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Cet ouvrage, paru dans la collection Recherches, décrit l’évolution du milieu des experts judiciaires en France à la suite de la réforme de 2004 visant leur reconnaissance, et s’intéresse plus précisément au cas des experts en économie, en psychiatrie et en traduction/interprétation. En effet, partant du constat que les experts sont omniprésents dans les médias, les auteurs se demandent d’une part si l’institution judiciaire recourt plus que jamais aux savoirs techniques et scientifiques, et d’autre part s’interrogent aussi sur la professionnalisation des experts. S’ils ne sont pas à même d’apporter un éclairage sur le premier point, leur analyse[1] du milieu des traducteurs/interprètes (TI) se révèle intéressante et d’actualité[2].

Le rôle des TI : tout d’abord, les auteurs constatent que les TI sont différents des autres experts en ce qu’ils interviennent sur le plan procédural (la majeure partie du temps au pénal, viennent ensuite le civil et l’administratif) et qu’ils ne sont pas tant là pour donner leur opinion d’expert que pour faciliter la communication entre les différentes parties ; ils se font la voix de l’autre, tantôt du juge, tantôt du justiciable, sans avoir de voix propre. En somme, même si ce sont les experts les plus fréquemment appelés à intervenir, il est attendu d’eux qu’ils soient invisibles, leur présence ne devant rien changer aux habitudes des juges (pas de ralentissement du débit, par exemple), qui leur dictent d’ailleurs leur méthode de travail (traduction consécutive ou simultanée). Cette invisibilité, un enjeu bien connu au sein de la profession, ainsi que la neutralité attendue de la part des TI sont parfois mises à mal par des questions[3], auxquelles 41 % estiment devoir répondre. Enfin, les TI se distinguent de tous les autres experts puisqu’ils sont constamment à cheval sur deux éléments : sur deux langues et deux cultures, sur la justice et le justiciable, sur les règles linguistiques et les règles juridiques.

La manière dont ils sont perçus : les traducteurs et interprètes se ressemblent en ce qu’ils servent de passerelles entre différentes communautés linguistiques, mais leurs tâches et conditions de travail sont différentes : les premiers travaillent sur de l’écrit dans le confort de leur bureau, les seconds passent d’une langue à l’autre à l’oral, de manière immédiate, du français vers leur langue de travail, et inversement. Malgré leur rôle central sans lequel la justice ne pourrait être rendue, les TI sont mal considérés par le système judiciaire qui estime que le travail sur la langue est purement technique et non une expertise, ce qui pourrait expliquer qu’ils soient les derniers experts listés par la nomenclature. D’ailleurs, le fait que les langues sont utilisées au quotidien par toutes sortes de personnes permet aux non-initiés de croire que la traduction n’est pas une activité technique ou difficile. Plus étonnant, les TI eux-mêmes affirment que leur spécialité n’est pas aussi intéressante que celle des autres. De plus, si les experts en économie ou en psychiatrie sont, bien évidemment, comptables ou psychiatres de profession, ce n’est pas le cas de tous les TI, certains exerçant une profession autre en dehors de leur travail d’expert, ce qui contribue à décrédibiliser la profession et à les voir qualifiés de non-experts.

En effet, seuls 45 % des experts interrogés exercent la profession de traducteur ou d’interprète et, parmi ces professionnels, 68 % travaillent à leur compte, de manière individuelle, ce qui ne contribue pas à leur reconnaissance. Ces chiffres doivent pourtant être relativisés puisque les non-professionnels sont généralement plus diplômés que les professionnels et que, parmi eux, 38 % sont des enseignants avec une formation en langue, 9 % sont retraités d’une profession langagière, 8 % sont chercheurs ou dans l’enseignement supérieur, ce qui fait que plus de la moitié des non-professionnels ont tout de même une formation adéquate.

Leur profil : comparés aux experts en économie ou en psychiatrie, ils sont en moyenne plus jeunes (50 ans, contre 57 ans), ont 10 ans d’expérience à titre d’expert (contre 14 ans) et sont pour 71 % des femmes (contre 28 % parmi les experts en psychiatrie et 9 % chez les experts en économie). Ils sont également plus dispersés sur le territoire que les autres experts.

Parmi eux, 87 % se déclarent interprètes et traducteurs et exercent à parts égales les deux activités ; 70 % détiennent un diplôme de premier cycle ; 25 % une maîtrise ou un doctorat ; 83 % ont suivi un cursus en langue, ;34 % un cursus en droit (plusieurs réponses étaient possibles).

Leur formation : si tous ne sont pas diplômés en langue, c’est qu’il existe d’autres moyens d’acquérir les savoirs linguistiques et culturels nécessaires. L’enquête réalisée a permis de mettre au jour trois modes de formation, qui peuvent être combinés : universitaire, par l’origine (leur langue maternelle n’est pas une langue officielle là où ils exercent) ou l’expérience (séjour à l’étranger, apprentissage autodidacte, conjoint d’origine étrangère). Soixante pour cent des répondants sont d’origine étrangère. Selon eux, c’est d’ailleurs la seule formation possible afin de maîtriser toutes les subtilités de la langue. À l’inverse, les professionnels détenteurs d’un diplôme en traduction réclament que les experts soient tous détenteurs d’un tel diplôme puisque, selon eux, ces non-professionnels perturbent le marché en acceptant des tarifs dérisoires et n’importe quel délai (pour les traducteurs) ou horaires de travail (pour les interprètes).

Leurs conditions de travail : en moyenne, ils ont 40 appels par an. Pour les traducteurs, près de la moitié des mandats (40 %) doivent être rendus dans un délai allant d’une semaine à un mois, mais le quart des mandats doivent l’être dans un délai d’une semaine. En comparaison, les experts en psychiatrie ont, les trois quarts du temps, d’un à trois mois et les experts en économie ont, près d’une fois sur deux, plus de douze mois pour rendre leurs rapports écrits. Ceci dit, 80 % des traducteurs interrogés estiment que les délais qui leur sont accordés sont satisfaisants et 72 % d’entre eux jugent même qu’ils sont plus longs que ceux accordés par leurs autres clients, en dehors du système judiciaire.

Plus de la moitié des TI reconnaissent s’être inscrits à titre d’expert afin de toucher un revenu supplémentaire, mais tous admettent que les tarifs sont ridiculement bas, d’autant que les temps de déplacement ne sont pas remboursés. Les tarifs seraient en effet 60 % inférieurs à ceux du marché et de 4 à 5 fois inférieurs à ceux des autres experts. Ainsi, si le salaire horaire moyen d’un expert se situe entre 75 et 125 euros, les interprètes touchent 25 euros de l’heure et les traducteurs environ 5 centimes du mot. Près de la moitié estiment gagner moitié moins que dans leur pratique régulière et les rares qui consacrent plus de la moitié de leur temps à l’expertise reconnaissent que cela ne représente que 30 % de leurs revenus.

La moitié calcule que le travail d’expert représente de 10 % à 50 % de leur temps de travail. Ceux qui y consacrent le plus de temps sont des retraités ou des gens n’exerçant aucune autre profession.

Il est attendu des TI qu’ils travaillent d’une langue vers l’autre, selon les besoins, et non seulement vers leur langue maternelle. Ils sont 90 % à travailler dans les deux directions, mais seuls 77 % acceptent de le faire pour une traduction assermentée non demandée par la justice. Ces demandes sont d’ailleurs contraires à la pratique régulière, qui est de ne traduire que vers sa langue maternelle.

Les freins à la professionnalisation : les auteurs analysent également trois facteurs relatifs à la professionnalisation des experts, et ce, en sachant que ceux-ci ne doivent pas espérer avoir l’expertise comme seule source de revenus, un expert se devant, avant tout, d’être un professionnel aguerri au fait des évolutions de sa profession. Ainsi, les professionnels à la retraite se voient accorder le titre d’expert honoraire et les auteurs reconnaissent qu’une telle situation entraîne un certain risque.

Premièrement, toute professionnalisation suppose l’appartenance à des instances représentatives, ce qui n’est pas le cas de nombre de TI. S’ils s’inscrivent parfois à de telles instances, celles-ci sont diverses (compagnies d’experts judiciaires pluridisciplinaires ou associations de traducteurs professionnels) et leur multiplication rend utopique toute action concertée.

Deuxièmement, comme nous l’avons vu précédemment, les TI n’ont ni formation commune (vu le grand nombre de non-professionnels dans leurs rangs) ni même des pratiques communes puisque traducteurs et interprètes travaillent différemment (sur de l’écrit pour les premiers, sur de l’oral et dans l’immédiat pour les seconds), ce qui nuit à leur reconnaissance. Or, pour le système judiciaire, la maîtrise parfaite de deux langues est moins importante que la disponibilité dans le cas de combinaisons linguistiques rares. Il n’est donc pas inhabituel que certaines personnes non inscrites sur les listes soient contactées et acceptent des mandats. De plus, si la formation continue est obligatoire pour assurer la reconduction quinquennale dans les listes d’experts, celle-ci est inadaptée aux besoins des TI en raison du grand nombre de langues concernées. Par ailleurs, 41 % des experts avouent ne pas suivre ce type de formation, sans que cela nuise à leur réinscription. Enfin, précisons que, en France, le titre d’expert ouvre l’accès au marché privé des prestations linguistiques assermentées, marché qui leur est réservé. Le milieu de la justice considère que l’accès à ce marché lucratif compense les bas tarifs proposés. Par ailleurs, certains TI, une fois inscrits, refusent les mandats et le titre d’expert. Dans un tel cas, ce dernier devient une porte d’entrée à la profession de traducteur au lieu d’être le point culminant d’une carrière et la reconnaissance d’un savoir-faire.

Troisièmement, toute professionnalisation comporte normalement un sentiment d’appartenance et c’est là l’élément le moins problématique dans le cas des TI puisque 54 % d’entre eux se sentent membres de la communauté des experts judiciaires, un sentiment qui s’explique en partie par la socialisation permise par les activités de formation pourtant décriées. Un facteur demeure toutefois à prendre en compte : la grande compétitivité observée dans le milieu des experts judiciaires en général. En effet, toute obtention d’un mandat se fait au détriment d’un collègue.

La professionnalisation des experts est donc un problème important puisque la qualité s’oppose à la disponibilité, que les deux marchés (traduction judiciaire ou simple traduction assermentée, plus payante) sont en concurrence et qu’on observe un rapport de force entre les langues (entre les langues rares et les autres langues, plus courantes), autant de facteurs qui permettent à certains de choisir leurs mandats et en obligent d’autres à prendre tout ce qui se présente.

En conclusion, cet ouvrage, écrit par des non-spécialistes et s’intéressant à d’autres domaines que la seule traduction/interprétation, demeure intéressant par la profondeur de l’analyse qui démontre bien la complexité du milieu et les enjeux à surmonter si les traducteurs et interprètes veulent redorer le blason de leur profession souvent perçue comme facile et secondaire, et mettre un terme à la chute des prix qui se constate sur tous les marchés.