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Si la recherche en cinéma vaut quelques heures de peine, c’est sans doute dans les moments où la convergence de certaines séries de films — qui forment parfois de « drôles de genres » — croise la route qu’ont empruntée en même temps des chercheurs différents. Cette observation, déjà réflexive en elle-même comme l’atteste l’image du croisement, peut paraître de surcroît paradoxale quand elle a pour objet les univers multiples, le plus souvent parallèles — et qui donc se superposent davantage qu’ils ne se croisent. Après une ouverture aussi « borgésienne » (au mieux) et plutôt opaque, celui qui écrit ces lignes se doit de dire de quoi il veut parler et à quoi (à quels films ? à quelles recherches ?) il n’a fait pour le moment qu’allusion.

Le « drôle de genre » évoqué ici est celui du voyage dans le temps, celui, d’une espèce particulière, qui doit moins à H. G. Wells (1895) et à Back to the Future (Retour vers le futur, Robert Zemeckis, 1985) qu’à Vertigo (Sueurs froides, Alfred Hitchcock, 1958) et à ses suites chez Chris Marker — de La jetée (1962) à Sans soleil (1983) — ou au remake rien moins que caché et à coup sûr développé par Terry Gilliam dans Twelve Monkeys (L’armée des douze singes / Douze singes, 1995), en passant par la reprise du thème de l’amour perdu dans le temps chez Alain Resnais dans Je t’aime je t’aime (1968) et son remake (plus ou moins) secret : Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Du soleil plein la tête, Michel Gondry, 2004). Ces fictions de l’amour perdu dans le temps — nom provisoire du « drôle de genre » — constituent un genre ouvert, non seulement parce que la liste ne se limite en aucune façon aux quelques titres évoqués plus haut [1], mais aussi et surtout parce que les films qui constituent ce genre entretiennent les uns avec les autres des relations riches et multiples de reprise (retour des personnages, remake avoué ou secret), d’historicité (les films anciens se prolongent dans les oeuvres contemporaines qui en gardent la trace), d’ouverture au possible enfin, selon des modalités diverses (transfictionnalité, postulation d’autres univers, recours plus ou moins marqué selon les cas aux registres du fantastique et de la science-fiction). Précisons en outre, même si nous ne pourrons entrer dans les détails dans le cadre de cet article, que le genre lui-même communique avec d’autres « drôles de genres » constitués par des oeuvres qui explorent les mêmes modalités relationnelles : le « voyage perdu dans le temps » croise par exemple les fictions « psychopompes », qui convoquent un personnel dramatique particulier associé à l’omniprésence d’une bureaucratie de l’au-delà — A Matter of Life and Death / Stairway to Heaven (Une question de vie ou de mort, Michael Powell et Emeric Pressburger, 1946) ou Orphée (Jean Cocteau, 1950), par exemple, mais aussi les deux versions de Liliom (Frank Borzage, 1930, et Fritz Lang, 1934), ou encore Here Comes Mr. Jordan (Le défunt récalcitrant, Alexander Hall, 1941), film fécond dans ce registre, ou bien It’s a Wonderful Life (La vie est belle, Frank Capra, 1946) — et de merveilleux messagers célestes ou anges gardiens qui donnent un sel spirituel et « comédique » à l’ensemble : l’Heurtebise de Cocteau, le Clarence de Capra, l’aristocrate français interprété par Marius Goring dans le film réalisé par Powell et Pressburger, et l’envoyé spécial incarné par Edward Everett Horton dans celui d’Alexander Hall sont restés (je crois) dans les mémoires.

Ajoutons aussi qu’histoires et personnages de ces films « psychopompes » possèdent — ou ont plutôt su acquérir — une indubitable dimension intermédiale. Carousel (Carrousel, Henry King, 1956) est l’adaptation cinématographique en technicolor du spectacle de Broadway inspiré par l’histoire de Liliom, le personnage de la pièce éponyme de Ferenc Molnár créée à Berlin par Max Reinhardt en 1910. Le moins connu Down to Earth (L’étoile des étoiles, 1947) donne à Alexander Hall l’occasion de faire revenir M. Jordan (mais Claude Rains a laissé la place à Roland Culver) et le messager 7013 (toujours interprété par Edward Everett Horton) ; cette oeuvre assez peu impérissable (notons cependant la présence de Rita Hayworth dans le rôle de Terpsichore) ne doit d’ailleurs pas être confondue avec le Down to Earth de 2001 (Les pieds sur terre, de Chris Weitz et Paul Weitz, avec Chris Rock)… qui constitue en fait la dernière version en date de Here Comes Mr. Jordan, celui-ci ayant fait l’objet d’un précédent remake de et avec Warren Beatty en 1978 : Heaven Can Wait (Le ciel peut attendre), dont le titre reprenait celui de la pièce originale de Harry Segall adaptée par Sidney Buchman et Seton Miller pour Alexander Hall.

« C’est à faire tourner la tête », se serait exclamée la maréchale de Diderot ; « ainsi va le texte infini qu’on appelle genre », aurait rétorqué Christian Metz, et à d’autant plus forte raison que les séries télévisées ont sans conteste pris le relais, à commencer par Quantum Leap (Code Quantum, Donald Bellisario, 1989-1993), qui reprend le principe en l’adaptant au contexte de la physique moderne : un savant de génie, Sam (Scott Bakula), qui s’appelle en fait Samuel Beckett — il y a bien un John Locke dans Lost (Les disparus / Perdus, J. J. Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof, 2004-2010) —, condamné à la suite d’une expérience à voyager dans l’espace-temps (mais à la seule échelle de sa propre durée de vie, et donc de son époque) et aidé cette fois d’un hologramme (Al, « incarné » par Dean Stockwell), « rejoue » en quelque manière, dans chaque épisode de la série, l’histoire de Heaven Can Wait en prêtant pour le (télé)spectateur son identité et ses propres traits à chacun des personnages dont il occupe le corps, en toute conformité avec la règle filmique et le contrat spectatoriel instaurés dans Here Comes Mr. Jordan. L’histoire ne s’arrête certainement pas avec ce mémorable exemple télévisuel, mais la référence à la physique quantique nous conduit très directement à l’évocation des recherches théoriques annoncées.

À quelques mois d’intervalle, Pierre Bayard (2013) et Alain Boillat (2014) ont relancé la réflexion avec leur talent coutumier. Je m’intéresserai surtout à l’ouvrage de Boillat, et notamment à certaines pages qui concernent le lien entre Je t’aime je t’aime et Eternal Sunshine of the Spotless Mind, mais il ne faut jamais perdre une occasion de mentionner l’oeuvre de Pierre Bayard, sans doute l’une des plus importantes et à coup sûr la plus savoureuse dans l’histoire de la critique littéraire contemporaine. Ses célèbres fictions théoriques, par exemple Qui a tué Roger Ackroyd ? (1998), Enquête sur Hamlet (2002) ou L’affaire du chien des Baskerville (2008), ont justement accrédité l’idée d’une critique policière, menée par un narrateur distant du critique qui conduit une enquête minant de l’intérieur le savoir nécessairement insuffisant de l’écrivain sur ses personnages et du critique sur l’auteur, ainsi que les attentes d’un lecteur à la fois désorienté et reconnaissant devant l’ouverture des possibles que révèle l’interprète. Quinzième enquête de la série, Il existe d’autres mondes, en toute fidélité au programme hautement affirmatif porté par son titre, s’intéresse aux univers parallèles et semble quitter les rivages policiers pour ceux de la science-fiction. Avec l’autorité un brin paranoïaque qui le caractérise, le narrateur affiche d’emblée sa croyance dans la « vraie science », à savoir la mécanique quantique. Après avoir retracé clairement les linéaments de l’expérience de Schrödinger — le livre est dédié au fameux chat —, il en rappelle les résultats en insistant sur la conclusion de nature logique qu’il convient d’en tirer : si le chat est à la fois vivant et mort, c’est qu’il n’est ni vivant ni mort, autrement dit qu’« il participe de deux états en même temps, qui ne sont pas contradictoires mais superposés. Nous ne sommes pas dans le domaine de l’incertitude, mais dans un tout autre espace mental, qui est celui de la superposition » (Bayard 2013, p. 24). En s’aidant de l’excellente synthèse sur le sujet publiée par Thomas Lepeltier (2010), le narrateur, après avoir évoqué les avancées dans la réflexion proposées par les physiciens Hugh Everett (en 1957) et surtout Bryce DeWitt (en 1973), insiste sur un second concept essentiel, celui de bifurcation, ce qui permet de donner une portée scientifique à la proposition de Borges dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, c’est-à-dire au fait que cette « trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités » (Borges 1941, p. 129 ; souligné dans le texte). La superposition des univers se pense donc par l’intermédiaire de la notion de bifurcation, à laquelle il convient d’adjoindre celle de coexistence, « qui permet une séparation entre les univers parallèles et le sens commun, ou les réflexions antérieures sur les mondes possibles » (Bayard 2013, p. 29). Il ne s’agit pas de postuler une multitude de mondes virtuels, « mais une infinité de mondes réels, et ce en même temps » (p. 29). Pierre Bayard se sépare ainsi de Leibniz — et du fameux paragraphe 122 de ses Essais de théodicée — en cela qu’il ne pose pas que Dieu n’aurait retenu qu’un seul monde ; à l’instar des théoriciens des univers parallèles, le narrateur bayardien suppose que les autres univers, « loin d’avoir été rejetés dans les ténèbres, ont continué à exister » (p. 29).

Je laisse à l’éventuel lecteur d’Il existe d’autres mondes le plaisir de découvrir, chez les soeurs Brontë, Kafka ou Dostoïevski, mais aussi chez Murakami, Barjavel ou encore Fruttero et Lucentini, les différents types de relations (passages, échos, univers intérieurs) et de modélisations des univers multiples ; je le prie cependant de conserver la mémoire de la superposition, de la bifurcation et de la coexistence s’il veut goûter tout le sel plus spécifiquement cinématographique de l’ouvrage d’Alain Boillat, en particulier celui du passage consacré aux films d’Alain Resnais et de Michel Gondry, oeuvres où le thème de l’amour perdu dans le temps se donne à voir par réinvestissement total des possibilités du montage. L’ambition de Cinéma, machine à mondes tient précisément à faire comprendre et apprécier une part non négligeable du cinéma le plus contemporain (notamment la production hollywoodienne), au sein duquel on assiste à une prolifération inédite de fictions offrant au spectateur une duplication, voire une multiplication d’univers (à la suite d’Everett, on parle désormais volontiers de « multivers »). L’ouvrage peut être dit important, car il mobilise un savoir très sûr emprunté à l’ensemble de la théorie cinématographique et à la narratologie, ainsi qu’aux théories des mondes possibles et de la fiction (et de la transfictionnalité), afin de rendre compte de la spécificité « mondaine » du cinéma. En outre, s’il s’agit de se donner les moyens de penser l’importance de films comme Inception (Origine, Christopher Nolan, 2010), Avatar (James Cameron, 2009), Dark City (Cité obscure, Alex Proyas, 1998), Groundhog Day (Un jour sans fin, Harold Ramis, 1993), Pleasantville (Bienvenue à Pleasantville, Gary Ross, 1998), Total Recall (Voyage au centre de la mémoire, Paul Verhoeven, 1990), The Matrix (Matrix / La matrice, Andy et Lana Wachowski, 1999), Avalon (Mamoru Oshii, 2001), eXistenZ (David Cronenberg, 1999), sans oublier, au milieu de dizaines d’autres titres, celle de Cours, Lola, cours (Lola rennt, Tom Tykwer, 1998), et d’Another Earth (Mike Cahill, 2011) ou des séries Fringe (J. J. Abrams, Alex Kurtzman et Roberto Orci, 2008-2013) et Lost, Alain Boillat n’oublie pas de renouer, quand ils existent, les fils d’une tradition cinématographique qui a « fait des petits » depuis Le cabinet du docteur Caligari (Das Kabinett des Doktor Caligari, Robert Wiene, 1920), les métafilms classiques hollywoodiens et certaines grandes oeuvres de la modernité cinématographique. Passionnément conçu, le plan de l’ouvrage présente cinq parties : 1. Introduction aux « machines à mondes », 2. La « diégèse » filmique et ses possibles, 3. Le monde en film(s) : image et montage, 4. Cyberespace : le monde-simulacre de la « matrice », 5. Un (autre) monde sans 11 septembre. J’ai été particulièrement intéressé par les deuxième et troisième parties du livre, qui en constituent le centre névralgique. Le lecteur d’Étienne Souriau, d’Albert Laffay, de Christian Metz ou de Gérard Genette — ou celui (c’est souvent le même) qui a poursuivi la réflexion chez André Gaudreault, Jean Châteauvert et Richard Saint-Gelais ou dans les précédents ouvrages d’Alain Boillat — se trouvera indubitablement en pays de connaissance. La satisfaction est donc bien réelle si elle se mesure à la coïncidence réussie d’un « équipage » théorique sans faille avec une connaissance impeccable du corpus filmique étudié. À partir de considérations initiales sur la notion de diégèse (et donc sur l’acte fondateur de Souriau), mais aussi sur l’importance de la pensée de Laffay (notamment dans son article tout aussi fondateur intitulé « Le récit, le monde et le cinéma », publié en 1947 dans Les Temps modernes), Alain Boillat impose l’usage de l’épithète « mondain » pour qualifier ce qui dans les films relève de la mise en présence d’un monde plutôt que du monde. La neutralisation de l’attitude réaliste ainsi opérée explique la relative désaffection que subissent dans l’ouvrage les thèses d’inspiration platonicienne ou phénoménologique sur le monde et celles qui ont été portées dans le champ du cinéma par André Bazin ou Stanley Cavell (en dépit du fait que, dans ce dernier cas, de nombreux passages de La projection du monde [2], en particulier ceux du chapitre 5 concernant la formation des genres, auraient pu être sollicités sans ébranler la logique de l’ensemble).

La technicité filmologique, ouverte aux théories contemporaines de la fiction, permet cependant un double gain : l’efficace « technique », faite d’élégance et de sobriété, se révèle au service d’une salutaire ouverture « ontologique » ; pour Alain Boillat, il existe de fait (comme pour Pierre Bayard) deux ou plusieurs mondes dans les films étudiés, et l’ambition de l’analyste, typiquement metzienne en ce sens, est de comprendre « comment ça marche ». D’où l’intérêt réel de la typologie proposée au chapitre 2 (p. 105-131) et des précieuses distinctions qu’elle établit entre mondes « exotiques », « factices », « surnaturels », « alternatifs », « virtuels » et « mentaux ». Le lecteur averti se rappellera sans doute un précédent remarquable, à savoir l’ouvrage de James Walters publié en 2008, mais le propos du chercheur britannique, par ailleurs spécialiste du cinéma fantastique, avait pour objet l’inspiration hollywoodienne dans son ensemble — depuis The Wizard of Oz (Le magicien d’Oz, Victor Fleming, 1939), It’s a Wonderful Life ou Brigadoon (Vincente Minnelli, 1954) — et recouvrait en partie le premier des « drôles de genres » évoqués au début de cet article : James Walters faisait d’ailleurs référence, entre autres exemples, aux deux versions de Liliom signées Borzage et Lang. Si les films contemporains étudiés par James Walters (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, par exemple) rejoignent le corpus d’Alain Boillat, la démarche de Walters est à l’évidence davantage centrée sur le cinéma hollywoodien dans son déploiement historique, alors que celle de Boillat a pour objet la compréhension théorique des films à univers multiples et la « mise en phase » de l’outillage élaboré avec une production plus contemporaine. Tout à fait complémentaires, les deux recherches permettent de mieux circonscrire l’un des enjeux essentiels de la réflexion sur un art qui associe depuis toujours « l’oeil ouvert sur le monde » à une cosmopoïèse tout aussi fondatrice.

La relation de l’ouvrage d’Alain Boillat avec la question du remake secret se laisse lire en plusieurs passages, mais jamais avec autant de netteté qu’au sein du beau développement consacré à Je t’aime je t’aime dans le chapitre 3 (p. 188-206). Alain Boillat attaque sa réflexion spécifique sur le film (lequel revient à plusieurs reprises dans l’ensemble de l’ouvrage) en la reliant à la figure de la boucle temporelle étudiée au chapitre 2 avec l’exemple de Groundhog Day, oeuvre dont le charme particulier était lié à l’absence d’explication diégétique donnée à l’enfermement du personnage dans la boucle d’une même journée recommençant sans cesse. Alain Boillat (p. 188) décrit bien le processus :

Bien sûr, la juxtaposition des possibles y est le fait du montage ; cependant, le protagoniste ne manifeste aucune conscience des effets de cette opération même, la saute quotidienne intervenant durant la nuit, insaisissable.

Avec le film de Resnais, c’est la « machine-cinéma » elle-même qui est bouleversée. Le personnage de Claude Ridder (Claude Rich), rescapé d’une tentative de suicide, accepte avec un certain détachement le protocole expérimental qui lui est proposé par des scientifiques : voyager une minute dans son propre passé ; cela a marché avec une souris blanche, il sera le premier cobaye humain. Installé dans « la sphère » construite par les savants, c’est-à-dire une sorte de courge ou de patate munie d’antennes qui va permettre de réaliser l’expérience, Ridder pourrait être un voyageur de plus dans le temps, prenant place dans la déjà longue série science-fictionnelle inaugurée par H. G. Wells. Il revivra de fait cette minute auprès de Catrine, la femme qu’il aimait, au bord d’une crique méditerranéenne (sans doute varoise), harnaché d’un masque et d’un tuba pendant que la jeune femme se dore au soleil.

Or, comme on le sait, non seulement la machine va se dérégler (Ridder s’installera dans son passé et détraquera la machine), mais la survenance chaotique des souvenirs sera liée en fait à un travail inouï sur le montage (Alain Boillat intitule cette partie : « Un montage qui déraille : la figure de la boucle »). Organisée d’abord comme une apparente mimêsis de la montée du souvenir à l’esprit, avec répétitions, reprises, chevauchements, bégaiement généralisé de la machine-cinéma, la séquence de la minute revécue installe d’emblée une logique de la perturbation fondée sur la monstration du montage. Mais Resnais ne s’en tient pas là et la séquence « sera inlassablement répétée, diffractée, agencée à nouveaux frais, réapparaissant notamment au milieu du film à l’instant précis où Claude se rend compte que quelque chose s’est détraqué » (Boillat 2014, p. 194). Le montage s’allie en outre à la projection pour ce « spectateur immobile » qu’est devenu Ridder et c’est bien tout le dispositif cinématographique qui est désormais convoqué. Alain Boillat (p. 195) cite fort opportunément la critique de Paul-Louis Thirard parue dans Positif à la sortie du film : « Contrairement au héros de La Jetée, il [Ridder] revit ces scènes en spectateur, n’a pas le pouvoir d’être de nouveau vivant, physiquement, en chair et en os dans le passé, et Catrine qu’il rencontre, c’est non “le” passé mais “son” passé ». Boillat rend également hommage aux belles pages que Gilles Deleuze (1985) a consacrées à Je t’aime je t’aime, lequel a permis au philosophe de forger le concept essentiel de « nappes de temps » : la difficulté foncière de la relation amoureuse — d’amour-haine dans ce cadre précis — est pensée par Deleuze (cité dans Boillat 2014, p. 200) comme la coexistence de deux nappes (« l’amour pour Catrine et le déclin de cet amour »), fusionnant en un instant ambigu que le personnage de Ridder ne pourra revivre « qu’en parcourant à nouveau ces nappes, et en en parcourant beaucoup d’autres (avant qu’il connût Catrine, après la mort de Catrine…) ».

Deleuze et Boillat sont des penseurs préoccupés par le bégaiement, assumé dès son titre par le film de Resnais ; Boillat insiste sur la logique de la boucle qui reporte aux derniers instants du film la déclaration refoulée (« Je t’aime ») que profère un Ridder agonisant. Telle est l’autre différence avec La jetée, où la retrouvaille amoureuse a lieu sur le mode du futur dans le passé au cours du voyage dans le temps du narrateur. Telle est l’une des principales ressemblances — plus formelle que textuelle — qui poussent à rapprocher les films d’Alain Resnais et de Michel Gondry. À trente-cinq ans de distance, en reprenant l’attirail de la science-fiction, l’attention à la sphère mentale et à sa primauté, la mise en jeu du dispositif cinéma et l’exploration du pathétique dans la relation amoureuse, le réalisateur d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind fait plus que jouer avec un modèle prestigieux : il le refait à bien des égards, mais apparemment pas consciemment, en tout cas sans l’avouer nommément, Gondry affirmant s’être inspiré des romans L’herbe rouge et L’arrache-coeur de Boris Vian. Remake secret en ce sens, Eternal Sunshine of the Spotless Mind l’est aussi dès sa genèse, car il est le fruit de la collaboration avec Charlie Kaufman, déjà auteur de Human Nature (La nature humaine, 2001) pour Gondry, de même que Je t’aime je t’aime est l’oeuvre commune de Jacques Sternberg et d’Alain Resnais. Si les deux films se révèlent suffisamment différents pour que la relation de remake reste cachée, leur ressemblance effective, liée à leur statut de fiction d’amour perdu dans le temps et aux procédures « scientifiques » (la plongée dans le coma à laquelle procèdent les employés de la société Lacuna tenant lieu et place de la drogue administrée au voyageur de « la sphère »), a toujours sauté aux yeux des amoureux du cinéma de Resnais. Alain Boillat marque clairement leur rapport en s’intéressant surtout — et à mon sens à juste titre — à la « machine-cinéma » : Joël (Jim Carrey) se projette d’abord mentalement les images de Clémentine (Kate Winslet) avant que la machine s’emballe, évidemment par le truchement du montage, « à travers des sautes, des accélérés et des incohérences spatio-temporelles » (Boillat 2014, p. 200-201). Prisonnier de boucles sans issue, mais pour ainsi dire condamné à revivre à rebours sa relation avec Clémentine [3], Joël apparaît comme le véritable spectre de Claude, à l’instar de William Holden, ressuscité de Sunset Boulevard (Boulevard du Crépuscule, Billy Wilder, 1950), venant hanter les séquences de Fedora (1978), auto-remake caché, si l’on peut dire, de Billy Wilder. Alain Boillat (p. 202) insiste sur la logique de « court-circuit » induite par l’instabilité foncière des mondes représentés. Il marque enfin une différence notable : Claude Ridder apparaît « plus proche du spectateur au sein du dispositif cinématographique » (p. 203), car les trouvailles de Gondry restent pour leur part tributaires d’une narrativisation plus classiquement scénaristique, liée sans doute à la place prédominante du scénario dans le système américain contemporain, surtout si on la compare, géographie et histoire mêlées, aux conditions de production du film d’Alain Resnais (cette dernière remarque est de mon fait et ne saurait être attribuée à l’auteur de Cinéma, machine à mondes).

Il reste que la question de l’historicité de telles pratiques attend toujours une réponse, mais elle ne pouvait guère — outre les relations entre certains films d’époques différentes — trouver place dans l’ouvrage d’Alain Boillat. Dans le même ordre d’idées, la question du genre surplombant reste ouverte : Leger Grindon (2013, p. 196-235) l’a abordée à propos d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, qu’il range parmi les comédies sérieuses. Tout autant que l’importance prise par le scénario, la pensée de l’appartenance générique fluctuante de certains films américains contemporains apparaît comme un authentique marqueur de différence : le cynisme affiché de Claude Ridder et l’humour glacé de Sternberg et de Resnais cèdent ainsi la place chez Kaufman et Gondry à un réinvestissement d’ordre générique, précisément lié à la comédie romantique.

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Il convient donc de prendre une mesure plus spécifiquement historique du drôle de genre formé par les fictions de l’amour perdu dans le temps. Il faut entendre par là l’extension chronologique d’un corpus et la remontée vers quelques modèles qui doivent éclairer le dialogue entre les films de Resnais et de Gondry ; il convient également d’avoir présente à l’esprit l’histoire de la forme étudiée elle-même. Si l’on ne craignait pas trop de se rapprocher indûment des fictions « psychopompes » évoquées plus haut — mais on a vu combien poreuses peuvent se révéler les frontières entre ces genres —, il faudrait, sinon rassembler, du moins signaler ces oeuvres sous l’égide d’Eurydice ; il y va toujours dans ces films (chez Resnais, Gondry et d’autres avant eux) de la disparition et de la — plus ou moins précaire — réapparition de la femme aimée. Le point de vue est toujours masculin et l’objet de l’amour perdu inévitablement féminin. Leger Grindon (2013, p. 198 [traduction]) cite à fort juste raison la déclaration de Charlie Kaufman évoquant un éventuel autre angle d’approche dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind : « Je pense qu’il aurait été réellement intéressant de faire un autre film [centré] sur Clémentine qui efface la relation : cela aurait été un film complètement différent. » On peut en effet l’imaginer et conseiller à Pierre Bayard d’écrire un livre sur le sujet ; il pourrait s’intituler : Et si les histoires changeaient d’énonciateur ? Mais il me semble que Gérard Genette (1982) a déjà quelque peu traité la question dans Palimpsestes

Plus sérieusement, car la question est empreinte d’une gravité qui lui donne son caractère poignant, le thème eurydicien — la recherche de l’aimée — fait précisément retour dans l’histoire avec un exemple caractéristique, à la fois singulier et vecteur de récurrence : Vertigo. L’importance du film ne réside pas ici dans sa dimension policière avec la manipulation dont est victime Scottie (James Stewart), ou dans la création d’une nouvelle femme identique et cependant différente de son « modèle », ou encore dans la possible réitération ou réactivation de sa fabula comme des attributs formels de sa mise en scène (par exemple chez un Brian De Palma). Le film d’Alfred Hitchcock a engendré suffisamment de gloses pour se prêter à un discours interprétatif idoine qui « colle toujours » — die immer stimmt, aurait écrit un philosophe allemand — et ne trouve donc aucune raison de se tromper…

Par-delà les influences littéraires représentées par D’entre les morts (1954), roman de Boileau-Narcejac dont Vertigo est l’adaptation, et surtout par Bruges-la-Morte (1892), roman « à images » de Georges Rodenbach et véritable inspiration pour Hitchcock, le film est passionnant à étudier par son aval, sa réception, son effet sur certains spectateurs dont il a « bouleversé la vie » : l’expression a été utilisée par les philosophes français Jean-Pierre Dupuy et le regretté Jean-François Mattéi, qui avouèrent l’un et l’autre une telle « dépendance » lors du colloque « Vertigo et la philosophie » organisé à l’École normale supérieure en 2005. Chris Marker a confié dans Sans soleil avoir « vu le film dix-neuf fois » — et c’est très précisément l’effet du film d’Hitchcock sur la vie et sur certaines oeuvres de Chris Marker qui constitue l’authentique chaînon manquant entre Vertigo et les autres fictions de l’amour perdu dans le temps. Sans soleil est un somptueux carnet de notes cinématographiques consacré principalement au Japon et où sont relevés, enregistrés et mis au clair les instants quelconques si essentiels à la constitution d’une mémoire. Le désir de retrouver une image d’enfants islandais capturée des années auparavant — et avant l’éruption d’un volcan qui recouvrit de cendres le paysage, Marker nous montrera tout cela — ordonne la « composition » du film. Et c’est à la fin du parcours où cinéaste et spectateur s’étaient « oubliés » dans la contemplation de la vie nippone que la question de la mémoire s’impose, notamment par le rappel de Vertigo. Comme beaucoup d’amoureux du film, Marker repasse par les étapes désormais mythiques à San Francisco (un hôtel, un restaurant, un fleuriste…) du « Vertigo tour ». Mais sur ces plans que l’on doit juger essentiels, car ils disent la persistance d’un amour, Marker évoque l’usage personnel qu’il a pu faire du film.

De façon à la fois allusive et précise, car nous sommes quand même dans le « bien connu », Marker évoque La jetée, son célèbre moyen métrage de 29 minutes composé d’images photographiques — à la seule exception d’un mouvement à peine perceptible esquissé par la femme aimée (interprétée par Hélène Châtelain) à son réveil : elle respire, s’éveille, cligne des yeux. Cette femme est aimée par le narrateur (Davos Hanich), un voyageur venu du futur, prisonnier et cobaye des « vainqueurs », dans un univers postapocalyptique où l’avenir de l’humanité repose précisément sur sa capacité à rapporter du passé les ferments fragiles de la vie, puis à s’entretenir avec les hommes de l’avenir. « Hanté par un souvenir d’enfance », le héros découvrira à la fin du film que cet instant vécu sur la grande jetée de l’aéroport d’Orly est celui de sa propre mort. Pour garder le cap qui doit nous ramener à Eternal Sunshine of the Spotless Mind, et éviter de nous égarer dans le temps, il importe de conserver en mémoire certaines « leçons » de La jetée.

La première, la plus essentielle pour notre propos, est que le narrateur refuse de repartir avec les hommes (et les femmes) de l’avenir ; il préfère retourner dans le monde de son enfance et retrouver la femme aimée à l’endroit même où elle lui était apparue pour la première fois. La deuxième leçon à retenir du film de Chris Marker est qu’il ouvre au cinéma les portes du « multivers » : les avancées de Borges et de son compatriote Adolfo Bioy Casares (1940) se retrouveront digérées chez Resnais et Gondry, chez Raúl Ruiz aussi et pour les scénaristes de Lost, mais elles passent inévitablement par ce premier goulet d’étranglement — qui ne va pas sans une certaine dilatation de l’espace fictionnel. La troisième leçon est celle de la situation paradoxale de l’individu qui se prête à — ou aussi bien à qui l’on fait subir — l’expérience du voyage dans le temps : résolument placé dans une position de victime, il parvient à « sortir » du protocole édicté par des scientifiques assimilés à des tortionnaires. À la nuance près d’une situation moins universellement apocalyptique (la Troisième Guerre mondiale n’a pas encore eu lieu dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind), le désir d’aller contre la Machine et ses savants utilisateurs constituera la principale tension narrative — alimentée à l’évidence par le désir de retrouver l’aimée — des films de Resnais et de Gondry. La dernière leçon est celle de la première inscription de Vertigo dans le corpus markérien et dans l’histoire du cinéma : la coupe de séquoia qui fixait à jamais l’amour de Scottie pour Madeleine dans un temps « immémorial » (l’épithète convient bien à Marker) fait sa réapparition au jardin des Plantes à Paris ; le narrateur situe cette fois sa provenance à l’extérieur de l’arbre, et l’on sait (Pourvali 2003, p. 28) que le « nom étranger » évoqué par la jeune femme à cette occasion est bien celui d’Hitchcock. Soumis tel Marcel Proust (1922, p. 751-781) aux « intermittences du coeur », dévoilées au narrateur de la Recherche lors d’un séjour à Balbec, Chris Marker éprouve la nécessité d’une « piqûre de rappel » dans Sans soleil : ce qui est perdu n’est jamais vraiment retrouvé, mais n’est pas radicalement perdu pour autant — le souvenir d’enfance dans La jetée, l’image des enfants islandais dans Sans soleil font retour, et l’événement d’un tel retour est comme préparé dans le film de 1983 par l’évocation d’Hitchcock, de Vertigo, de San Francisco et de la référence à la coupe de séquoia du film de 1962.

S’il est le plus significatif, parce qu’il concerne un cinéaste qui inscrit l’importance de Vertigo dans la substance même de deux oeuvres fort différentes et séparées par un long laps de temps, l’exemple markérien est également à prendre en considération dans son dialogue historique avec les films d’autres cinéastes. Twelve Monkeys, le remake-développement de La jetée réalisé par Terry Gilliam, intéressé à l’évidence par le lien entretenu avec un modèle qu’il adapte aux contraintes de la fiction commerciale contemporaine, offre un point de vue sur la relation qui unit Je t’aime je t’aime et Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Le virus mortel qui a tué 99 % de la population mondiale se révèle un plausible équivalent de la catastrophe atomique. La scénaristique contemporaine respecte le dispositif initial, à savoir le voyage dans le passé du protagoniste afin de recueillir des informations sur l’origine du virus et de sa propagation. Les scientifiques utilisent un prisonnier, James Cole (Bruce Willis), hanté par le rêve d’une poursuite et d’un meurtre par balle dans un aéroport sous les yeux d’un petit garçon… Terry Gilliam respecte ainsi plusieurs moments de la fabula de La jetée, à commencer par un tâtonnement initial qui conduit à des erreurs de « portée » : ce point figure dans la plupart des fictions eurydiciennes (Je t’aime je t’aime, Eternal Sunshine of the Spotless Mind), mais aussi dans de nombreuses fictions plus classiques du voyage dans le temps comme la trilogie Back to the Future, reprenant de fait une procédure narrative et un thème central présents dans l’oeuvre pionnière de H. G. Wells. Cette science est bien imprécise dans ses prodiges, et c’est au cours d’un premier « raté » (partant de 2035, il arrive en 1990 et non en 1996, année de la diffusion du virus) que James Cole, pris pour un fou, rencontre une psychiatre, Kathryn Railly (Madeleine Stowe), qui deviendra son Eurydice.

Contrairement à ce qui se passe dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, l’intrigue amoureuse du remake avoué fait pour ainsi dire l’économie de la modélisation par le genre de la comédie romantique. Le film d’action, mâtiné de suspense et de science-fiction, « suffit » à rendre compte du passage entre le film second et son modèle, entre les nécessités de la production contemporaine et la référence à une oeuvre source bien singulière. Certains ne manqueront pas d’y voir une dévalorisation de l’expérience artistique, mais l’important réside plutôt à mon sens dans les modalités d’une évidente survivance, à savoir celle de la tension qui se fait jour dans ces fictions de tout ou rien. Si le film de Terry Gilliam se distingue des fictions apocalyptiques contemporaines, il doit moins son originalité à un dialogue « réussi » — selon les critères d’époque d’un film-avec-Bruce-Willis — avec un prestigieux devancier, qu’à la précision attachée à chacun des vecteurs du développement fictionnel : Terry Gilliam trouve le juste milieu entre fidélité et appropriation, entre une mémoire respectueuse et l’inventivité visuelle qui caractérise son style de cinéaste. Le trépas de Cole, lui aussi fidèle en tous points à celui du personnage de La jetée, laisse place à une fin ouverte assez conforme au traitement scénaristique des fictions aporétiques : la présence de l’une des scientifiques à l’aéroport dans la scène finale est porteuse tout autant d’espoir que de paranoïa. Ce qui nous conduit à un dernier voyage chez Michel Gondry.

Car la prégnance d’un genre surplombant fondé (ou non) sur les attentes du spectateur contemporain, « s’y retrouvant » en quelque façon dans le suspense apocalyptique ou la comédie romantique, ne suffit pas à rendre raison de la spécificité — tout aussi contemporaine — d’une inspiration. Il ne faut voir ici aucune critique de la riche détermination de Leger Grindon qui faisait entrer, comme on l’a vu, Eternal Sunshine of the Spotless Mind dans le cadre en définitive assez lâche de la comédie romantique. Cette approche intégrationniste mérite au contraire d’être complétée par l’hypothèse du remake secret : et c’est bel et bien dans la tension entretenue avec les procédures de Je t’aime je t’aime que le film de Michel Gondry trouve sans paradoxe son originalité. Précisons tout d’abord, sans dévaloriser l’importance du montage dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, que l’art de Gondry est tout autant celui de l’effet spécial direct : héritier de Méliès, « cinéaste des attractions », si l’on y tient, le réalisateur français produit bien des effets de montage dans le cadre même de la prise de vues — de nombreux et précieux secrets de fabrication sont livrés dans le supplément au DVD du film. L’histoire racontée est pour sa part fondée sur l’oubli délibéré, plutôt que sur la mémoire qui déraille. Il s’agit d’éradiquer le souvenir, ce qui présuppose l’existence d’une archive. Sur ce point, Jacques Derrida (1995, p. 12) a raison de rappeler que le concept d’archive, s’il abrite par définition une mémoire, « se tient aussi à l’abri de cette mémoire qu’il abrite : autant dire aussi qu’il l’oublie ». Centrée sur le dispositif « noétique » élaboré par Charlie Kaufman (qui était déjà entré dans la tête de John Malkovich [4]), l’histoire réactive un mythe fondateur de la fiction occidentale, à savoir celui qui consiste à nous faire pénétrer au sein même de ce que nous ne pouvons voir : de l’Hermotime de Lucien de Samosate et du Diable boiteux de Lesage — qui donnaient à voir l’intérieur depuis l’extérieur (une vitre montrant un coeur humain dans un cas, le toit des maisons se soulevant dans l’autre) — à sa progressive conquête de l’intériorité [5], le roman moderne, puis le cinéma et les séries télévisées ont permis de voir l’invisible et de sonder les reins et les coeurs. Les scénarios de Charlie Kaufman participent de ce mouvement en dévoilant par le truchement d’un fantastique aimable les mécanismes du cerveau et de la mémoire. Si l’on résume : effet spécial direct, archive révélant l’oubli et mimêsis de la vie intérieure. Tout le dispositif de l’entreprise Lacuna est fondé sur cette armature conceptuelle qui laisse cependant percer l’humour mais aussi le pathétique. Le protocole scientifique rappelle celui de Je t’aime je t’aime, mais il s’agit cette fois d’effacer toute trace d’un individu dans la vie d’un autre. Le caractère intentionnel de la décision ouvre certes l’espace du romanesque que Je t’aime je t’aime prenait soin de ne pas ouvrir ou de laisser ouvert au seul aléatoire ; les surprises réservées par le scénario qui renseigne peu à peu le spectateur sur des suppressions de mémoire touchant aussi les personnages secondaires (celui qu’interprète par exemple Kirsten Dunst) offrent évidemment d’étonnantes possibilités de rembobinage ; le puzzle construit avec une grande délicatesse devient un jeu de piste interactif entre le couple et la machine, où la course contre l’oubli des protagonistes aimante un réseau fonctionnel tout aussi complexe avec davantage de ferveur, pour ne pas dire d’hystérie, que n’en montrait le film de Resnais. On passerait cependant à côté de l’essentiel en opposant une prétendue froideur de Je t’aime je t’aime à la supposée frénésie d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, ou encore l’atonie de Catrine à la chaleur « communicative » de Clémentine. Perdus dans le temps et les univers multiples qu’ils engendrent eux-mêmes en faisant dérailler la machine ou en luttant contre l’oubli, les personnages des deux films les plus singuliers de ce drôle de genre ne cessent au fond de réactiver le « coeur vivant de la narrativité » (Baroni 2007, p. 17). Que cela aboutisse à la mort ou au (re)mariage importe en définitive assez peu.