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Plusieurs collections de monographies illustrées de poche consacrées aux écrivains ont marqué l’histoire de l’édition française et francophone de la fin du xixe siècle à nos jours. Des séries telles que « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1944), « Écrivains de toujours » (Le Seuil, 1951) ou les « Albums de la Pléiade » (Gallimard, 1960), pour se borner aux séries françaises les plus célèbres de la seconde moitié du xxe siècle, font partie d’un écosystème éditorial, ou d’une « niche » bien particulière[1], au sein de laquelle chacune de ces collections se trouve, pour une part à tout le moins, élaborée en fonction des autres. Selon des modalités et des publics cibles variés, elles ont en commun de contribuer à la fabrique du patrimoine littéraire dans l’espace francophone.

Dès lors que la patrimonialisation est un processus social de communication[2] réalisé par et pour une communauté spécifique[3] – il n’existe pas de patrimoine idiomatique : pour être considéré comme patrimoine, un objet, une figure doivent être « reconnus » comme tels –, ces ouvrages sont, en tant que vecteurs d’une opération de médiation spécifique, intrinsèquement façonnés pour une collectivité, à laquelle il s’agit de tendre le miroir de son héritage culturel. Ils ont pour fonction de produire une image de cette communauté à travers celles de figures publiques, présentées comme éminentes et dignes d’intérêt, en l’occurrence des écrivains[4]. Ces collections monographiques apparaissent par conséquent comme des objets éditoriaux constitutivement collectifs, et ce, à plusieurs titres.

D’une part, l’élaboration même de chacun de ces ouvrages est le fruit d’un travail foncièrement collectif. Il implique une pluralité d’acteurs qui assument, au sein de ce processus, des fonctions distinctes, qu’il s’agisse des auteurs de ces livres, mais aussi, parfois, des écrivains présentés, ainsi que d’intervenants plus discrets – et parfois totalement invisibles – dans leurs interventions, des éditeurs ou directeurs de collection aux ayants droit en passant par les différents collaborateurs de la maison d’édition (relecteurs, maquettistes…). La réalisation de ces livres présuppose dès lors l’existence de réseaux professionnels, qui permettent à ces collections, par la sollicitation de contributeurs, de prendre leur envol et d’assurer leur existence sur le court et le moyen terme, et que les collections contribuent, en retour, à étoffer.

D’autre part, la réalisation de ces livres repose sur les interactions que ces différents acteurs nouent entre eux durant un processus d’élaboration au cours duquel ils ne pèsent pas le même poids, parce qu’ils n’y jouent évidemment pas le même rôle. En la matière, si l’implication de certains de ces contributeurs est parfois manifeste – au premier chef, les auteurs des livres et, éventuellement, les écrivains présentés, lorsqu’ils sont encore vivants au moment de la réalisation du livre –, en revanche, le travail des directeurs de collection (et celui de nombre d’écrivains portraiturés) demeure souvent dans l’ombre. Certes, il en va ainsi, la plupart du temps, dans le monde éditorial. Mais lorsqu’il s’agit de collections spécialisées, à identité forte et à cahier des charges relativement contraignant, leur rôle est déterminant pour assurer la continuité et la cohérence de la série.

Enfin, ces ouvrages sont des productions qui s’affichent comme collectives en raison du principe même de la collection. À travers chaque volume, l’auteur présenté se voit inscrit dans une série, celle des auteurs dont l’oeuvre et la vie sont jugées dignes d’être ainsi mises en valeur. Résultant d’un processus collectif, ces ouvrages conduisent ainsi à une représentation qui, elle aussi, est fondamentalement collective. Elle implique systématiquement – notamment à travers son iconographie – l’élaboration d’une image des sociabilités qui régissent le champ littéraire au sein duquel s’inscrit l’écrivain présenté. Davantage, en certaines occasions, plus ou moins fréquentes selon les collections, les relations établies entre écrivains et critiques peuvent constituer l’une des dimensions de l’ouvrage.

Les trois facettes de la dimension collective de ces collections – réseaux de sociabilités qui président à la réalisation des ouvrages, processus de travail impliquant plusieurs acteurs et représentation des sociabilités littéraires des écrivains –, conditionnent de part en part ces entreprises éditoriales. Elles affectent en profondeur la façon dont ces discours se construisent, en amont comme en aval, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en scène leur caractère collectif. Les études rassemblées dans ce dossier de Mémoires du livre / Studies in Book Culture ont eu pour objectif d’apporter à ces enjeux cruciaux une série d’éclairages ponctuels, à travers plusieurs études ciblées, dont cet article conclusif vise à synthétiser les apports de façon problématisée en même temps que prospective.

1. Institutions

Toute maison d’édition se caractérise par une identité propre. Il y va de sa survie au sein d’un marché devenu particulièrement concurrentiel en France depuis la fin de la censure et l’arrivée de nouveaux éditeurs[5]. Dans un tel contexte, chaque éditeur est contraint de s’employer à créer une image de marque qui se traduit, notamment, dans les choix d’auteurs qu’il publie, dans le type d’ouvrages qu’il offre au public, ainsi que dans la cohérence esthétique et idéologique dont il fait preuve (en dépit, parfois, de la grande diversité des catalogues, qui constitue, elle aussi, un impératif pour les maisons d’édition). La gestion de ces différents paramètres est, en première instance, conditionnée par l’existence de réseaux, que les publications peuvent contribuer à renforcer et à diversifier.

Les collections de monographies illustrées consacrées aux écrivains assument une fonction particulière au regard de ces principes de fonctionnement du monde de l’édition. Elles doivent être envisagées comme des systèmes de communication spécifiques conjuguant plusieurs finalités distinctes : celles des éditeurs, mais aussi celles des écrivains présentés ainsi que de leurs critiques. Le statut et la forme de telles séries orientent le type de réseaux qu’elles permettent de mobiliser et qui, dans le même temps, se constituent autour d’elles. Elles apparaissent en effet, pour les maisons d’édition, comme des manières non seulement de s’imposer dans un champ caractérisé par une économie d’abondance à travers la publication d’écrivains prestigieux, parfois attachés à d’autres maisons d’édition – leur consacrer un livre peut être une manière de les faire entrer au catalogue par la bande –, mais aussi d’étoffer et éventuellement de diversifier leurs propres réseaux[6] en entrant, le cas échéant, en contact avec les écrivains présentés, ainsi qu’avec les critiques appelés à signer leur présentation.

Ces choix d’auteurs et de critiques résultent des contacts préalables établis par les éditeurs et les directeurs de collection. En se penchant sur les antécédents et le rôle de Jean-Jules Jusserand, Dragos Jipa met en valeur l’importance du parcours professionnel de cet ancien diplomate français, dans son projet de valorisation du patrimoine littéraire national à travers la collection qu’il dirige, « Les Grands écrivains français ». Dans une tonalité différente, mais qui accorde elle aussi, dans un premier temps, une grande importance à la constitution d’un patrimoine national, la maison Seghers est fondée sur les relations tissées durant la guerre par Pierre Seghers. Lui-même poète et résistant, Seghers a donné aux poètes de la résistance et aux victimes des camps la première place dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », qui a contribué à lancer sa maison et à en assoir la réputation : les trois premiers numéros sont ainsi consacrés, respectivement, à Paul Éluard, Louis Aragon et Max Jacob[7].

Certaines maisons d’éditions parmi celles qui ont inauguré les collections de monographies consacrées aux écrivains se caractérisent par une orientation religieuse plus ou moins marquée. Le nom des Éditions du Seuil, fondées par l’abbé Jean Plaquevent, renvoie ainsi au projet de reconstruction d’une Église qui doit « permettre à beaucoup d’entrer, dont le pied tâtonnait autour[8] »; Jean Bardet et Paul Flamand, à sa suite, réunissent de « joyeux lurons embusqués[9] » qui sollicitent régulièrement leurs réseaux catholiques, non seulement pour la distribution des ouvrages[10], mais aussi pour initier des séries. Ainsi la collection « Écrivains de toujours » est-elle d’abord élaborée en concertation avec Albert Béguin, collaborateur de la revue Esprit, qu’il dirige après la disparition d’Emmanuel Mounier en 1950. Il en va de même au Québec où les Éditions Fides, dont le seul nom manifeste le lien avec les cercles religieux, sont dirigées par le Père Paul-Aimé Martin, qui insuffle un esprit résolument catholique au catalogue d’une maison[11] dans l’évolution de laquelle la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » occupe une place particulière, ainsi que le montre Marie-Pier Luneau.

La position occupée par les auteurs de ces ouvrages au sein du champ littéraire au sens large revêt également une importance déterminante pour les collections qui les sollicitent. L’image de ces auteurs que sont les critiques[12] doit en effet pouvoir se conjuguer avec celle de la collection (ou l’infléchir, le cas échéant). Elle fait partie intégrante de ce qui conduit les animateurs de ces collections à les solliciter. À cet égard, les relations antérieures des critiques avec l’auteur qu’il s’agit pour eux de présenter constituent un élément de première importance. La nature de ces rapports peut être relativement variée, qu’il s’agisse de spécialistes confirmés de l’écrivain, auquel ils ont déjà consacré des publications – ainsi, Victor Del Litto, lorsqu’il publie l’Album Stendhal en 1966, a à son actif plusieurs ouvrages relatifs à l’auteur de La Chartreuse de Parme[13] –, de lecteurs fervents – comme le jeune Chris Marker, dont le Giraudoux par lui-même étudié par Hervé Serry montre combien cet auteur a été pour lui décisif –, voire de relations personnelles, plus ou moins familières.

Le statut principal de ces critiques dans le champ littéraire et même, plus largement, culturel, constitue également un facteur décisif dans les choix auxquels se livrent les directeurs de ces collections. À cet égard, trois profils majeurs, et attendus (ils se rapprochent de la tripartition de Thibaudet entre « critique spontanée », « critique professionnelle » et « critique artistes[14] »), se dégagent, qui tendent à distinguer les politiques éditoriales des collections, non de façon systématique, mais bien plutôt en fonction de dominantes notables : d’une part, les écrivains; d’autre part, les hommes de médias; enfin, les universitaires.

Dans le projet de sa collection, Pierre Seghers entend proposer à ses lecteurs un choix d’oeuvres présentées par des pairs : il s’agira d’ouvrages écrits par des poètes à propos de poètes (de ce point de vue, la collection aurait aussi bien pu s’intituler « Les Poètes par eux-mêmes »). Ainsi sollicite-t-il plusieurs poètes pour signer ces ouvrages, parmi lesquels Louis Parrot, membre de l’école de Rochefort, qui signe le premier volume de la collection, consacré à Éluard[15], ainsi que le onzième (Cendrars[16]); Claude Roy, auteur du second (Aragon[17]); ou encore Philippe Soupault, à qui l’on doit le septième tome de la série, portant sur Lautréamont[18]. Au sein des autres collections, les exemples sont plus ponctuels, comme dans le cas de certains tomes d’« Écrivains de toujours », avec Roger Vailland (Choderlos de Laclos[19]), Yves Bonnefoy (Rimbaud[20]) et Philippe Jacottet (Rilke[21]), ou des « Albums de la Pléiade » consacrés à Maupassant, Chateaubriand, Aragon, à la NRF elle-même et à Claudel, dont les textes sont respectivement signés par Jacques Réda[22], Jean D’Ormesson[23], Jean Ristat[24], François Nourrissier[25] et Guy Goffette[26]. Une telle orientation semble s’estomper sensiblement dans « Qui êtes-vous? » et « Les contemporains ».

Seghers, de même que les éditeurs de la collection « Écrivains de toujours », sollicite également à plusieurs reprises des critiques venus des médias. Journalistes, hommes de radio et de télévision sont souvent de grands connaisseurs de la littérature, et sont parfois proches des écrivains[27]. À la faveur de leurs activités de médiateurs culturels, ils paraissent on ne peut mieux placés pour présenter les auteurs et leurs oeuvres, et d’autant mieux lorsqu’il s’agit de s’adresser à un public large. Rien, dès lors, de bien surprenant à les voir fréquemment contactés pour prendre en charge les textes de présentation figurant dans ces monographies. En témoignent le volume Rilke de « Poètes d’aujourd’hui », dû à Pierre Desgraupes[28], rédacteur à cette époque du journal parlé de la RTF, il est l’un des créateurs de l’émission télévisée Lectures pour tous; celui consacré à Colette dans « Écrivains de toujours », auquel contribue André Parinaud[29], à qui l’on doit les entretiens radiophoniques d’André Breton; ou encore Claude Bonnefoy, auteur en 1978 du centième volume de la collection portant sur l’écrivain imaginaire Ronceraille, à une époque où le critique publie régulièrement dans Les Nouvelles littéraires, après avoir activement collaboré à La Quinzaine littéraire.

Si Pierre Seghers sollicite ponctuellement des universitaires, le fait est relativement rare dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » et, lorsqu’il confie un livre à ce type d’auteur, comme c’est le cas avec Pierre-Olivier Walzer qui enseigne à l’Université de Berne (Mallarmé[30] et Pierre-Jean Toulet[31]), il s’agit souvent d’auteurs qui ont également une activité extra-académique, comme celle d’éditeur en ce qui concerne Walzer. En revanche, comme le montre Marie-Pier Luneau dans sa contribution, à une époque où la littérature québécoise doit s’appuyer sur tous les signes de reconnaissance à sa disposition, la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » se réclame pour sa part d’une forte légitimité universitaire à travers le choix de son comité de rédaction et de ses auteurs. Il en va de même dans les « Albums de la Pléiade » (pour la plupart d’entre eux du moins), ainsi que pour les collections « Qui êtes-vous? » – Éric Marty pour André Gide[32], Jean Touzot pour Jean Cocteau[33]… – et « Les contemporains » – Lucien Dällenbach pour Claude Simon[34], Marie-Claude Hubert pour Eugène Ionesco[35]… –, à une époque où les Éditions du Seuil se sont imposées comme un acteur majeur dans le secteur de l’édition en sciences humaines[36].

L’on peut raisonnablement postuler, sous réserve d’une étude plus approfondie, que ce que l’on pourrait désigner comme l’ethos de ces collections se constitue non seulement à travers le choix des auteurs successivement présentés, mais aussi, dans le même temps, à travers la somme des éthos préalables des critiques qui signent ces monographies. Bien évidemment, nombre d’auteurs de ces livres exercent conjointement plusieurs activités et, de ce fait, ils disposent d’un statut complexe, qui, en outre, évolue au cours du temps. Par conséquent, il conviendrait de procéder à des analyses plus fouillées et systématiques des trajectoires de ces critiques et, tout spécialement, de leur image au moment de la réalisation des ouvrages auxquels ils ont contribué. Cette dernière se trouve en effet mobilisée dans le choix des contributeurs, sans compter qu’elle conditionne la nature des rapports qui sont amenés à se nouer entre les différents intervenants impliqués dans la réalisation de ces livres.

2. Interactions

À la frontière du champ critique et du champ littéraire, les ouvrages publiés au sein de ces collections supposent la collaboration de nombreux acteurs. Les modalités de leurs interventions respectives dépendent à cet égard du rôle dévolu à chacun dans la constitution des volumes, ainsi que de leur statut au regard de l’oeuvre et de l’écrivain présentés. Elles sont en outre marquées par une série de « mécanismes sectoriels » et de « mobiles professionnels[37] », dans la mesure où les objectifs d’un éditeur lors de la parution de livres de ce type ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des critiques et des écrivains concernés. Elles conditionnent par conséquent, dans les collections de monographies consacrées aux écrivains, les interactions entre les directeurs de collection, les critiques et, lorsqu’ils sont encore vivants, les écrivains qu’il s’agit de présenter au public.

Dans ce contexte, bien que leur travail soit très rarement mentionné comme tel, l’éditeur et le directeur de collection jouent un rôle déterminant. C’est à eux que revient le choix des auteurs à présenter et de ceux qui les présenteront. Ainsi de Jean-Jules Jusserand, dont Dragos Jipa souligne qu’il assume, entre autres tâches, celle de garant de l’identité de la collection « Grands écrivains français », tant au nom de l’éditeur (Hachette) qu’auprès des auteurs invités à contribuer à la série. Il opère en effet constamment la liaison entre les nécessaires normes imposées par la collection et les collaborateurs qu’il réunit de façon à mettre en valeur les grands noms du patrimoine littéraire français. Tant et si bien qu’au regard de son implication dans la réalisation des différents volumes, Jusserand peut apparaître à plusieurs égards comme une sorte de méta-auteur de la collection qu’il a dirigée et à l’écriture de laquelle il a, dans les faits, fréquemment contribué en sous-main, bien qu’il ne soit nullement crédité comme tel et que son travail ne soit pas stipulé dans les volumes.

Ce type d’interventions n’est évidemment pas chose exceptionnelle, surtout dans le cas de séries à la formule aussi déterminée. L’implication personnelle de Pierre Seghers dans la collection qui a beaucoup fait pour asseoir la réputation de sa maison d’édition est également notable, et elle mériterait d’être étudiée en profondeur à travers ses archives[38]. Il en va de même pour « Écrivains de toujours », fondée sur le modèle élaboré par Seghers[39]. Son histoire semble elle aussi se caractériser par un véritable travail collectif en amont, à l’occasion duquel les interventions de Francis Jeanson sont régulières, comme le pointe Mathilde Labbé en examinant son rôle pour favoriser l’intégration des annotations d’André Malraux au livre que Gaëtan Picon lui consacre en 1953. De même, l’arrivée de Denis Roche à la direction de la collection au début des années 1970 infléchit sensiblement le traitement de l’iconographie, qui paraît accorder une place moins centrale à la représentation directe de l’auteur dans le choix des images[40].

En termes d’accès aux documents, il arrive que les relations avec les proches ou les ayants droit de l’écrivain déterminent fortement la facture des ouvrages publiés, et parfois même leur réussite ou leur échec. Les avant-propos de certains livres renseignent à l’occasion le lecteur sur la multiplicité des intervenants impliqués dans leur composition. Les remerciements placés en début de volume dans la collection « Les Grands Écrivains français » ou dans les « Albums Pléiade » renvoient par exemple aux exécuteurs testamentaires et aux responsables de fonds d’archives. Le rôle de ces acteurs, extérieurs à la rédaction proprement dite du livre, est parfois majeur, pour le meilleur comme pour le pire, bien que cela n’apparaisse, en général, que lorsque la réticence des uns ou des autres a constitué un obstacle au projet, comme dans le cas de l’Album Stendhal, paru en 1966. Vittorio del Litto y dénonce la manière dont un éditeur de Civitavecchia l’a empêché d’accéder aux manuscrits des 12 dernières années de la vie de l’écrivain[41].

Un tel cas de figure témoigne de l’importance, pour ces monographies, d’intégrer des textes ou documents des auteurs traités. La plupart de ces collections obéissent à une matrice formelle récurrente, quoique le plus souvent non systématique, qui contribue fortement à l’effet-collection de ces séries. Ces ouvrages présentent fréquemment une nature composite. Ils visent à présenter un écrivain et son oeuvre en combinant des textes relevant de différents genres de discours, tout particulièrement la biographie, l’essai critique, l’anthologie et les entretiens. Le mode de composition de la plupart de ces livres fait, de facto, intervenir plusieurs auteurs : l’auteur de l’essai critique ou biographique, parfois l’auteur étudié (qu’il soit vivant ou non, il suffit que des extraits de ses oeuvres soient repris), des témoins de sa vie dans certains cas et, à l’occasion, des lecteurs de son oeuvre[42], ainsi, enfin, que les auteurs des images rassemblées. Ces agencements icono-textuels reposent ainsi sur un phénomène de pluri-auctorialité, qui suppose des choix, aussi bien dans ce qui est retenu des oeuvres de l’écrivain qu’en ce qui concerne l’ordre dans lequel les textes seront livrés au lecteur.

Lorsque les ouvrages concernent des auteurs contemporains, en particulier, il n’est pas rare, on l’a vu, qu’il existe entre l’auteur et son critique une relation préalable, de nature professionnelle, par exemple, comme c’est le cas pour Malraux par lui-même de Gaëtan Picon dans la collection « Écrivains de toujours »[43], auquel contribue directement l’auteur de L’Espoir. Ces rapports peuvent à l’occasion relever de l’amitié, qu’il s’agisse de Philippe Jaccottet commentant l’oeuvre de Gustave Roud[44], de John E. Jackson étudiant celle d’Yves Bonnefoy[45], ou encore de Simone Benmussa dans le livre qu’elle consacre à Nathalie Sarraute[46] et qui est, pour l’essentiel, un dialogue entre ces deux femmes, dont la première a mis en scène des pièces de la seconde. Et si le nombre de médiateurs peut augmenter – comme lorsque Jacques-Henry Lévesque sert d’intermédiaire entre Blaise Cendrars et Pierre Seghers lors de la réalisation du volume dédié à l’auteur de la Prose du Transsibérien dans « Poètes d’aujourd’hui »[47] –, la logique mise en oeuvre demeure toujours la même : il s’agit d’encourager la proximité avec l’écrivain.

Une telle proximité favorise, à n’en pas douter, le processus de collaboration, en rendant plus aisées les négociations entre les différents intervenants, ainsi que l’accès aux documents qu’il s’agit de reproduire (oeuvres, iconographie parfois intime, raretés, inédits…), de même que d’éventuelles confidences susceptibles d’aider le critique dans son travail. L’on comprend à cet égard que les éditeurs puissent souhaiter comme auteurs de ces livres des personnes en relation avec les écrivains (ou leurs ayants droit), ou qui l’ont été jadis et peuvent de ce fait apporter un témoignage précieux. Ces rapports permettent régulièrement l’intégration à l’ouvrage de textes revêtant un statut particulier dans l’économie discursive de ces livres. Ainsi des correspondances, parfois entre le critique et l’auteur, comme dans le volume consacré dans la collection « Qui êtes-vous? » à Henry Miller par Frédéric-Jacques Temple, qui a été l’un des amis de l’écrivain américain[48]. Il en va de même des entretiens, comme dans le seul numéro de « Poètes d’aujourd’hui » qui en fait figurer un – celui consacré à Jean Tortel[49], ainsi que dans un nombre conséquent de volumes de « Qui êtes-vous? », collection qui se singularise par l’insertion très fréquente d’entretiens, selon des dispositifs variés examinés par David Martens.

Toutefois, toute médaille présente son revers. Les écrivains aussi peuvent souhaiter que l’ouvrage qui leur est consacré soit pris en charge par tel ou tel critique : première manifestation, chez certains du moins, du désir de contrôler la « mise en trivialité[50] » dont leur oeuvre et leur figure auctoriale font l’objet. Comme le montre Mathilde Labbé, plusieurs écrivains ont ainsi pris une part active dans la réalisation des volumes les concernant, à l’instar de Montherlant, qui exige un droit de regard sur l’ouvrage et tente d’imposer un choix de documents. Un tel interventionnisme n’est évidemment pas l’exclusive de ces collections[51]. Il revêt toutefois des formes particulières, dans la mesure où ces petits digests ont un rôle d’autant plus important à jouer qu’il s’agissait d’entrer dans des collections qui, en faisant voisiner des contemporains avec des écrivains canoniques, étaient des vecteurs de consécration particulièrement prisés, sans compter que ces livres, souvent premiers ouvrages de référence sur un auteur, tendent à établir une première vérité critique à son sujet.

Certes, la majeure partie de ces interactions entre les différents intervenants qui participent à la réalisation de ces ouvrages demeure inconnue du lecteur. Les archives éditoriales en gardent la trace, toujours partielle toutefois, dans la mesure où une part de ces négociations peut avoir eu lieu de vive voix. Cependant, elles ne sont pas sans impact sur ces livres, et doivent dès lors être prises en considération et étudiées en ce qu’elles révèlent de la vie littéraire et de ses modes de fonctionnement. Elles doivent notamment être mises en regard de ce qui, de ces relations, harmonieuses ou plus ambigües, voire conflictuelles, filtre au sein des ouvrages et participe donc des scénographies énonciatives que mettent en oeuvre et sur lesquelles se fondent ces monographies.

3. Représentations

Du point de vue du lecteur de l’ouvrage achevé, la relation principale entre les différents acteurs qui collaborent à la réalisation de ces monographies est bien évidemment celle entre le critique et l’auteur qu’il présente, telle qu’elle s’actualise au sein du livre. Associant, le plus souvent, un critique contemporain à un auteur du canon (ou en instance de canonisation) à travers l’agencement d’un essai critique de l’un avec une série de textes de l’autre, intégrés au texte de présentation ou autonomes (sous la forme d’un « choix de textes »), ces livres affichent ainsi la coexistence de plusieurs signatures, deux au moins, parfois davantage[52]. La nature de ces relations, telles qu’elles sont scénographiées et qu’elles contribuent à forger les imaginaires de la vie littéraire[53], se trouve déterminée par les statuts respectifs des auteurs impliqués dans l’économie relationnelle propre au discours littéraire.

Dans les termes de l’analyse du discours, ces volumes participent de ce que Pascale Delormas a proposé de désigner sous le terme d’« espace d’étayage », soit « la fabrique de l’image auctoriale » produite en dehors de l’espace de l’oeuvre proprement dite, « au sein de tout l’interdiscours, c’est-à-dire, par exemple, des commentaires critiques qui la promeuvent ou la discréditent et qui donnent lieu à la reconnaissance collective dont l’oeuvre a besoin pour exister[54] » et circuler. Dans le cadre de collections de ce type, dont la vocation est patrimoniale dans la mesure où elles ont pour finalité soit de rendre compte d’oeuvres déjà bien établies et reconnues, soit de contribuer à leur reconnaissance, il s’agit idéalement d’introduire et donc de conduire à la lecture de l’oeuvre, qui relève quant à elle de « l’espace canonique ». La « coupure fondatrice » qui instaure ce dernier procède d’une « ritualisation[55] » se traduisant au sein de ces ouvrages par la séparation marquée entre les textes de présentation et ceux qui ressortissent à l’oeuvre, présents sous forme d’extraits.

Les collections de monographies illustrées qui se développent de la fin du xixe siècle à la fin du xxe siècle ont ainsi pour particularité de « mettre en rapport » deux auteurs (au moins) à travers la juxtaposition de textes de chacun d’eux au sein d’un même espace livresque[56]. Il existe le plus souvent un fort décalage entre la renommée de l’un et de l’autre, et dans la place qui est accordée à chacun à travers leurs textes respectifs[57]. Même lorsque critique et écrivain sont présentés comme étant tous deux des auteurs, le plus jeune (et le moins célèbre) des deux se fait régulièrement, de façon toute naturelle, le critique de celui qui bénéficie d’une plus grande notoriété[58], dans le cadre d’une étude de certains de ses textes destinée à présenter et éclairer l’homme et l’oeuvre, ainsi que leurs relations. Si les pages de couverture et de titre de ces volumes affichent bien deux auteurs, ils font toujours la part la plus belle au nom de l’auteur auquel le livre est consacré – sa taille est plus grande et il apparaît généralement en premier –, et dont les textes retenus constituent une partie parfois considérable, voire la partie la plus importante du livre d’un point de vue quantitatif, particulièrement dans « Poètes d’aujourd’hui ».

Si, on l’a vu, l’enjeu de la publication de tels ouvrages peut être important pour les écrivains – il y va d’un façonnement de leur image publique qui leur échappe au moins en partie –, il est évident que la posture du critique et la position qu’il occupe dans le champ littéraire sont également engagées par la publication de ce type d’ouvrage, non seulement en vertu du nom (et de la renommée) de l’auteur présenté, mais aussi en fonction de la façon dont son image s’y trouve élaborée. Ainsi que le montre Hervé Serry en étudiant de façon approfondie les enjeux du Giraudoux par lui-même que Chris Marker publie au Seuil en 1952[59], dans un contexte marqué par l’hégémonie intellectuelle de Jean-Paul Sartre et de ses proches, le façonnement de l’image de Giraudoux auquel Marker se livre à l’occasion de cet essai revient à en faire un écrivain engagé, c’est-à-dire un auteur toujours d’actualité. Une telle publication témoigne du positionnement de Marker au sein du champ intellectuel et, tout particulièrement, auprès de la revue Esprit et des Éditions du Seuil.

L’intégration de morceaux choisis, sous forme d’anthologie et, à l’occasion, de textes inédits de l’auteur, consiste à transposer au sein d’un volume relevant de l’espace d’étayage des éléments de textes issus de l’espace canonique -- manière de contribuer à leur canonisation, tout en bénéficiant de leur capital symbolique. Ce principe de fonctionnement explique l’attrait qu’il y a pour les éditeurs à publier des inédits et, dans certains cas, des textes spécialement écrits par les auteurs pour l’ouvrage qui les concerne. Ainsi Mathilde Labbé étudie-t-elle ces interactions entre discours critique et discours de l’auteur dans les volumes portant sur Malraux et Mauriac publiés en 1953 dans la collection « Écrivains de toujours »[60], les deux auteurs insérant des commentaires au texte critique qui leur est consacré, respectivement, par Gaëtan Picon et Pierre-Henri Simon. Elle examine également les ouvrages de ce type intégralement signés par l’auteur lui-même, comme Pierre Seghers « par l’auteur » paru dans « Poètes d’aujourd’hui » en 1967[61], le Roland Barthes par Roland Barthes[62] ou le Michel Butor par lui-même[63], qui constituent une forme de comble dans la prise en main par l’auteur du façonnement de son image[64].

Cette relation « directe » entre le critique et l’écrivain qu’il s’agit pour lui de présenter trouve dans le recours à l’entretien une déclinaison particulière. Comme le montre la contribution de David Martens, à partir du milieu des années 1980, ce genre discursif, jusqu’à cette date non usité au sein des collections de ce type, en devient une forme récurrente. Introduite en 1984 dans le Jean Tortel de la collection « Poètes d’aujourd’hui », la formule devient, dès l’année suivante, une véritable marque de fabrique de la collection « Qui suis-je? », dont le titre apparaît à cet égard comme un programme, avant de se voir ponctuellement reprise par « Les Contemporains ». Au sein de ces entretiens s’opère un rapprochement entre espace d’étayage (à travers les questions du critique) et espace canonique, par la mobilisation du discours de celui qui en apparaît comme le représentant par excellence : l’auteur (à travers les réponses qu’il fournit). Ultérieurement, l’entretien illustré devient le principe même d’une collection comme « Les Singuliers », dans des ouvrages qui, en vertu de la participation active de l’auteur, ne relèvent plus tant de l’espace d’étayage que de l’espace canonique.

De tels dispositifs d’interactions textuelles « directes » – relativement atypiques dans le cas des commentaires de Malraux et de Mauriac sur les textes de leur commentateur, sans doute plus communs en ce qui concerne les entretiens – instaurent une forme d’adoubement (on ne prête pas sa plume pour un livre que l’on conteste), non sans ambiguïtés parfois (c’est la meilleure manière d’intervenir directement). Il y va d’une tentative de relative canonisation de l’espace d’étayage, pris en main par l’écrivain, ce dont témoigne exemplairement la fameuse formule-titre « Untel par lui-même » adoptée pendant plusieurs années par « Écrivains de toujours ». Elle se décline notamment dans l’instauration de familiarité entre écrivains et critiques, qui mobilisent parfois une relation d’ordre familial – ainsi du volume, signé par son frère, consacré à Louis de Vilmorin dans « Poètes d’aujourd’hui », de l’Album Queneau, signé Anne Isabelle Queneau, belle-fille de l’écrivain, et du volume de la collection « Les Singuliers » constitué d’« entretiens » entre Pierre Bergougnioux et son frère Gabriel[65] –, et que le format de l’album illustré contribue d’autant mieux à façonner que, d’un point de vue iconographique, ces volumes débutent souvent, chronologie biographique oblige, par des photos de famille.

Les photos de groupes, que ceux-ci soient représentés dans le cadre du travail littéraire, comme les écrivains du nouveau roman posant devant les éditions de Minuit, ou dans des environnements et circonstances plus intimes, manifestent le rôle des sociabilités littéraires en général, mais aussi, en vertu de leur usage particulier, dans la création de ces ouvrages[66]. Ainsi que le fait apparaître Marie-Pier Luneau, au moment où la littérature québécoise commence à être enseignée dans les établissements d’éducation supérieure de la Belle Province, les représentations de l’écrivain québécois qui se dégagent dans « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » (1963-1975) » le montrent, notamment, dans la reconnaissance dont il fait l’objet auprès des institutions (prix, etc.). C’est qu’il s’agit en définitive, comme l’illustre Michel Lacroix dans son étude des différentes scénographies du lien social fabriquées par l’iconographie dans « Écrivains de toujours » et les « Albums de la Pléiade », de figurer l’écrivain parmi ses proches et ses pairs (les autres écrivains), qui sont fréquemment présentés comme des amis, de façon à évacuer la trace des conflits et polémiques qui émaillent l’histoire de toute littérature.

Au final, ces ouvrages reposant sur la mise en scène, plus ou moins prononcée, de la relation entre l’auteur et le critique qui a pour tâche de faire son portrait, sont configurés en fonction d’un lectorat que les livres façonnent également en filigrane. Si cette place est souvent discrète, elle peut également apparaître de façon plus manifeste, comme le montre Marcela Scibiorska à propos des « Albums de la Pléiade » (Gallimard). En effet, les auteurs de ces livres centrés sur une iconographie riche se voulant au coeur de la collection présentent les écrivains comme inscrits dans leur temps, et comme des représentants même de ce temps; ils se trouvent corollairement dépeints comme des contemporains des lecteurs de la collection. Davantage, une relation intime s’instaure dans ces volumes entre le lecteur et un auteur qui, à l’occasion, est vu, là encore, comme un « ami ». Ainsi cette collection, de même que toutes celles qui participent de cette niche éditoriale, négocie-t-elle une double contrainte qui la conduit à rapprocher son lecteur d’une figure que, par ailleurs, elle situe à bonne distance historique et symbolique.

Cette approche collective globale des collections de monographies illustrées de poche consacrées aux écrivains révèle combien ces ouvrages, en apparence relativement simples, impliquent en réalité un travail éminemment complexe, dans leur processus d’élaboration comme dans le résultat final auquel ils correspondent. Ils mettent systématiquement en relation plusieurs agents, et ceux-ci n’occupent nullement, au sein de la chaîne de production et de distribution du livre, des positions analogues. De ce fait, les systèmes de valeurs que chacun mobilise dans la partie de cette fabrique du patrimoine littéraire qui lui est dévolue ne sont pas nécessairement les mêmes. Elles peuvent même, à l’occasion, entrer en interférence, voire en conflit, bien qu’elles tendent à converger en raison du but patrimonial que s’assignent ces ouvrages et de ce qu’ils s’emploient à donner à voir du champ littéraire et de son histoire, en particulier en tant que collectivité.

Réalisées collectivement et destinées à une collectivité, de telles collections peuvent être envisagées à bien des égards comme des microcosmes du champ littéraire et de ses modes de fonctionnement coutumiers, dans les relations concrètes qui s’y jouent comme dans leurs représentations. En cela, ces séries de monographies procèdent de l’histoire littéraire des écrivains[67]. Les mutations qui les ont affectées, de la fin du xixe siècle à nos jours, constituent en outre un véritable baromètre des transformations de la place de la littérature et de sa transmission. Compte tenu de leur importance dans le paysage éditorial de la période, il paraît par conséquent indispensable à l’étude de la littérature et de son histoire de cerner de façon plus approfondie et systématique l’histoire de chacune de ces collections, ainsi que de mettre en perspective leurs évolutions les unes par rapport aux autres. Ce sera la tâche du programme de recherche « La Fabrique du patrimoine littéraire », dont ce numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture[68] est la première livraison collective, que de se livrer à ce travail.