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Que la Revue d’histoire de l’Amérique française, revue scientifique consacrée à l’histoire du Québec, interpelle une latino-américaniste pour recenser la première monographie de Maurice Demers témoigne de l’avant-gardisme de ce jeune historien. Se situant à cheval entre les histoires nationales du Mexique et du Québec, Connected Struggles met en lumière des collaborations transnationales pour le moins surprenantes entre des Canadiens français nationalistes et des Mexicains catholiques conservateurs durant la première moitié du XXe siècle. Demers interpelle ses lecteurs d’entrée de jeu : « Who knew nationalists from Quebec and Catholic militants from Mexico once shared a common cause, a cause that influenced the international relations of their respective countries ? » (p. 3) Cette question a le mérite d’annoncer les ambitions scientifiques de Demers tout en suggérant d’emblée l’importance, voire la plurivalence, de la contribution qu’il entend apporter à l’historiographie.

Connected Struggles s’inscrit de plain-pied au sein de la littérature florissante sur l’histoire transnationale des Amériques. Moins attiré par les cadres comparatifs que par les phénomènes de circulations transfrontalières, l’auteur s’intéresse à la question des dialogues nord-sud entre le Canada et l’Amérique latine. Il regrette que l’histoire des relations entre ces régions du monde se soit à ce jour restreinte aux questions d’affaires étrangères entre États. Cette perspective disciplinaire, se désole Demers, où les questions d’ordre éminemment politique et économique l’emportent de facto sur la donne culturelle, passe trop aisément sous silence le rôle qu’a pu jouer la société civile au sein du développement des affaires internationales. Connected Struggles s’emploie à redresser le tir.

Par l’étude des interactions et des échanges culturels qui ont lié pendant la Seconde Guerre mondiale la Unión cultural México-Canadá Francés (UCMCF), fondée à Mexico en 1939, à l’Union des latins d’Amérique (ULA), association soeur située à Montréal, Demers démontre comment des acteurs non étatiques du Mexique et du Québec ont réussi à proposer des visions alternatives du panaméricanisme. Se réclamant d’une même communauté panlatine, des catholiques traditionalistes mexicains et des nationalistes canadiens-français ont oeuvré à l’avancement d’un panaméricanisme basé sur un idéal de coopération entre cultures latines plutôt que sur la préséance de Washington dans la gestion de l’ordre interaméricain. Les mobiles qui ont façonné de tels rapprochements ? Le pragmatisme des sujets historiques étudiés qui, par le biais d’expressions de solidarité continentale, souhaitaient combattre la marginalité politique dans laquelle leurs pays respectifs les cantonnaient.

Les deux premiers chapitres retracent dans la longue durée l’essor d’une sensibilité commune entre Canadiens français nationalistes et Mexicains catholiques. Des expériences partagées de survie et de marginalité politique les auraient prédisposés au rapprochement des années 1940 dont traite principalement la thèse de Demers. Celui-ci souhaite également faire ressortir une tradition d’influences et de connexions franco-canadienne et mexicaine, à travers notamment des réseaux catholiques, qui a contribué au développement d’axes de collaboration continentale bien avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale.

Les trois chapitres suivants approfondissent l’étude des concepts de la latinité et du pan latinisme, introduits sommairement au sein de la première section. Attardons-nous plus spécifiquement aux conclusions qui touchent le récit national québécois puisque Demers y formule ses contributions les plus audacieuses. La latinité québécoise, soutient Demers, a émergé au cours de la période de l’entre-deux-guerres pour contrer l’américanisation grandissante de la population franco-canadienne. Cette latinité permettait d’établir des liens culturels sur la base de références communes aux passés coloniaux français et espagnol et, partant, à l’héritage gréco-romain qui faisaient de ces sociétés latines d’Amérique du Nord des entités moralement et spirituellement supérieures à celles des États-Unis et du Canada anglo-saxon. Ainsi la latinité, comme marqueur d’identité, offrait aux Canadiens français le double avantage de se réclamer du continent américain tout en signifiant leurs différences avec le reste du Canada. Cela devient d’autant plus pressant au printemps 1940 lorsque la France est perdue aux mains des Nazis : est-il possible de garantir la survie de la province de Québec sans la mère patrie, s’inquiètent alors nombre de nationalistes ? Plusieurs ont adopté la réponse de l’ULA, nous dit Demers, et se sont rabattus sur le Mexique pour penser la survie de leur culture latine.

Au coeur de l’argument de Demers figure l’importance du symbolisme d’amitiés panlatines comme capital politique pour servir les fins d’acteurs marginalisés sur le plan national. Le chapitre 3 s’efforce de démontrer la chose par le biais des activités de l’ULA. Sur le plan discursif, la latinité était utile pour imaginer le futur de la nation canadienne-française sans la mère patrie comme principale alliée, cependant que sur le plan politique, l’usage de la latinité permettait aux membres de cette organisation de s’afficher en tant que médiateurs naturels entre les gouvernements canadien et mexicain.

Le chapitre 4 s’intéresse plus particulièrement au rôle symbolique qu’ont joué les échanges étudiants entre le Mexique et le Canada mis en branle au début des années 1940. Demers y montre comment les Canadiens français et les Catholiques conservateurs du Mexique utilisèrent ces activités culturelles comme gage de visibilité dans la presse écrite et les autres médias. Ces événements publics permettaient de se présenter comme des intermédiaires incontournables des relations panaméricaines et, partant, rehaussaient la valeur de leur capital politique dans l’arène nationale. Le cinquième et dernier chapitre poursuit les mêmes visées en s’interrogeant, cette fois, sur les politiques symboliques entourant la journée de célébration de la Vierge de Guadeloupe au Mexique.

Connected Struggles saura intéresser, voilà un de ses grands mérites, tant les spécialistes de l’histoire du Mexique que ceux du Québec-Canada. En effet, l’importance que Demers accorde aux contextes nationaux et internationaux pour expliquer la mise en place de collaborations transnationales permet d’éviter un des principaux pièges de l’histoire transnationale, à savoir, renier l’importance des nations. Au contraire, la pratique de l’histoire transnationale, chez Demers, a ceci de précieux qu’elle vise à ébranler les préjugés propres aux récits historiques nationaux, tout en reconfirmant l’importance du national comme cadre d’analyse.

Certains s’étonneront qu’aucune référence n’ait été faite à l’imposant corpus de théories politiques et sociologiques qui accumule, depuis près de deux décennies, études et réflexions sur la constitution de réseaux transnationaux. Demers préfère plutôt s’inspirer de Bourdieu et de Foucault pour monter son cadre théorique. Les plus généreux lui pardonneront aisément de préférer les archives aux théories du global/local en raison de la grande qualité de sa recherche empirique, menée par ailleurs en français, espagnol et anglais. Les autres sauront critiquer ce choix tout en appréciant la variété des sources documentaires utilisées pour construire son argument, incluant correspondances personnelles, matériel diplomatique, dossiers religieux, pamphlets politiques, journaux ainsi que nombre de revues culturelles. Demers possède de surcroît le talent de vulgarisateur nécessaire à la bonne narration de son enquête historique. Une des grandes forces de cet historien, en effet, est non seulement de savoir jongler avec différentes historiographies mais aussi d’expliciter à ses lecteurs, qu’il suppose à juste titre provenir d’horizons multiples, les enjeux propres aux sujets historiques étudiés. Les néophytes en histoire latino-américaine sauront par exemple apprécier l’anticléricalisme virulent du Mexique révolutionnaire ainsi que les conséquences politiques qu’il a eu sur la mobilisation de conservateurs catholiques tout au long de la première moitié du XXe siècle. Ceux et celles moins férus d’histoire canadienne comprendront cependant aisément les enjeux de nature linguistique et culturelle des Canadiens français catholiques dans un Canada anglophone et protestant.

Que retenir de ces amitiés panlatines au sein de l’Amérique du Nord ? Peut-être s’agissait-il d’une simple parenthèse ? se demande pertinemment l’auteur. Peut-être. Après tout, nulle trace aujourd’hui de ce panlatinisme au sein des relations diplomatiques entre le Canada et le Mexique. Mais Demers pêche ici par excès d’humilité. Son approche foncièrement originale lui permet d’extirper des archives et de révéler au grand jour des collaborations continentales, jusqu’à maintenant laissées en plan, d’une historiographie ou confinée aux seuls cadres nationaux ou inspirée par les préceptes de l’histoire diplomatique. L’étude de cette parenthèse située entre 1939 et 1945, lorsqu’elle est insérée dans une perspective plus large du système interaméricain, permet de mieux comprendre l’ampleur de la participation d’acteurs non étatiques au développement des idéaux de coopération et de collaboration entre les États américains. Avec cette première monographie, Demers pose les jalons d’un champ historiographique nouveau. Rares sont les praticiens de l’histoire transnationale (il est plus aisé de théoriser la chose) : Maurice Demers est sans contredit un de ceux-là.