Corps de l’article

Depuis plusieurs années, le déclin du poids démographique des Canadiens de langue maternelle française à travers le pays a conduit à penser l’immigration comme un moyen de compenser la baisse du nombre de francophones hors Québec et de contribuer à la « vitalité[2] », voire à la survie des communautés francophones[3]. Des plans spécifiques d’attraction et de rétention des immigrants francophones[4] ont été mis en place depuis les années 2000, faisant qu’aujourd’hui une proportion plus importante de la population au sein des communautés francophones en milieu minoritaire est immigrante, à l’origine de nouveaux espaces francophones, plurilingues et multiculturels[5]. Cette mise à l’agenda politique de l’immigration a donné un élan certain à la recherche et l’on dispose maintenant d’une littérature riche et diverse qui examine avec soin les contours et le contenu de ces nouveaux espaces. De plus, comme la nouvelle Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 identifie l’immigration comme un secteur d’action prioritaire[6] et que les milieux universitaire, communautaire et gouvernemental sont en pleine réflexion sur les priorités à donner à la recherche sur l’immigration francophone en milieu minoritaire[7], il nous a semblé opportun de proposer une analyse critique de la manière dont ces espaces ont été pensés. Quels sont les enjeux théoriques et les enjeux en termes de politiques que cette recherche permet de soulever ? Comment s’insèrent-ils dans la thématique de l’histoire plus longue de la littérature sur les minorités francophones et les débats sur l’identité canadienne ? Comment d’un « impensé », voire d’une menace, les immigrants francophones en sont-ils venus à être envisagés comme une réponse à un besoin ainsi que comme un instrument de développement communautaire ?

D’un point de vue méthodologique, notre article s’intéresse aux travaux pionniers traitant de l’ethnicité, de l’identité et des minorités, mais se concentre surtout sur les recherches portant spécifiquement sur l’immigration francophone publiées à partir du milieu des années 2000. Bien que notre analyse se caractérise par une grande multidisciplinarité, pour davantage de cohérence nous avons privilégié les travaux de science politique et de sociologie politique sans cependant exclure les autres disciplines[8].

Nous montrerons que si les réflexions pionnières sur la diversité des francophonies minoritaires canadiennes se sont attachées à relever leurs particularités culturelles, structurelles et normatives (francophones hors Québec, Acadiens, Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, etc.) et ont abordé de front les rapports entre ethnicité et minorité, elles ont toutefois laissé de côté l’analyse des minorités issues de l’immigration au sein de la francophonie. Nous verrons ensuite que cette lente prise en compte des diversités francophones a été suivie par une période d’effervescence des recherches portant sur l’immigration francophone[9]. Nous nous interrogerons sur la construction des principaux enjeux en termes de politiques d’immigration et d’intégration traités par la littérature, tout en soulignant l’originalité du mode de production, ainsi que certaines de ses limites.

De la nation à la communauté et de la communauté aux minorités : une lente prise en compte des diversités francophones

Deux singularités de l’étude des minorités francophones canadiennes peuvent être mises en exergue. D’une part, alors que les travaux pionniers sur la francophonie canadienne ont mis l’accent sur la diversité et sur la fragmentation, les communautés francophones tendent toujours à être considérées comme homogènes des points de vue ethnoculturel et identitaire. D’autre part, si les communautés francophones se sont battues pour renverser les rapports de pouvoir dominants/dominés, elles peuvent reproduire des relations inégalitaires en leur sein. Pour illustrer ces singularités, nous analyserons le passage d’une littérature essentiellement axée sur l’idée de nation à l’étude des communautés francophones comme résultat de la fragmentation de la nation canadienne-française, puis nous examinerons l’émergence du concept de minorités à l’intérieur des communautés francophones.

Passage de la nation à la communauté

La situation des communautés francophones minoritaires après les années 1960 a été propice à l’analyse des rapports entre ethnicité et identité. Bien que le Canada français ait résisté à plus de deux siècles de domination culturelle, politique et économique, on a pourtant assisté à une lente « fragmentation de la francophonie canadienne » (Cardinal, 1994 : 71) en plusieurs communautés locales, provinciales, régionales et nationales (Breton, 1994 ; Cardinal, 2003) formant autant d’îlots au sein d’un « archipel » francophone (Louder et Waddell, 1983). Plusieurs facteurs de ce processus complexe ont été identifiés : l’influence de la Révolution tranquille et de la montée du nationalisme au Québec (Juteau-Lee, 1980), la croissance des États provinciaux (Thériault, 1994) ou encore la Loi sur les langues officielles (Cardinal, 2003). Cette balkanisation a donné naissance à une situation inédite des points de vue national, ethnique et identitaire.

Si la vision de la nation canadienne-française, pensée en opposition à la nation canadienne-anglaise et renforcée par la vision des deux « peuples fondateurs », était marquée par son homogénéité, la dislocation de cet espace a été à l’origine d’une réflexion sociologique particulièrement féconde. Danielle Juteau-Lee (1980) a été une des premières à conceptualiser l’identité des francophones hors Québec. En étudiant l’Ontario, elle propose de considérer l’ethnicité comme une construction sociale et historique. Alors que la conceptualisation de la nation canadienne-française tendait à faire du critère biologique le fondement d’appartenance à cette communauté, Juteau-Lee insiste au contraire sur le fait qu’il n’y a pas de « francophones de sang » et souligne le caractère mouvant, contextuel, vécu et processuel de l’identité ethnique. À la même période, Raymond Breton analyse les communautés ethniques et politiques en se concentrant sur la mouvance des frontières. Il est d’avis que l’identité collective résulte de choix qui sont ancrés dans des configurations culturelles et historiques spécifiques, mais qui ne sont pas figées une fois pour toutes. Au contraire, « l’identité et l’organisation sociale de la collectivité sont enracinées dans son histoire, mais elles le sont dans une histoire constamment réinterprétée et adaptée aux exigences de chaque époque, exigences qui sont elles-mêmes le résultat d’une idéologie et [de] processus politiques » (1983 : 27).

Cependant, plusieurs auteurs craignent que l’accent mis sur l’ethnicité au détriment de la nation risque de réduire les communautés francophones au rang de « communautés ethniques ». Pour Joseph Yvon Thériault, les velléités nationales des nations canadienne-française et acadienne n’ont pas complètement disparu. Selon lui, l’originalité des communautés francophones minoritaires réside dans le fait qu’elles se situent « entre la nation et l’ethnie », qu’elles « ne peuvent choisir parce que leur réalité se situe entre les deux » et qu’elles constituent à ce titre des « regroupements nationalitaires » (1994 : 26). Leurs revendications sont par conséquent ambivalentes et oscillent entre des demandes pour davantage d’autonomie ou pour une intégration plus égalitaire au sein de la majorité canadienne.

L’éclatement des identités francophones minoritaires a mis au jour le passage d’une conception essentiellement nationale de la francophonie canadienne à une vision plus complexe des communautés francophones en situation minoritaire. Toutefois, cette réflexion sur l’ethnicité, l’identité et la nation s’attache à comprendre les spécificités du « Nous » par rapport à l’« Autre » (le Québec, la majorité anglophone ou les groupes ethniques), mais ne s’intéresse pas vraiment à « l’Autre » qui est à l’intérieur de « Nous ». Par exemple, les premières tentatives pour se définir autrement du « Nous québécois » en se nommant Fédération des francophones hors Québec en 1975 illustrent non seulement un désir d’unité retrouvée, mais aussi une forme de réhomogénéisation. De la même manière que le ROC (Rest of Canada) peut apparaître comme une construction québécoise homogénéisante de l’Autre canadien – qui plus est amputée de la réalité francophone en son sein –, ce que l’on pourrait appeler le ROF (Rest of Francophones) est aussi une vision uniformisante de la francophonie minoritaire. Le changement de nom pour la Fédération des communautés francophones et acadiennes (FCFA) en 1991 – changement qui souligne la pluralité des communautés et la singularité de l’Acadie – témoigne d’une quête d’équilibre entre unité et différenciation. Pour autant, la composante internationale[10] de la francophonie canadienne tend toujours à être passée sous silence. Cette différenciation interne va toutefois être progressivement mise au jour en même temps que progressera la réflexion sur le concept de « minorités ».

De la communauté aux minorités

Les travaux publiés par Breton et Juteau au milieu des années 1990 ne traitent pas directement de l’hétérogénéité interne des communautés francophones. Par exemple, en 1994, Breton nomme tout juste les différentes sous-cultures ethniques[11] (sub-ethnicities) et Juteau, alors qu’elle analyse les francophonies minoritaires, s’intéresse surtout à ses rapports avec la francophonie majoritaire au Canada, c’est-à-dire le Québec. Pour autant, ces travaux vont jouer un rôle déterminant pour penser l’ethnicité et les minorités au sein des communautés francophones.

Linda Cardinal (1994), quant à elle, traite directement de l’immigration après que ces questionnements ont émergé au sein des forums communautaires. Elle souligne la difficile inclusion des nouveaux arrivants francophones et leur racialisation[12] en se servant des travaux de Breton (1983) pour montrer que la différenciation entre francophones de souche (nous, les « vrais ») et les autres (vous, les « ethnoculturels ») empêche les immigrants de s’identifier à la communauté francophone (Cardinal, 1994 : 72), par ailleurs toujours pensée au singulier. Selon Cardinal, la diversité interne de la communauté révèle un retournement de situation. Si l’on identifie les « nouveaux arrivants francophones à des ethnoculturels », il devient très difficile pour eux

de s’identifier à la communauté francophone, puisque le modèle identitaire est uniquement puisé à même l’histoire franco-ontarienne. L’entrée dans la communauté repose donc sur la participation à une communauté de sang. Ou plutôt on n’y rentre pas. On assiste à un glissement d’une identité pourtant chèrement revendiquée comme le produit d’un rapport social à une identité qui se naturalise en raison des rapports de pouvoir au sein du groupe ; à l’instar des dominants, le groupe minoritaire reproduit le même rapport d’oppression et, dans ce cas-ci, le racialise.

ibid. : 81

Tout se passe comme si la défense de « la » cause et la perception que celle-ci requiert l’unité prévalait sur toute autre considération, au risque d’exclure et de rendre illégitime toute personne qui serait perçue comme une menace à l’uniformité du groupe.

Le mécanisme d’inversion, qui fait que de minoritaire opprimé un groupe se comporte en majoritaire oppresseur, amène à s’interroger sur les rapports entre minorité et ethnicité à l’intérieur des communautés. En se référant aux travaux qui envisagent l’ethnicité comme une construction et le résultat de rapports sociaux, les statuts de minoritaire et de majoritaire ne peuvent être postulés a priori, au risque de les essentialiser. Au contraire, les relations majoritaire/minoritaire ne sont pas figées une fois pour toutes et un minoritaire peut se comporter en majoritaire dans d’autres relations de pouvoir. Mobilisant les travaux de Louis Wirth (1945) et de Colette Guillaumin (1972), Danielle Juteau (1994) défend la perspective selon laquelle les marques sociales, ethniques ou culturelles ne définissent pas en soi un groupe minoritaire. Ce qui caractérise un groupe minoritaire, c’est la relation qu’il entretient avec les autres groupes : en fait, ce sont les rapports de domination qui caractérisent les groupes minoritaires, plus que la marque qui les identifie de manière arbitraire. Mais si le concept de minorité insiste sur le partage commun d’une discrimination, les spécificités des relations sociales ne doivent pas pour autant être effacées : un individu peut faire partie d’un groupe majoritaire et minoritaire, mais cumuler des statuts de majoritaires ou de minoritaires, d’où l’intérêt d’étudier la manière dont changent et s’articulent ces rapports communs et différenciés. Le tournant des années 2000 voit alors la publication de travaux qui abordent ces relations intragroupes à travers les discours politiques, le concept d’espaces discursifs ou encore analysent l’entrecroisement des statuts de minoritaires.

L’ouvrage dirigé par Claude Couture et Josée Bergeron en 2002 est l’un des premiers à être entièrement consacré à ces questions et propose des témoignages et l’identification d’enjeux propres au « multiculturalisme francophone » en Alberta. Partant de l’échec des discours stato-nationaux à taire les multiplicités des appartenances, les auteurs voient dans l’articulation et les conflits entre le multiculturalisme et le bilinguisme un cas emblématique de la remise en cause de l’homogénéité canadienne (Couture et Bergeron, 2002 : 16). Selon ces auteurs, il importe de ne pas opposer le sort des immigrants francophones et des Canadiens français, deux groupes qui se heurtent au modèle anglo-dominant qui refuse de reconnaître la différence et qui cherche à les faire taire. Cette thématique est abordée de nouveau quelques années plus tard par Bergeron qui étudie la multiplicité des identités et les tensions qui peuvent en résulter. Elle soutient que l’hétérogénéité et l’antagonisme des groupes majoritaires (Québec/Canada) contribuent à masquer la diversité des groupes minoritaires, comme les minorités au sein des communautés francophones (2007 : 372). Les rapports de pouvoir entre minorités et majorité sont également au coeur de l’ouvrage de Normand Labrie et Monica Heller sur les espaces discursifs. À travers l’analyse de la « francité » en Ontario et en Acadie, ces auteurs insistent sur la diversité et les conflits au sein des espaces discursifs francophones. En considérant les discours comme l’« expression de la compétition entre groupes sociaux pour le contrôle des ressources symboliques et matérielles » (2003 : 406), Labrie et Heller mettent l’accent sur les luttes entre les acteurs qui ont défini les contours des discours identitaires dominants et ceux qui appartiennent à des groupes minoritaires (par exemple les femmes ou les immigrants) qui cherchent à les redéfinir. Au coeur de ces luttes, se joue donc la (re)définition des frontières entre les « exclus » et les « inclus ». Pour ces deux auteurs, l’enjeu est tel que seul un travail discursif « visant à se définir par rapport à l’Autre, tout en composant avec la définition de soi proposée par les autres » (ibid. : 414), pourra permettre aux minorités francophones de « se reproduire ». En bref, ces deux ouvrages plaident pour une prise en compte de la diversité des espaces discursifs et montrent comment il est plus fécond de penser simultanément multiculturalisme et bilinguisme que de les mettre dos à dos, d’autant plus que, du côté des défenseurs du bilinguisme[13], on ne pose jamais la question de savoir si le bilinguisme nuit aux minorités ethniques, mais toujours si le multiculturalisme nuit au bilinguisme (Garneau, 2010 : 43). Posé de cette manière, Stéphanie Garneau (2010) cherche à montrer que le dilemme entre multiculturalisme et bilinguisme constitue un faux débat, même si celui-ci a effectivement structuré les discours, au fur et à mesure que les deux politiques se sont entrecroisées (Quell, 1998 : 174).

L’entrecroisement des politiques de multiculturalisme et de bilinguisme conduit à penser l’intersectionnalité et le cumul de plusieurs statuts de minoritaires comme le vivent de nombreux immigrants francophones (selon les marques identitaires telles que l’ethnicité, la religion, le genre, le handicap, l’orientation sexuelle, l’âge, l’immigration, la situation socioéconomique et la langue). Ces derniers tendent d’ailleurs à se méfier des tentatives visant à leur faire endosser une cause qui ne tienne pas compte de leurs multiples appartenances (Hadj-Moussa, 2000 : 233). En effet, si les communautés existent sur la base d’une « certaine forme d’identité collective et d’attachement actif », cet état de fait devient problématique en remettant en question ou en niant d’autres marques d’identité (Quell, 2002a : 12).

Garneau (2010) propose alors d’adopter une perspective intersectionnelle et invite à repenser le concept de « minorité » au sein des francophonies canadiennes. Selon elle, il est peu fécond d’entretenir les peurs que Thériault (1994 : 25) qualifie de « viscérale[s] » du multiculturalisme et d’« ethnicisation » des communautés francophones. En fait, pour Garneau (2010 : 31), opposer la politique du multiculturalisme à celle du bilinguisme contribue justement à nourrir la compétition entre groupes, en particulier à travers « la course aux subsides », et à créer des espaces essentialistes et folklorisants. Elle avance qu’il est profitable de sortir des discours sur la nation et des débats opposant notamment les courants de pensée « postnationalistes » défendus par Labrie et Heller (2003) aux « néo-nationaliste[s] canadien[s]-français » de Martin Meunier et Joseph Yvon Thériault (2008) – pour reprendre les distinctions de Cardinal (2012) – et propose d’utiliser une approche intersectionnelle afin de déplacer la polémique identitaire sur le terrain social. Se référant à Sirma Bilge[14], Garneau rappelle que l’intersectionnalité pense ensemble les catégories de différenciation sociale. En refusant de hiérarchiser les causes de discrimination, celle-ci voit une possibilité de sortir d’une opposition stérile entre groupes minoritaires et de favoriser une plus grande justice sociale intragroupe.

La recherche universitaire ne s’est intéressée que très récemment à l’ethnicité et à l’immigration au sein de la francophonie canadienne. Bien que les travaux pionniers de Juteau et de Breton aient permis d’envisager les frontières changeantes des communautés et de l’ethnicité et donc d’aborder la question de la diversité au sein des francophonies canadiennes, ils ont été mobilisés assez tardivement pour penser l’immigration. La recherche a privilégié le prisme national – même à travers sa lentille kaléidoscopique[15] – en (se) pensant essentiellement (par rapport à) l’Autre canadien ou québécois. C’est à partir de la remise en cause du discours politique homogénéisant de l’État-nation et d’un appel pour s’en distancier que la différenciation interne comme les espaces discursifs ou l’intersectionnalité ont été abordés.

Une fois que l’altérité au sein des minorités francophones a été reconnue, des enjeux particuliers en termes de politiques d’immigration et d’intégration se sont posés aux communautés à partir de notions telles que la « vitalité » ou encore le « continuum » (recrutement, accueil, intégration et rétention).

Enjeux en termes de politiques d’immigration et d’intégration

L’immigration francophone comme facteur de vitalité des communautés

Les premières publications communautaires et gouvernementales sur l’immigration francophone datent des années 1990. Après que la FCFA a choisi « Francophonie-Multiculturalisme-Francophilie » comme thème de l’Assemblée générale annuelle de juin 1988, plusieurs communiqués ont été diffusés. Au même moment, le ministère fédéral de l’Emploi et de l’Immigration mettait en place des stratégies et des politiques spécifiques à l’immigration francophone. Ces préoccupations gouvernementales et communautaires vont orienter la recherche, et réciproquement. La publication en 1991 d’un rapport commandé par la FCFA sur le pluralisme et la francophonie canadienne (écrit par Churchill et Kaprielian-Churchill) constitue un point de départ pour les réflexions de la FCFA sur les enjeux de l’immigration francophone. Le contexte politique joue ici un rôle majeur et souligne l’impact de l’histoire sur les enjeux contemporains de l’immigration francophone. En effet, l’enquête de terrain de cette recherche s’est déroulée juste après l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme (1988) et dans le climat tendu des négociations autour de l’Accord du lac Meech[16] (1987-1990). La conjonction de ces débats avec la prise de conscience de changements démographiques irréversibles à la fois en matière de déclin et de vieillissement de la population francophone et d’augmentation de la population immigrante d’origine non européenne au Canada constitue un moment charnière pour les communautés francophones canadiennes. Étant associés au multiculturalisme – un terme qui, dans le contexte de la question nationale québécoise est perçu très négativement par les francophones du Québec mais aussi par une grande partie des francophones au Canada parce qu’il est mis en concurrence avec le bilinguisme – et aux autres groupes ethnoculturels avec lesquels les communautés francophones sont en compétition pour l’accès aux ressources de l’État, les immigrants francophones ont tendance à être perçus comme une menace. Le rapport cherche à contrebalancer cette perception en mettant de l’avant les contributions non seulement démographiques, mais aussi économiques de l’immigration (Churchill et Kaprielian-Churchill, 1991 : 56 et 91). En outre, Stacy Churchill et Isabel Kaprielian-Churchill soulignent les conséquences négatives d’une mauvaise gestion de l’immigration pour les droits linguistiques des francophones. Selon eux, comme les francophones dépendent de « la bonne volonté et de la tolérance » pour faire avancer leur cause, ils ont intérêt à défendre une image inclusive de la francophonie et à éviter à tout prix les « heurts dus au manque de sensibilisation aux problèmes réels des immigrés » (ibid. : 56). Ces auteurs proposent à la FCFA des stratégies d’action afin qu’elle gère au mieux les implications du pluralisme culturel tant à court qu’à plus long terme (ibid. : 68).

La FCFA recommande à son tour de bâtir une communauté davantage ouverte au multiculturalisme et à l’immigration en organisant, depuis la fin des années 1990, l’initiative « Dialogue ». Dès lors, elle se pose en partenaire de CIC pour recruter et intégrer les immigrants, le ministère de l’Immigration s’étant engagé dès 1998 avec son premier Plan d’action en matière de langues officielles à faciliter l’intégration des nouveaux arrivants au sein des communautés francophones en situation minoritaire ainsi qu’à prendre en considération leurs intérêts dans la formulation et le développement de ses programmes à travers une coopération accrue avec les communautés minoritaires de langue officielle. La création du Comité directeur Citoyenneté et Immigration Canada / Communautés francophones en situation minoritaire (CFSM-CIC) en 2002 constitue un pas important à cet égard[17]. Deux études du Commissariat aux langues officielles publiées au début des années 2000 (Jedwab, 2002 ; Quell, 2002b) ont elles aussi contribué à donner de la substance à l’engagement fédéral en faveur de la dualité linguistique en positionnant l’immigration comme enjeu de « vitalité » (Belkhodja, 2008).

Dans le cadre du « paradigme vitalitaire » des communautés francophones (Traisnel, 2012) et du paradigme « utilitaire » du régime d’immigration canadien (Piché, 2009 ; Pellerin, 2011 ; Belkhodja, 2014), l’immigration est envisagée à travers la notion de « cible » à atteindre[18]. La situation apparaît inédite, car si l’immigration est jugée vitale pour les communautés francophones, c’est aussi une problématique très récente. On a donc assisté ces dernières années à la création d’un champ de recherche spécifique à l’immigration francophone, aujourd’hui en pleine ébullition, en particulier (mais pas uniquement) grâce au soutien des pouvoirs publics et des communautés elles-mêmes. Suivant une tendance bien ancrée dans le domaine de l’immigration au Canada depuis la mise en place du programme Métropolis[19] au milieu des années 1990 (Shields et Evans, 2012) et plus récemment avec le Partenariat Voies vers la prospérité (VVP)[20], la recherche contribue à éclairer la prise de décisions et la mise en oeuvre de politiques basées sur des données probantes (evidence-based policy). La recherche sur l’immigration francophone s’est particulièrement développée au sein de ces espaces, que ce soit avec l’organisation d’une journée précongrès Métropolis entièrement consacrée à l’immigration francophone ou encore avec le volet immigration francophone au sein de VVP.

Une des conséquences notables de ces collaborations est la mise en évidence et l’utilisation de thèmes communs pour les chercheurs, les communautés et les gouvernements, tel le continuum « recrutement/attraction, accueil, intégration, rétention » qui figure comme l’un des axes majeurs d’analyse (Belkhodja, 2008 ; Farmer et Da Silva, 2012 : 8).

L’approche par continuum

CIC privilégie l’approche par continuum : le gouvernement fédéral cherche ainsi à développer les capacités d’accueil des communautés francophones autour du recrutement, de la sélection, de la réception, des services d’accueil et d’intégration offerts en français pour s’assurer de la rétention des immigrants au sein des communautés. Ce continuum illustre aussi les différentes étapes menant à l’intégration « réussie » d’un immigrant ; reflétant l’approche intégrationniste et uniformisante qui prévaut au Canada (Li, 2003), des particularités propres à l’immigration francophone le caractérisent toutefois.

En matière de recrutement, la capacité de sélectionner ses « propres » immigrants est cruciale. Partant du constat qu’il est plus difficile d’encourager les immigrants francophones à s’installer dans les communautés francophones en situation minoritaire, les gouvernements fédéral et provinciaux ainsi que les communautés ont mis en place des stratégies particulières d’attraction. Des textes mettant en lumière la nature partenariale de la production et de la diffusion du savoir lié au modèle Métropolis ont été publiés par des fonctionnaires (sur la Colombie-Britannique, notamment ; voir Bertrand, 2008) ou des acteurs associatifs (comme la stratégie de la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse ; Paquet, 2008) dans des journaux visant à la dissémination de la recherche tels que Thèmes canadiens[21]ou Diversité canadienne.

La mise en place du Programme des candidats des provinces a donné une plus grande marge de manoeuvre aux gouvernements provinciaux pour sélectionner « leurs » immigrants de manière à répondre à des besoins particuliers, notamment leurs priorités économiques, mais aussi linguistiques. Si ces efforts sont pensés en collaboration, il ne faut pas pour autant sous-estimer la concurrence qui existe entre ces acteurs, d’autant plus importante que le marché de l’immigration francophone est petit (Farmer et Da Silva, 2012). Ce système concurrentiel et basé sur les besoins locaux implique un succès par définition variable qui, selon Diane Farmer, dépend du positionnement des provinces par rapport aux clauses linguistiques (2008 : 136). Toutefois, d’autres facteurs comme l’attractivité d’une province sur les plans économique ou géographique et bien sûr les stratégies propres aux différents acteurs du secteur pèsent dans le choix d’installation des immigrants (sur la stratégie de la Société francophone manitobaine, voir Martin, 2010-2011).

En matière de sélection, la mise en place de l’« Entrée express » depuis janvier 2015 a suscité plusieurs réactions. Compte tenu de la nouveauté de ce système, il n’y a pas encore de littérature scientifique traitant de ses impacts sur la sélection des immigrants francophones. En revanche, des activités de lobbying ou de consultation ont été tenues. La FCFA a insisté pour que l’Entrée express comporte des mécanismes qui tiennent compte des spécificités de l’immigration francophone en situation minoritaire, en particulier depuis que des outils comme l’« Avantage significatif francophone » ont été supprimés par le gouvernement fédéral[22]. Des firmes de consultants en gestion ont quant à elles proposé des stratégies aux communautés francophones pour les pousser à tirer profit de ces réformes (Bisson et Brennan, 2013). À l’occasion de récents colloques, d’aucuns ont cependant exprimé des craintes quant au risque d’eurocentrisme associé à cette méthode de recrutement. En favorisant une sélection avant tout sur des critères économiques, en augmentant le rôle des employeurs dans ce processus et en ne traitant plus toutes les demandes présentées, les risques de favoriser les immigrants européens au détriment des immigrants racialisés se trouvent accrus. De plus, la logique comptable qui sous-tend l’atteinte des cibles d’immigration et les principes néolibéraux qui gouvernent la concurrence entre – et au sein – des pays pour recruter des immigrants à l’échelle internationale comportent des dangers de marchandisation importants. Derrière les chiffres à atteindre, les opportunités à saisir, les risques à ne pas courir pour les communautés francophones minoritaires, l’humanité de l’immigrant semble reléguée au second plan et, avec elle, des questions pourtant essentielles comme « Quel est son rôle dans la citoyenneté canadienne ? Quelle sera sa relation à la citoyenneté ? » (Belkhodja, 2014 : 193)

La seconde étape du continuum est celle de l’accueil. Il n’y a pas de définition consensuelle de ce que revêt la notion de « société d’accueil » pour les communautés francophones. Compte tenu de la particularité des communautés francophones en situation minoritaire, cet enjeu occupe donc une bonne place dans la littérature : sans État-nation, n’étant ni une minorité ethnique, ni une minorité nationale, tantôt étiquetée comme « minorité de langue officielle » ou conceptualisée comme minorité « nationalitaire » (Thériault, 2007), comment penser les communautés francophones en situation minoritaire comme des sociétés d’accueil ? Dans cet entre-deux conceptuel, Nicole Gallant tranche en les considérant « comme une minorité nationale ou au moins comme ayant le potentiel d’en former une » (2010 : 182). En se basant sur cette volonté de « faire société » (Thériault, 2007) et sur les formes d’autonomie institutionnelle reconnues par le gouvernement fédéral, Gallant défend l’idée selon laquelle on peut étudier les communautés francophones comme des sociétés d’accueil à part entière. Même si leur structure organisationnelle et leurs actions sont similaires à celles d’un groupe de pression – n’ayant pas la légitimité représentative démocratique associée aux gouvernements élus –, le fait que ces institutions « disent parler au nom de la minorité francophone » (2010 : 191) induit selon elle des enjeux de représentation d’une communauté, des problématiques d’inclusion et d’exclusion en son sein et, en bref, interroge ses capacités d’accueil.

Cette perspective est très différente de celle adoptée par Raffaele Iacovino et Rémi Léger (2013) qui postulent que les communautés francophones en situation minoritaire ne peuvent pas être considérées comme des collectivités d’accueil parce qu’elles n’ont pas les capacités, pour des raisons empiriques et normatives, d’intégrer les nouveaux venus. Sans les moyens institutionnels et sans la légitimité démocratique reliée aux États-nations, les communautés francophones en situation minoritaire sont vouées à échouer dans leurs efforts d’intégration des immigrants. Si Iacovino et Léger disent ne pas vouloir ruiner les efforts des communautés francophones à maintenir, développer et revendiquer des services d’accueil pour les immigrants, ils s’interrogent sur les volontés du gouvernement fédéral à déléguer ce pan de politique publique à des groupes qu’ils n’estiment pas en mesure de réussir (2013 : 111).

Ces deux positions, bien que ne partageant pas les mêmes prémisses, reposent toutefois sur un présupposé commun. C’est toujours par rapport aux modèles nationaux d’intégration (multiculturalisme, interculturalisme, universalisme) que les capacités d’accueil sont évaluées. Or ces prémisses sont discutables à la lumière des analyses qui changent la focale d’observation. C’est par exemple le cas des travaux qui se penchent sur l’intégration des immigrants à l’échelon local et qui remettent en question le primat stato-national dans l’analyse de l’intégration des immigrants (Fourot, 2013). Il est regrettable que les travaux portant sur les villes et les communautés locales nous semblent sous-investis dans cette littérature[23] alors qu’ils pourraient contribuer à comprendre des mécanismes similaires à l’oeuvre dans l’accueil, sans pour autant nier la spécificité des communautés francophones. Dans cette littérature, les espaces urbains sont considérés comme des communautés d’accueil alors qu’ils n’ont pas les attributs ni les capacités associés aux États-nations. Établir des parallèles entre les espaces urbains et les espaces francophones permettrait de renouveler l’opposition minorité ethnique / minorité nationale que nous venons de mentionner. Dans la même veine, les travaux sur la « citoyenneté urbaine » pourraient aussi contribuer à enrichir notre compréhension des espaces d’identification et d’appartenance. Selon Myer Siemiatycki (2015), le concept de citoyenneté urbaine traduit une relation positive entre les immigrants qui choisissent de s’installer dans une communauté, y reçoivent des services, y demandent des droits ainsi que des formes de reconnaissance et des villes qui se font les championnes des droits des immigrants. En s’éloignant de l’approche instrumentale de l’immigration du gouvernement fédéral, des villes se sont positionnées du côté de l’accueil, de la prestation de services et d’une approche davantage progressiste en matière d’appartenance[24]. Ainsi, plutôt que de s’engouffrer dans l’approche comptable et utilitaire autour du recrutement, les communautés francophones pourraient s’inspirer de ces approches qui créent un sentiment d’appartenance.

Pour cela, la prise en compte des travaux qui insistent sur une approche microsociologique et individuelle de l’accueil est essentielle. Suivant cette perspective, l’accueil constitue « un acte de communication qui suit des normes de comportement culturellement constituées » (Dalley, 2003 : 76). Une communauté ne peut accueillir l’Autre si les individus qui la composent – anciens comme nouveaux venus – ne se mettent pas en position réciproque d’« apprentissage de la culture de l’autre ». Sans cette curiosité et cette envie de reconnaître l’Autre au-delà des « seuls éléments folkloriques », l’accueil n’est pas envisageable puisqu’il ne conduit pas au « développement de stratégies de dialogue qui permettront d’aménager un terrain commun » (ibid.).

Le troisième élément du continuum est l’intégration des immigrants. L’intégration renvoie à un processus d’adaptation dual demandant des ajustements de la part des immigrants comme des communautés d’accueil. Cependant, l’intégration au Canada est avant tout pensée comme une question de performance et de responsabilité individuelle mesurée sur les plans politique, économique et social (Li, 2003). Ainsi, la mesure de la performance des communautés à intégrer les immigrants – et donc leur responsabilité par rapport à cet objectif – est moins discutée dans la littérature.

Les difficultés rencontrées par les immigrants francophones sont en de nombreux points similaires à celles des immigrants en général. Toutefois, leur statut de minorité au sein d’une minorité constitue un obstacle supplémentaire, en particulier pour les minorités racialisées. Sur le plan politique, Gallant a mesuré la présence immigrante dans des organismes provinciaux dits représentatifs de la francophonie et a analysé plus spécifiquement la proportion d’immigrants dans les conseils d’administration et parmi les membres du personnel employés par ces organismes. Ses conclusions mettent de l’avant une très grande disparité provinciale : les organismes des provinces de l’Atlantique ont une faible présence immigrante, ceux des Prairies commencent à être plus représentatifs (notamment le Manitoba), l’Ontario compte des représentants issus de l’immigration au sein de son conseil d’administration, de même que la Colombie-Britannique, où de nombreux immigrants figurent dans les rangs de l’organisme provincial (2010 : 199). Selon elle, la représentation politique de la présence immigrante est liée aux représentations sociales de la diversité ethnoculturelle. Ainsi, plus le discours sur la diversité ethnoculturelle semble ouvert, plus la représentation politique des immigrants est favorisée au sein des instances de la francophonie. Christophe Traisnel, Isabelle Violette et Nicole Gallant continuent dans cette veine ; ils montrent la diversité des rapports à l’immigration selon la province étudiée, où s’agencent de manière particulière des discours « d’ouverture à la diversité » avec ceux défendant « l’authenticité particulariste » des communautés francophones historiques (2013 : 24).

Sur le plan économique, contrairement à la littérature sur l’immigration en général, très peu de recherches portant spécifiquement sur la performance économique des immigrants de langue française hors du Québec ont été publiées. On dispose bien d’une enquête récente commandée par la FCFA et portant sur l’intégration économique des immigrants francophones en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse, mais cette dernière décrit les services prodigués par les communautés plus qu’elle n’analyse la performance économique des immigrants (EEC, 2013). Les données de Statistique Canada (Houle et al., 2014) comptent parmi les rares qui soient exploitables pour mesurer les performances économiques des immigrants francophones hors Québec : bien qu’il y ait peu de différences avec l’ensemble des immigrants, ceux de PLOP français et de PLOP français-anglais sont plus touchés par le chômage que les immigrants non francophones et les natifs PLOP français (alors qu’ils sont pourtant plus diplômés), les immigrants originaires d’Afrique étant les plus défavorisés. Certains ont expliqué cette situation par le fait que les immigrants francophones unilingues sont admis au Canada sur la base de leur compétence linguistique en français, mais sont mal informés sur le marché du travail – non bilingue – au Canada et n’arrivent pas à trouver un emploi dans des provinces majoritairement anglophones (Thomassin, 2008 : 129). D’autres ont plutôt mis l’accent sur le fait que les immigrants racialisés sont généralement plus touchés par le chômage et la pauvreté et que, en contexte francophone hors du Québec, ils font face à plusieurs formes de discrimination en tant que minorité racialisée ainsi que minorité linguistique, à l’extérieur comme à l’intérieur des communautés francophones. De nouveau, on voit l’intérêt des approches intersectionnelles qui soulignent le besoin de politiques et de services supplémentaires pour améliorer l’intégration économique des immigrants faisant face à plusieurs formes de discrimination (Madibbo, 2005 ; 2010). Puisque l’éducation occupe une grande place dans la recherche sur l’immigration francophone, des études se sont intéressées aux expériences des jeunes immigrants dans les écoles (pour une recension des écrits, voir Robineau, 2010). Si les premiers travaux ont montré que les directives et les pratiques scolaires répondaient mal aux besoins des étudiants francophones en situation minoritaire (Gérin-Lajoie, 1995), les études plus récentes soulignent le manque de réceptivité des écoles francophones à leur diversité interne. Cela concerne aussi le personnel de ces écoles. Ainsi, Ghizlane Laghzaoui (2011) a mis de l’avant les expériences négatives d’intégration professionnelle des immigrants enseignants ainsi que leur sentiment de rejet au sein du Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique. La problématique des « minorités multiples » (Abu-Laban et Couture, 2010) est directement abordée dans ces travaux et plusieurs montrent que la « triple minorisation » (immigrant, francophone et minorité racialisée) conduit à l’exercice d’une plus forte discrimination (Jacquet et al., 2008).

D’autres secteurs, tels que le logement, la formation linguistique, la santé, la culture, le culte, les sports et les loisirs, ont fait l’objet de recherches et sont bien entendu cruciaux dans le processus d’intégration des immigrants francophones et favorisent (ou non) la rétention au sein des communautés.

La rétention, en tant que dernier « stade » du continuum, est généralement considérée comme un indicateur d’un parcours migratoire « complété » et réussi. Pour le dire autrement, c’est un peu comme si les efforts avaient « porté leurs fruits ». Le stade de la rétention revêt une spécificité particulière dans le cadre des minorités francophones, car il renvoie à la peur de l’assimilation des immigrants au groupe majoritaire anglophone. Deux enjeux particuliers ressortent de la littérature : la rétention dans les petits centres, plus difficile que dans les grandes villes (Vatz Laaroussi, 2008), et la rétention des étudiants internationaux, dont les formes de mobilité diffèrent de celles de l’immigration en général (Belkhodja et Wade, 2010). En dépit de ces deux thématiques, la notion de rétention est plutôt traitée de manière transversale dans la littérature, souvent comme un impératif « implicitement [contenu] dans la démarche d’ensemble » (Farmer et Da Silva, 2012 : 14).

Cette intrication de la rétention aux différents « stades » du continuum souligne les limites d’une conceptualisation linéaire de l’intégration (ibid., 2012). En effet, la multiplicité des trajectoires (par exemple sous la forme d’allers-retours) et la diversification des parcours (notamment sous l’effet de la temporalisation des politiques d’immigration qui favorise une immigration en deux temps : d’abord temporaire puis permanente) tendent à remettre en question l’intégration perçue comme une course d’étapes, avec la rétention comme ligne d’arrivée.

Enjeux en termes de gouvernance : quels rôles et quelle évaluation des acteurs ?

Les services prodigués aux immigrants tout au long de ce continuum sont de plus en plus fournis par les organismes de la société civile, dans le cadre d’une régulation politique marquée par des formes de gouvernance communautaire[25]. Malgré son caractère polysémique, la gouvernance fait généralement référence aux processus et aux pratiques de concertation, de coordination et de collaboration à la fois verticaux et horizontaux entre l’État et les acteurs de la société civile organisée, comme les acteurs communautaires et le secteur privé. Les formes de gouvernance communautaire revêtent cependant un sens spécifique dans le contexte de la francophonie canadienne.

En effet, sans la maîtrise des leviers étatiques pour leur développement et pour assurer leur vitalité, les communautés francophones ont toujours revendiqué un statut particulier dans leurs relations avec l’État canadien, même si ces revendications ont bien entendu évolué au cours du temps. Avec le rapatriement de la Constitution en 1982 qui a emporté avec lui le « rêve dualiste » (Laforest, 1992), les communautés francophones ont cessé de se référer aux nations fondatrices pour faire valoir leurs droits et ont inscrit leurs demandes d’autonomie communautaire dans le nouveau régime de gouvernance des langues officielles (Léger, 2015). Les relations entre les acteurs impliqués dans le domaine de l’immigration sont cruciales, car elles concernent un très grand nombre d’acteurs en plus des communautés francophones et du gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et municipaux, les organismes anglophones de prestations de services aux immigrants, les employeurs, les universitaires, etc. Or, lorsque le nombre des acteurs augmente, que leur statut diffère en termes de pouvoirs et de ressources, les enjeux de coordination sont déterminants dans la mise en place de l’action publique. Malheureusement, alors que l’on dispose d’analyses générales sur les relations entre les organismes communautaires et l’État (Forgues, 2010) et d’analyses critiques quant aux conséquences de la restructuration de l’État canadien sur les organismes anglophones prestataires de services aux immigrants (récemment, Acheson et Laforest, 2013), les travaux traitant de la gouvernance de l’immigration francophone en situation minoritaire font défaut et constituent clairement un angle mort de la littérature.

Il n’y a pas encore de travaux qui ont analysé de manière comparative et à l’échelle nationale le profil des immigrants francophones bénéficiant des services offerts tout au long du continuum, ceux qui sont les plus utilisés et comment ces services sont rendus. À ce chapitre, notons cependant le texte de Mireille Paquet et de Caroline Andrew (2015) qui met l’accent sur les processus internes de gouvernance dans le secteur de l’immigration francophone. Ces auteures pensent que des relations marquées par la confiance, l’engagement ou la solidarité facilitent sans aucun doute le succès des initiatives entreprises, bien que ces caractéristiques soient la plupart du temps négligées dans l’évaluation par les pouvoirs publics. Cela est d’autant plus important que, malgré leur analyse positive des réseaux en immigration francophone en Ontario, les auteures constatent l’existence de points de tensions, comme les ambiguïtés quant aux attentes des acteurs et des bailleurs de fonds ou aux limites du pouvoir décisionnel des réseaux.

En outre, le manque d’évaluation des processus de collaboration vaut aussi pour la production et la diffusion de connaissances telles qu’elles ont été privilégiées dans ce champ de recherche. Par exemple, John Shields et ses collaborateurs (2015) dressent un bilan plutôt positif des expériences de transfert et de mobilisation du savoir en immigration préférées par le CERIS (Centre of Excellence for Research on Immigration and Settlement), le centre Métropolis de l’Ontario. Ils notent que de nouvelles perspectives et sources de recherche ont été introduites, conduisant à un échange de connaissances jugé réussi, et ce, grâce à des relations améliorées entre et au sein 1) des communautés d’universitaires, organisations non gouvernementales (ONG), think tanks et 2) des knowledge brokers (analystes de politiques au sein des ministères). Qu’en est-il de la recherche sur l’immigration francophone ? Au-delà des effets de cette littérature sur les politiques publiques, par exemple sur les résultats peu concluants en termes de nombre d’immigrants admis au sein des CFSM, quels sont les effets de ce mode de production de savoir sur la littérature elle-même ? Celle-ci est-elle plus innovante, plus solide parce que mieux ancrée dans le terrain, ou est-elle au contraire plus traditionnelle, plus descriptive et moins critique parce davantage liée aux acteurs communautaires et gouvernementaux ? À l’heure des bilans et avant que l’on détermine de nouvelles priorités de recherche, ce travail d’introspection pourrait se révéler utile.

Conclusion

Cet article a souligné l’importance d’une perspective historique pour comprendre les débats et les agencements actuels d’un espace en pleine transformation. La prise en compte de l’altérité au sein des communautés francophones a évolué au cours du temps et on est passé d’une représentation nationale très homogène du Canada français à une vision communautaire beaucoup plus fragmentée, les provinces faisant figure d’un nouvel espace de référence à partir des années 1960. La prise de conscience de la diversification ethnoculturelle induite par l’immigration internationale dans les années 1990 a changé les contours des espaces francophones minoritaires et a modifié considérablement les représentations de soi et de l’Autre, les communautés francophones découvrant l’altérité en leur sein. Penser les minorités au sein d’une minorité a profondément changé la donne communautaire, et c’est dans ce contexte que l’immigration s’est imposée – non sans tensions – comme un facteur de revitalisation.

Alors que la recherche universitaire ne s’est intéressée que très récemment à l’ethnicité et à l’immigration au sein de la francophonie canadienne, on dispose aujourd’hui d’une littérature bourgeonnante portant essentiellement sur les thématiques de l’identité et de la vitalité des communautés, tout en étant structurée par l’approche par continuum (attraction, sélection, accueil, établissement, rétention). En fait, il apparaît que les influences réciproques entre ces transformations, les politiques gouvernementales et la recherche sont importantes et continuent à façonner cette littérature. Désormais en plein essor, celle-ci comporte cependant certains angles morts, notamment la recherche sur la gouvernance en matière d’immigration et sur le mode collaboratif qui a été privilégiée, sans oublier que la grande majorité des études de cas laissent de côté les comparaisons interprovinciales et internationales.

Tout au long de cet article, nous avons considéré les communautés francophones en situation minoritaire comme des espaces au sein desquels les frontières sont en redéfinition. Au terme de cette analyse, il nous semble clair qu’un des intérêts à analyser ces petits espaces réside dans la concentration et la mise à jour de clivages essentiels au Canada en matière de diversité – linguistique, ethnique et religieuse – des interactions entre bilinguisme, multiculturalisme et fédéralisme, comme des enjeux de citoyenneté dans un contexte de gouvernance néolibérale.