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Introduction

De l’actualité politique et judiciaire jusqu’aux oeuvres littéraires et cinématographiques qui s’en inspirent, la récurrence des références au blanchiment d’argent est telle que l’existence, la définition et la gestion de ce « problème public » vont aujourd’hui de soi. « De nombreux actes criminels visent à générer des bénéfices pour l’individu ou le groupe qui les commet. Le blanchiment de capitaux consiste à retraiter ces produits d’origine criminelle pour en masquer l’origine illégale. Ce processus revêt une importance essentielle puisqu’il permet au criminel de profiter de ces bénéfices tout en protégeant leur source » (Groupe d’action financière [GAFI], 2015, p. 1). L’action publique menée contre les pratiques sociales consistant à recycler de l’argent « sale » est pourtant récente puisque la criminalisation du blanchiment a été actée pour la première fois aux États-Unis en 1986 avec la loi sur le contrôle du blanchiment d’argent (Money Laundering Control Act). Elle s’inscrit à la suite d’autres initiatives nationales et internationales de régulation des flux financiers qui sont restées lettre morte, principalement en raison de l’opposition des tenants du secret bancaire. Ces tentatives avortées incitent à sortir des catégories d’évidence et du cela-va-de-soi en matière de surveillance et de contrôle des capitaux issus d’activités illicites.

L’objectif du présent article est de revenir sur les conditions d’émergence de ce problème public dont la prise en charge a contribué à déstabiliser de façon inédite le principe du secret bancaire. Loin de l’illusoire quête d’une origine de la lutte contre l’argent sale, notre démarche généalogique vise, pour reprendre les mots de Michel Foucault, à suivre la « filière complexe de la provenance » de l’antiblanchiment afin de saisir la manière singulière dont « l’odeur de l’argent » a été promue et reconnue comme objet de préoccupation et de politique publique (Foucault, 2001, p. 1009). En partant d’un sujet toujours marginal dans la production universitaire – la délinquance financière (Lascoumes et Nagels, 2014) –, cet article vise à apporter une contribution originale à la riche tradition de recherche sur les « problèmes publics » (Best, 2003 ; Cefaï, 1996 ; Gusfield, 2009 ; Neveu, 2015 ; Spector et Kitsuse, 1977). Il s’agit plus précisément de cerner empiriquement et de baliser conceptuellement ce que je propose de désigner sous l’expression de « processus de reconstruction par association des problèmes publics ».

En tant qu’objet d’étude, le blanchiment d’argent permet de mettre en lumière ce type de processus. En effet, la manière dont le blanchiment d’argent sale est devenu un problème public ne se laisse pas facilement appréhender dans les catégories d’analyse habituelles des travaux sur ces questions. Sans être incompatibles avec les processus d’extension ou d’expansion des problèmes publics bien décrits dans la littérature scientifique existante (Becker, 1963 ; Nelson, 1984), les dynamiques de reconstruction par association méritent d’en être distinguées. L’idée de construction par extension ou expansion illustre l’« intégration de nouveaux enjeux dans une famille de “problèmes” déjà pris en charge, [ce qui] présente souvent l’avantage, s’agissant spécialement d’administrations jeunes ou de compétences nouvelles, de consolider l’institution, de justifier son renforcement » (Neveu, 2015, p. 79). Analysée par Howard Becker, l’intégration en 1937 de la marijuana au sein des « problèmes » déjà traités par le Federal Bureau of Narcotics est un exemple de ce type de processus. La mise en problème de cette substance psychotrope ayant abouti à sa criminalisation est venue étendre le périmètre et les moyens d’action de l’agence antidrogue américaine. Dans ce cadre, la construction du problème public est passée par l’extension d’une catégorie générique, celle des drogues à combattre, à un produit qui n’en faisait pas partie jusqu’alors. L’idée de reconstruction par association, qui va être développée dans les pages qui suivent, est sensiblement différente. Elle vise à rendre intelligibles les opérations par lesquelles un fait social ou même un problème public constitué est reconverti en nouvel objet de débat et d’action publique, et ce, en référence constante à un ou plusieurs « problèmes primaires ». Cette reconstruction par association d’un « problème » n’est pas réductible à l’inclusion réussie d’un fait social au sein d’une catégorie d’action publique présentée comme homogène, comme celle des drogues illicites. Il s’agit d’un processus consistant à appréhender un enjeu particulier en le ramenant et en l’arrimant systématiquement à un autre enjeu jugé différent mais connexe et qui est érigé en « problème primaire », c’est-à-dire en problème public de référence.

Le blanchiment d’argent correspond à un ensemble d’actes chronologiquement second, débutant par définition après la commission d’une première infraction pénale dont le produit financier, « sale », doit être « blanchi ». En cela, l’accent mis sur l’odeur de l’argent fait nécessairement référence à d’autres problèmes publics. De prime abord, la volonté de masquer l’origine illégale de l’argent semble pouvoir être rattachée à une vaste gamme d’atteintes aux biens et aux personnes, de trafics en tout genre et de crimes en col blanc. Cependant, le délit de blanchiment, et à travers lui l’intervention publique contre l’argent sale, a été construit et légitimé aux États-Unis en étant associé à un seul et unique « problème », le trafic de drogues. Bien que cette relation d’équivalence entre argent sale et argent de la drogue ait progressivement laissé place à un processus d’expansion du « problème » de blanchiment, elle n’a cessé d’orienter les manières de penser et d’agir des professionnels du policing financier (Amicelle, 2015). Au regard de l’influence durable de cette association « constructive », il convient de s’attarder sur les configurations d’acteurs et d’institutions ainsi que sur le contexte sociopolitique plus général ayant conduit à « identifier », « cadrer », « justifier » et « populariser » de la sorte ce problème public (Neveu, 2015, p. 18).

Pour ce faire, nous présenterons dans un premier temps la redéfinition des enjeux du crime organisé ayant mené au déclenchement et au prolongement de la « guerre contre la drogue » aux États-Unis à partir des années 1970. Nous insisterons ensuite sur les tensions et les oppositions suscitées à la même époque par les efforts de constitution de l’argent illicite en problème public. Enfin, nous éclairerons les opérations de reconstruction de ce problème de l’argent illicite, et sa reconnaissance, au sein du milieu bancaire et financier, via l’association-réduction du blanchiment aux « démons populaires » de l’Amérique des années 1980 que sont les trafiquants de drogues. Cet article repose sur une analyse documentaire mobilisant aussi bien des travaux universitaires que des sources officielles du Congrès, des commissions d’enquêtes présidentielles sur le crime organisé, de l’association des banquiers américains et d’agences fédérales telles que la Drug Enforcement Agency.

Du crime organisé à la guerre contre la drogue : les démons populaires de l’Amérique

Bien qu’amorcée dès la première moitié du xxe siècle par des conférences nationales et des accords internationaux, l’attention américaine sur le trafic de drogues est sensiblement accentuée à la fin des années 1960[2]. Ayant recours à la métaphore guerrière dès son intronisation en 1969, le président Richard Nixon déclare que cette activité illégale est devenue « l’ennemi public numéro un à l’intérieur des États-Unis et nous devons engager une offensive totale, mondiale, nationale, gouvernementale, et, si je puis dire, médiatique » (Epstein, 1977, p. 174). À cette époque, la préoccupation à l’égard de ce trafic occupe déjà une place de choix au programme de la politique intérieure et extérieure de ce pays. Cela s’illustre notamment dans l’engagement diplomatique de ses représentants politiques en faveur de la Convention unique des Nations Unies sur les stupéfiants de 1961. Cet engagement est ensuite maintenu avec la Convention de 1971 sur les substances psychotropes et avec l’adoption en 1972 d’un protocole portant amendement de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961. Un tel soutien aux initiatives multilatérales est d’ailleurs notable dès la première conférence sur l’opium à Shanghai en 1909, aboutissant à la convention internationale signée à La Haye en 1912. Au regard de la constance de l’implication américaine dans ce domaine, Friman (1996) fit remarquer, non sans ironie, que le xxe siècle s’était terminé tel qu’il avait commencé, avec les États-Unis en lutte contre le trafic de drogues. Néanmoins, Andreas et Nadelmann (2006) soutiennent que « l’ère moderne » de cette lutte date bien de la campagne antidrogue lancée au cours des années 1960-1970. Et, aussi catégorique soit-elle, la déclaration du président Nixon consacre sans coup férir une représentation alors courante du crime organisé plus qu’elle ne tranche avec les propos tenus par les équipes dirigeantes précédentes.

Forgé et popularisé au fil de commissions d’enquête médiatiques, le sens commun américain sur le « crime organisé », en formation depuis les années 1920, a fini par ne plus réfracter qu’une image entrepreneuriale des organisations de type mafieux[3]. Certes, l’expression de « crime organisé » a pu renvoyer, jusqu’aux années 1940, à un ensemble d’activités – aussi systémiques qu’illégales – enchâssé dans les univers sociaux, économiques et politiques américains[4]. Cependant, dans le contexte de la guerre froide, des recompositions sont à l’oeuvre dans le cadrage de ce problème public. Le processus de redéfinition du crime organisé en vient à oblitérer la complexité des intrications du légal et de l’illégal en laissant hors cadre les pratiques répréhensibles d’acteurs « légitimes » tels que les représentants de la loi et les élites économiques. Une part non négligeable de la criminalité en col blanc pouvait pourtant apparaître tout aussi organisée que dans les récits relatifs aux grands trafics illégaux (Sutherland, 1949). Malgré tout, le sens commun, enferré dans une individualisation de la criminalité d’affaires, cantonna les entreprises et industriels « criminels » dans le statut d’auxiliaires corrompus de la mafia, intervenant simplement au service de ses activités. Désormais assimilé aux « gangsters » de carrière situés à la marge de la société, le crime organisé est conçu et présenté comme une conspiration étrangère contre cette société, plus qu’une partie intégrante de cette dernière (Woodiwiss, 2003). Délimitant un espace social spécifique, hiérarchisé et relativement uniforme, les nouveaux contours du problème tendent à tracer une frontière claire entre le fonctionnement du « milieu criminel » et celui propre aux « univers institutionnels de la société légale » (Briquet et Favarel-Garrigues, 2008, p. 12).

Il s’en dégage la conception d’un ordre social, politique et économique parasité par un ennemi qui lui est extérieur, sous les traits d’une machination mafieuse menaçant la société et l’État par des organisations criminelles structurées sur l’ensemble du territoire[5]. À peine un an avant de devenir ministre de la Justice (Attorney General), Robert Kennedy, dans son ouvrage intitulé The Enemy Within, affirme en 1960 que « si nous n’attaquons pas à l’échelle nationale les organisations criminelles avec des armes et des techniques aussi efficaces que les leurs, elles nous détruiront » (Woodiwiss, 2003). Sous la présidence de John Fitzgerald Kennedy, l’administration américaine commence d’ailleurs à appréhender la criminalité comme une des cibles principales de l’action publique fédérale en concentrant une partie importante de ses efforts sur le problème du crime organisé (Simon, 2008). Pour sa part, Lyndon B. Johnson, le successeur de JFK à la présidence des États-Unis, use ouvertement de la métaphore guerrière avant Nixon en parlant de « guerre contre le crime », même s’il réserve plus facilement cette rhétorique à la « guerre contre la pauvreté » qu’il a lui-même décrétée (Simon, 2008).

Selon Andreas et Nadelmann (2006), c’est au cours de la campagne présidentielle de 1964 que le crime, dans la continuité des représentations issues des commissions d’enquête Kefauver et McClellan, devient véritablement un enjeu national et son contrôle une responsabilité fédérale renforcée. Dans ce moment de compétition partisane et de débat public, Lyndon Johnson répond à la ligne électorale de son adversaire républicain, le sénateur Barry Goldwater, et finit par hisser la prévention et la répression du crime en bonne place des priorités du programme fédéral. Cette préoccupation croissante conduit à la création de la commission Johnson (President Commission on Law Enforcement and Administration of Justice) en juillet 1965. Un groupe de travail sur le « crime organisé » y est adjoint pour définir la nature des entreprises criminelles avec la contribution de scientifiques tels que l’économiste Thomas Schelling ainsi que le sociologue et criminologue Donald Cressey. Ce recours gouvernemental à la science pour soutenir la réalité et la gravité du problème participe alors directement au cadrage, à la justification et à la médiatisation de l’action menée contre le « crime organisé ». Les membres de la commission et du groupe de travail rendent un rapport en 1967 aux conclusions toujours controversées (Hawkins, 1969 ; Morselli et Kazemian, 2004 ; Naylor, 1997 ; Reuter, 1983), confirmant à la fois le sens donné à cette expression et le sentiment d’urgence qui l’entoure. Relayées dans un message du président Johnson adressé au Congrès en février 1968, ces conclusions indiquent que

le crime organisé est une société qui cherche à opérer en dehors du contrôle des Américains et de leurs gouvernements. Il implique des milliers de criminels, travaillant au sein de structures aussi complexes que celles de toute grande corporation, soumis à une loi plus stricte que celles des gouvernements légitimes. Ses actions ne sont pas impulsives mais plutôt le résultat de conspirations intriquées, menées sur plusieurs années et visant à mettre la main sur des pans entiers d’activités afin d’amasser d’énormes profits

Johnson, 1968

En l’absence de démonstration empirique, Hawkins (1969) compare ce type d’affirmation à un mythe dont une des forces est de faire écho aux croyances populaires entretenues, voire renforcées, dans les médias et les productions culturelles de l’époque. Cette représentation du crime organisé est d’autant plus dominante que de nombreux acteurs sociaux (élus politiques, industriels, avocats d’élites dirigeantes, représentants des forces de l’ordre, etc.) peuvent s’en saisir pour justifier à moindres frais leurs échecs, se dédouaner d’éventuelles accusations ou encore augmenter leurs ressources (Woodiwiss, 2003).

Dans ce contexte, les décisions de l’administration suivante, celle de Nixon, entrent en résonance avec les orientations mises en oeuvre avant elle en prônant un renforcement de l’implication fédérale sur les questions criminelles en général, et sur le trafic de drogues en particulier. Désormais considérés comme les représentants par excellence du crime organisé, les narcotrafiquants constituent la cible prioritaire de la « guerre » déclarée par le nouveau président. Pour la mener à bien, celui-ci s’appuie dans un premier temps sur les effectifs du Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs (BNDD) puis de la Drug Enforcement Agency (DEA) à partir de 1973.

Créé en 1968 sur proposition du président Johnson et placé sous l’autorité du ministère de la Justice, le BNDD est issu de la fusion entre le Bureau of Drug Abuse Control (rattaché deux ans plus tôt au ministère de la Santé et de l’Éducation) et le Federal Bureau of Narcotics (rattaché au département du Trésor depuis 1930). Avant cette réorganisation de 1968, destinée à apaiser les rivalités institutionnelles, les représentants de ces deux agences fédérales ont figuré parmi les principaux entrepreneurs de normes antidrogues aux États-Unis, aussi bien pour créer ces normes que pour les mettre en oeuvre (Becker, 1963). Déjà évoqués en introduction, les efforts du Federal Bureau of Narcotics en particulier ont dépassé l’application et la défense rigoureuse de la loi – réprimant l’usage de l’opium – dont cette administration tirait sa raison d’être. Becker (1963) a montré comment, avec une palette d’alliés, les dirigeants de ce bureau ont fait campagne en faveur de l’adoption d’une nouvelle législation fédérale, prohibant cette fois-ci l’usage de la marijuana. Alors que la consommation de ce produit était pourtant en diminution et non en pleine expansion, cette pratique sociale est devenue en 1937 ce qu’elle n’était pas auparavant, c’est-à-dire un problème public faisant l’objet d’une action punitive pour le résoudre à l’échelle nationale. Par conviction morale et par opportunité institutionnelle en période d’austérité budgétaire, les représentants du Bureau ont activement participé au succès de cette « croisade pour la réforme des moeurs » entreprise pour étendre la logique prohibitionniste (Becker, 1963, p. 171). Ils ont accompagné les dirigeants des États fédérés dans cet engrenage normatif et sensibilisé l’opinion publique au moyen d’une campagne d’information relayée par les médias et amplifiée sur le plan émotionnel dans des oeuvres cinématographiques comme le film Reefer Madness de 1936. C’est de ce même bureau dont proviendront de nombreuses statistiques et autres objectivations mobilisées dans les développements et les conclusions des commissions d’enquête sur le crime organisé au cours des trois décennies suivantes.

Ayant attisé plus qu’atténué les luttes de compétence interagences, les cinq premières années d’existence du BNDD débouchent sur son incorporation au sein d’une nouvelle « super agence », la DEA. Créée en 1973, celle-ci va conserver cette double implication dans les processus de création et d’application des normes antidrogues. Amenés à travailler avec le FBI, ses représentants ont également pour mandat d’intégrer l’action des douaniers et des agents de deux autres entités mises sur pied en 1972, l’Office of Drug Abuse Law Enforcement et l’Office of National Narcotics Intelligence. Marquées par une augmentation de moyens sans précédent, ces réorganisations institutionnelles successives illustrent in fine le statut accordé au trafic, aux trafiquants et aux consommateurs de drogues au tournant des années 1970, celui de « démons populaires » de l’Amérique. Conceptualisée par Cohen (1972), l’expression de démon populaire est depuis utilisée pour « évoquer l’image d’un bouc émissaire qui s’oppose symboliquement à toute une société. […] un construit social qui symbolise le mal et engendre la peur dans la société » (Sheptycki, 2005, p. 26). Loin de ce statut particulier, et de manière beaucoup moins médiatisée, un autre ensemble de pratiques sociales – rattaché au monde bancaire – commence au même moment, en ce début des années 1970, à faire formellement l’objet d’une nouvelle forme d’intervention publique, aussi inédite que controversée.

La piste financière : entre révolte bancaire et nerf de la guerre

Adoptée au Congrès en 1970, la Bank SecrecyAct (BSA) autorise le département américain du Trésor à soumettre les banques et leur clientèle à une série d’obligations en matière de déclaration et de conservation d’informations financières. Les institutions bancaires doivent rapporter chaque transfert de fonds de plus de 10 000 dollars (Currency Transaction Report – CTR) et conserver pendant six ans les traces de toutes les transactions réalisées afin de répondre aux requêtes des agents fédéraux compétents. Elles doivent contrôler les opérations destinées à faire entrer ou sortir du pays des sommes supérieures à 5000 dollars (Currency or Monetary Instrument Report – CMIR), tout en notifiant l’implication de leurs clients dans des comptes à l’étranger (Foreign Bank Account Report – FBAR). Ces deux derniers cas de figure doivent par ailleurs faire l’objet d’un signalement auprès de l’administration fiscale (Internal Revenue Service – IRS) de la part des personnes concernées qui sont également sommées de conserver les données s’y rapportant. Contrairement à ce que pourrait laisser sous-entendre son intitulé, la Bank Secrecy Act vise moins à protéger le principe du secret bancaire qu’à y déroger (Cuellar, 2003).

Même si cette loi est votée en pleine campagne contre le crime organisé, elle n’y trouve pas sa justification première ou exclusive puisqu’elle est tout autant portée par la volonté de limiter la fraude fiscale internationale (Levi et Reuter, 2005). Il s’agit d’assurer « le maintien de types appropriés d’enregistrements et autres preuves ayant une grande utilité dans le cadre d’enquêtes ou de procédures criminelles, fiscales ou réglementaires » (Bank Secrecy Act, 1970). Promulguées la même année dans le cadre de l’Organized Crime Control Act, les dispositions financières de la loi RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organisations) visent quant à elles explicitement à renforcer l’habilitation des autorités répressives à saisir les actifs associés au crime organisé. Si le recours à cette compétence étendue demeure relativement limité dans un premier temps (Blakey, 1994 ; Hugues, 2000), c’est sans commune mesure avec le manque d’application de la Bank Secrecy Act dont l’existence provoque de très vives réactions d’hostilité au sein des milieux financiers. Il faudra attendre plus d’une décennie pour que cette législation soit mise en oeuvre, en raison de l’opposition des acteurs bancaires à l’égard de ce qu’ils dénoncent comme une ingérence inacceptable dans leurs activités professionnelles.

En effet, il faut bien mesurer la portée, au moins symbolique, de cette loi sur le secret bancaire. Avant 1970, les acteurs bancaires n’avaient pas, formellement, à se préoccuper de questionner leurs clients sur les dépôts d’espèces et les transactions effectués. Même s’ils étaient susceptibles d’être soumis à des investigations ex post, les conséquences restaient très limitées. Après 1970, les institutions financières refusant de se plier aux obligations de la Bank Secrecy Act peuvent être poursuivies puisque ce type de manquement est pénalisé. Touchant au principe du secret bancaire, cette nouvelle orientation législative suscite de fortes réticences, d’autant plus que la fraude fiscale est loin de partager le statut de problème de référence ou d’ennemi public numéro un conféré au trafic de drogues.

Le secret bancaire étant profondément ancré au sein des institutions financières, sa mise à mal, ne serait-ce que minime, est source d’inquiétude avec un potentiel de stigmatisation de l’action publique engagée plus que de mobilisation en sa faveur. Les banquiers signalent une atteinte au « droit » de leur clientèle à être protégée de l’État (Levi, 1991). La levée partielle de leur « devoir » de non-divulgation des informations relatives à leurs clients entraîne en retour une levée de boucliers. Ils s’inquiètent publiquement de l’anxiété générée pour leur clientèle et expriment leurs préoccupations sur la lourdeur bureaucratique du système de consignation et de déclaration inhérent à la loi sur le secret bancaire. Les craintes liées au poids des nouvelles responsabilités reposant sur leurs épaules sont un thème récurrent dès la présentation de la loi et des débats qui l’entourent. Les membres du Congrès américain tentent d’ailleurs de les rassurer en rappelant à plusieurs reprises leur détermination à ne pas peser outre mesure sur les activités financières et à ne pas perturber le commerce international (American Bankers Association, 2008). Les propos de Will Wilson, chargé de ce dossier au département de la Justice, vont également dans ce sens lorsqu’il déclare que l’objectif devrait être « de détecter et de poursuivre le crime, pas d’ériger une montagne de papier » (American Bankers Association, 2008, p. 54). Une tension se fait jour entre la volonté de préserver les pratiques bancaires existantes et celle d’imposer de nouvelles exigences de régulation des flux de capitaux. Elle va subsister après l’adoption de la Bank Secrecy Act en étant ravivée par des actions en justice soutenues, voire provoquées, par les représentants de l’industrie bancaire.

À l’image de l’association bancaire de Californie en 1974, plusieurs groupes de plaignants mettent en cause la constitutionnalité de la Bank Secrecy Act. Ils entendent marquer leur opposition aux obligations qu’ils considèrent à la fois comme trop lourdes et contraires au respect de la vie privée. Soutenue par l’American Civil Liberties Union (ACLU), l’association californienne voit son recours finalement rejeté par la Cour suprême des États-Unis en 1976. Cependant, statuant le même jour sur une autre affaire, la même autorité rend une décision importante en concluant que les clients bancaires sont dénués d’un ensemble de droits à la vie privée sur les informations détenues par leurs banques. Réagissant à cet arrêt de la Cour suprême et à quelques autres décisions de justice, plusieurs membres du Congrès introduisent en juin 1977 une proposition de loi adoptée l’année suivante sous le titre de Right to Financial Privacy Act. Visant à mettre un terme aux protestations lancées au nom du respect de la vie privée dans le champ de la finance, ce texte a trois effets principaux. Premièrement, les requêtes formulées par les agences fédérales doivent être motivées et préalablement notifiées aux clients concernés. Deuxièmement, ces derniers ont la possibilité de contester toute divulgation d’informations aux autorités publiques qui en font la demande. Troisièmement, celles-ci ont l’obligation de conserver une trace écrite de leurs accès à ce type de données clients et de documenter les éventuels échanges d’information interagences qui peuvent en découler. Malgré les quelques exceptions prévues, ce renversement politique provoque la colère de ceux qui y voient un obstacle au bon déroulement de leurs investigations (Electronic Privacy Information Center, 2003).

La loi Right to Financial Privacy Act arrive au moment même où les agents de la Drug Enforcement Agency (DEA) et leurs homologues d’autres services manifestent un intérêt croissant pour le renforcement des mesures contre les produits du crime (proceeds of crime) (Levi, 1991). Ils plaident de manière répétée pour le suivi de la piste financière afin de porter atteinte à ce qu’ils estiment être les structures pyramidales du crime organisé. Guidée par une vision parasitaire et entrepreneuriale des organisations criminelles, l’approche stratégique consistant à cibler l’argent tend progressivement à être mise en avant pour appuyer les arrestations des « barons de la drogue » qui, autrement, se révèlent insuffisantes. C’est ce que revendique Peter B. Bensiger lorsqu’il s’exprime en tant qu’administrateur de la DEA devant le Congrès américain en 1978 :

Il faut se rendre à l’évidence que l’inculpation et l’incarcération des barons de la drogue ne perturbent pas nécessairement l’organisation du trafic ; l’acquisition de vastes capitaux permet leur regroupement en prison et les trafiquants incarcérés peuvent continuer à y diriger leurs opérations. Aussi, est-il essentiel d’attaquer les finances, qui sont le nerf de la guerre dans le trafic de drogues

Naylor, 2003, p. 162

Lancée à Miami en 1980, l’opération Greenback constitue la première initiative antidrogue regroupant les représentants de diverses institutions étatiques (douanes, départements de la Justice, du Trésor et de l’IRS) qui se saisissent des opportunités offertes par la Bank Secrecy Act (President’s Commission on Organized Crime, 2001). À côté du souci d’efficacité opérationnelle, les douaniers voient aussi dans certaines dispositions de la loi le moyen de revenir dans le « jeu » de la lutte antidrogue et d’intervenir dans d’autres types d’enquêtes. Le suivi de la piste financière permet également aux agents de l’administration fiscale de réaffirmer leur position dans les investigations criminelles d’envergure. Ils font alors symboliquement le lien avec le glorieux passé du « saint patron de l’IRS », Elmer Lincoln, et ses « T-Men », ayant entre autres choses contribué à condamner Al Capone pour fraude fiscale en 1931 (Irey et Slocum, 1949 ; Smith, 2013). La police fiscale était l’un des piliers de la lutte contre le crime organisé avant que l’unité de renseignement de l’IRS ne se fasse concurrencer par d’autres agences dans son combat contre la mafia, sublimé dans le cinéma américain de propagande des années 1940 (Caporossi, 2007). Derrière la posture morale visant à empêcher les criminels de profiter de leurs méfaits, une alliance de circonstance prend forme petit à petit autour d’une politique faisant de l’argent le nerf de la guerre contre la drogue. La clé du succès résiderait dans le repérage, le suivi, la confiscation et la saisie des revenus du crime. Dans la perspective idéologique triomphante de l’acteur rationnel (Schelling, 1971), endiguer le flot de capitaux illicites équivaut à peser sur le calcul coût-bénéfice de toute « entreprise criminelle » en s’attaquant à sa motivation première, l’argent. Cet aspect dissuasif est redoublé par l’idée que, sans fonds de roulement, la mise sur pied de nouvelles opérations délictueuses deviendrait de plus en plus difficile, voire hypothétique.

Cet accent mis sur l’argent de la drogue et les critiques proférées à l’encontre de la Right to Financial Privacy Act vont s’amplifier et trouver un écho favorable à la faveur du changement d’administration en 1981 avec l’entrée en fonction de Ronald Reagan à la Maison-Blanche. Le processus de reconstruction du problème de l’argent illicite par association-réduction au trafic de drogues va alors s’accélérer et se cristalliser autour d’un scandale médiatique, véritable point de rencontre de représentations et d’intérêts professionnels hétérogènes. Ce processus va déboucher sur l’invention d’un nouveau crime, le blanchiment, avec lequel l’argent finit de perdre sa neutralité ontologique et son caractère « inodore » en pouvant juridiquement être considéré comme « sale » (Mitsilegas, 2003).

La reconstruction par association du problème de l’argent illicite : la criminalisation du blanchiment

Selon Gilmore (2005), l’expression « blanchiment d’argent » (money laundering) aurait été inventée par des policiers et banalisée au début des années 1970, dont le point culminant a été le scandale du Watergate et ses malversations financières, poussant Richard Nixon à la démission. L’usage de cette expression est alors loin d’être limité au trafic de drogues puisqu’elle est essentiellement évoquée dans la presse à propos du « véritable catalogue d’activités illégales et des abus conçus et ordonnés par le Président et ses hommes » (Bernstein et Woodward, 1974, p. 5). Toutefois, il faut attendre 1982 pour qu’elle soit mentionnée dans des affaires judiciaires et dans des rapports officiels. La Money Laundering Control Act de 1986 consacre sa formalisation juridique et sa mise en politique publique en créant le délit de blanchiment. Il s’agit du premier texte de loi aux États-Unis qui fait précisément référence au recyclage des produits du crime et il est en cela fondamental pour saisir le sens alors assigné à l’idée d’argent sale.

Ici, la nouveauté ne vient pas des phénomènes sociaux recouverts par la notion de blanchiment. Bien avant son entrée dans la langue vernaculaire des policiers et dans les médias, puis dans le Code pénal, dissimuler l’origine des capitaux issus d’activités illégales au moyen d’opérations bancaires renvoyait à un ensemble de techniques éculées (Naylor, 2004). Cette expression a peut-être émergé dans les années 1970, mais elle a été inspirée par la mythologie qui entoure les procédés datant de la prohibition de l’alcool entre 1919 et 1933. Une des histoires les plus célèbres tirée de ce folklore mafieux est certainement celle selon laquelle Al Capone et d’autres gangsters avaient pour habitude d’investir leurs profits illégaux dans des blanchisseries (launderettes) afin de leur donner une apparence de propreté. Plus généralement, plusieurs acteurs et organisations bien plus légitimes socialement avaient également pu s’ingénier, de façon ponctuelle ou systématique, à dissimuler des capitaux générés par la transgression de règles politiques, économiques, commerciales et fiscales. Si nouveauté il y a en 1986, c’est bien le fait que des acteurs étatiques définissent ces techniques diverses et variées comme un problème à traiter et que, sous l’expression de blanchiment d’argent, elles soient désormais considérées comme un crime à punir. Cette nouveauté est en même temps articulée autour d’un principe de sélection aussi explicite que limitatif puisque seul le recyclage de l’argent issu du trafic de drogues est pris en charge.

La Money Laundering Control Act est partie prenante de l’Anti-Drug Abuse Act dont l’adoption fait suite aux conclusions rendues par la commission présidentielle sur le crime organisé lancée par Ronald Reagan en 1983, près de 20 ans après celle de Lyndon Johnson. Davantage tourné vers le « pré carré latino-américain » des États-Unis (Friman, 1996), le rapport final de cette commission définit le blanchiment d’argent de la drogue comme un problème à part entière justifiant des modalités d’intervention prioritaires. Au-delà de ces opérations d’identification du problème et de justification de son traitement, les efforts de cadrage de ce problème sont manifestes, au sens où « cadrer c’est sélectionner certains aspects d’une réalité perçue et les rendre plus saillants dans un support de communication, de façon à promouvoir une définition particulière du problème, des interprétations causales, une évaluation morale ou des recommandations de traitement » (Entman, 1993, p. 52). En effet, les dynamiques de blanchiment associées à « l’argent de la drogue » sont systématiquement mises en avant, laissant presque sous-entendre une forme de monopole des trafiquants sur l’art de dissimuler et de manipuler des capitaux d’origine illicite. Circonscrite aux démons populaires de l’Amérique, cette caractérisation du problème de l’argent sale tranche ainsi avec la définition, la portée et la multiplicité des enjeux potentiellement couverts par la Bank Secrecy Act de 1970. Ce rapport final rejoint en cela les conclusions d’un prérapport de 1984 exclusivement consacré aux aspects financiers et que les membres de la commission Reagan avaient intitulé The Cash Connection : Organized Crime, Financial Institutions, and Money Laundering.

Quelques mois avant la publication du dernier rapport de la Commission, Ronald Reagan proclame que le trafic de drogues constitue un problème existentiel pour la sécurité nationale des États-Unis. Il renoue avec la rhétorique de « guerre contre la drogue » délaissée sous les deux administrations précédentes, celle des présidents Gerald Ford et Jimmy Carter. Sur ce point, Simon (2008) a souligné l’importance de la métaphore guerrière dont il fait remonter l’usage à Franklin Delano Roosevelt, président des États-Unis de 1933 à 1945. Nombre de ses successeurs auraient invoqué ce que l’on peut nommer, à la suite de Simon, les deux côtés de l’équation rooseveltienne visant à concentrer l’action fédérale sur un problème en particulier. Que ce soit au sujet du cancer, de la pauvreté, du crime ou des drogues, et plus tard du terrorisme, ces présidents ont tour à tour décrit un problème supposé existentiel pour l’État-nation, venant d’un ennemi monstrueusement anormal tout en étant capable de s’infiltrer au coeur de la vie ordinaire des citoyens américains (Simon, 2008). Ils ont dans le même temps appelé à recentrer les moyens gouvernementaux afin qu’ils soient mobilisés contre l’ennemi déclaré, celui-ci ne pouvant être vaincu qu’au prix de stratégies complexes, coordonnées et intégrées à l’échelle fédérale (Simon, 2008).

Posée par l’administration Nixon contre le trafic de drogues, cette équation rooseveltienne est réinvestie sur le même « ennemi » sous les deux mandatures du président Reagan. C’est à la lumière de ce réinvestissement que le statut du secret bancaire est discuté, entre devoir professionnel et droit à la vie privée d’un côté, et entrave à la guerre contre la drogue de l’autre (Levi, 2002). S’il va finalement déboucher sur l’infraction inédite de blanchiment d’argent, l’intérêt porté à la piste financière – par une intervention réglementaire de l’État sur les pratiques bancaires – s’affirme dans un contexte qui lui est à priori hostile. Dans la continuité de l’effondrement du système de Bretton Woods sous Nixon, ce contexte est marqué par le triomphe d’une politique ou même d’un sens commun souvent qualifié de « néolibéral » sous Reagan, avec notamment un mouvement général de libéralisation financière et un essor international des flux de capitaux dû au démantèlement des contrôles nationaux. De prime abord, la volonté affichée d’une régulation accrue des mouvements d’argent sur le plan fédéral s’accommode mal de la posture que Ronald Reagan a lui-même résumée en un slogan passé à la postérité : « Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème. » À cela s’ajoutent le cadre juridique imposé par la Right to Financial Privacy Act et la résistance des acteurs bancaires refusant d’aborder les activités financières en termes de sécurité et de lutte contre la criminalité. À côté de la montée en puissance des discours louant l’efficacité de la piste financière, c’est pourtant dans ce contexte politique qu’un autre registre de légitimation émerge. Il favorise un tant soit peu la reconnaissance, dans l’industrie bancaire, du problème représenté par le blanchiment de capitaux et, dans une moindre mesure, de la nécessité d’y apporter des solutions.

Avec les représentants des forces de l’ordre, des élus politiques en viennent à déplorer le manque chronique d’engagement dont aurait fait preuve l’industrie bancaire au cours des quinze années écoulées depuis l’adoption de la Bank Secrecy Act en 1970. Cette frustration est clairement énoncée dans le rapport du Congrès accompagnant le projet de loi antiblanchiment (Money Laundering Control Act). Les auteurs du rapport regrettent que « malheureusement, les auditions sur le blanchiment, débutées avec la Bank of Boston en avril 1985, aient montré qu’un outil légal majeur [Bank Secrecy Act] a été rendu virtuellement inutile par une industrie qui n’a pas semblé s’en soucier et par une structure régulatrice qui s’est avérée inefficace » (American Bankers Association, 2008, p. C11). Afin de remédier à cette situation, les sanctions encourues en cas de non-conformité sont alourdies et les banquiers sont constamment renvoyés à l’impossibilité morale qu’il y aurait à se faire les intermédiaires plutôt que les adversaires des « démons populaires » de l’Amérique, les trafiquants de drogues. En effet, bien que la portée des dispositions de la Bank Secrecy Act sorte grandement du cadre du trafic de drogues, les conséquences inhérentes à sa non-application sont essentiellement interprétées au prisme de ce seul problème en ce milieu des années 1980. À cet égard, il semble malaisé pour les institutions financières de maintenir une attitude perçue comme jusqu’au-boutiste envers le secret bancaire et laxiste envers le crime organisé, au risque d’apparaître en porte-à-faux avec des mesures promues contre des acteurs frappés d’illégitimité. Cet argument éthique est appuyé par un narratif axé sur les retombées désastreuses, en termes d’image et de réputation, auxquelles auraient à faire face les banques en défaut de conformité ou jugées non coopératives dans le cadre d’enquêtes criminelles en cours. Un cas concret en particulier vient illustrer cette idée, celui de la Bank of Boston. En 1985, ses dirigeants plaident coupables pour ne pas avoir déclaré à l’administration fiscale (Internal Revenue Service [IRS]) des transferts de fonds supérieurs à 10 000 dollars avec des banques étrangères pour un montant cumulé de 1,22 milliard de dollars, entre 1980 et 1984. Si la banque s’est vu infliger une amende de 500 000 dollars pour non-respect des obligations de la loi Bank Secrecy Act, un montant qui peut sembler dérisoire comparé au milliard de dollars non déclaré, cette affaire judiciaire a aussi et surtout suscité une très forte exposition médiatique. Relativement peu couverts jusqu’ici, notamment dans la presse écrite (Nichols, 1997), les enjeux du blanchiment d’argent pénètrent dans l’espace public à cette occasion.

Plus qu’un simple exemple parmi d’autres, Nichols (1997) montre que le « scandale » de la Bank of Boston est devenu un symbole pour justifier la législation antiblanchiment. Au regard du droit, la banque est uniquement accusée de défaut de déclaration dans le cadre de la Bank Secrecy Act, mais ce manquement aux allures d’abord très techniques est rapidement vulgarisé pour devenir synonyme de blanchiment d’argent dans les médias américains. Associée au problème du crime organisé et du trafic de drogues en particulier, plutôt qu’à l’évasion fiscale internationale – sans élément de preuve en la matière –, la mobilisation émotionnelle autour de ce cas de non-conformité participe au cadrage, à la justification et à la popularisation du problème de l’argent sale. L’exercice rhétorique consistant à transformer un cas parmi d’autres de non-déclaration en scandale national de blanchiment est d’abord fondé sur le crédit apporté aux propos d’experts fédéraux relayés dans les médias. Qu’ils soient rattachés aux départements de la Justice et du Trésor ou qu’ils évoluent au sein de l’administration Reagan en général, ces acteurs disposent en la matière de l’autorité institutionnelle nécessaire pour imposer leurs modes de définition et de cadrage de la situation définie comme étant problématique. Dans le prolongement des conclusions de la commission présidentielle sur la Cash Connection (1984), la reprise des déclarations du procureur William Weld et du sous-secrétaire d’État au Trésor, John Walker, conforte assurément l’idée d’un lien logique entre la violation des obligations de la Bank Secrecy Act et le problème du crime organisé et du trafic de drogues. Selon Nichols (1997), les journalistes vont dès lors relater les fautes de la Bank of Boston en établissant une relation d’équivalence entre une absence de document et un crime violent, c’est-à-dire en faisant de l’enregistrement des transactions bancaires une question de vie ou de mort. Par cette mise en récit sélective du scandale de la Bank of Boston, ils endossent le rôle de relais, d’accélérateurs, voire de coproducteurs du processus de reconstruction par association du problème public de blanchiment d’argent sale.

Quinze ans après l’adoption de la loi américaine sur le secret bancaire, les manquements de l’institution financière sanctionnée sont pourtant loin de faire exception chez les acteurs bancaires. Qui plus est, ces manquements pourraient tout aussi bien être imputés à la négligence, voire à l’absence d’action des autorités fédérales pour faire respecter la loi. Ce ne sont certainement pas les politiques financières promues au début de la présidence Reagan et les coupes sombres dans les moyens alloués aux agences de régulation qui auraient pu inverser la tendance. Cependant, le contexte politique joue pour beaucoup dans la mise au pilori de la Bank of Boston, alors qu’auparavant d’autres établissements ont pu passer au travers des mailles du filet fédéral pour des faits similaires. Le milieu des années 1980 est précisément le moment où les membres de l’administration fédérale affichent officiellement leur intention de systématiser la lutte contre le crime organisé par l’angle financier. L’approche des élections de mi-mandat au Congrès et au Sénat en 1986 contribue également à placer – chez les élus, ainsi que dans les médias et les sondages d’opinion publique – le trafic de drogues et tout ce qui lui est associé en tête de liste des problèmes publics prioritaires (Reinarman et Levine, 2003).

Les poursuites engagées contre la Bank of Boston signalent à l’ensemble des acteurs bancaires que la dérégulation engagée dans le domaine de la finance ne les dispense plus du respect de leurs obligations déclaratives. La contradiction n’est qu’apparente puisque ces obligations sont justement envisagées comme un corollaire à la libéralisation financière. Il ne s’agit pas de modifier en profondeur le fonctionnement du système bancaire existant ni de s’attaquer à l’ensemble des flux financiers illicites, mais de cibler l’argent des démons populaires. L’intention affichée par l’administration Reagan est bien de restreindre autant que possible les capacités du « crime organisé » d’avoir recours aux institutions financières. Le scandale de la Bank of Boston éclate un an après la publication du rapport intermédiaire de la commission présidentielle consacré au blanchiment d’argent. Ces auteurs recommandaient d’en faire une infraction pénale et de cesser de se contenter de la loi sur le secret bancaire criminalisant uniquement les manquements aux exigences de déclaration et de conservation d’informations (President’s Commission on Organized Crime, 2001). Reprenant les critiques formulées à l’encontre de la Right to Financial Privacy Act de 1978, leur rapport final de 1985 souligne également que les représentants des départements de la Justice et du Trésor, de la DEA, du FBI, de l’IRS et des services des douanes soutiennent cette criminalisation primaire, synonyme d’extension des pouvoirs fédéraux dans le domaine financier (Nichols, 1997). Ces considérations bureaucratiques se retrouvent opportunément couplées aux logiques de fonctionnement des médias devant une histoire perçue comme ayant un potentiel informationnel et commercial exceptionnel. De nombreux organes de presse ont ainsi relayé les sources officielles et dramatisé le cas alors relativement banal de la Bank of Boston sous les traits d’un scandale sans précédent, soutenant en cela le passage de la loi sur le contrôle du blanchiment d’argent en 1986. En érigeant le blanchiment d’argent au rang de crime fédéral dans le cadre d’un arsenal législatif renforcé contre le trafic de drogues, ce texte de loi réaffirme les obligations des acteurs bancaires et pénalise la prestation intentionnelle de services financiers facilitant l’intégration de fonds d’origine illégale dans l’économie dite légale. De facto, la participation à ce genre d’opération devient plus périlleuse et rechigner à coopérer avec les autorités compétentes est une position de moins en moins tenable. L’adoption de ce texte de loi a aussi pour effet d’amender les dispositions de la Right to Financial Privacy Act en autorisant le report de toute notification aux clients surveillés dans le cadre d’investigations portant sur des affaires de drogues ou d’espionnage. Devant ces changements et le scandale de la Bank of Boston faisant le lien entre non-conformité réglementaire et argent de la drogue, de nombreuses banques se rapprochent des agences de régulation et des « oublis » sont reconnus afin d’éviter d’être la prochaine cible judiciaire, politique et médiatique. Entre 1985 et 1986, le nombre de déclarations mensuelles effectuées au titre de la Bank Secrecy Act serait alors passé de 68 000 à 270 000 (Nichols, 1997).

Les acteurs bancaires commencent à se montrer soucieux des conséquences associées à ce genre de mauvaise publicité tout en restant critiques à l’égard des évolutions législatives et des pratiques policières. En 1986, Eugene Rossides – ancien secrétaire adjoint au département du Trésor (1969-1973) reconverti en droit des affaires pour un grand cabinet d’avocats – envoie une déclaration écrite au Congrès qui illustre les prises de position de l’industrie bancaire : « Premièrement, bien que le blanchiment d’argent soit un problème sérieux qu’il faut régler avec fermeté, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’imposition de nouvelles exigences générales sur les banques permettra de résoudre le problème. Deuxièmement, je deviens inquiet quand je vois la communauté des forces de l’ordre éloigner son attention des trafiquants de drogues et des autres membres de groupes criminels organisés pour se préoccuper des manquements déclaratifs des banques » (American Bankers Association, 2008, p. 27). Malgré sa tonalité défensive, cet argument en deux temps marque en quelque sorte l’aboutissement du processus de reconstruction par association du problème public de l’argent sale. Si la nature des solutions à apporter reste âprement discutée, le problème est désormais reconnu dans le monde bancaire en raison de sa limitation à un problème de référence (le trafic de drogues) qui n’est plus la fraude fiscale internationale visée de manière générale par la Bank Secrecy Act. De ce point de vue, la mise en politique publique du blanchiment d’argent prend en quelque sorte acte de la volonté des acteurs bancaires d’accepter de participer à la guerre contre la drogue à condition que la question de leur contribution à l’évasion fiscale soit largement éludée.

Dans le même mouvement, les contours du problème représenté par l’argent de la drogue sont sensiblement redessinés. Ce problème n’est plus seulement perçu et appréhendé comme une menace à la sécurité nationale mais, plus prosaïquement, comme une menace directe aux intérêts bien compris des acteurs bancaires. En infiltrant massivement l’économie légale via leurs établissements, l’argent de la drogue viendrait compromettre la confiance que leur portent le public en général et leur clientèle en particulier. Entretenir une posture victimaire ne tient plus avec la nouvelle loi de 1986 puisque les acteurs bancaires apparaissent moins comme les premières victimes d’une utilisation dévoyée de leurs services financiers que comme les complices présumés de ce dévoiement. Ils ont un intérêt accru à préserver leur réputation en réprouvant toute relation d’affaires avec les démons populaires. Ils sont amenés à admettre que les initiatives antiblanchiment, sous une forme ou sous une autre, sont non seulement justifiables mais nécessaires (Helleiner, 1999). L’acceptation de ce nouveau dispositif normatif reste certes nuancée, mais elle est tout de même facilitée par le fait que ce domaine de compétence échoit au département du Trésor, familier des enjeux bancaires et attaché à protéger le fonctionnement et la réputation du système financier.

Conclusion

Que cristallise le phénomène du « blanchiment d’argent » aux États-Unis au point de rallier un large éventail d’acteurs sociaux, y compris du monde financier, à l’idée d’une action publique justifiant la transgression effective du secret bancaire ? Dans quel contexte et sous quel angle ce type de pratiques relativement ancien et présent dans différents pans de la société – jusqu’au chef de l’État avec le Watergate – devient-il le point de convergence d’une constellation d’intérêts politiques, bureaucratiques, médiatiques et financiers ? C’est finalement à ces deux questionnements que permet de répondre l’analyse du processus de reconstruction par association du problème de l’argent illicite. En 1970, la mise en forme et en politique de ce problème public est jugée irrecevable par des acteurs bancaires qui refusent d’appliquer, et même attaquent en justice, les dispositions de la loi sur le secret bancaire. Tolérée pendant près de quinze ans et soutenue ponctuellement par des associations de défense des libertés telles que l’ACLU, cette résistance devient intolérable à partir du moment où elle est interprétée comme une forme de complicité avec les démons populaires de l’Amérique.

Mobilisant des croyances et des représentations partagées sur le crime organisé, la reconnaissance progressive du problème et l’intensification de son traitement – par la criminalisation du blanchiment – découlent de sa « relation symbiotique » avec le trafic de drogues. Si cette reconnaissance passe par une association quasi exclusive à la guerre contre la drogue décrétée politiquement, soutenue bureaucratiquement et relayée, voire amplifiée, médiatiquement, elle s’explique aussi par la dissociation du blanchiment avec d’autres enjeux de délinquance financière. Conjuguant des convictions morales et politiques à divers intérêts professionnels, la justification de l’entorse faite au secret bancaire est d’autant plus acceptée qu’elle est limitée à une seule catégorie de clients et de flux financiers illicites, contrairement à la Bank Secrecy Act. Seule la catégorie liée au trafic de drogues est visée par un dispositif inédit de surveillance financière qui va mener à la création d’un nouveau type d’administration, la cellule nationale de renseignement financier (FINCEN, aux États-Unis). Certes, ce processus de reconstruction par association a par la suite donné lieu à un processus d’expansion continu du problème du blanchiment à d’autres catégories, et ce, aux États-Unis comme à l’international, au cours des 20 dernières années. Sorte de clin d’oeil à la Bank Secrecy Act, la dernière catégorie d’acteurs sociaux et de capitaux illégaux couverts par le dispositif antiblanchiment n’est autre que celle liée à la fraude fiscale. Néanmoins, les recherches empiriques en cours sur les conditions sociales d’application du cadre antiblanchiment tendent tout de même à démontrer la persistance de cette attention prioritaire sur l’argent du trafic de drogues, véritable démon populaire intergénérationnel.

Développée pour rendre compte des conditions de mise en problème du blanchiment d’argent, l’idée de « reconstruction par association » gagnerait désormais à être mobilisée sur d’autres terrains de recherche et confrontée à d’autres objets d’étude en sciences sociales. Il n’y a à priori aucune raison de postuler, sans autre effort d’analyse, que sa portée heuristique sera limitée à la singularité du phénomène social étudié dans le présent article. À titre d’exemple, la manière dont les enjeux d’immigration et de demandes d’asile tendent à être arrimés au problème du terrorisme et à la figure repoussoir de « l’islamiste radical » laisse déjà envisager la fécondité de recherches croisées sur les dynamiques actuelles de reconstruction par association des problèmes publics.