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1. Contexte de la recherche

Au cours de ces dernières années, les approches par compétences ont envahi le monde scolaire. Plusieurs pays ont procédé à des réorganisations profondes de leurs curriculums (Jonnaert et M’Batika, 2004) afin de les repenser en termes de compétences (Roegiers, 2004). En ce qui concerne le Maroc, il a été décidé d’adopter l’approche par compétences dans son curriculum[1] afin d’améliorer la qualité des démarches d’enseignement-apprentissage mise en place par les enseignants (Commission spéciale éducation-formation [COSEF], 1999). Dans cette optique, le ministère de l’Éducation nationale (MEN) (2002) a procédé à une révision totale des programmes de tous les cycles d’enseignement (primaire, secondaire collégial, secondaire qualifiant). Cette révision a mis en exergue certaines déficiences parmi lesquelles on retrouve sur le plan pédagogicodidactique[2] la prédominance des démarches d’enseignement-apprentissage basées sur la mémorisation et la transmission des savoirs (Ibid.). Cette révision a également conduit à formuler des orientations parmi lesquelles on identifie, sur le plan de l’amélioration des démarches d’enseignement-apprentissage, la mise en oeuvre d’activités axées sur la construction des savoirs nécessaires à la résolution de situations-problèmes.

Toutefois, six ans après l’implantation de cette réforme, les rapports de la Commission spéciale éducation-formation (2005) et du Conseil supérieur de l’enseignement (2008) relèvent des lacunes sur le plan de la mise en oeuvre de ces nouvelles démarches dans les pratiques enseignantes. Ces deux rapports soulignent que malgré les initiatives visant la réforme curriculaire et l’adoption de l’approche par compétences, ces nouvelles orientations n’ont pas donné lieu aux changements escomptés et n’ont pas produit d’améliorations visibles en ce qui a trait aux démarches d’enseignement et d’apprentissage au sein de la classe ni, par conséquent, sur les résultats des apprenants. Ces démarches resteraient souvent éloignées de l’approche par compétences préconisée par la Charte nationale éducation-formation (COSEF, 1999). La conduite de l’apprentissage en classe selon la pédagogie par objectifs qui a caractérisé les pratiques enseignantes ne semble pas céder la place à une pédagogie visant le développement des compétences et la résolution de tâches complexes (Ibid.).

Face à ces constats, le MEN a mis en place un programme d’urgence pour 2009-2012 (MEN, 2008). Celui-ci visait à donner un nouveau souffle aux orientations de la Charte nationale éducation-formation (COSEF, 1999). Dans ce programme d’urgence, on postule que la mise en place d’un apprentissage de qualité dans les écoles marocaines aura des répercussions sur la rétention et la réussite des élèves. À cette fin, «les techniques pédagogiques seront améliorées» (Ibid., p. 27) à travers quatre dimensions, parmi lesquelles se trouve la mise en oeuvre de la pédagogie de l’intégration comme cadre d’opérationnalisation de l’approche par compétences. La pédagogie de l’intégration s’impose comme le socle de l’intervention prescrite aux enseignants pour opérationnaliser l’approche par compétences.

2. Problématique

La pédagogie de l’intégration, désignée également sous les vocables d’approche par l’intégration des acquis et d’approche par les compétences de base, a été développée par Roegiers (Roegiers et De Ketele, 2000) qui s’est appuyé sur les travaux de De Ketele conduits à la fin des années 1980, notamment en ce qui a trait aux notions d’objectif terminal et d’objectif intermédiaire d’intégration. Elle a été progressivement opérationnalisée durant les années 1990 par le Bureau d’ingénierie en éducation et en formation (BIEF) dans le cadre d’inventions auprès de plusieurs pays d’Afrique au niveau de l’enseignement primaire et secondaire (l’école de base) (Roegiers, 2006). Elle vise, selon Roegiers et De Ketele (2000), le développement des compétences à partir du principe de l’intégration des apprentissages à travers l’exploitation des situations d’apprentissage et d’intégration pour résoudre des tâches complexes. Pour atteindre cet objectif, elle propose, sur le plan pédagogicodidactique, une organisation des apprentissages composée de deux phases entretenant une relation d’interdépendance et de complémentarité: une première phase d’apprentissage ponctuel[3] de six semaines suivi d’une phase d’intégration et d’évaluation de deux semaines. Selon Roegiers (2010), l’élève acquiert des connaissances pendant les six semaines consacrées aux apprentissages ponctuels et les mobilise pendant les deux semaines subséquentes consacrées à l’intégration par la résolution des situations-problèmes.

Pour soutenir l’implantation d’une pédagogie de l’intégration inspirée des principes pédagogicodidactiques de Roegiers et De Ketele (2000), le MEN a organisé des sessions de formation pour les enseignants sur les démarches d’enseignement-apprentissage[4] à mettre en place pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration. De plus, un guide invitant les enseignants à mettre en oeuvre cette pédagogie dans leur classe a été élaboré par le Centre national d’innovation pédagogique et d’expérimentation (CNIPE, 2009). Selon ce dernier, il s’agit d’un outil de travail «car il renferme un ensemble d’orientations pratiques et d’exemples illustratifs qui touchent de très près les différents aspects de l’approche par compétences» (p. 4). Il est aussi une référence, comme le précise ce guide, car il présente la pédagogie de l’intégration d’une façon simple en tant que cadre d’opérationnalisation de l’approche par compétences.

Toutefois, la mise en place de la pédagogie de l’intégration selon cette approche (formation et guide) de la part du MEN est discutable. Suffit-il de prescrire le changement pour que les enseignants adoptent de nouvelles démarches d’enseignement-apprentissage? La manière par laquelle ces enseignants conçoivent cette mise en oeuvre en classe n’est-elle pas importante voire déterminante dans ce processus d’implantation? En effet, différents auteurs dont Spillane, Reiser et Reimer (2002) insistent sur l’importance du processus d’attribution de sens aux nouvelles prescriptions par les acteurs. À travers ce processus s’exerce l’influence des connaissances antérieures et de l’expérience professionnelle des enseignants sur l’interprétation des réformes et des politiques qui leur sont prescrites. Il ne suffit donc pas d’annoncer une politique; il faut agencer des opportunités d’apprentissage pour en assurer l’appropriation par les acteurs. Si ces auteurs se sont principalement intéressés aux acteurs du palier intermédiaire, ils soulignent également qu’il importe de faire adhérer les enseignants au changement suggéré, de bousculer «suffisamment leurs préjugés pour qu’ils entrevoient l’ampleur du changement demandé, mais sans susciter chez eux le rejet» (Spillane et al., 2002 cités par Lessard, Desjardins, Schwimmer et Anne, 2008, p. 171). Dans cette perspective, notre recherche traite des conceptions des enseignants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre pour actualiser la pédagogie de l’intégration. Dans quelle mesure ces conceptions manifestent-elles une appropriation par les enseignants des démarches d’enseignement-apprentissage valorisées par le MEN (2008) pour la mise en oeuvre de la pédagogie de l’intégration? Quelles sont les conceptions des enseignants du primaire au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place pour opérationnaliser cette pédagogie dans leur classe?

3. Cadre de référence

Le fait de décrire, caractériser et analyser les conceptions d’enseignants du primaire au Maroc au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration s’appuie sur un cadre de référence qui repose sur la notion deconceptions et sur la notion de dispositifs didactiques[5] identifiés par Rey (2001). La notion de conception est mobilisée, car elle permet de rendre compte du sens construit par une personne au regard de son expérience d’enseignement (Saussez et Loiola, 2008). Le choix de la notion de dispositifs didactiques découle du fait que Rey est un des rares chercheurs dans le monde francophone à proposer une typologie de dispositifs didactiques susceptible de caractériser les démarches d’enseignements-apprentissage en mesure de matérialiser une approche par compétences en salle de classe. En ce sens, ces dispositifs didactiques peuvent servir d’étalon pour caractériser le contenu des conceptions des enseignants du primaire au Maroc au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre en classe pour actualiser la pédagogie de l’intégration

3.1 Notion de conceptions

Pour désigner les significations que les enseignants construisent à propos de l’activité d’enseignement-apprentissage, Saussez (1998) utilise l’expression «conception de l’enseignement». Selon cet auteur, ces conceptions consistent «en des entités mentales. Elles président à la catégorisation de diverses composantes de l’activité enseignante et à leur organisation sous la forme d’une théorie personnelle de l’enseignement (Pratt, 1992) ou d’un schéma» (Saussez, 1998, cité par Saussez et Loiola, 2008, p. 572). De manière plus générale, les conceptions de l’enseignement se définissent «comme un ensemble de significations attachées par les professeurs à leur expérience de l’enseignement» (Kember, 1997; Pratt, 1992; Saussez, 1998, 2005 cités par Saussez et Loiola, 2008, p. 572). Nous comprenons donc que les conceptions des enseignants correspondent à des manières de concevoir l’activité enseignante ou encore à des ensembles de croyances à propos de différentes facettes de l’activité d’enseignement (Saussez, 1998). Dans notre contexte, la mise en place de la pédagogie de l’intégration en classe est tributaire d’un processus selon lequel les enseignants mobilisent leurs connaissances antérieures et leurs expériences professionnelles pour concevoir la manière de mettre en oeuvre leurs activités d’enseignement en classe. En effet, selon Spillane et al. (2002) cités par Lessard et al. (2008), ce processus contient trois dimensions déterminantes:

  1. La cognition individuelle qui «renvoie à l’interprétation individuelle des acteurs d’une nouvelle politique, influencée par leurs connaissances antérieures, leurs croyances, et expériences personnelles» (p. 170);

  2. La cognition située qui indique qu’il «existe un processus social ou collectif de sense making où les acteurs coconstruisent le sens des politiques lors de communications formelles ou informelles» (p. 171);

  3. Le rôle des représentations qui renvoie «au rôle des stimuli politiques dans le processus de faire sens (sense making), et principalement au rôle des représentations extérieures, c’est-à-dire que le message ou le design d’une politique peuvent influencer le sens qu’un acteur va donner à une initiative politique» (Ibid.).

En résumé, l’intérêt principal de l’approche mise de l’avant par Spillane et al. (2002) est de mettre l’accent sur l’incontournable besoin des acteurs de faire sens des politiques qui leur sont présentées. Il ne suffit pas d’annoncer une politique et de mettre en oeuvre un système de récompenses, il faut structurer des opportunités d’apprentissage pour en assurer l’appropriation. Il importe de conduire les enseignants à adhérer au changement suggéré.

3.2 Typologie des dispositifs didactiques

Dans cette recherche, nous utilisons le terme dispositif didactique et celui de démarche d’enseignement-apprentissage. Ces deux termes se distinguent par le fait que les démarches d’enseignement-apprentissage peuvent varier d’une activité d’enseignement-apprentissage à une autre. Toutefois, cette variété de démarches peut renvoyer à un seul dispositif didactique. Donc pour saisir, décrire et caractériser les conceptions d’enseignants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place pour actualiser la pédagogie de l’intégration, nous nous appuyons sur les trois dispositifs didactiques identifiés par Rey (2001): 1) explication-application; 2) observation-compréhension-application; 3) problème-compréhension-application.

Ainsi, dans le premier dispositif didactique, il s’agit de former l’élève dans le sens désiré par une action extérieure à partir d’un savoir préétabli. Les valeurs de ces apprentissages se mesurent dans certains cas à la qualité de ce que les élèves peuvent réciter. En général, la présentation des savoirs par l’enseignant est suivie d’exercices, de questions ou de problèmes qui sont considérés comme étant des applications du savoir appris (Rey, 2001). La mise en oeuvre d’une démarche d’enseignement-apprentissage selon ce dispositif didactique peut permettre à l’élève de développer des compétences en gestion des situations routinières ou des situations qui nécessitent la restitution des apprentissages antérieurs. Ce genre de démarches d’enseignement-apprentissage peut caractériser celles identifiées par le programme d’urgence du MEN (2008) comme une des causes de l’échec de la mise en oeuvre de l’approche par compétences dans les écoles marocaines.

Le deuxième dispositif didactique suppose que l’observation serait à la base des apprentissages et que la construction des connaissances ne serait que le résultat de l’enregistrement par l’élève des données tangibles et immédiates déjà présentes et organisées dans le monde extérieur. Sur le plan pédagogicodidactique, la présentation des savoirs par l’enseignant peut, selon Rey (2001), être réalisée en trois phases: la première consiste à mettre l’élève en contact direct avec le phénomène étudié en lui demandant d’observer un objet ou un texte. Dans la phase suivante, l’élève est invité à abstraire à partir de ce qu’il a observé: il peut s’agir de repérer la loi gouvernant un phénomène, d’établir une règle, de définir une notion, de préciser la compréhension d’un concept, etc. La troisième phase s’articule autour d’exercices d’application.

À la différence du dispositif précédent, le moment de l’apprentissage est pris en compte: l’élève, grâce à la phase de l’observation, est mis en activité intellectuelle. Ce genre d’apprentissage basé sur l’observation, sur l’explication et sur le questionnement peut permettre le développement de compétences de deuxième degré sous forme de procédures automatisées ou de routine que l’élève met en oeuvre devant des éléments de situation ou des signaux préétablis. Ces démarches peuvent avoir une certaine similitude avec les pratiques enseignantes associées au programme par objectifs mis en place au Maroc pendant les années 1980 et 1990. Ce genre de démarches d’enseignement-apprentissage peut caractériser celles identifiées par le programme d’urgence du MEN (2008) et qui était considéré également comme l’une des causes qui ont conduit à l’échec de l’actualisation de l’approche par compétences dans les écoles marocaines.

Le troisième dispositif didactique s’appuie, du point de vue épistémologique, sur une conception constructiviste de l’apprentissage (Rey, 2001). En ce qui concerne l’apprentissage, l’élève est conduit à un véritable questionnement, lequel n’est pas commandé de l’extérieur par une consigne magistrale. Il s’agit de la remise en cause de ses connaissances antérieures après avoir constaté que celles-ci sont insuffisantes pour résoudre une situation-problème à laquelle il est confronté.

Elle suppose donc la mise en oeuvre d’une situation-problème dans laquelle l’élève devra mettre à l’épreuve son organisation mentale actuelle (Ibid.). Cette situation-problème doit comporter des obstacles qui amènent l’élève à constater l’insuffisance de ses conceptions initiales (Ibid.). Ainsi, l’élève est conduit à un conflit cognitif générant des questionnements qui ne sont pas commandés de l’extérieur, mais qui viennent de l’élève, de son effort personnel à résoudre la situation-problème à laquelle il est confronté. Parfois, le problème est apporté par l’enseignant lorsque l’élève n’arrive pas à l’identifier, c’est-à-dire à réinventer le savoir visé. Cette identification du problème par l’enseignant peut répondre à une attente des élèves et leur apparaît d’emblée comme un outil intellectuel permettant de servir à résoudre cette situation-problème, et non comme une juxtaposition de données empiriques (Ibid.). Quoi qu’il en soit, à la fin de l’activité, lorsque le problème est résolu l’enseignant institutionnalise le savoir en le décontextualisant de la situation étudiée. L’enseignant est ici le garant de la conformité du résultat aux savoirs disciplinaires. Ce genre de dispositif didactique présente une certaine cohérence avec les visées du programme d’urgence du MEN (2008) d’instaurer un enseignement-apprentissage, dans les classes marocaines, permettant la construction des savoirs et le développement des compétences.

Notre recherche vise à décrire et à caractériser les conceptions d’enseignants du primaire au Maroc au regard des démarches d’enseignement-apprentissage en mesure d’actualiser la pédagogie de l’intégration. Ceci en référence à la typologie des dispositifs didactiques de Rey (2001).

4. Méthodologie

Le recueil des données a été effectué en 2013 par le biais d’une entrevue semi-dirigée individuelle d’une durée de 45 minutes réalisée auprès de 20 enseignantes et enseignants marocains du primaire oeuvrant dans quatre écoles de la délégation de Taroudannt et d’Inzgane de l’Académie de Souss-Massa. Il s’agit d’un échantillon de convenance et, par conséquent, non représentatif de la population enseignante au Maroc. Les répondants possèdent plus de 14 ans d’expérience en enseignement. L’échantillon est composé majoritairement d’hommes (15 hommes et 5 femmes). Les personnes se sont portées volontaires pour participer à cette recherche. Pour les recruter, ils ont reçu par l’intermédiaire de leur directeur un formulaire de consentement contenant une brève description de notre recherche (les finalités, l’importance de la recherche dans le cadre de l’éducation au Maroc, les objectifs et les modalités opératoires qui suivront l’étude), en faisant ressortir l’importance de leur participation et surtout la confidentialité de leur identité. Il indiquait également que le chercheur communiquerait avec l’enseignant pour planifier le jour et l’heure de l’entrevue. Les participants ont tous suivi une formation organisée par le MEN sur la mise en oeuvre de la pédagogie de l’intégration en classe. Ils ont été interviewés deux ans après avoir reçu cette formation. Sur ce point, les enseignantes et les enseignants ont déclaré, lors de la collecte des données, qu’ils n’ont pas eu de restriction pour ce qui a trait à la nature des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration dans leur classe. Ils pouvaient adopter les démarches déjà en place ou des démarches à caractère constructiviste.

Le guide d’entrevue a été validé, dans une première phase, par les professeurs de l’équipe d’encadrement. Il portait sur les thèmes suivant: 1) caractéristiques de la pédagogie de l’intégration en lien avec l’approche par compétences; 2) description d’une activité ponctuelle d’apprentissage des ressources selon la pédagogie de l’intégration; 3) description d’une activité d’apprentissage de l’intégration des ressources selon la pédagogie de l’intégration. Ainsi, pour décrire, caractériser et dégager les conceptions d’enseignants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place en classe lors des apprentissages ponctuels et lors de l’intégration selon cette pédagogie, nous leur avons posé les questions suivantes: comment allez-vous amorcer cette activité? Pouvez-vous décrire le déroulement de cette activité? Pouvez-vous décrire par quoi vous allez terminer votre activité? Les enseignants ont privilégié, lors de l’entrevue, la présentation de leurs conceptions au regard d’activités en mathématiques, en langue arabe et en français langue étrangère. Au cours d’une deuxième phase de validation, le guide a été soumis à six enseignants du primaire au Maroc afin d’apporter les derniers ajustements concernant la compréhension des questions et la pertinence de celles-ci. Le traitement des données recueillies s’est fait à partir d’une catégorisation mutuellement exclusive, c’est-à-dire que chaque unité de sens ne peut faire l’objet que d’un seul codage. Le tableau 1 présente les catégories qui ont présidé au codage du contenu des entrevues.

Tableau 1

Identification des étapes de déroulement d’une activité d’apprentissage ponctuel et d’intégration

Identification des étapes de déroulement d’une activité d’apprentissage ponctuel et d’intégration

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5. Présentation des données

L’objectif de la recherche est de décrire et caractériser les conceptions des répondants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre pour actualiser la pédagogie de l’intégration. Ces caractéristiques seront dégagées à partir de la typologie des dispositifs didactiques proposée par Rey (2001) regroupant pour chaque type diverses démarches d’enseignement-apprentissage. À cet égard, nous signalons que les démarches présentées dans le tableau 2 concernent des activités d’apprentissage ponctuel. Les démarches d’enseignement-apprentissage exposées dans le tableau 3 relèvent des activités d’intégration.

Tableau 2

Conceptions des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre pour actualiser la pédagogie de l’intégration lors de la phase des apprentissages ponctuels

Conceptions des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre pour actualiser la pédagogie de l’intégration lors de la phase des apprentissages ponctuels

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Les données présentées dans le tableau 1 laissent percevoir chez plusieurs enseignants de notre échantillon la prédominance d’un dispositif didactique de type «observation-compréhension-application» (Rey, 2001) dans la phase des apprentissages ponctuels.

Les activités conçues par l’enseignant comprennent une première phase lors de laquelle il demande aux élèves d’observer un objet (une phrase). Cette étape est suivie d’explication dirigée de la part de l’enseignant. Cette explication permet aux élèves de généraliser à partir de ce qu’ils ont observé (de dégager et de répéter la règle visée par l’activité) et ainsi de préciser la compréhension ou l’extension de la règle ou de la notion par l’application de cette règle en formulant des phrases. La dernière phase de l’activité est sous forme d’exercices dans laquelle l’élève est appelé à appliquer ce qu’il a appris.

Deux répondants conçoivent la mise en place d’une démarche d’enseignement-apprentissage axée sur un dispositif didactique «explication-application» (Rey, 2001) pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration lors des apprentissages ponctuels. Le sujet 15 par exemple, amorce son activité en demandant aux élèves d’observer une illustration. Toutefois, cette observation ne permet pas de mettre les élèves en activité intellectuelle et de les amener à découvrir la notion ou la règle visée par l’activité par eux-mêmes. L’élément de savoir est présenté par l’enseignant sous forme de discours. Cette présentation est suivie par un exercice d’application (répéter le dialogue).

Un seul répondant paraît privilégier une démarche d’enseignement-apprentissage centrée sur un dispositif didactique de type «problème-compréhension-application» (Rey, 2001) lors des apprentissages ponctuels. Il conçoit l’amorce de son activité par la présentation et l’explication de la situation-problème. Cette phase de l’activité peut permettre aux élèves de comprendre l’énoncé et de se faire une idée de la forme que pourront prendre leurs réponses. Ensuite, l’enseignant invite les élèves à travailler en groupe. Cette étape peut leur permettre de rentrer dans ce questionnement souligné par Rey (2001) qui les conduira à résoudre la situation qu’on leur a proposée.

Tableau 3

Conceptions des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre pour actualiser la pédagogie de l’intégration lors de la phase de l’intégration

Conceptions des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en oeuvre pour actualiser la pédagogie de l’intégration lors de la phase de l’intégration

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Les 20 enseignants de notre échantillon prévoient travailler avec des situations complexes dans cette phase de déroulement de l’apprentissage. Parmi eux, 19 répondants amorcent l’activité par la présentation du contenu à étudier par l’observation d’une illustration (le support de la situation complexe). Cette phase de l’activité est suivie de l’explication de ce contenu à partir des questions. Dans cette phase, l’élève est invité à généraliser à partir de ce qu’il a observé. Dans la dernière phase de l’activité, le répondant demande aux élèves de résoudre la situation problème.

Un seul répondant sollicite les connaissances antérieures des élèves. Ce rappel des connaissances antérieures met en évidence les connaissances acquises lors des apprentissages ponctuels. Cette démarche peut aider les élèves à établir un lien entre les nouveaux renseignements et ce qu’ils connaissent. Cette phase de l’activité est suivie de questions invitant les élèves à relever les éléments essentiels de la situation complexe. Une fois que l’enseignant s’est assuré que les élèves ont compris le contenu de la situation complexe, il passe à une troisième phase d’application. Dans cette phase, le travail en groupe constitue une des principales modalités de fonctionnement.

6. Analyse et discussion des données

6.1 Conceptions d’enseignants centrées sur la mise en oeuvre d’une  démarche d’enseignement-apprentissage axée sur un dispositif  didactique «observation-compréhension-application»

Comme nous l’avons constaté dans la section précédente, les enseignants conçoivent la mise en place de la pédagogie de l’intégration selon une démarche d’enseignement-apprentissage axée sur un dispositif didactique de type «observation-compréhension-application» (Rey, 2001). Dans ce dispositif didactique, le moment de l’apprentissage est pris en considération dans la mesure où la phase de l’observation permet de mettre l’élève en activité intellectuelle. En effet, ce dernier est mis en contact direct avec l’objet d’apprentissage: Je vais écrire des phases au tableau. […] Je vais leur poser des questions au fur et à mesure qu’ils observent les phrases (sujet 5). Ce contact lui permet de découvrir par lui-même la règle ou la notion visée par l’activité: Je vais commencer cette activité […] par un support visuel que l’élève va observer et découvrir de quoi il va parler (sujet 11). Contrairement au dispositif didactique «explication-application» (Ibid.) qui consiste en l’explication de l’objet d’apprentissage aux élèves aux moyens de discours, dans ce dispositif on le met en rapport direct avec l’objet d’apprentissage; on l’incite à reconstituer par lui-même le discours qui rend compte de cet objet d’apprentissage: Je commence l’activité par une illustration que l’élève va observer […]. Ensuite, je l’explique en posant des questions sur ce que je veux leur faire apprendre (sujet 3).

Pourtant, il est possible de discuter du caractère actif de l’apprentissage tel qu’il est conçu par les enseignants. Bien que la structure de la démarche d’enseignement-apprentissage décrite par ceux-ci montre que l’élève est mis en activité intellectuelle par des procédés comme l’observation, la plupart des moments de l’activité s’articulent autour d’une approche directive: Je vais écrire des phases au tableau. […] Je vais leur poser des questions au fur et à mesure qu’ils observent les phrases. À partir de mes questions, ils dégageront ce queje veux dans cette activité (sujet 5). En aidant l’élève à observer une phrase, une illustration (support de la situation-problème par exemple), ou un objet, on le met certes en situation d’éveil et d’activité intellectuelle, en lui demandant d’identifier un élément du savoir, mais de cette manière on ne s’assure pas qu’il construira son savoir. Une situation ou un objet d’apprentissage possède, selon Rey (2001), une infinité de caractéristiques. Selon le même auteur, demander à l’élève d’observer risque de l’amener vers une impasse, s’il ne sait pas a priori quels sont les traits de la situation qu’il faut relever pour aboutir à la solution. Il ne va pas les identifier parce qu’il ignore exactement ce que cherche l’enseignant. Dans cette situation, il se peut que la notion ou la règle soit découverte par l’un des élèves ou annoncée par l’enseignant. Dans ces deux cas, cette découverte est commandée de l’extérieur par l’enseignant en dirigeant l’attention de l’élève sur telle dimension ou telle variable de l’objet étudié.

Nous constatons donc que le processus d’enseignement-apprentissage conçu par les répondants dans ces activités est davantage centré sur l’enseignement que sur l’apprentissage. Par conséquent, on peut caractériser les conceptions d’enseignants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place pour actualiser la pédagogie de l’intégration en termes d’écart au regard des attentes des responsables de l’éducation au Maroc telles qu’exprimées dans le programme d’urgence (2008). Rappelons que ce programme a pour ambition l’actualisation de la pédagogie de l’intégration à partir de démarches d’enseignement-apprentissage permettant la construction des savoirs et la résolution des situations-problèmes.

6.2 Lien entre les conceptions et l’appropriation des orientations    prescrites

Les conceptions des démarches d’enseignement-apprentissage des répondants pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration paraissent peu compatibles avec le développement des compétences sous-jacentes à la réalisation de tâches complexes comme prescrit par les programmes. Elles s’avèrent, néanmoins, cohérentes avec les prescriptions de la pédagogie de l’intégration selon lesquelles les situations d’apprentissage sont «destinées à mettre en place une ou plusieurs nouvelles ressources, de façon traditionnelle (par exemple, un exposé suivi d’une série d’exercices) ou selon les pédagogies de l’apprentissage, c’est-à-dire celles qui mettent les apprenants au centre des apprentissages» (Roegiers, 2010, p. 27). Elles semblent également cohérentes avec certaines orientations ou prescriptions de documents officiels au Maroc (CNIPE, 2009) selon lesquels les enseignants «qui pratiquent déjà la pédagogie par objectifs vont être invités à continuer à la pratiquer, pendant la plus grande partie des apprentissages comme ils peuvent pratiquer des démarches propres à l’approche par compétence» (p. 12). Les enseignants semblent donc être mis dans une situation de choix. Ils peuvent actualiser la pédagogie de l’intégration aussi bien selon des démarches de transmission des savoirs que selon des démarches à caractère constructiviste. Au regard des conceptions des enseignants participants à cette recherche, il semble que la démarche de transmission des savoirs déjà présente dans leur pratique en classe pendant de longues années reste privilégiée. Le discours officiel semble donc influencer les conceptions des enseignants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage pour actualiser la pédagogie de l’intégration. D’ailleurs, pendant la collecte de données sur le terrain, les enseignants participants à cette recherche déclarent que lors de la formation suivie sur la pédagogie de l’intégration, aucune démarche d’enseignement-apprentissage particulière n’est préconisée pour actualiser la pédagogie de l’intégration en classe. Selon eux, ils peuvent conduire leurs activités d’enseignement-apprentissage selon les démarches de leur répertoire.

La mise en place de la pédagogie de l’intégration par des démarches d’enseignement-apprentissage de transmission des savoirs peut compromettre l’actualisation de l’approche par compétences, car ce processus d’enseignement-apprentissage est caractérisé par la présentation des savoirs suivis d’application dans des exercices ou des situations complexes. Les élèves n’ont donc pas l’occasion de s’exercer à l’intégration des apprentissages. Par conséquent, ils peuvent se sentir «piégés» en étant confrontés à une tâche trop différente de celles qu’ils ont réalisées lors de la phase d’apprentissage. En outre, ce genre de processus d’enseignement-apprentissage ne permet pas aux élèves d’intégrer leurs apprentissages ni de faire preuve d’initiative et de créativité puisque la totalité de l’activité est faite sur la base de la transmission des savoirs en s’appuyant sur l’observation et l’explication par questions dirigées suivies d’application. Dès lors, ces élèves peuvent ressentir de l’incertitude lorsque l’on fait appel à d’autres formes d’apprentissage telles que l’intégration des apprentissages dans des situations-complexes, car la nature des compétences que ces élèves possèdent ne leur permet pas d’effectuer des tâches complexes. Il s’agit du passage d’un bas niveau de compétences à un haut niveau ou à des compétences de troisième niveau selon l’appellation de Rey (2004). Ces dernières correspondent à la définition suivante: être capable «non seulement de choisir, mais de combiner d’une manière cohérente les procédures de bases à partir, là aussi, de lecture d’une situation nouvelle» (Ibid., p. 236).

7. Conclusion

L’adoption de la pédagogie de l’intégration dans le système éducatif marocain a pour objectif, comme nous l’avons signalé auparavant, de réagir à l’échec de la mise en oeuvre de l’approche par compétences et d’assurer une meilleure qualité des apprentissages. Il s’agit de garantir l’acquisition des savoirs et le développement des compétences à travers l’amélioration des pratiques enseignantes, notamment l’amélioration des démarches d’enseignement-apprentissage mises en oeuvre dans les classes (MEN, 2008). À cette fin, des formations continues sont dispensées aux enseignants sur la pédagogie de l’intégration et sur sa mise en oeuvre en classe. À ce sujet, les répondants déclarent que selon les orientations de leurs formateurs, ils peuvent actualiser la pédagogie de l’intégration par diverses démarches d’enseignement-apprentissage. Ils peuvent l’actualiser aussi bien par des démarches de transmission des savoirs déjà en place que des démarches à caractère constructiviste. D’ailleurs, cette variété de processus d’enseignement-apprentissage pour mettre en place la pédagogie de l’intégration a été soulevée dans les orientations du guide du CNIPE (2009) sur le plan pédagogicodidactique. C’est pour cette raison que notre recherche s’intéresse aux conceptions des enseignants au regard des démarches d’enseignement-apprentissage à mettre en place pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration. L’analyse de ces conceptions révèle la présence d’une démarche d’enseignement-apprentissage reposant sur un dispositif didactique de type «observation-compréhension-application» (Rey, 2001). Certes, ce dernier peut susciter l’intérêt des élèves, leur permettre de s’engager dans les activités proposées ou les placer dans une activité intellectuelle, mais les savoirs qui doivent être acquis restent peu construits, car ils conduisent les élèves à des réponses connues au préalable de l’enseignant et qui doivent être apprises. L’adhésion, des enseignants participants à cette recherche, à ce genre de démarches d’enseignement-apprentissage pour opérationnaliser la pédagogie de l’intégration peut être expliquée sur la base de certaines considérations telles que l’interprétation individuelle d’enseignants des modalités pédagogicodidactiques de la pédagogie de l’intégration. Cette interprétation peut être influencée par leurs connaissances antérieures, leurs croyances, et leurs expériences personnelles. Les orientations contenues dans le guide du CNIPE (2009) et celles des messages émis lors de la formation des enseignants peuvent également influencer le sens que ces derniers donnent à la nature de ces démarches d’enseignement-apprentissage.

La mise en place de la pédagogie de l’intégration par de telles démarches d’enseignement-apprentissage peut compromettre l’actualisation de l’approche par compétences. À cet égard, les orientations officielles notamment celle du guide de CNIPE (2009) ne pourraient-elles pas avoir une position pédagogicodidactique claire permettant aux enseignants de conduire leur apprentissage en classe selon un processus de développement des compétences? Rappelons que la raison de l’adoption de la pédagogie de l’intégration dans le système éducatif marocain était de réagir à l’échec de la mise en place de l’approche par compétences dans les pratiques enseignantes. Parmi les causes de cet échec, on note la mise en place par les enseignants de démarches d’enseignement-apprentissage reposant sur une logique de transmission des savoirs.

Les résultats de cette recherche ne peuvent d’aucune manière être généralisés. Ils résultent d’un petit nombre d’entretiens menés auprès de 20 enseignantes et enseignants du primaire. En outre, il est possible que les participants à cette recherche aient adopté un discours qui ne reflète pas exactement leurs pratiques effectives en classe. Les résultats obtenus proviennent d’une entrevue semi-dirigée individuelle et non d’une collecte de données par observation. Par conséquent, les résultats de cette recherche doivent être relativisés en fonction de ses limites. Même s’ils ne sont pas généralisables, ils peuvent néanmoins contribuer à alimenter la réflexion de l’ensemble des acteurs impliqués dans le domaine de la formation et de l’enseignement (responsables de l’éducation, chercheurs, inspecteurs, formateurs et enseignants) non seulement au Maroc, mais partout dans le monde. Cette contribution concerne la formation des enseignants ainsi que les retombées de la pédagogie de l’intégration comme cadre d’opérationnalisation de l’approche par compétences et sur la qualité des apprentissages.