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Introduction

Les deux premiers auteurs de ce plaidoyer sont cliniciens-chercheurs et impliqués dans la recherche sur les services de santé en soins primaires depuis plus de dix ans. J. Grenier est psychologue en soins primaires et M.-H. Chomienne est médecin de famille ; et tous deux sont chercheurs à l’Institut de recherche de l’Hôpital Montfort, et professeurs adjoints au département de médecine familiale de l’Université d’Ottawa.

I. Gaboury est chercheuse à l’Université de Sherbrooke, et s’intéresse à la collaboration interprofessionnelle et interorganisationnelle en soins primaires ainsi qu’aux méthodes et analyses propres aux méthodes mixtes.

Ils ont été co-chercheurs principaux dans un projet de démonstration financé par les Fonds pour l’adaptation des soins de santé primaires (FASSP) dans lequel des psychologues ont été intégrés à des cliniques de médecine familiale (Chomienne, Grenier, Gaboury, Hogg, Ritchie, et al., 2011). Le succès de ce projet a facilité de nombreuses représentations auprès de divers ministères et décideurs. De ce projet ont découlé d’autres études et initiatives, incluant un projet sur la formation interprofessionnelle entre médecins et psychologues au niveau doctoral, la mise au point d’un cours en soins primaires dans le cursus du doctorat en psychologie et d’un stage de formation pratique pour des candidats au doctorat en psychologie dans une équipe de santé familiale en Ontario.

Le présent article présentera 1) les résultats scientifiques du projet de démonstration susmentionné et ses conclusions notamment en ce qui concerne la pertinence d’inclure les psychologues dans les équipes de santé familiale en Ontario, mais aussi 2) les commentaires et observations générales des auteurs au cours des dix dernières années en ce qui concerne l’inclusion de psychologues en soins primaires en Ontario.

Contexte des soins primaires au Canada

Soins primaires et réforme Il est bien reconnu que plus le système de soins de santé primaires d’un pays est efficace, meilleure est la santé de sa population (Starfield, Shi, & Macinko, 2005). Au début des années 2000, le Canada a entamé sa trajectoire de réforme des soins de santé primaires. En 2002, le rapport de la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada a impulsé cette réforme en lui donnant une direction tout en soulignant l’importance de répondre aux besoins des communautés et de s’appuyer sur des équipes de professionnels de la santé pour fournir des services complets à leur clientèle. Parallèlement, le gouvernement canadien créait le Fonds pour l’adaptation des soins de santé primaires (FASSP) pour soutenir, sur une période de 6 ans (2000-2006), divers projets de recherche : l’objectif était de faciliter et stimuler des changements durables au sein du système de soins de santé (FASSP, 2007). Bien qu’au début de la réforme l’accent était mis surtout sur la santé physique, éventuellement, la santé mentale est aussi devenue une priorité (Kirby & Keon, 2006). Conséquemment, le gouvernement du Canada crée en 2007 la Commission de la santé mentale du Canada et lui confie un mandat de 10 ans pour améliorer les services de santé mentale, améliorer les attitudes et comportements des Canadiens à l’égard de la santé mentale, mais surtout pour définir une stratégie nationale sur la santé mentale (Mental Health Commission of Canada, 2012).

La réforme des soins primaires au Canada a été guidée par plusieurs rapports déterminants (Commission on the Future of Health Care in Canada & Romanow, 2002 ; Kirby & Keon, 2006 ; Mental Health Commission of Canada, 2012) faisant état de recommandations clés pour 1) améliorer l’accès aux services diagnostics et d’interventions fondés sur les données probantes, 2) assurer aux Canadiens l’accès à des équipes interprofessionnelles, 3) considérer la maladie mentale comme aussi importante que la maladie physique, 4) appuyer la prise de décisions politiques sur la base des meilleures preuves, et 5) ouvrir l’accès aux services, supports, et pratiques collaboratives appropriées. En d’autres termes, voir à la mise en oeuvre des meilleures pratiques éprouvées scientifiquement, au bon moment, au bon endroit, et avec le fournisseur de soins de santé le plus approprié.

Émergence du travail en équipe À la suite des recommandations émises par la réforme, toutes les provinces, à des degrés différents, ont mis en oeuvre des initiatives faisant appel à la pratique collaborative. En Ontario, par exemple, certains modèles de collaboration interprofessionnelle ont été mis en place pour soutenir le médecin de famille dans la prise en charge des problèmes de santé mentale. Le modèle le plus répandu a été celui des « Soins partagés en santé mentale » Shared Mental Health Care à l’intérieur duquel un psychiatre et/ou un conseiller en santé mentale travaillent conjointement avec le médecin de famille (Nickels & McIntyre, 1996 ; Kates, 2002). Ce modèle de collaboration peut se faire soit en personne, à l’intérieur d’un même site, soit hors site par consultation téléphonique ou par télécopieur (Rockman, Ockman, Salach, Gotlib, Cord, et al., 2004 ; Vingilis, Paquette-Warren, Kates, Crustolo, Greenslade, et al., 2007). Les médecins de famille semblent satisfaits avec ce modèle (Vingilis et al., 2007), mais ils continuent à porter le fardeau des problèmes de santé mentale : la prise en charge des patients restant sous leur entière responsabilité. Certes, les patients souffrant de problèmes graves et/ou chroniques de santé mentale sont bien servis par ce type de modèle où le psychiatre permet d’assurer des interventions pharmacologiques complexes et le conseiller en santé mentale offre le support émotionnel et le counselling nécessaires. Cependant, la majorité des problèmes psychologiques communément rencontrés en cabinet médical comme la dépression, les troubles anxieux et les cas de plaintes somatiques associées à des problèmes d’ordre psychologique, ne nécessitent pas « toujours » l’intervention d’un psychiatre et peuvent aussi se situer à l’extérieur du champ de pratique des conseillers génériques en santé mentale ou des travailleurs sociaux ; par contre, ces problèmes courants répondent bien à l’expertise diagnostique et thérapeutique du psychologue.

Santé mentale en soins primaires Les problèmes de santé mentale sont courants en soins primaires et le fardeau de l’identification, du diagnostic et du traitement des troubles les plus fréquents comme l’anxiété et la dépression repose essentiellement sur les médecins de famille (Boerma, & Verhaak, 1999 ; Kates, Craven, & Collaborative Working Group of the College of Family Physicians of Canada, 2002 ; Health Canada, 2002). Les problèmes physiques sont aussi souvent associés et/ou reliés à des problèmes d’ordre psychologique. Il n’est donc pas surprenant que les écrits mentionnent qu’environ 30 % à 70 % des consultations médicales en soins primaires relèvent de la sphère psychologique (Barrett, Barrett, Oxman, & Gerber, 1988 ; Creed, Gowrisunkur, Russell, & Kincey, 1990 ; Shiber, Maoz, Antonovsky, & Antonovosky, 1990 ; Craven, Cohen, Campbell, Williams, & Kates, 1997). On sait aussi que la majorité des médecins de famille décrivent la nature de leurs interventions psychologiques en soins primaires comme étant soit du support émotionnel soit du counselling (écouter et donner des conseils) plutôt qu’un traitement psychologique proprement dit (Craven et al., 1997).

Place du psychologue en soins primaires Plusieurs études et rapports (Hunsley, Elliott, & Therrien, 2014 ; Hunsley, 2003 ; Ontario Psychological Association, 1997 ; Ontario Psychological Association, 1997) ont montré que les problèmes courants de santé mentale (dépression et anxiété) associés ou non à des maladies chroniques peuvent être efficacement diagnostiqués et traités par des psychologues et notamment par des traitements psychologiques scientifiquement reconnus comme étant efficaces et efficients en termes de coûts des interventions. La psychologie contemporaine ne prend pas seulement en considération la santé mentale. La psychologie considère la santé au sens large du terme (comme le fait la médecine familiale) et porte attention au lien souvent bidirectionnel entre santé mentale et santé physique. Ceci concerne l’anxiété, la dépression et les troubles de stress post-traumatique associés à un diagnostic ou une maladie physique, tout comme la gestion psychologique des maladies chroniques comme le diabète, les maladies cardio-vasculaires, l’arthrite, ou la douleur chronique (Hunsley et al., 2014 ; Hunsley, 2003). Les psychologues représentent le plus grand groupe de professionnels de la santé mentale (18 000) au Canada ayant reçu une formation spécialisée et supervisée pour offrir des services psychologiques (Canadian Psychological Association, 2013). Ils peuvent donc formuler/communiquer un diagnostic (acte autorisé) et offrir une vaste gamme de traitements ou d’interventions psychologiques informés par la science et les données probantes. À titre de comparaison, il y a près de quatre fois plus de psychologues que de psychiatres au Canada (Canadian Psychological Association, 2013 ; Canadian Psychiatric Association (n.d.). How many psychiatrists are there in Canada ? Accessible à : http://www.cpa-apc.org/browse/documents/19). Il s’agit donc d’un groupe de professionnels de la santé en mesure de contribuer de manière significative à offrir des services de santé mentale tant diagnostiques que thérapeutiques en soins primaires.

La réforme encourageait donc l’intégration de divers professionnels de santé à l’équipe de soins primaires, et le psychologue pouvait venir renforcer la qualité de la prise en charge de la santé mentale en soins primaires et venir appuyer les médecins de famille. C’est dans cette conjoncture que le projet de démonstration sur l’Intégration de Psychologues au sein des Équipes de Médecins de famille (IPEM) a été mis en oeuvre. Puisque la méthodologie et les résultats du projet sont détaillés ailleurs (Chomienne et al., 2011), seuls les points saillants seront présentés ici.

Projet de démonstration IPEM

Postulat, Méthode et Participants Le projet postulait que médecins de famille et psychologues pratiquant sous un même toit en viendraient à collaborer de manière naturelle, améliorant ainsi la qualité des soins aux patients et les conditions de pratique pour les médecins en matière de prise en charge des problèmes courants de santé mentale. Deux équipes médicales de la région d’Ottawa au Canada ont accepté de participer. L’étude comptait 14 médecins : 10 médecins dans une clinique urbaine desservant 1 200 patients par médecin, et 4 médecins dans une clinique rurale desservant 6 000 patients (pas tous actifs) par médecin. Dans le cadre du projet, un psychologue salarié à temps complet a été intégré dans chacune des deux cliniques pendant 12 mois.

Dans un but d’échange de connaissances, l’étude a inclus 4 séminaires/présentations de 90 minutes préparés et animés par le psychologue. Ces présentations étaient accréditées par le Collège des médecins de famille comme formation continue ; les médecins et le psychologue de chaque clinique décidaient conjointement du thème à discuter. Le dossier médical électronique ou papier était partagé entre médecins et psychologue. L’étude privilégiait des interventions psychologiques de courte durée : 8 à 12 séances d’une heure, incluant l’évaluation initiale. Seuls les patients enregistrés dans les cliniques pouvaient participer. Ils avaient le choix de s’autoréférer ou d’être référés au psychologue par leur médecin. Les données ont été recueillies par des questionnaires auprès des médecins, psychologues et patients. Des mesures de santé et qualité de vie ont été administrées aux patients (Outcome Questionnaire OQ-45 et EuroQol-EQ-5) (Measures, O. Q., 2009 ; Lambert, & Finch, 1999 ; EuroQol Group, 2009). Les médecins et les psychologues ont aussi participé, séparément, à des groupes de discussion. Une étude rétrospective des dossiers a permis le recueil de données administratives sur le nombre de visites médicales avant et après l’intégration du psychologue dans la clinique.

Résultats

Patients

Au total, 376 patients ont été vus par les psychologues au cours de la durée du projet (12 mois). Les caractéristiques des patients participants sont présentées au tableau 1.

Tableau 1

Caractéristiques des patients participants dans chaque clinique

Caractéristiques des patients participants dans chaque clinique

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L’anxiété et la dépression étaient les raisons les plus fréquentes pour lesquelles les médecins faisaient une demande de consultation. Les patients (94 %) se sont dit « satisfaits à très satisfaits » du rôle du psychologue dans la clinique et près de 75 % d’entre eux ont estimé que le psychologue était mieux formé que leur médecin pour prendre en charge leurs problèmes psychologiques. Les patients ont été vus par le psychologue en moyenne 5 fois (minimum et maximum étant 1 et 23 respectivement). À leur dernière séance, 78 % des patients se sentaient mieux équipés pour faire face à leurs problèmes. De plus, 31 % des patients ont démontré une réduction significative de leurs symptômes (Outcome Questionnaire OQ-45) (Measures, O. Q., 2009 ; Lambert & Finch, 1999) et l’ensemble des patients démontrait une amélioration significative sur la mesure de qualité de vie (EuroQol-EQ-5) (EuroQol Group, 2009). La taille d’effet observée (d = 0.50) était comparable à celle rapportée dans le cadre d’une étude d’efficacité du programme australien Access to Allied Psychological Services (ATAPS), dans le cas des personnes recevant des services psychologiques pour anxiété (Fletcher, King, Bassilios, Reifels, Blashki, et al., 2012 ; INESSS, 2015).

Professionnels de la santé

Les caractéristiques des médecins et des psychologues des deux cliniques participantes sont présentées au tableau 2.

Tableau 2

Caractéristiques des médecins et psychologues dans chaque clinique

Caractéristiques des médecins et psychologues dans chaque clinique

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Médecins Les médecins référaient non seulement pour des interventions psychologiques, mais aussi pour obtenir une opinion ou faire préciser le diagnostic. En général (78 %) les médecins se considéraient insuffisamment formés pour prendre en charge des problèmes psychologiques. Tous (100 %) ont déclaré que leurs connaissances des évaluations et traitements psychologiques s’étaient améliorées. Ils constataient qu’un traitement psychologique est une approche complexe, rigoureuse et structurée ; à savoir qu’une intervention psychologique allait au-delà de l’écoute attentive et du fait de donner des conseils. Les médecins ont eu un sentiment de responsabilité partagée pour les soins. Ils considéraient le psychologue comme tout autre collègue-médecin. Les médecins étaient d’avis que les champs de pratique étaient clairs et qu’il n’y avait aucune guerre de territoire entre les deux professions. Le partage de dossiers a été considéré comme un outil essentiel à la collaboration. Les médecins de façon unanime ont souhaité que les psychologues puissent être impliqués et intégrés davantage en soins primaires. De plus, la plupart (80 %) ont fait état d’une amélioration de leur qualité de vie et de l’atmosphère au travail, rapportant une réduction de stress au travail.

Du point de vue économique, nous avons pu mesurer une réduction relative de la facturation des médecins pour des services en santé mentale : soit une réduction de 15 % pour la clinique urbaine et de 33 % pour la clinique rurale. Il est à noter que la clinique urbaine comprenait un médecin-psychothérapeute qui a maintenu sa facturation pour des services de santé mentale.

Psychologues Les psychologues se sont sentis accueillis et respectés comme des pairs et comme égaux en termes de professionnels autonomes. Ils ont estimé que ce type de collaboration n’était pas intimidant pour les patients et qu’il y avait moins de chance pour ceux-ci de se sentir stigmatisés puisque les consultations avec le psychologue se faisaient sous le couvert du bureau de leur médecin de famille. En ce qui concerne le développement de la collaboration entre médecins et psychologues, les séminaires de transfert des connaissances ont souvent été le lieu de discussion de cas et ont facilité le travail en équipe et les soins en collaboration. Les psychologues auraient préféré un type plus structuré ou « formel » de collaboration (séances de discussion de cas plus systématisées et plus fréquentes), mais ont été satisfaits des pratiques de collaboration plus informelles.

Ce projet de démonstration a donc permis de documenter que les psychologues et les médecins de famille sont des alliés naturels et complémentaires en soins primaires, ce qui est cohérent avec les études dans d’autres pays comme l’Australie (Vines, Richards, Thomson, Brechman-Toussaint, Kluin, et al., 2004 ; Hickie, 2000). Il nous a également permis de conclure que les maladies mentales à forte prévalence (anxiété et troubles de l’humeur – souvent associés à des maladies chroniques) se prêtent bien à des interventions psychologiques. Ce projet a également démontré une réduction de la rémunération en ce qui a trait aux soins de santé mentale réclamée par les médecins de famille ; laquelle réduction pourrait être allouée pour contribuer à couvrir les frais d’un psychologue.

La mise en oeuvre du projet de démonstration n’a pas connu d’obstacles proprement dits – hormis un problème d’espace de travail pour accueillir le psychologue. Il n’y a pas eu de résistance de la part des médecins, ni de conflits, ni de protectionnisme par rapport aux champs de pratique. Notre interprétation est que ceci correspond à un besoin réel qu’ont les médecins pour accomplir leur travail et qui répond aux meilleures pratiques. Les médecins dans notre projet de démonstration ont noté que le plus grand obstacle qu’ils rencontrent pour référer un patient à un psychologue est bien l’aspect financier pour grand nombre de patients qui n’ont pas d’assurance pour couvrir ces frais, les psychologues n’étant pas accessibles dans le régime de santé publique. Au-delà de la question financière, on peut certes évoquer un manque de volonté politique ou une incompréhension du rôle et autres contributions potentielles des psychologues pour ouvrir l’accès à de tels services dans le cadre du régime public d’assurance-santé.

Les messages clés du projet sont présentés au tableau 3.

Tableau 3

Messages clés du projet de démonstration

Messages clés du projet de démonstration

This demonstration project helped us document that psychologists and family physicians are natural and complementary allies in primary care, which is consistent with studies in other countries such as Australia. It also helped us conclude that since common mental illnesses (anxiety & mood disorders - even intertwined with medical/physical problems) are amenable to evidence-based psychological interventions, bringing highly trained regulated providers such as psychologists within primary health care teams simply makes sense. Psychologists have pertinent contributions to make in helping to alleviate the burden on family physicians but mostly to improve primary mental health care and implement cost-effective psychological treatments in primary care. In collaborative patient-centered care, psychologists allow timely access to psychological services that include diagnosis and treatment (the right person, at the right place, at the right time). This project also demonstrated that the cost of integrating psychologists to provide evidence-based interventions can be off-set by savings elsewhere ; in this case through a reduction in physicians’ mental health billing.

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Discussion

À ce jour, malgré des résultats encourageants, ce projet de démonstration financé dans le contexte même de la réforme des soins primaires ne semble pas avoir eu d’impact notable sur l’inclusion des psychologues dans les ÉSF.

En effet l’Ontario compte environ 13,6 millions d’habitants (Ontario Ministry of Finance, 2015) et approximativement 12 000 médecins de famille (The Ontario Physician Human Resources Data Centre, 2013). Depuis le début de la réforme des soins primaires, approximativement 200 ÉSF ont été mis sur pied avec un rapport d’environ 1 400-1 600 patients par médecin de famille. Un peu plus de 20 % des Ontariennes et Ontariens sont inscrits avec un médecin de famille dans une ÉSF, et chacune intègre une équipe composée de divers professionnels de la santé incluant entre autres, infirmières, diététistes, kinésiologues, pharmaciens, conseillers en santé mentale, travailleurs sociaux et psychologues.

Au cours de la dernière décennie, plusieurs médecins de famille ont communiqué avec nous en tant que chercheurs, pour indiquer qu’ils avaient effectivement demandé d’avoir des psychologues intégrés dans leur plan d’affaires pour une ÉSF, mais que leur demande avait été refusée. On leur aurait dit qu’on pourrait leur offrir deux ou trois conseillers ou travailleurs sociaux au lieu d’un psychologue.

On constate qu’un nombre très limité des ÉSF ont été autorisées à inclure des psychologues dans leurs équipes. Sur 3 378 psychologues en Ontario, environ 23 travaillent dans les ÉSF (≈ 0,01 %) (Peachey, Hicks, & Adams, 2013). Sur ces 23 psychologues, approximativement 2 ou 3 sont à temps plein et les autres travaillent souvent à temps partiel, de 1 à 3 jours par semaine. Selon nos observations et expériences cliniques, ce sont des travailleurs sociaux et des conseillers en santé mentale qui fournissent la majorité des services de santé mentale dans les ÉSF et en matière de soins primaires sous forme de counselling générique, stratégies de résolution de problèmes, interventions éducatives, et aiguillage vers des ressources communautaires. La majorité des médecins de famille offrent un traitement pharmacologique et/ou des conseils (Talbot, Clark, Yuzda, Charron, & McDonald, 2014 ; Roberge, Fournier, Menear, & Duhoux, 2014), et certains (1,6 % des médecins de famille en Ontario) offrent de la psychothérapie à titre de médecins de famille psychothérapeutes (General Practice Psychotherapy Association. [n.d.]. Accessible à : http://gppaonline.ca/). Or il est rapporté que près de 66 % des patients en soins primaires souffrant de troubles anxieux reçoivent des interventions qui ne sont pas conformes aux lignes directrices cliniques fondées sur les preuves (Stein, Sherbourne, Craske, Means-Christensen, Bystritsky, et al., 2004 ; Stein, Roy-Byrne, Craske, Campbell-Sills, Lang, et al., 2011).

Il est de notre avis qu’actuellement, les compétences et les pleins champs de pratique des professionnels en santé mentale dans les ÉSF ne sont pas distribués de manière optimale. Ce ne sont pas tous les patients qui peuvent accéder au « professionnel le plus approprié » selon le niveau de complexité de leur(s) problème(s). Malheureusement, de nombreuses ÉSF bénéficient seulement d’un type de professionnel de la santé mentale non médicale (le plus souvent, c’est un travailleur social) pour voir tous les cas, indépendamment de leur niveau de complexité, et indépendamment du niveau d’expertise du professionnel.

Pourquoi si peu de psychologues dans les ÉSF ? Il est difficile de comprendre les raisons qui sous-tendent cet état de fait. Au cours des dix dernières années dans nos représentations auprès des décideurs et personnes-clés, nous avons constaté une méconnaissance de la formation et des compétences des différents professionnels de santé mentale, notamment l’expertise spécifique des psychologues. Pour certains, « la thérapie cognitivo-comportementale peut être apprise sur internet… », ou « tout ce dont les patients ont besoin c’est de parler à quelqu’un… », pour d’autres « les psychologues ne sont-ils pas trop qualifiés pour cela ?… », ou même « les psychologues sont trop coûteux, alors pourquoi ne pas former d’autres personnes pour faire ce travail ? ».

L’argument à savoir qu’il serait moins coûteux d’embaucher d’autres professionnels de la santé mentale, propose la formation de conseillers en santé mentale ou d’intervenants pour offrir des traitements dits « manualisés » (c’est-à-dire, dont le processus est formalisé dans un manuel technique). Il s’agit d’une option tout à fait appropriée pour certaines conditions avec une présentation claire. Mais pour les cas avec comorbidités complexes, il est important de savoir quelle condition traiter en premier, et pourquoi. Il est tout aussi important de connaître les indications précises ainsi que les contre-indications de telle, ou telle, intervention. Offrir un traitement psychologique s’apparente à offrir un traitement médical : il nécessite des compétences pour poser un diagnostic différentiel, une bonne connaissance des lignes directrices cliniques, être prêt à modifier le contenu du traitement, la durée du traitement, ainsi que le rythme de traitement, ou référer ailleurs quand indiqué. Comme c’est le cas pour un traitement médical, offrir un traitement psychologique nécessite un répertoire de connaissances et un jugement clinique qui ne peuvent être développés que par une formation intensive et une quantité adéquate de pratique supervisée par des superviseurs expérimentés. Tout comme en médecine, certains cas sont suffisamment bien pris en charge avec l’application de techniques tandis que d’autres, plus complexes, requièrent une fine orchestration de la science et de l’art qu’est la psychologie. Cette fine orchestration de la science et de l’art ne se lit pas dans les manuels techniques. La santé mentale se trouve ainsi stigmatisée par des représentants – défenseurs du système de santé. Certes, on n’oserait pas affirmer qu’un cardiologue est trop qualifié et/ou trop coûteux pour traiter les maladies cardiaques. Pourquoi alors suggérer qu’un psychologue serait trop qualifié et trop coûteux pour évaluer et traiter la santé mentale ? Ces commentaires suggèrent la présence d’un manque de connaissance, de compréhension, ou de considération quant à la nature et la complexité des problèmes psychologiques, leur impact économique sur le système de santé et la société, ainsi qu’un manque de connaissance des résultats de la recherche sur l’existence de psychothérapies efficaces cliniquement, et rentables économiquement.

Les initiatives phares internationales Dans la quête d’améliorer les initiatives existantes de soins primaires, telles les ÉSF, et d’accroître l’accès aux services psychologiques, l’Ontario et les autres provinces pourraient examiner de plus près les éléments gagnants de certaines initiatives pour améliorer l’accès aux psychothérapies telles qu’initiées en Australie et au Royaume-Uni ; respectivement, Better Access to Psychiatrists, Psychologists and General Practitioners through the Medicare Benefits Schedule – Better Access (Pirkis, Harris, Hall, & Ftanou, 2011) et Improving Access to Psychological Therapies – IAPT (Clark, Layard, Smithies, Richards, Suckling, et al., 2009).

Dès 2006, le gouvernement australien décide de financer l’accès à la psychothérapie à l’intérieur du système public de soins de santé. Un partenariat est donc développé entre le système public et les professionnels en pratique privée offrant de la psychothérapie ; psychiatres, ergothérapeutes, et en majorité des psychologues. Les médecins de famille peuvent donc référer leurs patients pour être évalués et recevoir jusqu’à 10-12 séances (en individuel ou en groupe) de psychothérapie par un psychologue ou autre professionnel reconnu par le programme. Le système public défraie une majeure portion du taux horaire recommandé par les associations professionnelles des thérapeutes ; certains patients doivent donc défrayer une portion des coûts et ce système de co-paiement est dans une certaine mesure ajusté en fonction du revenu du patient. Les thérapeutes doivent communiquer avec le médecin référant et certains paramètres doivent être respectés pour que les services soient maintenus (par exemple, un rapport de progrès doit être envoyé au médecin après 6 séances). Comme c’est le cas pour le Royaume-Uni, l’accent est mis sur les interventions éprouvées empiriquement. La communication avec le médecin référant est une composante obligatoire.

Depuis 2008, le programme IAPT du Royaume-Uni se concentre sur l’amélioration de l’accès aux thérapies psychologiques fondées sur des preuves empiriques tel que recommandé dans le National Institute for Health and Clinical Excellence (National Institute for Health and Clinical Excellence, 2006), une autorité scientifique indépendante qui recueille des lignes directrices en matière de meilleures pratiques. L’approche aux soins est par paliers, stepped-care approach, et maximise l’utilisation judicieuse des professionnels de la santé mentale dont les qualifications reflètent divers niveaux de compétences et de formation supervisée. Certains thérapeutes sont donc suffisamment qualifiés pour offrir des services à « faible intensité » et d’autres sont suffisamment qualifiés pour offrir des services de « moyenne » et de « haute intensité » ; reconnaissant ainsi que le niveau de complexité du patient requiert les services de professionnels possédant différents niveaux de formation et de compétences. Le système priorise la notion d’un bon équilibre entre thérapeutes pouvant adresser divers types de problèmes et niveaux de complexité. Des psychologues participent à divers niveaux de la formation, supervision clinique et développement de programmes.

Pour l’intégration des psychologues en soins primaires L’inclusion des psychologues en soins primaires est cruciale pour alléger le fardeau des médecins de famille en soins primaires et venir les appuyer. Les psychologues ont des contributions pertinentes à faire dans la prise en charge des problèmes courants de santé mentale. Dans un contexte actuel de soins centrés sur le patient, les psychologues permettent un accès en temps opportun à des services psychologiques diagnostiques et thérapeutiques (le bon service, au bon moment, au bon endroit, et avec le fournisseur de soins de santé approprié). Leur inclusion et leur intégration en soins primaires ouvrirait davantage l’accès à des traitements psychologiques efficaces et fondés sur des données probantes. Les psychologues permettent d’offrir une alternative thérapeutique efficace ou complémentaire aux patients réticents à prendre un traitement pharmacologique. À l’instar du médecin de famille en matière de santé physique en soins primaires, le psychologue est en quelque sorte le « généraliste » en matière de santé mentale en soins primaires.

Les psychologues forment le plus grand groupe de professionnels de la santé au pays ayant reçu une formation spécialisée et supervisée à offrir des services en santé mentale et comportementale. De nombreuses études et rapports (Hunsley et al., 2014 ; Hunsley, 2003 ; Peachey et al., 2013) soulignent que les traitements psychologiques sont à la fois cliniquement et économiquement efficaces et que les contributions des psychologues sont utiles et appropriées là où il y a un besoin pour : 1) des évaluations psychologiques, 2) la formulation et la communication d’un diagnostic, 3) un processus de triage, 4) des interventions de haute intensité pour des cas complexes, avec multiples comorbidités ainsi que pour 5) la supervision clinique, et la formation des professionnels de la santé.

Conclusion

Ce projet de démonstration ainsi que notre expérience clinique soutenue en santé mentale en soins primaires sont à divers égards, cohérents avec la littérature scientifique. Les problèmes de santé mentale courants sont, par définition, hautement prévalents, et de ce fait les coûts pour la société sont excessivement élevés. Un diagnostic précoce et précis est crucial pour guider la mise en oeuvre des meilleures pratiques qui reposent sur des traitements psychologiques éprouvés, efficaces, et qui sont « coût-efficaces ». Tous les traitements (pharmacologiques ou non pharmacologiques) fondés sur des preuves devraient être la norme et accessibles universellement pour tous les Canadiens. L’intégration de ces meilleures pratiques peut s’appuyer sur des modèles de pratique et des équipes multidisciplinaires existantes, mais aussi sur des mécanismes novateurs reliant les secteurs public et privé comme la réforme en santé mentale dans le système de soins australien. Les équipes interprofessionnelles devraient intégrer une combinaison judicieuse des compétences en santé mentale avec un juste équilibre entre les diverses compétences requises pour répondre efficacement aux complexités des problèmes de santé mentale de la population desservie. On ne peut s’attendre à ce qu’un seul type de professionnel de la santé mentale sur une équipe (que ce soit un conseiller, travailleur social, infirmière en santé mentale, psychologue, ou psychiatre – même s’il s’agit de substituer la diversité en accordant 2, 3 ou 4 individus d’une même profession à moindres coûts) soit en mesure de répondre adéquatement à tous les niveaux de complexité des problèmes rencontrés en soins primaires. La réalité est que chaque équipe devrait bénéficier d’une combinaison judicieuse de divers types de professionnels de la santé mentale. En ce moment, il y a un manque à combler dans les ÉSF et les soins primaires au sens large, et il semble tout à fait logique que les psychologues soient davantage invités à joindre l’équipe.