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Dans ce livre, longtemps attendu, Jean-Pierre Proulx cherche à détailler les forces qui, de 1829 à 1836, ont amené les écoles rurales élémentaires du Bas-Canada sous le contrôle de syndics élus à l’échelle locale. Il montre comment ces écoles se sont organisées dans la pratique, et il documente les conditions qui y régnaient. Il s’intéresse aux écoles et aux conseils scolaires comme foyers de la démocratie électorale au Québec.

Proulx fournit une documentation très riche qui se prête à diverses utilités et interprétations, outre les siennes. Cette richesse documentaire constitue une contribution majeure à l’histoire culturelle et politique du Bas-Canada. Proulx a notamment fouillé la presse coloniale francophone, il a puisé dans les données du parlement (surtout de la Chambre d’Assemblée), il a consulté les archives de l’Église catholique et il oriente également ses lecteurs vers plusieurs études d’histoire locale. Ses recherches en Angleterre lui ont permis de découvrir des documents jusqu’ici inconnus, parmi lesquels on retrouve des versions originales des lois scolaires bas-canadiennes de 1814 et de 1816. Qui plus est, Proulx situe les développements bas-canadiens dans le contexte des législations scolaires contemporaines de New York, de la Nouvelle-Angleterre et de la France, entre autres juridictions. Dans la première partie du livre, il offre, d’une manière accessible, une chronologie de la législation scolaire de 1814 à 1836.

Avec ses collaborateurs, Proulx nous livre une étude micro-historique du statut socioprofessionnel des syndics d’école, surtout pour la période 1829-1832, et il nous donne un inventaire des titres de manuel d’école repérés dans la colonie. S’il est vrai qu’une liste de titres n’est pas une mesure de la fréquence d’utilisation de manuels (et l’auteur, généralement tendre envers le clergé, se déclare ici surpris par la domination de l’instruction religieuse dans le peu d’écoles pour lesquelles il a trouvé une description détaillée du programme d’études), le travail de Proulx sur les syndics confirme l’augmentation des illettrés dans la gestion des écoles à la suite de la décentralisation de 1832. Dans un chapitre sur la gouverne des écoles, Proulx dresse un portrait de la hiérarchie des autorités qui (en principe, sinon en pratique) encadraient les agissements des syndics de l’école rurale. Le livre est très bon quand il s’agit de débats en pédagogie, et il cherche à nous informer de la condition des édifices scolaires, des salaires et qualifications des maîtres et des maîtresses, et de maintes autres choses.

Plusieurs dimensions du livre – grandes et petites – sont sujettes à discussion, ce qui constitue une autre contribution de Proulx au renouvellement du débat et de l’intérêt envers les écoles et les collèges dans l’historiographie québécoise. Sa préoccupation quant aux liens entre scolarisation et démocratie locale et son attention envers la scène internationale aident à parer les tendances paroissiales souvent présentes dans l’histoire de l’éducation.

J’aimerais ici formuler un commentaire particulier ainsi que deux réflexions d’ordre plus général au sujet de ce livre. D’abord, Proulx s’associe aux croyances orthodoxes qui veulent que l’Institution royale pour la promotion des sciences, dont la création est imaginée dans une loi de 1801, ait été soutenue et promue par un Conseil législatif, dominé par des anglophones protestants, au détriment des collèges francophones et catholiques et de tous les projets de loi qui cherchaient à créer des corporations pour encourager la scolarisation rurale avant 1829, ce qui en fait est l’alibi de l’Église et de ses alliés pour leur manque d’enthousiasme envers une population instruite. On oublie que la corporation de l’Institution royale, nécessaire pour son fonctionnement, n’a pas été créée avant 1820, et que les promesses d’un octroi de terres pour son financement ne se sont jamais réalisées. Au moment de l’incorporation de l’Institution, en 1818-1820, le gouvernement impérial accepte aussi l’incorporation du Collège de Nicolet. Et immédiatement après sa création, le conseil de l’Institution royale cherche à se débarrasser de l’obligation de fournir des écoles aux catholiques. Comme J.-M. Fecteau nous a fait remarquer il y a déjà longtemps, la puissance coloniale craignait la corporation dans presque toutes ses formes. La thèse de Helen Kominek (Calgary, 2008) nous éclaire sur le sort de l’Institution royale à partir de 1818. Cependant, on attend toujours un examen poussé de son histoire antérieure, qui passerait outre aux binaires fatigués de l’analyse ethno-religieuse-nationale.

Le choix de l’école rurale comme objet d’étude a l’avantage de permettre à Proulx de focaliser sur les conditions scolaires rurales après 1829. En même temps, ce choix semble exclure une analyse poussée des relations entre ville et campagne. Certes, Proulx discute des initiatives ponctuelles, tel le projet de J.-F. Perrault pour subordonner les écoles rurales à des conseils scolaires urbains, mais ne s’attarde pas au fait que ces initiatives faisaient partie de projets qui joignaient la scolarisation rurale à l’organisation d’écoles laïques à Québec et à Montréal. Par exemple, les projets de loi de 1814 et 1816 sont élaborés au milieu du débat entourant la Free School Society des deux villes, débat qui menait à la distribution par l’Assemblée, à travers la colonie, de 1500 exemplaires du plan pédagogique de Joseph Lancaster.

Il faut aussi remarquer que « l’école rurale » inclut l’école de village. Dans les villages des années 1820-1830, on trouve quelques écoles de fabrique, mais surtout un nombre important d’écoles dites « de propriétaires », dont plusieurs étaient la propriété des curés. Toute école privée existant avant 1829 était admissible à la subvention offerte par la Loi des syndics – si elle rencontrait le nombre requis d’écoliers – même sans syndics élus. Le nombre de ces écoles était de plus de 200 et elles étaient les plus aptes à survivre malgré la fin des subventions gouvernementales en 1836. Donc, il y avait rural et rural, et la loi de 1829 n’imposait pas le principe de gestion démocratique à toutes les écoles.

Proposer que la Loi des syndics de 1829 marque la naissance de la démocratie scolaire au Québec exige que l’on spécifie ce qu’est au juste « la démocratie ». Parfois, Proulx l’associe à l’existence du principe de gouvernement électoral, placé sur un continuum plus ou moins démocratique. Il fait la distinction entre la démocratie directe et la démocratie représentative (ou déléguée) et il propose le concept d’une démocratie « sous surveillance » pour parler de l’inspection des écoles par des élites non élues. En gros, il semble vouloir endosser la position de l’histoire intellectuelle de Louis-George Harvey et de Michel Ducharme qui considèrent la démocratie comme l’exercice de l’autorité souveraine par « le peuple ».

Pourtant, comme l’observait Max Weber il y a un siècle, s’il est vrai que la démocratie peut vouloir dire que le peuple possède l’autorité souveraine, dans le quotidien, le peuple peut régner mais ne peut pas gouverner. Les vrais gens (contrairement à l’abstraction conceptuelle « le peuple »), dans tout État démocratique, sont gouvernés, administrés, menés. Ils peuvent déléguer l’exercice de l’autorité de manière spécifique, ils peuvent choisir des représentants et les investir de l’autorité d’agir dans l’intérêt de tous, selon leur interprétation des circonstances. Les militants et les partis politiques qui célèbrent la doctrine de la souveraineté populaire peuvent l’effectuer de manières diverses. Mais bien sûr, il se peut que certains – membres de classes sociales, de professions, de sexes, d’origines ethniques, linguistiques, religieuses, etc., différents – prétendent parler pour le peuple comme tel : définir ses intérêts, spécifier les défis du moment et de l’avenir, indiquer la route à suivre. Voilà le phénomène du leadership – l’hégémonie (qui ne se résume pas au contrôle social).

À mon avis, il y a deux endroits où les jugements politiques de Proulx deviendraient plus crédibles dans le cadre de questions d’hégémonie. D’abord, la « décentralisation » de l’administration scolaire de 1832 (on passe de cinq syndics pour chaque seigneurie, township ou paroisse à trois syndics pour chaque arrondissement d’école) place la gestion de l’école de rang entre les mains d’hommes souvent illettrés. En même temps, l’administration de l’école exige la manipulation et la maîtrise d’un nombre croissant de textes officiels. Les illettrés dépendent donc des gens non élus capables de lire et écrire pour satisfaire à la loi scolaire : le professeur, le notaire, le docteur, le curé, les marchands aisés, etc. Plus frappant encore, dans un arrangement qui n’existait nulle part ailleurs, le député le plus ancien de chaque circonscription exerçait en personne les pouvoirs d’un conseil d’éducation : par exemple, c’est lui qui choisissait les écoles qui recevraient la subvention du gouvernement. Il est vrai que les députés sont des représentants du « peuple », mais qui, aujourd’hui, décrirait comme démocratique un système scolaire où son député choisirait lui-même, selon ses inclinaisons, les écoles à subventionner ?

Enfin, Proulx remarque, à propos du refus du Conseil législatif d’accepter le projet de loi de 1836 sans la création de conseils scolaires pour parer les abus et le gaspillage, qu’il « s’agissait là d’une proposition parfaitement rationnelle. Mais c’était en même temps pour le Parti patriote prendre un risque impossible » (p. 444) de perdre le contrôle des écoles à la faveur de l’autorité exécutive. Voilà, à mon avis, un exemple tragique du manque monumental de leadership de la faction Papineau dans cette période trouble, mais pleine de possibilités pour une réforme majeure de l’État colonial.

Des militants de toutes factions voulaient des conseils scolaires : les Associations constitutionnelles, les membres du « Montreal think tank » (à droite, à gauche, au centre : Viger, Brown, Day) et même des radicaux comme J.-N. Cardinal. Juste à côté, dans l’État de New York, il existait un système scolaire basé sur une démocratie locale, guidé par une instance centrale, avec des inspecteurs nommés et des commissaires élus. En contraste de la situation au Bas-Canada, ce système a produit une « littéracie » généralisée. Une majorité patriote forte à l’Assemblée, jouissant d’un appui populaire important et accompagné d’un leadership astucieux, aurait pu utiliser une partie de sa force politique pour obtenir des conseils scolaires élus indépendants. Avant le début de février 1836, les Torys étaient déconfits et désorganisés par la volonté de réforme de Gosford et de ses supérieurs en Angleterre. Mais, on le sait, L.-J. Papineau, en perte de vitesse, mais aussi incapable d’accepter des compromis (« plus facile de faire boire de l’eau bénite au diable », au dire de Gosford), a mobilisé la majorité autour de la seule question de l’élection du Conseil législatif, pour dérouter tout le programme de réforme.

Un système scolaire tel que celui de l’État de New York exigeait la création d’une sphère publique séculière dans une société sans seigneurs et sans dîme. En 1838, la constitution de la république du Bas-Canada de Robert Nelson demandait une telle société, basée sur l’éducation publique. Pourtant, au lieu d’assister à l’école publique dans cette période, une partie de la population du district de Montréal fut plutôt envoyée à l’école de violence.

On doit lire attentivement ce livre important de J.-P. Proulx, et on devrait débattre intensivement ses propositions, grandes et petites. Notre compréhension de notre histoire ne pourrait qu’en être améliorée.