s’ajoute celle assumée par le BIP, dite de témoin technique, du fait de cette impartialité qui le différencie du représentant. De là, le représentant d’une ou plusieurs marques sollicite les services du bureau d’investigations privées ou, le plus souvent, le BIP les démarche. Ainsi, le BIP agit davantage au service des acteurs publics, mais ce, aux frais du privé.

Ces juridictions s’insèrent dans une structure réticulaire, caractéristique de la participation croissante du secteur privé dans la sécurité publique, rompant ainsi avec la structure hiérarchique bureaucratique propre aux institutions publiques. Selon Shearing (2005), les évolutions des mentalités, des institutions et des technologies ont engendré l’émergence de nouveaux besoins de sécurité, et par conséquent, de nouveaux fournisseurs, constituant des « noeuds » qui viennent s’insérer et se combiner pour former de nouvelles pratiques en termes de sécurité. Le BIP s’impose comme un interlocuteur privilégié auprès des services publics, représentant une sorte de pincement du réseau entre les services publics et les nombreux représentants. Il est d’ailleurs placé en position centrale dans la Figure 1, et représenté par le symbole non anodin du filtre[4]. Que ce soit en partageant ses locaux avec un bureau de douane, ou en organisant des rendez-vous hebdomadaires, le BIP multiplie les contacts avec les douaniers des principaux ports et aéroports de Belgique, sur un mode tout à fait informel. Les contacts avec les commissariats de police de quartier, bien que moins fréquents du fait de l’aspect secondaire de la LAC dans leurs activités, sont parfois tout aussi cordiaux. Dupont (2006) observe que la plupart des réseaux public-privé s’appuient sur des contacts individualisés entre un nombre limité de personnes, assurant la force et la pérennité de ces relations. Le BIP n’échappe pas à ce constat, un seul membre de l’entreprise entretenant l’ensemble de ces contacts.

À cet égard, il est possible d’affirmer que les relations entre services publics et intermédiaires privés dans la LAC s’inscrivent dans la thèse du parallélisme définie par Brodeur (2003) : celle-ci décrit la prise en charge par des entreprises privées de missions de police que les services publics sont en droit de faire, mais desquelles ils se sont désinvestis. Réunissant et communiquant aux intéressés les éléments nécessaires à l’expertise, tâche que les services publics pourraient assumer, la relation qu’entretient le BIP avec les acteurs publics correspond tout à fait à cette définition. Ainsi, l’intermédiation par le BIP, bien qu’arrangeante pour tous les acteurs de la LAC, est loin d’être indispensable. De ce fait, le bureau d’investigations privées est le seul acteur ayant tout intérêt à poursuivre la LAC dans sa forme actuelle, sa légitimité n’étant pas acquise.

Ainsi en position de marginal sécant (Crozier et Friedberg, 1977), le BIP possède les clés de la gouvernance de la LAC. D’après nos observations, sauvegarder son activité implique de poursuivre, sinon l’efficacité de la LAC, la satisfaction des acteurs de part et d’autre du continuum. Le BIP se doit donc d’insuffler une bonne volonté auprès des marques et de leurs représentants, et d’assurer une qualité de service irréprochable aux services publics. Cependant, si l’exercice paraît naturel au contact des services publics de première ligne, pour preuve les douanes de l’aéroport voisin qui ont mis à disposition un local pour le BIP après son déménagement afin de réaliser les photographies nécessaires aux expertises, il l’est beaucoup moins auprès des extrémités du continuum. Malgré la position stratégique du BIP, ce sont les magistrats et les marques qui possèdent le monopole de l’action judiciaire, ayant le pouvoir d’enclencher et de mener à bien les poursuites. En effet, les marques étant seules qualifiées pour l’expertise officielle, ce sont elles qui se chargent généralement du dépôt de plainte, et les magistrats de la saisine.

Chaque juridiction s’insère dans le dispositif de la LAC selon son propre cadre spatiotemporel. Des échelles similaires semblent permettre aux acteurs de terrain d’entretenir des relations de confiance, et les disparités entretenues avec les extrémités du continuum avoir l’effet inverse à l’encontre de ces dernières. Suivant les logiques qui sous-tendent la LAC et le cadre dans lequel elles s’insèrent, il s’agit maintenant d’analyser les techniques déployées au sein du dispositif.

IV. Questions de techniques : étanchéité contrôlée

1. L’isolation du public

La principale technique à la disposition des services publics de première ligne est la saisie. Cette technique est en phase avec la logique de protection des consommateurs et des marques, les marchandises suspectes étant mises hors circuit en attente d’expertise. Au vu de l’ouverture des marchés et du développement du commerce en ligne, les quantités de marchandises saisies ne cessent d’augmenter (OMD, 2013). De surcroît, compte tenu de la réduction des moyens alloués aux services publics, il n’est pas étonnant que la technique de la délégation vienne compléter harmonieusement celle de la saisie. Ainsi, la délégation au BIP permet aux services publics d’ignorer les exigences des marques et l’annuaire de leurs représentants, la technique relative au rassemblement des éléments nécessaires à l’expertise et à leur transmission, ainsi que les investigations proactives permettant la constitution de dossiers d’accusation. De cette manière, le BIP transmet les résultats d’expertise aux services publics de première ligne, permettant de faire avancer la procédure et de pouvoir potentiellement aboutir aux poursuites, une fois le dossier transmis aux magistrats. C’est dans l’association de ces techniques que s’articulent les logiques de protection des consommateurs et des marques, et de désinvestissement du public avec celle d’expansion du privé.

Qu’on observe cela lorsqu’ils partagent une tasse de café ou lorsqu’ils se racontent leurs week-ends respectifs, on ne peut s’y tromper : les services publics de première ligne et le BIP sont à bord du même bateau. Tous deux ont des remontrances à exprimer envers cet autre intermédiaire privé, à savoir les représentants des marques. Du côté des services publics de première ligne, ce clivage des représentations au sein des intermédiaires privés est sans nul doute lié à la distance qui les sépare des représentants. En effet, le BIP vient se placer de telle manière qu’il masque la multiplicité de cet acteur privé et assume la plupart des missions de police déléguées par les services publics au secteur privé dans la LAC. Ainsi, en partant de son centre, l’axe public du continuum possède une articulation propre, avec ses techniques apparemment comprises et partagées, et isolée de l’axe privé. Cela rejoint les observations de Santos (1987) selon qui le pluralisme des juridictions a tendance à isoler les pouvoirs en jeu les uns des autres.

2. Le risque acceptable

Comme évoqué précédemment, les marques ont l’apanage des mesures préventives. Les techniques de sophistication de leurs produits ont pour but de compliquer la tâche aux contrefacteurs, les obligeant à adapter leurs techniques et leurs moyens pour aboutir au même résultat. Citant Hobbes (1968) pour qui les mesures ponctuelles ne créent pas de sécurité, Valverde (2011) soutient que les projets poursuivant la sécurité sont des spirales infinies. Les techniques préventives des marques ne préviennent en fait pas le phénomène, mais à l’image de cette spirale infinie, invitent les contrefacteurs à s’adapter, appelant à une nouvelle sophistication de la part des marques. Rattachées à la logique marchande des marques, ces techniques permettent de limiter les pertes pour un temps, mais pas de combattre le phénomène criminel. Cependant, certains représentants, telles les associations de marques, utilisent des techniques de sensibilisation des consommateurs et de formation des acteurs publics à la reconnaissance de la contrefaçon, leur activité consacrée à la LAC les mettant plus en phase avec les logiques des acteurs de terrain.

À vrai dire, une autre technique dont disposent les marques et leurs représentants consiste à évaluer les opportunités de poursuite. En choisissant de poursuivre ou pas, de prolonger ou non le délai, de fournir ou non l’expertise, ou même en choisissant de livrer un résultat arbitraire d’expertise, les marques et leurs représentants s’attachent à cette même logique économique de limiter les coûts. Au regard des saisies habituelles contenant de nombreuses marques souvent en petites quantités, les marques finiraient par ne plus suivre ce genre d’affaires, ayant plus d’intérêts dans la rentabilisation de leurs capitaux que dans la LAC, les pertes dues à la contrefaçon constituant pour beaucoup un risque acceptable (Mackenzie, 2010). Pour illustration, de nombreux clients du BIP refusent d’effectuer l’expertise en dessous d’un certain seuil d’unités de marchandises saisies. Cette technique témoigne de l’existence d’un seuil qui sépare ce qui est acceptable en termes de pertes de ce qui ne l’est pas.

Au contact des acteurs publics, les logiques différentes se confrontent, les techniques usitées par les marques et leurs représentants semblant manifestement servir leurs intérêts commerciaux aux yeux des services publics de première ligne. Le BIP n’y aide pas en occultant la multitude des représentants, chaque type de représentants pouvant adopter des techniques différentes. En effet, certains représentants zélés exerceront une pression sur les services publics, quitte à les discréditer[5], tandis que d’autres (majoritaires) tarderont à transmettre l’expertise et refuseront systématiquement d’engager des poursuites, obligeant certains acteurs publics à se montrer menaçants[6] pour obtenir leur attention. L’axe privé du continuum semble lui aussi posséder une articulation propre, principalement autour de la logique marchande. Les axes publics et privés du continuum s’étendent ainsi de part et d’autre de son centre, les différentes logiques servies par chacun d’eux aidant à les isoler l’un de l’autre, et le BIP s’efforçant de maintenir sa position.

3. La complexité cultivée

Conscient de la précarité de son ancrage dans le réseau, le BIP tend à se rendre indispensable aux yeux de ses interlocuteurs des services publics afin de maintenir le contrat tacite qui les lie. Il s’adapte notamment aux différentes habitudes des bureaux de douane qui disposent pourtant d’une législation homogène au niveau européen, mais l’appliquent chacun à leur manière. Il accepte d’assumer régulièrement des tâches revenant au service public émetteur de l’appel d’expertise (par exemple, l’édification de l’inventaire de saisie). Le BIP se doit aussi d’insuffler une bonne volonté auprès des marques et de leurs représentants, puisqu’elles n’ont aucune obligation d’enquêter ni même de porter plainte. Cette technique de concessions utilisée par le BIP lui permet d’assumer non seulement la logique de protection des consommateurs et des marques en contribuant à mener à bien les procédures, mais également la logique commerciale propre au secteur privé, devant assurer la rentabilité de son activité.

L’autre technique dont use le bureau d’investigations privées est de cultiver le flou autour de sa fonction, même inconsciemment. Comme évoqué précédemment, sa position centrale pourrait presque être qualifiée d’écran occultant la complexité du réseau de part et d’autre, la tirant à son profit pour dispatcher les informations de la manière la plus simple et la plus efficace pour les deux parties. En effet, de nombreux acteurs publics n’ont aucune idée, ou une fausse idée, de la fonction occupée par le bureau d’investigations privées, en particulier les policiers qui s’occupent d’affaires de contrefaçon que de manière sporadique. Ainsi, se présentant régulièrement sous l’appellation pratique de « BIP, expertise contrefaçon », l’intermédiaire privé se place implicitement en position de chaînon obligé, cette idée s’imposant progressivement par le bouche-à-oreille dans le secteur public. De nouveau, cette mythification reste tributaire de la qualité du service presté et des connaissances spécifiques en LAC mobilisées dans ces affaires.

N’ayant aucune obligation légale de passer directement par le BIP, les acteurs publics ont tendance à confondre les représentants de marques, engendrant des frais inutiles et du temps perdu. Par exemple, après une saisie par la police de produits de la marque Dior, un bureau d’avocats représentant la marque, prévenu par l’acteur public, s’en est référé au BIP pour collecter les informations nécessaires à l’expertise. La marchandise s’est avérée exclusivement composée de vêtements alors que le bureau d’avocats prévenu ne représentait Dior que pour les parfums. Ce qui apparaît ici comme un obstacle à une collaboration efficace en matière de LAC est en fait le terreau sur lequel le BIP cultive le flou de sa fonction, invitant acteurs publics comme privés à passer directement par son intermédiaire.

Des difficultés se font néanmoins sentir dans la capacité de fournir un suivi de la procédure aux acteurs publics qui en font la demande auprès du BIP. En effet, ce dernier reçoit régulièrement des coups de téléphone concernant l’avancée de l’expertise, les intentions de poursuite ou de prolongation. En tant qu’intermédiaire, le BIP ne peut accéder directement à ces demandes, il ne peut que les transmettre aux intéressés, à savoir les marques ou leurs représentants, espérant que ces derniers fournissent une réponse. C’est en quelque sorte le contrecoup de la complexité cultivée. Les acteurs publics ne comprennent pas pourquoi le BIP est incapable de les renseigner sur des faits de la compétence des marques ou d’autres intermédiaires. De son côté, le BIP affirme que des explications seraient vaines vu la complexité des interrelations, préférant ainsi omettre son incompétence vis-à-vis de certaines demandes, révéler sa faiblesse ne pouvant, selon lui, que nuire à ses affaires. À la suite d’une question technique posée à un membre du BIP sur la téléphonie mobile par un policier ayant saisi des produits Samsung, quand bien même il ne s’est pas attardé à expliquer sa véritable fonction, cela lui a été difficile de dissimuler son indignation.

En somme, le BIP tient les rênes d’un dispositif branlant, le continuum de la LAC accusant des logiques contradictoires et une imperméabilité entre les secteurs public et privé, son « centre gouvernemental » (Rose et Miller, 1992, p. 18) étant tiraillé par les premières et assurant la dernière.

Conclusion

Sur la base de l’analyse de l’activité professionnelle du BIP à l’aide de la triple classification des questions de sécurité de Valverde (2011), cet article tente de dégager de manière exhaustive l’articulation des pratiques de gouvernance dans la LAC en Belgique, tout en cherchant des explications à l’impunité relative à l’égard de cette forme de criminalité en col blanc. Il en ressort que, comme dans tout PPP, le dispositif sécuritaire de la LAC est aux prises avec les logiques contradictoires de la lutte contre le crime et de la rentabilisation économique. Mais la particularité ici est qu’en tant que marginal sécant dans cette structure réticulaire, le BIP assume ces deux logiques en même temps, incarnant en son centre toute la fragilité de la construction. S’efforçant de maintenir les autres acteurs de la LAC dans leurs cadres spécifiques en cultivant le flou autour de sa fonction pour mieux la légitimer, le BIP est l’illustration de la cohabitation de logiques contradictoires dans un même champ. Ainsi, les différentes logiques en jeu semblent pouvoir s’exprimer pour un même acteur, moyennant parfois des commutations contextuelles. Le BIP n’est d’ailleurs pas le seul à assumer des logiques multiples, les magistrats étant censés faire appliquer la loi mais ne poursuivant les cas de contrefaçon que lorsque cela s’annonce profitable, ou les victimes étant supposées porter plainte mais ne le faisant qu’après évaluation des pertes potentielles. En somme, l’analyse du dispositif de la LAC souligne qu’un PPP combattant une forme de criminalité en col blanc tend à amenuiser l’incompatibilité des logiques, permettant leur perméation à travers des cadres pourtant assidûment tenus isolés.

Cependant, le résultat principal émanant de cette étude se rapporte à la structure épousée par le dispositif de la LAC. En effet, malgré la diligence dont peuvent faire preuve les acteurs de terrain, le dernier mot en revient aux extrémités du continuum public-privé : les magistrats et les marques. Au-delà du pouvoir de mettre en mouvement et de mener à terme l’action publique, ces acteurs partagent les mêmes logiques et les mêmes techniques. Tous deux refuseront d’intervenir en dessous d’un certain seuil de marchandises saisies, le phénomène criminel ne présentant pas une priorité pour les uns, et constituant un risque acceptable pour les autres. La qualité de « crime en col blanc » de la contrefaçon, type de crime souvent invisible et dont le tort n’est pas évident pour tous (Lascoumes et Nagels, 2014), participe à ces tendances consacrant l’impunité relative du phénomène. Tels les plateaux d’une balance, les extrémités du continuum appuient leur accord et, malgré la fragilité du centre de la structure, assurent la stabilité du dispositif de la LAC par la ligne directrice qu’ils imposent de part et d’autre du PPP. Ainsi, bien que contradictoire dans les logiques mises en oeuvre et dans les rôles tenus par les acteurs, le dispositif de la LAC jouit d’une stabilité que ne pouvait supposer Valverde (2011). De même, le débat sur la teneur collaborative ou compétitive des relations entre acteurs publics et privés (Sotlar, 2009) dans la LAC n’a pas lieu d’être, ces échanges se concentrant autour de la position centrale du BIP, affairé à en assurer la qualité pour sa survie, tandis que les décisions se prennent aux extrémités. L’analyse du dispositif de la LAC démontre ainsi que les ambiguïtés du crime en col blanc peuvent offrir des conditions favorables au développement d’un PPP stable et consensuel, mais que l’impunité y demeure une caractéristique fondamentale.