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Le développement de projets d’infrastructure se fait rarement sans contestation, les impacts environnementaux, économiques et sociaux de ces projets soulevant parfois la controverse du point de vue d’acteurs porteurs de valeurs qui commandent une vision différente du développement ou, à tout le moins, de l’aménagement d’un milieu donné, lesquels se sentent souvent peu écoutés dans le processus. En réponse à ces mouvements d’opposition qui ont parfois mené à l’annulation de projets – que l’on pense, à titre d’exemple et en contexte québécois, au développement du mont Orford[2] ou à celui de la centrale thermique du Suroît[3] –, les autorités gouvernementales soulignent de plus en plus fréquemment la nécessité, pour les promoteurs, de démontrer l’acceptabilité sociale de leur projet (voir notamment Ville de Montréal, 2005).

Parce que les projets concernent souvent le développement de leur territoire et requièrent ainsi des autorisations qui relèvent de leur gouverne, les élus municipaux – et les maires en particulier – sont directement concernés par ces dynamiques. Celles-ci ne sont pas exemptes de tensions. D’un côté, les promoteurs souhaitent que les maires les soutiennent dans leur entreprise et usent de leur leadership politique pour faire la promotion active des projets soumis au processus d’acceptabilité sociale. D’un autre côté, les citoyens considèrent que leur maire se doit de demeurer neutre afin de soupeser, en toute objectivité, les pour et les contre d’un projet donné en regard de l’intérêt public de leur communauté, prise au sens large. De fait, les maires se retrouvent souvent juges et parties lorsque vient le moment d’évaluer la pertinence d’un projet, les municipalités d’accueil étant susceptibles de bénéficier d’importantes compensations de la part du promoteur, particulièrement dans les cas d’exploitation des ressources naturelles. Qui plus est, les frontières de la communauté directement touchée par un projet donné dépassent souvent celles de la municipalité d’accueil pour englober les municipalités voisines, qui parfois subiront les conséquences négatives d’un projet sans en tirer de bénéfices, ce qui complexifie d’autant la définition de l’intérêt collectif. Au final, les maires (et leurs conseillers) semblent assez mal outillés pour évaluer l’acceptabilité sociale des projets qui concernent leur territoire.

Nous nous penchons sur ces différentes dynamiques à travers l’analyse d’un cas qui a récemment fait l’objet de contestations en contexte québécois, soit celui du développement d’un parc éolien sur des terres agricoles à Saint-Valentin, en Montérégie, présenté en 2007. Nous comparons ensuite ce cas avec celui de l’agrandissement du site d’enfouissement sanitaire de Saint-Thomas, dans Lanaudière, lequel a également été âprement discuté, cette fois entre 2000 et 2006. Alors que le premier projet a été stoppé par le gouvernement provincial, le deuxième est allé de l’avant, malgré la contestation. Pour chacun des cas, nous avons d’abord procédé à l’analyse documentaire d’un corpus composé d’une revue de presse exhaustive[4], de divers documents institutionnels associés aux projets ainsi que des principaux documents produits par chacune des parties prenantes[5]. Les contenus ainsi recueillis ont été codifiés à l’aide du logiciel NVivo en vue de faire ressortir certaines grandes thématiques, telles que les initiatives des promoteurs en matière de communication ; les demandes des parties prenantes et les réponses faisant suite à celles-ci ; la rhétorique justificative du promoteur et la rhétorique revendicatrice des parties prenantes à l’endroit du projet, de même que le discours tenu par les titulaires de charges publiques ; et enfin les diverses stratégies mises de l’avant de part et d’autre, qu’il s’agisse de démarches institutionnalisées ou de stratégies de visibilité. Nous avons ensuite conduit un total de huit entretiens semi-directifs (soit quatre entretiens par cas) avec des acteurs directement associés aux projets, sélectionnés à partir de l’analyse documentaire : promoteur, parties prenantes favorables et défavorables au projet et titulaires de charges publiques concernés[6]. Les entretiens ont été transcrits et les résultats codés, ce qui nous a permis de trianguler nos données.

Dans les lignes qui suivent, nous exposons d’abord en quoi les discussions liées à l’acceptabilité sociale de grands projets mettent en tension divers types de légitimités, puis nous nous tournons vers la présentation et l’analyse des deux cas étudiés pour enfin dresser de grands constats quant au rôle des maires en regard des processus d’acceptabilité sociale des projets qui concernent leur territoire.

Acceptabilité sociale et mise en tension des différents types de légitimités

Relativement nouvelle dans l’univers sociopolitique québécois, l’acceptabilité sociale demeure une notion aux contours flous, dont la résonnance et la finalité ne font pas consensus. Pierre Batellier souligne ainsi que « Le manque de repères tend à en faire une notion vide de sens, malléable et manipulable à toutes fins, utilisée de façon pragmatique, sans références explicites à des fondements conceptuels et théoriques rigoureusement établis. » (2015 : i) Effectivement, la notion d’acceptabilité sociale côtoie de près les termes d’acceptation sociale, de permis social d’opérer et de consentement libre préalable et éclairé, lesquels sont parfois utilisés de manière interchangeable (ibid. : 10), créant ainsi des raccourcis théoriques qui contribuent au flou entourant cette notion. Alors que l’acceptabilité sociale fait référence à un processus de construction sociale engageant les parties prenantes, l’acceptation sociale correspond plutôt à un état statique : « les politiques y voient un résultat souhaitable, les industriels une barrière à franchir, les communautés une injonction d’origine externe » (Bergeron et al., 2015). Cette notion d’acceptation se rapprocherait ainsi de l’idée du permis social d’opérer, qui tend à évacuer les éléments contextuels et le dialogue collaboratif pour plutôt se focaliser sur le résultat que constitue l’obtention de ce permis (Owen et Kemp, 2013). Bien qu’elle revête un certain potentiel heuristique, la notion de consentement libre préalable et éclairé soulève par ailleurs des enjeux juridiques et opérationnels distincts (Batellier, 2015 : 10) ; qui plus est, tout comme les deux notions précédentes, elle est associée à une étape précise dans le cours d’un projet plutôt qu’à un processus dynamique (Boutilier et Thomson, 2011).

Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, qu’il n’y ait pas consensus quant à la définition de la notion d’acceptabilité sociale. À l’issue d’un conséquent travail de ratissage des écrits sur la question, Batellier (2015) recense ainsi pas moins de treize propositions de définitions formelles. À titre d’exemple, le gouvernement du Québec définit l’acceptabilité sociale comme « [l’ensemble] des jugements collectifs basés sur les valeurs sociétales, portant sur le bien-fondé d’une politique ou d’un projet de développement pouvant avoir un impact sur les milieux naturels et humains » (Gouvernement du Québec, 2015a). Dans une perspective similaire, Corinne Gendron (2014 : 124) la définit comme « l’assentiment de la population à un projet ou à une décision résultant du jugement collectif que ce projet ou cette décision est supérieur aux alternatives connues, incluant le statu quo ». La définition proposée par Julie Caron-Malenfant et Thierry Conraud (2009 : 14) se concentre pour sa part sur les conditions déterminantes de l’acceptabilité sociale. Celle-ci est ainsi envisagée comme : « Le résultat d’un processus par lequel les parties concernées construisent ensemble les conditions minimales à mettre en place, pour qu’un projet, programme ou politique s’intègre de façon harmonieuse, et à un moment donné, dans son milieu naturel et humain. » Marie-Josée Fortin, Yann Fournis et Raymond Beaudry (2013 : 13) mettent quant à eux davantage l’accent sur le processus qui doit être déployé afin de permettre la co-construction de ces conditions d’acceptabilité. En lien avec la discussion de projets ayant un impact sur le développement du territoire, les auteurs définissent ainsi l’acceptabilité sociale comme le :

processus d’évaluation politique d’un projet sociotechnique mettant en interaction une pluralité d’acteurs impliqués à diverses échelles et à partir duquel se construisent progressivement des arrangements et des règles institutionnels reconnus légitimes car cohérents avec la vision du territoire et le modèle de développement privilégié par les acteurs concernés.

Cette multiplicité des définitions du terme et son appropriation par certains acteurs associés à des industries ou à des entreprises spécifiques, d’abord soucieux de favoriser l’adoption de projets considérés comme bénéfiques sur le plan économique, se traduisent par une certaine méfiance de la part des populations directement touchées par des projets qui soulèvent des enjeux d’acceptabilité (voir notamment Massé, 2013).

Il n’en demeure pas moins que les notions de jugement collectif, de valeurs communes, de processus et de conditions ressortent en tant que dénominateurs communs de plusieurs de ces définitions. Les auteurs, les observateurs et les parties prenantes s’entendent ainsi généralement sur le fait que ce jugement collectif duquel est susceptible d’émerger l’acceptabilité sociale repose souvent – mais pas systématiquement – sur la mise en place de processus qui permettent au promoteur et aux parties prenantes d’échanger sur le projet et de le moduler afin qu’il réponde mieux aux attentes et aux valeurs de ces dernières, notamment par la négociation de certaines conditions, ou certains compromis. La mise en place de ces processus dialogiques n’est toutefois pas garante de l’acceptation d’un projet, puisque les valeurs portées par le promoteur et les parties prenantes en regard du projet peuvent s’avérer irréconciliables. Dans cette perspective, un projet peut être soit rejeté, soit toléré ou véritablement soutenu par les communautés ; ultimement, celles-ci peuvent même en venir à s’approprier un projet et à s’en faire les défenderesses, ce qui correspondrait à un idéal (Boutilier et Thomson, 2011).

Cet accent sur le jugement collectif fait résolument de l’acceptabilité un construit social. Différents types de légitimités, souvent en tension les uns avec les autres, participent à l’échafaudage de ce construit. À cet égard, il ressort clairement des expériences vécues au Québec depuis les quarante dernières années que la démonstration de la faisabilité technique du projet, de sa viabilité économique et de son adéquation avec les réglementations en vigueur (ou ses légitimités technique, financière et régulative) n’est plus suffisante (voir, entre autres : Hudon et al., 2009 ; Foster et al., 2012 ; Lehmann, 2013 ; Yates, 2014). Ainsi, dans un contexte où une pluralité de valeurs suggère parfois des visions diamétralement opposées du développement, notamment sous l’éclairage du développement durable[7], la légitimité substantive d’un projet – ou sa raison d’être – est désormais sujette à être débattue entre les principaux acteurs concernés.

Or, pour être considérés comme « parties concernées » et, en l’occurrence, être invités à la table de discussion, les acteurs en présence doivent faire valoir qu’ils ont la légitimité d’intervenir dans le débat, ce qui n’est pas acquis d’emblée, surtout en ce qui concerne les citoyens, seuls ou collectivement sous la forme de groupes de pression. De fait, divers types de légitimités fondent le jugement social à l’endroit d’un acteur donné (Bitektine, 2011), allant bien au-delà des légitimités traditionnelles et légales telles que définies par Max Weber (1971).

Au premier chef entre en jeu la légitimité personnelle (qu’on pourrait associer à la légitimité charismatique de Weber) attribuée à un individu au regard de son expérience, de son charisme et du jugement moral et éthique qu’on lui confère. Si les parties prenantes – souvent opposées – au projet sont particulièrement soumises à ce jugement, déterminant pour leur crédibilité, le promoteur, en la personne de son porte-parole ou de sa figure publique, y est également sujet. On considérera ainsi légitimes les acteurs qui sont en mesure de justifier leurs actions et leurs propos, et qui font la démonstration de leur honnêteté et des appuis sociaux tangibles dont ils bénéficient (Edwards, 1999).

Par ailleurs, les opposants qui affirment se prononcer au nom d’une « majorité silencieuse » doivent faire la preuve de leur caractère représentatif – ou de leur légitimité représentative – s’ils souhaitent que leur position soit considérée. Il leur est utile, à cet égard, de se dissocier du fameux « syndrome NIMBY » (not in by backyard) par un processus de montée en généralité (Lolive, 1997). Le syndrome NIMBY réfère à une situation dans laquelle des individus reconnaissent le besoin de nouvelles infrastructures comportant des aspects déplaisants ou dangereux, mais refusent que celles-ci voient le jour dans leur environnement immédiat (Fischer, 1993 : 173). Il est donc considéré comme une réaction égoïste de la part de riverains faisant peu de cas de l’intérêt public. La montée en généralité permet en revanche de redéfinir un problème particulier en un enjeu d’ordre général à l’aide d’un recadrage discursif, facilitant « l’adoption d’une rhétorique de justification qui se rattache à un bien commun » (Hétet et Hassenteufel, 1999 : 100).

En outre, dans une perspective où l’ancrage social des théories scientifiques est de plus en plus reconnu (van der Sluijs et al., 2008 : 265-273, cité dans Gendron, 2014), relativisant, par là, les « certitudes » scientifiques, le savoir détenu par les citoyens – qu’on associe souvent à un savoir « profane » – tend à être davantage valorisé. Ainsi reconnaît-on aux citoyens une légitimité de proximité (Jobert, 1998), attribuable à leur connaissance intime du milieu où sont prévus les projets d’infrastructure. C’est entre autres forts de cette connaissance spécifique qui échappe souvent aux promoteurs que les citoyens sont désormais invités à prendre une part active aux débats.

Devant des citoyens qui réclament désormais d’être parties prenantes aux décisions publiques, l’acceptabilité sociale se construit également sous le prisme du caractère participatif des processus mis en oeuvre par le promoteur (et les autorités gouvernementales, dans le cas des projets publics ou semi-publics) : on fera ainsi référence à la légitimité procédurale de la démarche (Suchman, 1995 ; Barnard, 2001). De manière plus spécifique, celle-ci se fonde sur les modes de consultation des parties prenantes en amont des projets, la notion de transparence et les modalités des divers mécanismes de participation en présence. Les acteurs privés sont ainsi appelés à ouvrir petit à petit certains aspects de leur processus décisionnel, comme le suggère entre autres l’abondante littérature sur le sujet dans le champ des relations publiques (Kent et Taylor, 2002 ; Jahansoozi, 2006 ; Greenwood, 2007 ; De Bussy, 2010 ; Maisonneuve, 2010 ; Sauvé, 2010). Sont ainsi préconisées des approches bidirectionnelles symétriques (Grunig et al., 2002) qui permettent un réel engagement des parties prenantes (Morsing et Schultz, 2006) et une interinfluence menant à la co-construction de sens (Heath et Coombs, 2006) et à la co-définition de l’intérêt public. Dans un tel contexte, le contenu de la communication organisationnelle reflète à la fois les besoins en matière d’information des différents publics et ceux de « dissémination » (ou d’advocacy) de l’organisation (Grunig, 2009 : 9). Le concept de symétrie réfère donc à la volonté, de part et d’autre, de saisir les différents points de vue mis de l’avant et de demeurer ouverts à faire évoluer leur propre vision de l’enjeu discuté, quitte à laisser tomber certaines conditions ou revendications. Dans une formule lapidaire, Robert E. Brown (2010 : 278) avance que la symétrie « has come to be understood far more simply as the willingness to change ». Mentionnons tout de même que, bien que le paradigme participatif semble avoir percolé l’univers des relations publiques pour mener à ces développements théoriques normatifs sur la vision de la profession (Yates, 2015), force est de constater l’écart parfois abyssal entre ces préceptes normatifs et la pratique concrète des relations publiques (Yates et Broustau, 2015).

En définitive, comme nous le verrons sous l’éclairage des deux cas étudiés et tel que nous l’illustrons dans la figure 1, la construction des différents types de légitimités évoqués est souvent source de tensions. Ces tensions sont d’abord susceptibles de s’aviver entre le promoteur et les parties prenantes, le premier devant faire la preuve de ses légitimités technique, financière et régulative, mais également substantive, procédurale et personnelle, et les secondes, de leurs légitimités représentative, personnelle et de proximité. Les élus n’échappent pas à l’impératif de démontrer leur légitimité, d’autant plus qu’ils doivent composer avec des attentes parfois contradictoires, alors que, d’une part, les promoteurs de projets voudraient les voir jouer un rôle actif dans la promotion de leurs entreprises et que, d’autre part, les parties prenantes s’attendent plutôt à ce qu’ils demeurent des acteurs neutres, gardiens de l’intérêt collectif. En somme, alors que l’acceptabilité sociale des projets s’est longtemps fondée sur la légitimité démocratique des élus, à même, pourrait-on penser, de prendre les décisions qui correspondent à l’intérêt collectif, il appert clairement que, dans la foulée du courant participatif (OCDE, 2001), la légitimité représentative que confère le statut d’élu ne suffit plus. Les élus doivent désormais justifier leurs décisions en fonction de la représentativité des points de vue qu’elles sous-tendent. Or, la démonstration d’une telle représentativité ne saurait reposer strictement sur la participation électorale, réduite à l’exercice du vote aux quatre ans. C’est dans ce contexte que se sont développés divers modes de participation publique, certains il y a déjà plus de quarante ans, comme c’est le cas, au Québec, des audiences du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), mis sur pied en 1978, ou du recours aux consultations publiques en commissions parlementaires, plus fréquentes à partir de la fin des années 1970 (Deschênes, 1981). La mise sur pied de l’Office de consultation publique de Montréal en 2002 s’inscrit également dans cette perspective. Plus récemment, ces exercices participatifs se sont multipliés, notamment au niveau municipal, que l’on pense, par exemple, aux conseils de quartiers (Bherer, 2006), aux jurys de citoyens (Röcke et Sintomer, 2005) ou aux budgets participatifs (Baiocchi, 2003 ; Rabouin, 2009). S’y ajoutent des initiatives plus ou moins ponctuelles telles les consultations menées dans le cadre des plans particuliers d’urbanisme mis de l’avant par les municipalités[8], les consultations en ligne[9] ou encore les « journées citoyennes[10] ». En somme, il semble que de plus en plus la gouvernance participative devienne désormais la norme (Fung et Wright, 2003), ce qui génère des attentes allant en ce sens chez les citoyens, complexifiant d’autant les modes de gouvernance à préconiser par les élus dans ce contexte.

Figure 1

Les types de légitimités en cause dans les processus d’acceptabilité sociale

Les types de légitimités en cause dans les processus d’acceptabilité sociale

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Nous nous tournons maintenant vers nos deux cas afin d’illustrer comment peuvent s’incarner ces dynamiques.

Projet de parc éolien à Saint-Valentin : une connivence jugée malvenue entre le maire et le promoteur

Le premier cas à l’étude concerne le développement d’un parc éolien sur des terres agricoles à Saint-Valentin, en Montérégie. Le projet, annoncé en 2007, comprend également la construction de chemins d’accès, d’un réseau électrique collecteur et d’un poste de raccordement. Alors que le maire donne son appui enthousiaste au projet, plusieurs citoyens s’y opposent, notamment en raison des impacts potentiels sur le paysage et les activités agricoles. Une analyse sommaire de l’opposition au projet pourrait facilement mener au diagnostic d’un syndrome NIMBY typique. Les opposants reconnaissent en effet que le développement de la filière éolienne peut être souhaitable d’un point de vue environnemental, mais sont particulièrement soucieux des effets d’un tel développement sur leur paysage et leur mode de vie. Or, une analyse plus fine laisse voir qu’au-delà de ces aspects, le manque de transparence du processus de développement du projet attise la suspicion à l’endroit du promoteur et des autorités municipales, le maire semblant lui-même s’être placé en conflit d’intérêts, une position peu compatible avec son rôle de défense des membres de l’ensemble de la collectivité locale.

Ainsi, en 2005, à la suite d’un deuxième appel d’offres d’Hydro-Québec Distribution en vue de la production par énergie éolienne de 2000 mégawatts, Air Energy TCI inc. (TCI), promoteur initial du projet, approche la municipalité afin de sonder son intérêt pour développer un parc éolien d’une capacité de 50 mégawatts sur son territoire, en échange de compensations de l’ordre de quelque 100 000 $ par année pendant vingt ans[11]. Un employé local est par la suite mandaté pour faire du démarchage auprès des propriétaires terriens de la municipalité, dans le but de les amener à signer des octrois d’option, soit des ententes selon lesquelles ils acceptent qu’une ou des éoliennes soient installées sur leurs terres moyennant, encore une fois, une compensation annuelle. Parce que plusieurs entreprises sont susceptibles de se concurrencer afin de gagner une partie de l’appel d’offres d’Hydro-Québec, l’ensemble de ces démarches se fait dans le plus grand secret. Une clause de confidentialité est d’ailleurs prévue à l’entente qui lie chaque propriétaire terrien au promoteur[12]. Le projet devient public en 2007, mais il suscite réellement l’attention en mai 2008, au moment où Hydro-Québec annonce les gagnants de son appel d’offres.

L’opposition au projet n’est pas pour autant instantanée. Les citoyens sont plutôt curieux à l’endroit de cette filière énergétique en développement qui a d’ailleurs plutôt bonne presse. Ce n’est qu’au moment où est discuté le passage des lignes de tension qui permettront de raccorder le parc d’éoliennes au réseau électrique d’Hydro-Québec que certains opposants commencent à se manifester. Plusieurs prennent en effet conscience que le passage de ces lignes nécessitera l’installation de pylônes sur ou à proximité de leurs terres, venant considérablement modifier leur paysage. Encore plus inquiétant, en vertu de la Loi sur Hydro-Québec, adoptée en 1964 et toujours en vigueur, la société d’État a le pouvoir d’acquérir par voie d’expropriation « tous immeubles, servitudes ou constructions requis pour l’exploitation des forces hydrauliques détenues par la Société ou pour la production, la transmission ou la distribution d’énergie » (Gouvernement du Québec, 2015c : art. 23), dans la mesure où elle obtient préalablement l’accord du gouvernement.

Devant les faits, les membres du Comité consultatif d’urbanisme de la Municipalité de Saint-Valentin démissionnent en bloc pour témoigner de leur opposition au projet et certains d’entre eux se mobilisent afin de convaincre les citoyens de Saint-Valentin et des municipalités environnantes que le projet aura certes des retombées financières intéressantes pour certains propriétaires terriens et pour la Municipalité elle-même, mais que la majorité des citoyens devront plutôt en assumer les aspects négatifs sans en tirer aucun bénéfice.

Plusieurs citoyens se sentent en effet lésés, notamment parce que le passage des lignes de tension pour raccorder le parc au réseau électrique est considéré comme un projet distinct, et n’a donc été rendu public que bien après le projet de parc éolien en tant que tel. Cela avive les ressentiments quant au manque de transparence du projet depuis ses premières phases de développement. En effet, seuls les propriétaires terriens jugés comme étant disposés à recevoir une ou des éoliennes sur leur terre ont d’abord été approchés par le promoteur, l’employé local embauché par ce dernier en vue de faire signer des octrois d’option ayant délibérément choisi d’approcher les propriétaires qu’il pensait d’emblée favorables au projet et de délaisser les autres, sa connaissance intime du terrain lui permettant d’exercer une telle discrimination. Or, le maire de Saint-Valentin lui-même fait partie des propriétaires qui ont signé une entente avec le promoteur et est donc appelé, si le projet voit le jour, à recevoir des compensations de l’ordre de quelques milliers de dollars par année. Dans un tel contexte, la signature entre le promoteur et la Municipalité d’une entente en vertu de laquelle cette dernière se doit de promouvoir le projet[13] ne peut que générer davantage de suspicion à l’endroit du maire, l’évaluation des intérêts collectifs de ses commettants dans le cadre de ce projet étant susceptible d’être fortement teintée par ses intérêts personnels. D’autres facteurs exacerbent ce sentiment de méfiance, dont le fait que le bureau de projet soit situé dans un édifice municipal (alors qu’on peut penser que la pratique est relativement courante dans les municipalités de petite taille et malgré le fait que le promoteur paie un loyer à la municipalité pour occuper cet espace).

La légitimité du promoteur est également mise à mal, ce qui renforce sans doute l’impression qu’il y a connivence entre le maire et ce dernier. Quelque temps avant les audiences du BAPE, le promoteur initial TCI est racheté par l’entreprise TransAlta, une multinationale dont le siège social est à Calgary. Ainsi, alors que le démarchage initial avait été mené par un employé local bien connu dans la région, voilà que le projet passe sous l’égide de patrons unilingues anglophones de l’Ouest canadien ; leur présence lors de certaines audiences publiques crée ainsi un malaise. Qui plus est, la configuration du parc éolien est passablement modifiée à la suite du rachat de TCI par TransAlta, qui juge le projet difficilement rentable dans sa forme initiale[14]. Conséquemment, de nouveaux sites potentiels sont identifiés et la hauteur des éoliennes est revue à la hausse, ce qui ne manque pas de susciter de nouvelles inquiétudes.

Une fois le projet rendu public, le promoteur souhaite tout de même donner de l’information aux citoyens. Il produit un document à cet effet et organise des séances publiques d’information, lesquelles attirent par ailleurs peu de participants. Un journal de projet est également publié et un voyage est organisé dans l’État de New York pour permettre aux citoyens inquiets de constater par eux-mêmes le bruit généré par un parc éolien. Les services d’un consultant agricole sont retenus pour étudier comment les pertes de surfaces agricoles dues à la présence d’éoliennes pourraient être compensées (notamment par l’installation de systèmes de drainage permettant de dégager de nouvelles surfaces de terres cultivables), de même que les services d’une spécialiste en architecture paysagère. Or, il semble que, dans l’ensemble, les démarches du promoteur portent surtout fruits auprès des « convertis », sans pour autant convaincre les opposants du bien-fondé du projet. Il ressort également que relativement peu d’efforts sont faits pour mieux informer les citoyens des municipalités avoisinantes, appelés à subir les impacts visuels du projet sans en tirer d’avantages financiers.

Certaines des démarches mises de l’avant par le promoteur sont par ailleurs marquées de maladresse dans le contexte de contestation et de méfiance qui prévaut alors. Il en est ainsi, par exemple, de la commandite d’un événement public organisé dans le cadre des festivités de la Saint-Valentin (importantes dans une municipalité éponyme !), considérée comme une stratégie en vue « d’acheter » une population réfractaire au projet. De façon similaire, la journée portes ouvertes organisée par le promoteur à la veille des audiences du BAPE ne donne pas les résultats escomptés : alors que les citoyens sont invités à visiter différents kiosques d’information et à y poser leurs questions, le promoteur répondant ainsi aux préoccupations de chacun sur une base individuelle, plusieurs en ressortent avec l’impression de ne pas avoir eu accès à toute l’information nécessaire à la bonne compréhension du projet[15]. La situation de ces citoyens semble contraster avec celle des propriétaires terriens qui ont signé une entente pour l’installation d’éoliennes sur leurs terres et qui auraient ainsi eu accès à une information privilégiée. L’énoncé suivant en témoigne : « C’est vrai que les propriétaires qui étaient impliqués dans le projet, y’avaient un accès à l’information, comme d’un second niveau là […] parce que les gens sont impliqués là. Ils sont comme partie prenante du projet pour vrai là. Fait que, je dirais qu’eux autres ont un peu plus d’infos. » (Saint-Valentin, intervenant 2)

En définitive, les premiers opposants au projet – membres démissionnaires du Comité consultatif d’urbanisme de Saint-Valentin – remettent en question la légitimité personnelle et la légitimité procédurale du promoteur, mais également la légitimité représentative de leur maire. Ils estiment en effet que celui-ci n’est pas à même de se faire le défenseur de l’intérêt collectif dans ce dossier, notamment au regard des compensations financières qu’il est appelé à recevoir si le projet voit le jour. Ils tournent donc le dos à leurs autorités municipales pour faire entendre leur message par d’autres moyens. Forts d’un réseau de bénévoles en mesure d’apporter des expertises diverses (retraité d’Hydro-Québec critique à l’endroit des éoliennes en raison des possibilités d’interférence, agronome, avocate, spécialiste en environnement, notamment), ils forment ainsi le Comité Don Quichotte contre les éoliennes, lequel est particulièrement actif : les membres du Comité organisent une soirée d’information ainsi qu’une manifestation à laquelle prennent part des agriculteurs (et leurs tracteurs !) ; ils font circuler une pétition et posent plusieurs pancartes dénonçant le projet ; ils distribuent de façon régulière et de porte en porte des messages écrits accompagnés de caricatures ; ils écrivent régulièrement aux médias locaux.

Le comité interpelle également les maires des municipalités environnantes touchées par le projet en raison de ses impacts sur le paysage, notamment. Le maire de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix répond à l’appel et se fait l’instigateur d’une coalition de cinq maires opposés au projet (2 des 25 éoliennes sont prévues sur le territoire de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix). À l’aide d’une spécialiste en communication embauchée par les cinq municipalités membres, la coalition organise une séance d’information où des spécialistes de l’énergie éolienne viennent en présenter les aspects potentiellement négatifs. De fait, le maire de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix se révèle particulièrement actif afin de documenter les inconvénients liés au développement de l’énergie éolienne. Il multiplie également les interventions en vue de modifier la réglementation qui détermine la distance nécessaire entre une habitation et une éolienne, avec un succès relatif[16]. Il mène enfin des démarches dans le but de convaincre l’Union des producteurs agricole (UPA) de se ranger du côté des agriculteurs contre le projet, en insistant sur la mission de protéger les terres agricoles de l’organisme[17].

Les opposants sont habiles à faire valoir la légitimité de leur position. Notamment conseillé par la mairesse de Saint-Jacques-le-Mineur, qui, avant d’être élue, avait elle-même lutté avec succès contre le développement d’un parc éolien dans sa municipalité, le Comité Don Quichotte concentre son propos autour de deux principaux arguments. Il fait d’abord valoir qu’il n’est pas souhaitable que des éoliennes soient installées en zone habitée, alors que plusieurs autres solutions sont envisageables à l’échelle de la province, notamment dans le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie, moins densément peuplés et avec un fort potentiel de vent ; le comité laisse également entendre que la situation économique plus précaire de cette région justifierait mieux le développement d’un tel projet. En deuxième lieu, le Comité soutient qu’il est insensé de développer ces énergies sur les meilleures terres agricoles du Québec, qui sont en fait le « garde-manger » de la province. En mettant de l’avant ce deuxième aspect, le Comité Don Quichotte s’éloigne clairement du syndrome NIMBY et le transforme plutôt en une réaction de type LULU (locally unwanted land use), c’est-à-dire qu’il tente de faire valoir que le site envisagé pour le projet comporte des caractéristiques uniques qui l’inscrivent dans le patrimoine collectif. L’énoncé suivant est particulièrement parlant à cet égard : « On nourrit les gens de Montréal ici, c’est important ça aussi là, t’sais. Plutôt que de faire venir notre nourriture des États-Unis ou de la Chine ou de quoi que ce soit, on les nourrit nous autres ici. » (Saint-Valentin, intervenant 1)

Malgré cette tentative – consciente ou non – de montée en généralité, l’ensemble du débat prend surtout forme au niveau local, les élus provinciaux et nationaux ne prenant pas clairement position pour ou contre le projet. Le premier ministre du Québec et les principaux élus concernés insistent seulement sur le fait que tout projet doit être accepté socialement avant de voir le jour. La couverture médiatique demeure également surtout locale, l’ensemble des intervenants rencontrés semblant avoir apprécié le travail des journalistes en lien avec le projet, en présentant des points de vue relativement nuancés[18].

Des arguments de portée davantage locale sont également soulevés, surtout par la coalition des maires et son principal porteur, le maire de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix. Ce dernier semble en effet avoir choisi de tirer dans toutes les directions afin de faire valoir son opposition. Sont ainsi mis de l’avant des arguments relatifs aux impacts négatifs du projet sur la faune locale (et plus particulièrement sur les oiseaux et les chauves-souris) ; sur la nappe phréatique, qui risque d’être contaminée lors de la construction des piliers de ciment soutenant les éoliennes, lesquels prennent ancrage sur le roc ; de même que sur les terres agricoles, en raison du phénomène de compaction des sols découlant du transport lourd nécessaire à la construction d’éoliennes. S’ajoutent la pollution sonore, les risques liés aux bris des éoliennes ainsi que les impacts visuels indésirables, notamment le potentiel effet stroboscopique des pales en rotation. Les opposants font en outre valoir que les éoliennes seront visibles depuis le Lieu historique national du Fort-Lennox, ayant ainsi un impact négatif tangible sur le patrimoine. Des arguments de nature économique sont également soulevés, soit la possible dévaluation de la valeur foncière des propriétés sises à proximité du parc éolien et les coûts associés au démantèlement des éoliennes une fois terminée leur vie utile, le promoteur n’offrant pas de garanties jugées suffisantes à cet égard. Toujours sur le plan économique, la valeur des compensations est critiquée en étant jugée beaucoup moins élevée que ce qui a cours en Ontario. Les impacts potentiels sur la santé des citoyens vivant à proximité des éoliennes sont par ailleurs évoqués, la coalition des maires étant appuyée par la Dre Nina Pierpont, auteure d’une étude étayant plusieurs préoccupations sur le sujet. Dans la même optique, la coalition met en exergue une pétition signée par quarante médecins et remise au gouvernement dans le cadre des discussions entourant la construction d’un parc éolien dans la région de Victoriaville, et demandant à ce que le développement de tels parcs cesse en milieux habités au regard du manque de connaissances scientifiques quant aux effets des éoliennes sur la santé populationnelle[19]. Dans un contexte où les groupes environnementaux qui soutiennent généralement la promotion de l’énergie éolienne se font plutôt discrets[20], la légitimité substantive du projet est enfin remise en question, alors que les opposants font valoir que le coût du kilowattheure produit à partir de cette filière énergétique demeure élevé, bien que l’énergie produite soit destinée à être revendue à bas prix aux États-Unis[21].

Cette stratégie visant à multiplier les arguments de toutes natures semble porter fruits auprès du BAPE, qui rapporte le tout de manière assez systématique (2011 : 13-28). Au final et sous cet éclairage, le BAPE recommande que des changements majeurs soient apportés au projet avant que celui-ci ne puisse voir le jour ; en réalité, les changements demandés sont incompatibles avec la rentabilité économique du projet. Dans son rapport, l’organisme souligne clairement le manque de légitimité des autorités municipales à représenter les intérêts de l’ensemble des concitoyens :

la signature d’une entente liant légalement le promoteur et la municipalité l’oblige à n’intervenir qu’en faveur du projet. Dans ce contexte, le conseil municipal peut difficilement défendre l’intérêt des Valentins. Ceux-ci ont le sentiment que la municipalité a, tôt dans le développement du projet, laissé le contrôle de la situation entre les mains du promoteur.

BAPE, 2011 : 127

La municipalité est également pointée du doigt pour avoir omis de consulter ses citoyens au moment opportun :

Le promoteur et la municipalité de Saint-Valentin ont seulement informé les citoyens, plutôt que de les consulter de façon bidirectionnelle, ouverte et transparente. Certaines rencontres d’information étaient planifiées à des moments inopportuns ou alors que la municipalité était déjà liée par entente avec le promoteur. Ceci a contribué à la montée de l’opposition, à créer des tensions et des divisions au sein de la communauté.

Ibid. : 131

Bien qu’on ne puisse clairement établir de corrélation entre la contestation liée au développement du parc éolien et les résultats électoraux de l’élection municipale de 2009, où le maire de Saint-Valentin a été défait à la faveur de résultats très serrés (obtenant 47,8 % d’appui contre 52,2 % pour le candidat gagnant), on pourrait penser que les électeurs ont voulu punir l’administration municipale en place (et principalement le maire) en lien avec la gestion de ce dossier. Or, en raison de l’entente signée avec le promoteur et stipulant que la municipalité se devait de faire la promotion du projet, le nouveau maire se fait plutôt discret sur le sujet, du moins jusqu’à la publication du rapport du BAPE, à la suite de laquelle les membres du conseil municipal de Saint-Valentin se prononcent à leur tour contre le projet. De manière similaire, le gouvernement fera siennes les recommandations du BAPE.

Si le jugement est sévère et sans appel, il n’en demeure pas moins que le cas de Saint-Valentin met en exergue la difficulté de trouver un équilibre entre la transparence demandée par les citoyens et les considérations d’affaires liées au développement de projets en contexte concurrentiel. Dans les cas de projets éoliens, des pourparlers doivent nécessairement avoir lieu avec la municipalité avant même la conceptualisation du projet afin que des tours de mesures puissent être installées sur le territoire pour en déterminer le potentiel énergétique. Certes, on pourrait justifier cette façon de faire en arguant que les élus municipaux, à titre de représentants démocratiques, ont la légitimité nécessaire pour décider du sort de leur communauté, du moins dans une certaine mesure, lorsque les projets en sont au tout début de leur développement. L’énoncé suivant est parlant à cet égard : « Ça c’est sûr, tu vas voir les municipalités. Tu vois, eux sont capables de savoir, tâter le pouls. C’est quand même des élus hein, les gens du, du domaine municipal, fait qu’ils sont supposés d’être capable de dire ‘je pense que c’est quelque chose qui pourrait intéresser mes citoyens’ » (Saint-Valentin, intervenant 2). Or, dans le cas de Saint-Valentin, la signature d’une entente liant la municipalité au promoteur avant même que les citoyens n’aient eu vent du projet a été un des éléments déclencheurs du climat de suspicion qui a ensuite entaché l’ensemble des discussions, ce qui montre bien, nous semble-t-il, les limites d’une telle logique, notamment au regard des impératifs de démocratie participative évoqués plus haut.

Il est également d’usage d’attendre que soient signés les octrois d’option entre le promoteur et les propriétaires terriens ouverts à accueillir des éoliennes sur leurs terres avant que les projets ne soient rendus publics. D’ailleurs, comme ces démarches sont individualisées et confidentielles, les propriétaires terriens ne peuvent se concerter et développer une position commune qui leur permettrait de mieux équilibrer leur rapport de force avec le promoteur, par exemple pour négocier à la hausse les compensations prévues au projet. Or, comme l’a illustré au moins une expérience québécoise en la matière (Unité de recherche sur le développement territorial durable et la filière éolienne, 2009), ces démarches pourraient sans doute se faire au grand jour, ce qui favoriserait le développement d’une vision collective des propriétaires terriens concernés, sans pour autant miner le potentiel des projets. Au final, ces démarches plus ouvertes participeraient à l’établissement d’un meilleur climat de confiance.

Comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, plusieurs similarités peuvent être établies entre le projet de parc éolien de Saint-Valentin et le projet d’agrandissement du site d’enfouissement de Saint-Thomas, particulièrement en ce qui concerne la suspicion à l’endroit du promoteur, qui limiterait, en raison de l’étendue de son influence à l’échelle régionale, le réel pouvoir des élus locaux et, en corolaire, leur légitimité.

Projet d’agrandissement du site d’enfouissement de Saint-Thomas : des doutes quant au libre arbitre des décideurs locaux

Le site d’enfouissement sanitaire de Saint-Thomas est l’un des quatre « méga-sites » du Québec – trois d’entre eux se trouvant dans la région de Lanaudière ou en périphérie de celle-ci – et il reçoit une partie des déchets de la métropole. Or, le site a atteint sa capacité légale au tournant des années 2000 et un projet d’agrandissement est présenté par son propriétaire, l’entreprise EBI. Tout comme c’était le cas à Saint-Valentin, des citoyens de Saint-Thomas se mobilisent à la suite de l’annonce du projet afin de contester l’agrandissement du site. Ils en ont contre le fait qu’un tel agrandissement soit prévu pour ensevelir notamment des déchets en provenance de la grande région de Montréal. En vertu de la Politique québécoise de gestion des matières résiduelles 1998-2008, les municipalités régionales de comté (MRC) ont en effet le droit de « limiter ou refuser toute quantité de matières résiduelles destinées à l’élimination qui proviennent de l’extérieur de leur territoire de planification » (Gazette officielle du Québec, 2000 : 970). En juillet 2000, alors que la MRC de Joliette – où se situe le site – consulte la population à propos de la modification de son plan d’aménagement en vue de permettre l’agrandissement du site d’enfouissement, quelque 1300 personnes signent une pétition contre ce projet (sur un total de 3000 habitants), laquelle est par la suite déposée au Conseil municipal de Saint-Thomas.

Or, l’agrandissement du site confère plusieurs avantages financiers à la Municipalité de Saint-Thomas. En vertu d’une entente signée entre celle-ci et le promoteur en novembre 2001, des compensations à la tonne de l’ordre de plusieurs centaines de milliers de dollars sont prévues chaque année, et ce, sur une période de 25 ans. La Municipalité s’engage, en contrepartie, à clairement soutenir le projet – un montant initial de quelques millions de dollars est d’ailleurs prévu en échange de ce simple soutien[22]. La signature d’une telle entente par les autorités de la ville, alors qu’une grande portion de la population s’était clairement opposée au projet par voix de pétition, questionne la légitimité démocratique de ce geste. Il semble, à cet égard, que Saint-Thomas ait surtout agi par dépit, sachant que son opposition ne ferait pas le poids à la MRC de Joliette, où siègent une dizaine de municipalités : dans la foulée des consultations en vue de modifier son plan d’aménagement, la MRC a en effet adopté en 2001 un règlement permettant la poursuite de l’enfouissement. Comme le souligne la mairesse de Saint-Thomas lors des audiences du BAPE, « il devenait presque ridicule de dépenser l’argent des citoyens pour se battre contre quelque chose sur lequel nous n’avions pas de pouvoir » (BAPE, 2005 : 111). Il semble, par ailleurs, que le promoteur ait été particulièrement habile pour exercer une certaine pression sur la Municipalité de Saint-Thomas, en laissant entendre qu’une entente similaire avec la MRC de Joliette était sur le point d’être signée. Un des intervenants rencontrés mentionne à ce sujet : « C’est la meilleure décision qui a pas été prise parce que c’est la MRC qui voulait avoir l’enveloppe, le gros de l’enveloppe pis, pis Saint-Thomas a été plus vite qu’eux autres, pis Saint-Thomas a eu le gros de l’enveloppe. » (Saint-Thomas, intervenant 2)

Dans les faits, l’entente avec la MRC de Joliette a été signée une semaine après celle de Saint-Thomas. Dans ce contexte, ce sont surtout les municipalités limitrophes de Sainte-Geneviève-de-Berthier et de Lanoraie, qui font partie de la MRC voisine d’Autray, qui s’opposent au projet d’agrandissement avec le plus de virulence, faisant équipe dans cette lutte avec le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets et le Conseil régional de l’environnement de Lanaudière. Il faut dire que le site d’enfouissement se trouve aux limites de la MRC de Joliette, voire à cheval entre celle-ci et la MRC d’Autray. Conséquemment et en raison des vents dominants, ce sont surtout ces deux municipalités limitrophes qui sont touchées par les problèmes d’odeurs associés au site d’enfouissement. En outre, ce sont également elles qui seraient principalement affectées par une possible contamination de la nappe phréatique à la suite de l’agrandissement du site[23]. Tout comme dans le cas des municipalités voisines du projet de parc éolien de Saint-Valentin – qui étaient appelées à voir leur paysage changer sans pour autant tirer bénéfice du projet –, les municipalités de Sainte-Geneviève-de-Berthier et de Lanoraie subissent les conséquences négatives associées au site d’enfouissement sans qu’aucune mesure financière ne vienne les dédommager. Il n’en demeure pas moins que l’ampleur de la mobilisation citoyenne survenue dans la foulée de l’annonce de l’agrandissement du site n’a aucune commune mesure avec celle observée dans le cas de Saint-Valentin où, rappelons-le, pancartes, manifestations, assemblées d’information et démonstrations des effets sur le paysage ont témoigné d’une opposition à la fois vive et active.

La très forte emprise du promoteur non seulement sur les acteurs municipaux, mais sur l’ensemble de la communauté de Saint-Thomas et des municipalités environnantes – au regard des nombreux emplois directs et indirects générés[24] par l’entreprise et de son engagement dans la communauté par l’entremise de commandites, par exemple –, donne ainsi l’impression qu’au final le libre arbitre des élus locaux s’avère limité[25]. L’énoncé qui suit est parlant à cet égard :

EBI ne se gêne pas pour ce genre de choses-là. Quand, euh, un, un individu, un groupe, une municipalité ou qui que ce soit s’oppose à sa, sa volonté, il est reconnu pour que cet individu-là, ce groupe-là ou cette municipalité-là s’en ressente longtemps. Les municipalités, ça peut paraître dans, simplement dans le prochain contrat de déchets qu’ils font avec eux là. Les prix peuvent changer rapidement.

Saint-Thomas, intervenant 3

D’ailleurs, dans la foulée de la signature des ententes entre le promoteur, la MRC de Joliette et la Municipalité de Saint-Thomas, Le Devoir y va d’un titre qui lève toute ambiguïté sur son analyse de la dynamique qui prévaut alors, sa page frontispice déplorant « 6,5 millions pour ‘acheter’ des appuis municipaux » (Francoeur, 2001)[26].

Le BAPE en conclut que « les opposants au projet d’agrandissement du lieu d’enfouissement sanitaire de Saint-Thomas font preuve d’une grande méfiance envers Dépôt Rive-Nord »[27] (2005 : 101). En audience, le maire de Lanoraie fait quant à lui référence à « une emprise autarcique » de l’entreprise sur toute la communauté, et ce, depuis de nombreuses années, ce qui nous rapprocherait d’une situation de « politique étouffée », au sens de Mark E. Warren (1999)[28]. Malgré l’avis défavorable du BAPE, le gouvernement du Québec finit par autoriser l’agrandissement du site, tout en exigeant de l’entreprise qu’elle mette sur pied un comité de vigilance[29]. La création de ce comité laisse plutôt froids les acteurs sociaux, qui doutent de son indépendance ; en fait, c’est le promoteur qui invite les membres à siéger au comité, dont le pouvoir demeure strictement consultatif. Dans son rapport, le BAPE souligne à cet effet que « l’expérience vécue par les quelques comités de vigilance en activité au cours des dernières années [montre] que leur mandat, leur structure et leur fonctionnement ne leur permettent pas de jouer efficacement leur rôle » (2005 : 118). Il ressort tout de même de notre analyse que le comité semble avoir eu de l’influence pour minimiser certains impacts négatifs liés à l’exploitation du site, tels les problèmes d’odeurs, le tout étant le fruit d’une certaine collaboration entre l’entreprise et les membres du comité.

Il n’empêche qu’en définitive le rapport de force favorable au promoteur mine la légitimité démocratique des élus municipaux et régionaux, qui semblent bien mal placés pour défendre les intérêts collectifs de leurs commettants, même si plusieurs feront valoir que les retombées pécuniaires découlant de l’entente constituent un avantage qui vaut bien les coûts associés au projet – principalement les problèmes d’odeurs et les risques de contamination de la nappe phréatique. Le fait que le gouvernement du Québec ait lui-même autorisé le projet d’agrandissement à l’encontre du rapport du BAPE – et au risque de miner la légitimité de cette institution – ne fait qu’accentuer le sentiment de méfiance à l’endroit de l’entreprise et l’hypothèse de son emprise sur les élus locaux.

Conclusion : des projets à inscrire dans une vision partagée du développement du territoire

L’analyse contrastée de nos deux cas laisse voir toute la complexité liée aux différents types de légitimités que tentent d’acquérir ou de conserver les divers acteurs en présence dans l’espace public lors de la discussion de projets d’infrastructure. Au premier chef, la légitimité démocratique des élus locaux ne semble pas acquise d’emblée, leur capacité à représenter adéquatement leurs commettants en se faisant les défenseurs de leurs intérêts collectifs ayant été remise en question dans les deux cas étudiés, à la faveur d’une connivence jugée malvenue avec les promoteurs de projets ou d’une relative soumission à leur volonté et, en l’occurrence, à leurs objectifs économiques. Dans un cas comme dans l’autre, ce sentiment aurait été exacerbé par le fait que la municipalité d’accueil ait eu des pourparlers avec le promoteur avant même que les projets ne soit présentés à la population locale, ces discussions ayant mené à la signature d’ententes limitant le libre arbitre des municipalités quant aux développements futurs associés à ces projets, puisqu’elles devaient dorénavant en faire la promotion. S’ajoute aussi au tableau le fait que les promoteurs aient initialement tourné le dos aux municipalités voisines, semblant peu intéressés à initier un dialogue avec celles-ci, alors que ce sont pourtant elles qui étaient appelées à subir une partie importante des inconvénients associés aux projets. Dans les deux cas enfin, une certaine méfiance à l’endroit des promoteurs ne serait pas étrangère à l’instauration d’un climat de suspicion : ces derniers auraient en effet souffert d’un déficit de légitimité personnelle attribuable à leur manque de transparence, couplé à leur trop grande emprise sur la communauté dans le cas de Saint-Thomas.

C’est donc dans un climat de suspicion que les citoyens se sont mobilisés pour occuper l’espace public et faire entendre leur voix dissidente. Dans les deux cas, cette participation citoyenne de nature réactive s’est en partie déployée à l’intérieur des processus de consultation institutionnalisés, qu’il s’agisse du BAPE ou du conseil municipal (où des pétitions ont été déposées). Dans le cas de Saint-Valentin, la contestation s’est également déplacée en marge de ces processus, par l’entremise de manifestations et de démonstrations (des impacts visuels) et par l’organisation de séances d’information « citoyennes ». Dans l’optique qu’on leur confère une certaine légitimité représentative, les opposants ont mis de l’avant une série d’arguments dont certains relevaient, dans le cas de Saint-Valentin, d’une stratégie de montée en généralité. Dans le cas de Saint-Thomas, la légitimité représentative s’est surtout appuyée sur la force du nombre, près de la moitié de la population de la municipalité ayant signé la pétition contre le projet d’agrandissement. Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans les deux cas, les citoyens favorables au projet se sont peu mobilisés : ils s’en sont tenus à des représentations effectuées dans le cadre de processus formels (notamment dépôt de mémoires au BAPE), semblant s’en remettre, pour le reste, à la stratégie déployée par le promoteur.

Cette « lutte de légitimité » entre le promoteur, les élus locaux et les opposants aux projets – dont le point de vue a été relayé par les élus des municipalités avoisinantes – semble s’être soldée à la faveur de ces derniers, du moins au regard des conclusions du BAPE qui, dans les deux cas, a donné raison aux opposants et a reconnu les éléments attisant le manque de confiance à l’endroit du promoteur et des élus locaux. Certes, dans le cas de Saint-Thomas, le gouvernement du Québec a passé outre les recommandations du BAPE en donnant son aval au projet d’agrandissement du site d’enfouissement. Si cette décision peut sembler surprenante, on peut penser qu’elle relève du simple pragmatisme des acteurs gouvernementaux devant une problématique trop longtemps ignorée et donc devenue urgente : les sites d’enfouissement étaient sur le point d’atteindre leur pleine capacité et les solutions de rechange envisagées ne s’avéraient pas probantes à court terme, qu’il s’agisse de compostage, d’incinération ou, tout simplement, de réduction des déchets.

En définitive, les deux cas présentés illustrent bien en quoi la légitimité démocratique des élus locaux (et plus précisément des maires) peut être mise à mal. Ce phénomène est sans doute exacerbé par la prévalence d’un climat de suspicion ambiant où règne d’emblée une certaine méfiance à l’endroit des élus, tous paliers confondus : d’ailleurs, divers sondages visant à mesurer le degré de confiance accordé à ces derniers illustrent éloquemment cette méfiance généralisée, année après année[30]. De manière plus globale, dans un contexte où la démocratie participative côtoie résolument la démocratie représentative, un projet serait plus susceptible d’être accepté socialement s’il s’inscrivait dans une vision du développement du territoire définie en amont, conjointement avec les communautés locales. C’est donc investis du désir de mettre en oeuvre cette vision partagée que les élus locaux auraient la légitimité de se prononcer en faveur d’un projet et de s’en faire les promoteurs, aux côtés de l’entreprise. C’est d’ailleurs sous cette impulsion des élus que des projets individuels, associés à des acteurs privés, en viendraient à être considérés en tant que projets collectifs, la légitimité substantive des projets constituant une des conditions de ce passage. Comme nous l’avons vu dans le cas de Saint-Thomas, un projet qui s’inscrit dans la vocation donnée d’un territoire n’est pas nécessairement acceptable, les prémisses même du projet pouvant être remises en question : dans le cas qui nous concerne, l’idée que le site puisse enfouir des déchets en provenance de Montréal était inadmissible.

Par ailleurs, les deux cas étudiés laissent voir que la notion de territoire est également sujette à débats. Autant dans le cas de Saint-Valentin que dans celui de Saint-Thomas, les acteurs concernés par le développement des territoires liés aux projets dépassaient largement les frontières des deux municipalités. De fait, l’opposition locale a été relayée par des parties prenantes « élargies » qui souhaitaient également avoir voix au chapitre, et qui ont été en mesure de démontrer qu’elles avaient la légitimité de le faire, du moins aux yeux du BAPE. Mentionnons enfin, dans le cas de Saint-Valentin, que les contours même du projet ont fait l’objet de discussions, l’opposition ayant été attisée par un des aspects secondaires au projet, soit le passage des lignes de tension visant à raccorder le parc éolien au réseau électrique d’Hydro-Québec.

C’est sous l’éclairage de l’ensemble de ces considérations qu’il apparaît que les élus locaux, et les maires en particulier, ont besoin de dispositifs qui permettent cette conciliation des valeurs en amont, lorsque est discutée la vision liée au développement d’un territoire donné, dont les frontières sont à construire sur la base du sentiment d’appartenance des communautés à l’endroit de ce territoire, et non en fonction de limites géographiques prédéterminées. Dans la même perspective, ces dispositifs doivent permettre la prise en considération des points de vue des parties prenantes « élargies », souvent sises à l’extérieur du territoire de la municipalité[31]. Lorsqu’un projet qui semble s’inscrire en adéquation avec la vision future d’un territoire est présenté, ces dispositifs doivent enfin permettre aux élus de prendre un certain recul afin de considérer le projet dans sa globalité, y compris les projets « périphériques » nécessaires à sa mise en oeuvre.

Ces considérations nous ramènent à la définition de l’acceptabilité sociale que proposent Fortin, Fournis et Beaudry, laquelle met justement l’accent sur les processus (ou dispositifs), les différents niveaux d’échelle des acteurs impliqués et la légitimité des arrangements ou règles institutionnels issus de ces discussions. Au Québec, le contexte semble particulièrement propice pour réfléchir à ces dispositifs, notamment au regard de l’abolition récente des conférences régionales des élus (Rettino-Parazelli, 2014), de la révision imminente de la Loi sur la qualité de l’environnement (Saint-Arnaud, 2015) et, dans une moindre mesure, des discussions actuelles autour de la révision de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (Gouvernement du Québec, 2015d). Les changements en profondeur que laissent présager ces mesures constituent une occasion unique de réfléchir à la manière de mettre en oeuvre des éléments de démocratie participative qui soutiendront la démocratie représentative, et particulièrement les élus municipaux, dans une perspective privilégiant une « démocratie de l’entre-deux » (Groux, 2003) permettant d’appréhender et de piloter avec plus de justesse les nombreux défis liés au développement de grands projets.