Corps de l’article

Introduction

Dans de nombreux pays, les psychologues représentent un large bassin de professionnels de santé spécialisés dans la pratique de la psychothérapie. Le plan d’action global de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2013) « reconnaît le rôle essentiel de la santé mentale dans la réalisation de l’objectif de la santé pour tous ». Sachant le rôle important des soins de santé primaires dans les indicateurs de santé d’une population (Starfield, Shi & Macinko, 2005), il apparaît nécessaire, comme le recommande l’Association Européenne de Psychiatrie (Gaebel et al., 2012), de renforcer la qualité des soins de santé primaires en santé mentale. L’amélioration de la qualité de la collaboration entre médecins et psychologues peut être une des solutions pour réaliser l’objectif de santé pour tous, en favorisant et en permettant l’accès des populations aux traitements psychologiques et aux psychothérapies.

L’article que nous présentons ici se veut un regard sur la collaboration entre médecins et psychologues selon deux perspectives et deux contextes différents, l’un en Belgique et l’autre au Canada. Une première section traitera de l’évolution des mentalités entre ces deux professions dans une perspective européenne belge ; une deuxième, le contexte de réforme en soins primaires et le potentiel de collaboration entre ces deux professions au Canada.

Perspective belge : portrait de l’évolution des mentalités à propos de la collaboration entre médecins et psychologues en Belgique

Alors que pour certaines professions dans le domaine de la santé, la collaboration avec le médecin s’impose presque naturellement, ce n’est pas toujours le cas entre les médecins et les psychologues cliniciens ou les psychothérapeutes, et ce, même si des études montrent l’intérêt de cette collaboration tant pour les patients (Bacqué, 2012 ; Verweij, Proper, Hulshof & van Mechelen, 2012) que pour les médecins (Chomienne et al., 2011 ; De Lepeleire, 2010 ; Vines et al., 2004).

En effet, plusieurs explications peuvent être avancées afin de comprendre la source de ce manque de collaboration. Alors que certaines de ces explications semblent générales et concernent sans doute de nombreux pays et cultures, d’autres semblent plus spécifiques au contexte belge.

Problématique. Il est possible d’appréhender la situation actuelle de la collaboration entre le médecin et le psychologue clinicien. Néanmoins, son analyse exige la mise en place d’une méthodologie rigoureuse afin de se forger une image précise et exacte de cette collaboration, notamment en Belgique. Pour cette raison, un des auteurs de cet article (Vaneste) mène actuellement une recherche au sein de la Faculté de psychologie de l’Université de Mons sous la direction du Professeur Hendrick. Cette recherche vise à découvrir la façon dont les médecins et les psychologues vivent, perçoivent et envisagent la collaboration. Un premier examen de la littérature a été basé sur une recherche thématique à l’aide des moteurs PubMed et Google Scholar sur la base des mots clés suivants (exprimé en français, en anglais – dans différentes combinaisons) psychosomatique, médecine et psychologie, rôle du psychologue en médecine, collaboration médecins et psychologues, interdisciplinarité en médecine, collaboration médecins et autres professionnels de santé, psychologie de la médecine, psychothérapie et économie de la santé. Ceci a d’ailleurs permis de baliser certains points à étudier. Les travaux de D’Amour, Sicotte et Levy (1999) ont abordé l’aspect sociologique de la collaboration, ceux de Grenier, Chomienne, Gaboury, Ritchie & Hogg (2008a) et de Sarma, Devlin, Thind et Chu (2012) ont traité de facteurs la facilitant, et ceux de Vines et al. (2004) et Chomienne et al. (2011) de son intérêt. De plus, Nitecki (2013) a tenté de définir la collaboration dans une thèse consacrée à la collaboration interprofessionnelle au sein du réseau soins palliatifs-médecins généralistes. Si la définition évidente de « collaborer » est « travailler ensemble », elle n’en pose pas moins les questions suivantes : qui fait quoi ? Pour quoi ? Pour qui ? Pourquoi ? Comment ?

Ainsi, nous brosserons un panorama des freins particuliers que nous avons identifiés en lien avec une évolution des mentalités à divers niveaux.

Évolution du titre et de la profession de psychologue en Belgique. Depuis une trentaine d’années, le titre de psychologue a évolué considérablement en Belgique. En 1993, une loi a été votée reconnaissant le titre de psychologue, mais non la fonction. Cela signifie que quiconque peut exercer une activité professionnelle de psychologue sans en avoir le titre et la formation. Ce n’est que le 4 avril 2014 que le Parlement belge vote une loi qui reconnaît les psychologues cliniciens, les orthopédagogues cliniciens ainsi que les psychothérapeutes comme des professionnels des soins de santé.

Évolution du rôle du psychologue dans le système de soins en Belgique. En quarante ans, le psychologue est passé d’un rôle d’exécutant en matière de santé mentale à celui de prestataire de soins de santé. Il y a plus de quarante ans, le psychologue faisait passer principalement des tests intellectuels ou de personnalité. Il ne posait pas de diagnostic et les prises en charge se limitaient à de l’orientation. En ce qui concerne la santé mentale, le psychologue exécutait les demandes ou les directives provenant du psychiatre. Ce n’est qu’à partir de 1974 que les psychologues se sont introduits dans les hôpitaux généraux, d’abord dans les services de neuropsychiatrie et de psychiatrie, puis en psychiatrie infantile dès 1977. La loi belge coordonnée sur les hôpitaux du 7 août 1987 confirme la présence de psychologues au sein des services de soins palliatifs. Ainsi, depuis 2002, les psychologues sont introduits dans les services d’oncologie au sein d’équipes pluridisciplinaires pour soutenir et accompagner le patient lorsque ce dernier est consentant. Progressivement, il a été demandé aux psychologues d’exercer un rôle d’expert dans la communication avec les patients en intervenant auprès du personnel de soins pour leur expliquer les situations et leur suggérer une vision différente des patients. Dans le cadre des soins palliatifs, leurs actions se limitaient aux prestataires de soins de santé (infirmières, paramédicaux, etc.) et aux familles ; de manière plus anecdotique aux prestataires de la santé (médecins toutes spécialités confondues, la médecine générale étant considérée comme une spécialité), mais de façon exceptionnelle aux patients surtout dans l’explication de la maladie et la motivation au traitement. Vu le développement des soins palliatifs, les psychologues se sont vus confier davantage des interventions autonomes auprès de familles de patients et parfois auprès des patients eux-mêmes. Ainsi, depuis quelques années, une demande croissante d’interventions psychologiques ou psychothérapeutiques par les médecins généralistes a été constatée. On passe ainsi d’un rôle limité aux services de santé mentale à un rôle de prestataire de soins de santé.

Évolution de l’identité et de la place du psychologue dans le système de soins en Belgique. En Belgique, la collaboration médecins-psychologues soulève des interrogations quant à l’identité et à la place qu’occupe le psychologue dans le système de soins, qui ont permis notamment d’identifier des freins identitaires, financiers et en lien avec la recherche :

  • Freins identitaires Les psychologues cliniciens revendiquent depuis au moins 1983, moment des premières discussions sur la reconnaissance des psychologues, l’identité d’expert autonome. S’ils acceptent de collaborer avec les médecins, ils refusent généralement de travailler sur prescription. Ce qui est compréhensible si l’on considère qu’il n’est guère cohérent de « prescrire » une intervention psychothérapeutique : porter un regard critique sur son propre fonctionnement psychique et relationnel présente parfois un risque qu’il appartient à chacun d’apprécier librement. Cependant, l’identité d’expert autonome suggère l’allongement du cursus de formation en psychologie clinique. En Belgique, de plus en plus de voix souhaitent l’ajout d’une année d’études supplémentaire – consacrée essentiellement à des stages cliniques supervisés – pour les psychologues qui voudraient exercer une fonction de psychologue clinicien de façon autonome. La formation universitaire actuelle (Master en psychologie clinique de cinq ans) prévoit 1 200 heures de stage supervisé. Ainsi, la durée actuelle de 5 ans passerait à 6 ans. Sans préjuger des positions à venir du pouvoir exécutif, cette disposition ne ferait qu’entériner une situation de fait qui prévaut en Belgique depuis de nombreuses années ; les postes de psychologues cliniciens sont souvent occupés par des psychologues qui peuvent faire état d’une expérience et d’un parcours de formation dans le domaine clinique qui vont au-delà du bagage acquis durant les études universitaires.

    Cette évolution vers un « plus de formation clinique » ne va pas sans bousculer les identités des uns et des autres. Dans tout système humain, se (re) définir, signifie redéfinir les autres aussi. Certains psychologues perçoivent négativement l’idée de prolonger la durée des études ; certains médecins étant habitués à travailler avec d’autres prestataires de soins en occupant précisément la position soit de prescripteurs ou de prestataires de soins – dont certains groupements de psychothérapeutes – qui, dans la redistribution des rôles autour des patients, ne souhaite pas voir la « concurrence » des psychologues cliniciens se renforcer.

  • Freins financiers Ce volet, examiné par l’Administration fédérale, concerne le remboursement de certains actes posés par les psychologues cliniciens. Même si la plupart des experts n’osent guère espérer une évolution rapide à propos de ce volet spécifique, un tel remboursement serait justifié compte tenu des économies substantielles générées par la prise en charge des aspects psychologiques dans le cadre de maladies somatiques (Roberts & Grimes, 2011 ; Dezetter, 2012).

  • Freins en lien avec la recherche scientifique Souvent focalisés sur l’exercice et ancrés dans les modèles classiques (psychanalyse, systémique, humaniste ou cognitivo-comportemental), la plupart des psychologues laissent encore trop souvent peu de place à la recherche axée sur la pratique. Au vu de l’abondance des recherches sur les effets et les processus en psychothérapie et compte tenu de la nécessité vitale de l’évaluation des traitements, ceci est problématique (Hendrick, 2009 a & b). Ce qui peut freiner la collaboration avec les médecins plus ancrés dans la médecine factuelle, Evidence Based Medicine, qui repose sur l’expertise du clinicien, mais aussi sur la prise en compte des préférences du patient et des meilleures données actuelles issues de la recherche scientifique. Bacqué (2010) souligne également cette difficulté à la collaboration et Durieux (2014) encourage une plus grande intégration des principes de la médecine factuelle dans la pratique des psychologues.

Évolution d’une vision du rapport entre le corps et l’esprit. Un clivage entre le corps et l’esprit a prévalu dans la pensée occidentale depuis le Siècle des Lumières. Ce clivage s’inscrit avec, en toile de fond, un débat philosophique séculaire entre dualisme et monisme ; le premier se fondant sur l’idée de l’existence d’un monde d’idées totalement dissocié du monde matériel alors que le second défend la thèse inverse d’un tout intégré. Les progrès récents des recherches en sciences médicales et en psychologie clinique ont estompé ce clivage. Séparer le corps de l’esprit est devenu une position intellectuellement intenable (Ansermet & Magistretti, 2004).

Au cours des 20 dernières années, de plus en plus d’études ont montré l’intérêt d’une prise en charge psychologique dans le traitement de nombreuses pathologies (Bacqué, 2012 ; Fisher, Chan, Nan, Sartorius & Oldenburg, 2012). Cette évolution découle de l’idée que l’avis d’experts du pôle psychique – les psychologues cliniciens – peut prendre une place nouvelle et essentielle dans la mise en oeuvre des soins de santé à condition que les psychologues intègrent davantage les données somatiques dans leurs raisonnements et que les médecins effectuent le même parcours, mais en sens opposé, soit du somatique vers le psychique.

Malgré ces faits incontestables qui plaident en faveur de l’unité corps-esprit, les positions dualistes sont encore trop dominantes pour de nombreux psychologues et peuvent être considérées comme un frein à la collaboration.

Évolution de la mise en oeuvre de la collaboration et considérations techniques. À côté des enjeux philosophiques, identitaires et économiques que nous venons d’évoquer, il existe d’autres freins de nature plus technique à cette collaboration. En 2012, un colloque national « Psychothérapeute et médecin généraliste : collaborateurs santé ? » organisé à l’initiative de l’Administration de la santé publique a mis en évidence le désir de collaboration entre les médecins généralistes et les psychologues cliniciens, mais a aussi permis de constater un manque de connaissances des possibilités de collaborer, confirmant ainsi les conclusions d’un groupe de travail scientifique mené par De Lepeleire (2010). Parmi les freins techniques qui ont été déterminés, citons trois exemples.

Premièrement, les médecins (généralistes et spécialistes exerçant hors hôpital) qui souhaitent recommander un patient à un psychologue n’ont pas de connaissance précise de la spécialité de ce dernier. Ainsi, certains médecins préfèrent s’abstenir malgré leur volonté de voir le volet psychologique pris en charge par un spécialiste. Deuxièmement, un certain nombre de psychologues qui recevaient des patients envoyés par des médecins ne donnent aucun suivi à ces derniers ; un fait qui s’oppose à la vision moniste du corps et de l’esprit qui a d’ailleurs poussé le médecin à cet envoi. Il y a donc ici une contradiction flagrante entre les croyances des protagonistes et leurs pratiques. Et troisièmement, un autre exemple est qu’actuellement en Belgique l’essentiel des recommandations des médecins généralistes vers un psychologue (sans distinction entre le psychologue clinicien et le psychothérapeute) est basé sur le hasard et sur le fait que le médecin connaît personnellement le « psy ».

Évolution de la perception du rôle du médecin par la population. L’évolution apparente de la place et de la fonction de « guérisseur » qu’occupe le médecin recèle un invariant que nous tenterons de mettre en évidence et qui peut faire office de frein à la collaboration entre les médecins et les psychologues cliniciens. Parce que c’est sa formation, son métier, sa raison d’être – combattre la mort et tenter de prolonger la vie –, le médecin occupe une place unique dans le système de santé. Une place liée à la vie et la mort qui l’installe dans une position phantasmatique empreinte de pouvoir et de savoir absolu.

Dans le domaine de la santé mentale, cette position est convoitée par de nombreux professionnels : psychiatres, psychologues, infirmiers, assistants sociaux, éducateurs, etc. Bien que le psychisme et le relationnel obéissent aussi à d’autres lois que la seule biologie, si l’on se rappelle l’histoire de la médecine, on constate que cette place symbolique tant convoitée par tous n’est pas tant liée à la médecine qu’à la fonction de « sorcier ». Un sorcier est un spécialiste de la communication avec les puissances de la nature et de l’univers de personnes décédées. Le sorcier joue le rôle d’interface entre le monde de vivants et le monde des morts.

À l’origine, le médecin était un chaman. Son savoir était d’essence occulte, sinon divine ou à tout le moins émanait d’un monde invisible dont il était le seul interprète. Dans l’esprit de la population, il était un aidant de la vie. Il ne devait pas répondre de la mort de l’autre, car celle-ci n’était pas un échec, mais une prérogative de la vie et la volonté de Dieu. Au Moyen Âge, le médecin est un érudit, maîtrisant un savoir qui ne peut se faire comprendre que par de rares personnes : il est un « connaisseur ». Au 16e siècle, le médecin devient « découvreur » et « expérimentateur » ; il accroît sa connaissance de l’anatomie sur la base de l’observation. On cherche à transmettre le savoir de façon rationnelle et compréhensible. On ne répond pas de la mort de l’autre, mais plutôt on la diffère, parfois même on l’évite. Vers la fin du 17e siècle et au 18e siècle, les progrès de la science permettent aux médecins d’asseoir leur art sur la raison. Le médecin est alors perçu comme un guérisseur « savant » et responsable de la mort du patient, même s’il ne doit toujours pas en répondre. Vers la seconde moitié du 19e siècle, avec les progrès des techniques médicales, l’art de guérir devient aussi une science. Les maladies physiques, psychologiques ainsi que la mort s’expliquent maintenant par le corps et l’esprit. Et au cours du 20e siècle, la « science » prend progressivement le pas sur l’art de guérir. La mort devient une « erreur », voire une « faute professionnelle ». Les gens veulent comprendre, exigent des résultats et cherchent parfois des « responsables ». Le médecin devient responsable de la mort du patient, en un temps où il acquiert aussi le pouvoir de la donner (euthanasie). Dans l’imaginaire de la société, la capacité de réaliser une euthanasie accentue cette idée de pouvoir absolu de vie et de mort, tout en humanisant le médecin. De plus en plus, celui-ci ose affirmer ses limites, mais s’enhardira-t-il à renoncer au monopole d’un savoir perçu ?

La place du médecin semble unique et intemporelle. Dès lors, peut-on, dans cet imaginaire populaire, la scinder, la fractionner en plusieurs professions qui seraient alors priées de collaborer ? Si la raison et la science l’autorisent, l’exigent peut-être, l’anthropologie semble suggérer le contraire. N’est-ce pas là un frein ultime ?

En résumé En Belgique, si au cours des 20 dernières années, la fonction de psychologue et sa façon d’être perçue par les patients ont fortement évolué, la collaboration entre le médecin généraliste et le « psy » n’en est encore qu’à ses balbutiements. Une étude en cours, par un des auteurs (Vaneste), sur la modélisation et la mise en oeuvre de la collaboration entre les médecins généralistes et les psychologues devrait être un des facteurs permettant une évolution de la situation au même titre qu’une définition des compétences propres aux psychologues cliniciens, voire la définition et l’organisation d’une nouvelle orientation en psychologie de la santé comme c’est déjà le cas dans certains pays.

Perspective canadienne de la collaboration entre les médecins et les psychologues en soins de première ligne

Les soins de santé mentale au Canada et l’accès à la psychothérapie. Au Canada, dans le secteur public, la porte d’entrée aux soins de santé repose sur le médecin de famille qui évalue son patient et le réfère, au besoin, au professionnel de la santé qu’il requiert. En général, plus de 90 % des problèmes de santé mentale sont pris en charge en soins primaires par le médecin de famille, et ce, avec ou sans la collaboration d’un psychiatre (Arbodela-Florez & Saraceno, 2001). Les ressources disponibles au médecin de famille en ce qui a trait aux problèmes de santé mentale – incluant les problèmes psychosomatiques – sont celles à l’intérieur du système de santé publique, soit le psychiatre ou le travailleur social. Selon la condition en cause, certains programmes accessibles aux médecins de famille peuvent offrir de façon intégrée un psychiatre, des psychologues, des ergothérapeutes, des infirmières en santé mentale et des travailleurs sociaux. Les cas de santé mentale plus sévères sont référés au psychiatre pour prise en charge et traitement pharmacologique. Ainsi dans le secteur public, la prise en charge la plus courante demeure la pharmacothérapie, qu’elle soit dispensée par le médecin de famille ou par le psychiatre. Quant à la prise en charge non pharmacologique, elle reste souvent aux mains du médecin de famille qui en est responsable et prend alors la forme de conseils ou de résolution de problèmes, et plus rarement de psychothérapie. Selon le sondage du Collège des médecins de famille du Canada, seulement 12 % des médecins de famille ont une pratique ciblée vers la santé mentale. Très peu de médecins de famille (1 %) sont enregistrés comme médecins-psychothérapeutes (General Practice Psychotherapy Association, communication personnelle, 21 août 2015).

Pour les conditions de santé mentale à forte prévalence comme l’anxiété et la dépression, le médecin de famille est le premier professionnel consulté pour l’identification et la prise en charge de ces conditions qui peuvent représenter jusqu’à 60 % des raisons de consultation en médecine familiale (Craven, Cohen, Campbell, Williams & Kates, 1997). Or, les sondages conduits auprès des médecins de famille rapportent que ceux-ci manquent de temps, d’intérêt ou de compétences pour traiter ces conditions (Craven et al., 1997). En ce qui concerne la compétence des médecins de famille, souvent remise en question, une étude canadienne récente a rapporté que les médecins de famille savent reconnaître la dépression et l’anxiété, quoique plus facilement la dépression, et sont généralement au fait des meilleures pratiques pour la prise en charge de ces conditions (Kosteniuk, Morgan & D’Arcy, 2012 a & b). Pour pallier leur manque d’intérêt ou de temps, les médecins de famille aimeraient pouvoir référer à un psychologue comme le démontre un sondage fait en Ontario auprès de 118 médecins (Grenier et al., 2008 a). Cependant, les psychologues, qui représentent le plus grand bassin de professionnels formés à offrir des services psychologiques, notamment évaluation psychologique et psychothérapie, pratiquent essentiellement dans le secteur privé. En outre, les médecins de famille rapportent ne pas connaître les psychologues de leur région (Grenier et al., 2008 a) et se disent limités par les contraintes financières de leurs patients : l’accès à un psychologue est en effet dépendant de la couverture par une assurance supplémentaire et privée que de nombreux Canadiens n’ont pas.

Il n’est donc peut-être pas surprenant que les études montrent, notamment pour les troubles anxieux, que ceux-ci ne soient pas identifiés (Borowsky et al., 2000), ou qu’ils ne le soient souvent que tardivement, bien souvent après une évolution moyenne de plus de 10 ans (Christiana et al., 2000). De plus, lorsque ces pathologies sont identifiées et diagnostiquées, plus de 60 % des patients ne reçoivent pas les traitements recommandés et reconnus comme étant efficaces (Calleo, Wehman & Wilson, 2009), ou sans tenir compte des préférences des patients qui semblent préférer la psychothérapie, comme le souligne une méta-analyse récente (McHugh, Whitton, Peckham, Welge & Otto, 2013).

Ainsi, pour la majorité des conditions de santé mentale vues en soins primaires, bien que la psychothérapie fasse partie des recommandations en termes des meilleures pratiques, le fait que peu de médecins soient formés à la psychothérapie et que l’accès à des psychologues soit difficile, contraint les médecins de famille à inévitablement proposer un traitement pharmacologique – ce qui ne correspond pas toujours, et de moins en moins, à la préférence du patient.

La réforme en soins primaires. La mise en oeuvre de la réforme des soins primaire au Canada, au début des années 2000, laissait envisager un changement puisque celle-ci se basait sur l’offre du « professionnel le plus approprié au moment et au lieu les plus opportuns ». Avec la réforme des soins primaires, le système de santé reconnaissait la complexité grandissante des maladies et de leur prise en charge et recommandait le développement de nouveaux modèles de soins et de pratiques exemplaires qui s’appuieraient sur une pratique interdisciplinaire collaborative ; ceci incluait les soins de santé mentale. Les études et les revues systématiques semblaient renforcer la notion intuitive que des soins interdisciplinaires collaboratifs avaient un impact positif sur la qualité des soins (Zwarenstein, Goldman & Reeves, 2009). En appuyant la réforme sur la pratique collaborative, les décideurs ouvraient la voie pour une collaboration entre la santé physique et la santé mentale.

Les nouveaux modèles de pratique en soins primaires issus de la réforme, mais qui varient selon les provinces, ont donc incorporé différents professionnels de la santé (infirmières-praticiennes, diététistes, pharmaciens, travailleurs sociaux et psychologues). En Ontario, environ 23 psychologues ont été intégrés (à temps partiel) à 200 nouveaux modèles de soins (les Équipes de santé familiale – ESF) ; ce qui veut dire qu’approximativement, seulement 12 % des nouvelles ESF incluent un psychologue. Seule la province de l’Alberta exigeait que le plan d’affaires inclue un volet santé mentale (pouvant inclure infirmières de santé mentale, travailleurs sociaux ou psychologues). Plus récemment, le Manitoba examine la possibilité de lier plus intimement son réseau de soins primaires avec des soins psychologiques. Au Québec, les Groupes de médecine de famille (GMF) associent seulement médecins et infirmières. Ainsi, malgré une opportunité d’inclure une approche holistique du patient, corps et esprit, la réforme mettait en sourdine la prise en charge de la santé mentale sans direction claire.

Afin de soutenir la pratique collaborative, la réforme introduisait aussi des modalités de rémunération variée pour les médecins. Au niveau de chaque province ont été entamées des négociations avec les associations médicales respectives pour offrir une flexibilité dans la rémunération. La modalité la plus souvent retenue a été une rémunération mixte – avec une proportion variable de rémunération à l’acte, selon la performance, et de rémunération fixe (salaire) ; la plus grande proportion du revenu d’un médecin de famille demeure cependant la rémunération à l’acte et en réalité très peu de place est laissée pour des rencontres multidisciplinaires ou pour discussion autour de cas cliniques (Mulvale & Bourgeault, 2007). Ceci est un élément important pour les problèmes de santé mentale ; les psychologues ayant participé au projet de démonstration – détaillé dans ce supplément (Grenier et al.) – qui intégrait deux psychologues dans des équipes de santé familiale. Ces derniers regrettaient que les médecins n’aient pas de temps protégé pour les discussions de cas.

La proportion des populations desservies par ces nouveaux modèles varie selon les provinces. En Ontario par exemple, qui est parmi l’une des provinces les plus avancées en terme d’initiatives liées à la réforme, seulement 20 % de la population est servie par ces nouveaux modèles avec équipes pluridisciplinaires. Récemment, le gouvernement de l’Ontario a cessé de poursuivre le développement des nouveaux modèles de soins et de les soutenir. En effet, malgré les investissements, la pratique collaborative ne se fait pas de façon optimale (Gocan, Laplante & Woodend, 2014) et il ne semble pas y avoir d’indication indiquant que la prestation des services à qualité égale soit accomplie à un coût efficace (Rosser, Colwill, Kasperski & Wilson, 2011). Ainsi, bien que certaines améliorations dans la prise en charge des maladies chroniques aient été notées, il y a peu d’évidence qu’il y ait eu amélioration en matière d’expériences du patient ou des résultats (Conference Board of Canada, 2014). D’autres études plus rigoureuses et à plus grande échelle seront nécessaires pour clarifier davantage ces données initiales.

Force est de constater qu’il ne suffit pas de faire travailler différentes disciplines l’une à côté de l’autre pour qu’elles collaborent au vrai sens du terme : c’est-à-dire qu’elles travaillent ensemble dans un même but, partageant des valeurs communes et un respect mutuel des contributions de l’autre. D’ailleurs, différents auteurs font état d’une « dominance médicale » (Bourgeault & Mulvale, 2006 ; Drewlo, 2014) de l’attitude négative des professionnels de santé l’un envers l’autre, la méconnaissance de l’autre et de son champ de pratique (Lee, Schneider, Bellefontaine, Davidson & Robertson, 2012), mais aussi en raison de facteurs contextuels avec les contraintes de temps et les modèles de rémunération qui ne facilitent pas la collaboration (Drewlo, 2014).

Alors que la réforme en soins primaires au Canada avait suscité l’espoir d’une meilleure intégration santé physique et santé mentale, le constat initial est que peu de nouveaux modèles de soins ont intégré des psychologues aux équipes et aussi que la collaboration interdisciplinaire nécessite plus que le simple partage d’un lieu commun de pratique. Ainsi se pose la question : comment mieux faire collaborer les diverses disciplines afin de retirer les bénéfices escomptés de cette collaboration ?

Stratégies pour développer la collaboration entre médecins et psychologues au Canada. Deux sondages réalisés en 2005 (Witko, Bernes & Nixon, 2005) et 2008 (Grenier et al., 2008a) ont montré la volonté des médecins de famille de collaborer avec les psychologues, mais aussi que diverses barrières rendent la collaboration difficile ou peu satisfaisante. Les médecins de famille rapportent qu’il y a souvent une absence de rétroaction de la part des psychologues ou encore des barrières financières et même une certaine difficulté à savoir où trouver les ressources en psychologie (Grenier et al., 2008a ; Chomienne et al., 2011).

Il va sans dire qu’indépendamment des modèles de soins, les médecins de famille sont prêts à collaborer avec les psychologues. Chomienne et Grenier dans un projet de démonstration (2011) ont constaté que la collaboration entre ces deux disciplines pouvait se développer spontanément sans difficulté. Mais de nombreux auteurs estiment que la collaboration peut s’améliorer. En effet, les écrits soulignent qu’une collaboration respectueuse et efficace s’appuie sur une meilleure connaissance de l’autre, de sa formation et de son champ de pratique (Bailey, Jones & Way, 2006). Ceci sous-tend le bien-fondé de l’éducation interprofessionnelle qui veut qu’« en apprenant ensemble, il est plus facile de travailler ensemble ». D’où l’importance de former nos futurs professionnels de la santé à collaborer et à travailler en équipe au cours de leur cursus (Hammick, Freeth, Koppel, Reeves, & Barr, 2007 ; Reeves et al., 2010). Depuis 2008, Curran à Terre-Neuve a inclus les étudiants en psychologie clinique au programme d’éducation interprofessionnelle tant au niveau universitaire que communautaire, avec des praticiens (Curran et al., 2012). Les étudiants, tout comme les praticiens, ont apprécié cette formation en pratique collaborative pour la santé mentale. À l’hôpital Montfort, dans le cadre d’un projet de recherche, Grenier et al. (2008 b) ont mis en oeuvre, au sein de l’unité de médecine familiale qui supervise la formation des résidents en médecine de famille, une pratique collaborative qui regroupait les résidents en médecine familiale, les internes en psychologie clinique ainsi que les stagiaires en sciences infirmières. Les groupes de discussions ont révélé que les résidents en médecine familiale interprétaient mal le rôle de l’infirmière-praticienne et ses contributions possibles, mais qu’ils comprenaient mieux le rôle du psychologue. Les internes en psychologie ont constaté qu’avec le temps, les échanges entre les professionnels étaient plus efficaces, souples et chaleureux en plus de percevoir une amélioration quant à l’efficacité des soins, et ce, avec une meilleure continuité et accessibilité à des soins complémentaires. Cependant, ils ont noté plus de résistance à collaborer de la part des résidents en médecine familiale. C’est aussi ce que rapportent d’autres auteurs (Leipzig et al., 2002 ; Curran, Sharpe, Forristall & Flynn, 2008) qui notent un manque d’ouverture de la part des médecins à vouloir collaborer et à une manière plus négative d’agir lorsqu’il est question de la collaboration.

Discussion

Cet état de faits que nous rapportons tant en Belgique qu’au Canada soulève certaines similitudes. Notamment en ce qui concerne une certaine ouverture des médecins à collaborer avec les psychologues. Celle-ci demeure variable selon les écrits. Néanmoins de part et d’autre, les médecins rapportent ne pas savoir quels sont les psychologues disponibles dans leur environnement de pratique et regrettent ne pas recevoir de rapport de consultation de la part des psychologues en retour d’une demande de soins. La contrainte financière qui freine l’accès aux psychologues est aussi soulevée par les deux parties.

L’évolution des mentalités semble différer de prime abord, mais ce n’est qu’une question de temps. Le modèle biopsychosocial qui prévaut en médecine de famille et aussi en psychologie depuis déjà plusieurs décennies au Canada facilite cette ouverture vers la collaboration entre médecins et psychologues. Ce modèle est aussi celui privilégié par un certain nombre de psychologues et généralistes en Belgique, comme en fait état le compte rendu du colloque de novembre 2012 à Bruxelles qui réunissait généralistes et psychothérapeutes. De plus, l’orientation qui veut une pratique mettant le patient au centre des soins, voire partenaire des soins insistant sur la prise en compte des préférences du patient, éloigne la pratique médicale de plus en plus de son modèle paternaliste où le médecin détient le pouvoir absolu. Ceci découle de l’adhésion de plus en plus grande à la médecine factuelle qui requiert de prendre en compte les préférences du patient dans les prises de décision et choix de traitements. Si cette approche est de plus en plus répandue en médecine tant en Belgique qu’au Canada, Durieux (2014) évoque en Belgique un manque d’adhésion par les psychologues au modèle basé sur la médecine factuelle. Au Canada, la pratique de la psychologie est plus fortement axée sur les données probantes et sur les lignes directrices. Un manque d’arrimage à ce niveau pourrait entraver une bonne collaboration entre médecins et psychologues. Quant à la pratique collaborative, quel que soit le contexte, belge ou canadien, elle passe par la connaissance de l’autre et de ses compétences, et pourrait se réaliser davantage avec la mise en place de formations conjointes universitaires comme le mentionne aussi Vermeulen dans le compte rendu du colloque de Bruxelles 2012.

Conclusion

Ce survol rapide d’une facette de la prise en charge des soins de santé mentale en Belgique et au Canada, soit la collaboration entre médecins et psychologues, démontre l’état encore embryonnaire de cette collaboration. Les services de santé ont besoin de s’adapter et de répondre aux besoins de la population qu’ils desservent : favoriser la pratique collaborative est essentiel et doit être soutenu et poursuivi. L’évolution des mentalités telle qu’exposée par les coauteurs belges suscite l’espoir que le temps est venu de renforcer la collaboration entre médecins et psychologues. Le développement de l’enseignement de l’interprofessionnalisme et de son introduction dans le cursus des étudiants en sciences de la santé vient appuyer l’essor des pratiques collaboratives, notamment entre médecins et psychologues. Parallèlement, les besoins en santé mentale pour les conditions les plus fréquentes que sont l’anxiété et la dépression en soins primaires font l’objet d’une sensibilisation médiatique accrue ; de plus en plus souvent, des personnalités célèbres exposent ouvertement leur combat avec la maladie mentale qu’il s’agisse de schizophrénie, maladie bipolaire, dépression ou anxiété. Il faut souhaiter que le fardeau économique que représentent les maladies mentales et la pression de l’opinion publique mobilisent la volonté politique d’inclure les traitements psychologiques dans une approche intégrée de la santé.