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L’apparition, au xixe siècle, de la collection comme dispositif éditorial de publication en série des ouvrages visant à atteindre et à fidéliser un public de plus en plus large invite le chercheur à introduire une nouvelle échelle dans son analyse[1]. Le livre n’existe plus indépendamment ou comme étape dans une suite de publications d’un auteur, il devient aussi partie d’un ensemble plus vaste, à côté d’autres ouvrages (écrits par d’autres auteurs), avec lesquels il entretient des rapports de ressemblance[2]. L’histoire du livre et de la lecture nous avait déjà appris que « les auteurs n’écrivent pas les livres, [mais] des textes qui deviennent des objets écrits[3] » et que, entre auteur et livre, s’insèrent toute une série d’intermédiaires et de pratiques éditoriales qu’il faut prendre en compte pour saisir la signification de l’ouvrage, variable selon les temps, les lieux et les milieux. Une distance est ainsi apparue entre l’intérêt plus classique pour l’interprétation des idées véhiculées par le texte et l’intérêt récent pour la matérialité des supports qui orientent la lecture. Le dispositif de la collection permet toutefois d’articuler ces deux intérêts en offrant un nouvel objet d’étude, qui est le directeur de la collection. Interroger sa figure nous facilite l’accès à une perspective nouvelle sur la construction des discours culturels, perspective qui est celle du médiateur, « homme double » ou même « multiple[4] », situé comme un prisme entre les producteurs et les récepteurs et dont on peut ainsi retrouver les espaces et les dispositions d’action. Par ailleurs, le questionnement sur le rôle du directeur de collection autorise aussi à pousser la réflexion sur le statut de l’auteur. Contre la conception littéraire de l’auteur comme unique responsable de l’oeuvre et garant de la cohérence du discours[5], le travail du directeur de collection donne l’exemple d’une fragmentation des responsabilités et d’une distribution de l’autorité, plus traditionnellement associées aux textes scientifiques que littéraires. Il s’agit là d’une toute autre conception, qu’on a pu identifier chez les auteurs scientifiques[6] : ceux-ci ne sont plus des créateurs qui visent à s’exprimer de manière subjective dans un texte, leur acte spécifique est surtout de produire des connaissances vraies sur la nature et, de ce fait, ils obéissent à un autre régime d’auctorialité, dont les résultats doivent être validés par des pairs. Ces différences entre les deux régimes nous semblent utiles dans la mesure où nous allons nous intéresser, non pas à une collection qui réunit des créations littéraires, mais à une collection qui publie des ouvrages essentiellement historiques et critiques à propos de littérature, dans l’esprit d’une connaissance positive.

L’exemple que nous avons choisi est celui d’une collection de monographies publiées en France, entre 1887 et 1913. Son titre, « Les Grands Écrivains Français », indique que cet ensemble éditorial participe de la construction de l’unité nationale française par l’intermédiaire de l’histoire de la littérature. Il s’agit d’un projet ambitieux qui devait réunir les plus grands noms de la critique et de l’histoire littéraire de l’époque (Jules Lemaître, Anatole France, Gaston Paris, Ferdinand Brunetière, Gustave Lanson, etc.), au service d’une démarche visant à manifester la grandeur nationale. Comme le stipule le texte de présentation de la collection, son objectif consiste à « ramener près du foyer ces grands hommes logés dans des temples qu’on ne visite pas assez, et rétablir entre les descendants et les ancêtres l’union d’idées et de propos qui, seule, peut assurer, malgré les changements que le temps impose, l’intègre conservation du génie national[7] ». L’initiateur de la collection est Jean-Jules Jusserand, un jeune diplomate du Quai d’Orsay qui, avec l’aide du médiéviste Gaston Paris, met en place ce projet et réussit à signer un contrat avec les Éditions Hachette. Le plan initial prévoit 40 volumes consacrés aux « Grands Écrivains Français », en l’honneur des 40 membres de l’Académie, mais la collection aura une vie plus longue (55 volumes jusqu’en 1913) et la liste des grands écrivains s’enrichira progressivement, au gré des collaborations et des désistements. À l’époque de la « Troisième République des Lettres » et de la coexistence entre deux façons distinctes d’aborder la chose littéraire, la vision rhétorique et la vision historique, l’histoire de cette collection offre l’exemple d’un projet unificateur, qui veut dépasser les clivages entre une perspective monarchiste et une perspective républicaine sur l’histoire de la littérature française[8], en se proposant de former un nouveau public qui est celui de la culture de masse[9].

Cet article entend examiner le rôle particulier du directeur de collection dans cette entreprise. En tant qu’initiateur et coordinateur des publications, il est loin d’être un simple intermédiaire. L’échelle de la collection nous permet de nous situer dans une perspective qui dépasse les opinions sur les « grands écrivains » individuels pour nous intéresser aux conditions structurelles d’une entreprise qui est le résultat d’une collaboration entre plusieurs instances. Entre biographes et éditeurs, le directeur de collection occupe une position centrale dans la conception et la mise en oeuvre du projet. Même si les ouvrages de la série étaient publiés sous le nom de leurs auteurs respectifs, c’est le directeur de la collection qui en a élaboré le projet avant de le soumettre à l’éditeur, c’est aussi lui qui contacte les collaborateurs destinés à prendre en charge le livre, jusqu’à y contribuer en lisant et en corrigeant les versions qui lui sont soumises. Toutes ces activités suggèrent une dispersion des attributs que la tradition littéraire, à la consolidation de laquelle cette collection même participe, a l’habitude de mettre uniquement au compte de l’auteur. Il s’agit ici d’un autre type d’auctorialité, plus proche de celle régissant le domaine scientifique, où l’écriture ne vise plus à exprimer la singularité d’un être, mais à produire et à valider des connaissances à l’intérieur d’un projet collectif plus large[10].

C’est cette hypothèse que nous nous proposons d’explorer dans ce qui suit. Envisager le directeur de collection comme auteur permet de dévoiler la dimension collective de la fabrication de la collection et du panthéon des « grands écrivains français » autour de 1900. Dans un premier temps, nous allons retracer le profil de ce directeur à partir de son métier principal, celui de diplomate, pour situer la collection dans l’horizon du « service de l’État » qui lui incombait. Ensuite, nous allons nous concentrer sur le projet de la collection, pour mettre en lumière ses dimensions particulières (le contexte éditorial dans lequel elle s’insérait, le projet lui-même, le contrat entre le directeur et la maison d’édition). Enfin, il s’agira de mettre en relief la collection « en train de se faire », en examinant les différentes modalités de collaboration possibles entre le directeur et les critiques (identification des collaborateurs éventuels, négociation des contrats par lesquels il imposait également sa vision d’ensemble, correction des manuscrits, contribution aux contenus, etc.).

Le diplomate au service de l’État

Même s’il lui a consacré quelques décennies de sa vie, le travail éditorial n’a pas été l’activité principale de Jean-Jules Jusserand. Il est avant tout diplomate, mais aussi historien de la littérature anglaise, ce qui le situe dans une tradition française, à la fois réelle et inventée et dont la généalogie a été retracée[11]. Il s’agit de « l’écrivain-diplomate », catégorie qui a compté parmi ses illustres représentants des noms comme Chateaubriand, Stendhal, Paul Claudel ou Paul Morand. Ce statut particulier incarne à la perfection la multiplicité d’identités propre aux acteurs qui agissent dans plusieurs espaces sociaux, dont l’activité est caractérisée par des pratiques plurielles et qui s’intègrent simultanément dans plusieurs réseaux de sociabilité.

En 1887, lorsqu’il commence l’aventure de la collection, Jean-Jules Jusserand a 32 ans. Il est depuis cinq ans le Chef du Bureau des Affaires Tunisiennes au Ministère des Affaires Étrangères. Le Bureau avait été créé en 1882 pour s’occuper d’un des problèmes politiques les plus importants de la France de l’époque, l’administration de la Tunisie, devenue un protectorat français à partir de 1881. Jusserand en a été « le rapporteur » pour le Gouvernement français.

Né en 1855, il fait partie de la génération qui sortait de l’enfance – il avait alors 15 ans – pendant la guerre de 1870 et dont la vie a été profondément marquée par la défaite et inspirée par la volonté de servir le pays[12]. Cette volonté a manifestement guidé Jusserand dans le choix de sa carrière. L’explication qu’il donne dans ses mémoires est que, puisqu’une autre guerre de même ampleur paraissait peu probable, la carrière d’officier risquait, à ses yeux, d’être une option ne lui permettant pas de servir son pays de façon efficace. Aussi se serait-il dirigé vers la diplomatie. En cette occasion également, un choix devait être fait : entre le service diplomatique pour lequel, comme il l’explique dans ses mémoires, « il fallait avoir des appuis politiques », et le service consulaire, dont le concours était très difficile. Dans la mesure où il ne disposait pas d’appuis politiques – importants dans la perspective consulaire –, il a été conduit à choisir la voie du concours, où il a été reçu premier, en 1877.

En même temps, situant cette évolution dans son contexte socioprofessionnel, nous pouvons observer que le parcours de Jusserand s’effectue pendant une période de réforme de la fonction diplomatique[13]. Le « nouveau régime » républicain opère en effet à cette époque une ouverture sociale dans le corps diplomatique, formé traditionnellement par les membres de l’aristocratie, dont le symbole est monsieur de Norpois, le personnage de Proust. De plus en plus de membres de la bourgeoisie intellectuelle ou des professions juridiques entrent alors dans « la Carrière ». De nouvelles procédures méritocratiques de sélection sont introduites pour accéder à la fonction, parmi lesquelles l’examen obligatoire et, à partir de 1877, le concours commun pour les deux filières, diplomatique et consulaire[14]. Dans la mesure où sa situation personnelle (orphelin de père, sans fortune) ne lui aurait jamais permis d’entrer dans une fonction réservée habituellement à l’aristocratie, l’histoire de Jusserand peut ainsi être vue comme une success story républicaine.

En 1880[15], il est rappelé à Paris et un poste lui est offert dans le secrétariat personnel du ministre (Jules Barthélemy-Saint-Hilaire). Parmi les missions qu’on lui assigne : un rapport sur les perspectives d’une occupation française du territoire qui s’étende entre l’Algérie française et la zone de Tripoli occupée par les Turcs. C’est alors que commence son aventure tunisienne. Au printemps 1881, les troupes françaises pénètrent sur ce territoire et établissent le protectorat. Jusserand est mandaté par Gambetta pour une mission de trois mois à la suite de laquelle il rédige un rapport qui recommande le rétablissement des finances tunisiennes par la France, la réforme de la justice et de l’éducation publique. Ce second rapport détermine le premier ministre à créer un bureau qui s’occupe exclusivement des affaires tunisiennes et à nommer Jusserand à la tête de ce nouvel organe. En 1886, celui-ci contribuera, sous le pseudonyme de Jacques Tissot, à l’ouvrage dirigé par Alfred Rambaud sur la France coloniale par le biais d’un chapitre consacré à la Tunisie. Il s’agit d’un ouvrage appartenant à l’histoire coloniale, formée, à cette époque, de travaux de propagande qui « diffusaient un savoir destiné à développer la fibre coloniale[16] ».

Ses années à la direction du Bureau des Affaires Tunisiennes (1882-1887), dont l’administration comprendra par la suite aussi l’Indochine et l’Afrique subsaharienne, correspondent à la période durant laquelle Jusserand élabore le projet de la collection les « Grands Écrivains Français ». Ce constat incite à établir un rapprochement entre son administration des affaires politiques, économiques et juridiques du nouveau protectorat et la réalisation d’un projet éditorial qui se propose de faire connaître aux Français la grandeur de leur littérature passée. Dans son chapitre sur la Tunisie que nous venons de citer, il explique : « À côté de cours publics de langue arabe à l’usage des Français, suivis actuellement par une quarantaine de personnes, nous avons ouvert pour les Tunisiens des cours supérieurs français, consacrés l’un à la littérature, un autre à la législation, un dernier à la comptabilité[17]. »

À l’automne 1887, quand les premiers volumes de la collection sont publiés, une nouvelle mission lui est confiée, cette fois dans le service diplomatique : celle de conseiller à l’ambassade de Londres, sous la direction de l’ambassadeur William Waddington, au service duquel il reste jusqu’en 1890. Dans le cadre de ses nouvelles fonctions, il s’occupe des relations diplomatiques entre la France et la Grande Bretagne, relations en apparence très cordiales, mais en réalité empreintes d’une concurrence exacerbée. Parmi ses réussites figure le centenaire de la Révolution en 1889 : la réception organisée par le conseiller de l’ambassadeur est en effet particulièrement appréciée par la presse britannique. Pendant ces années londoniennes, séjournant en France seulement pendant l’été, il dirige la collection depuis Londres, surtout par l’intermédiaire de la correspondance[18].

Il est important de souligner ici à quel point toute l’activité de Jusserand est caractérisée par une vocation de service de l’État, plus marquée que dans les cas d’autres d’historiens de l’époque (Ernest Lavisse ou Gustave Lanson). C’était une vocation acquise qui était propre aux conditions spécifiques de son activité de diplomate. Après la défaite de 1870, le service de l’État porte l’auréole d’une « quasi-mystique sacrificielle[19] » et inspire un sens de la chose publique et du dévouement qui favorise la professionnalisation des diplomates, et donc une attitude relativement neutre par rapport aux débats politiques du temps. Comme le ministre des Affaires étrangères de 1871 le dit : « au dehors, la nationalité domine tout et l’intérêt du pays qu’on représente a presque toujours quelque chose d’absolu qui s’impose aux idées personnelles, aux préférences particulières[20] ».

Parallèlement à sa carrière officielle, il déploie une grande énergie dans le champ des études sur l’histoire et la littérature anglaises. Après Taine, il est reconnu comme le meilleur spécialiste de son époque, auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’articles, à commencer par sa thèse, Le Théâtre en Angleterre, depuis la conquête jusqu'aux prédécesseurs immédiats de Shakespeare (1881), mais aussi Les Anglais au Moyen Âge. La vie nomade et les routes d’Angleterre au XIVe siècle (1884), Les Anglais au Moyen Âge. L'Épopée mystique de William Langland (1893), Le Roman d'un roi d'Écosse (1895), ainsi que son Histoire littéraire du peuple anglais en trois volumes (1894) et Shakespeare en France sous l’ancien régime (1898). Sans l’avoir jamais enseignée (à l’exception d’une année de conférences au Collège de France sur Le Roman au temps de Shakespeare, 1887), il se passionne pour la civilisation anglaise et s’investit dans des recherches de longue haleine. Ainsi, ses travaux mêlent érudition savante fondée sur des documents d’archives et plaisir de la narration, solutions d’énigmes historiques et grands traités de vulgarisation pour le public français. Ses années de service à l’Ambassade de France à Londres lui permettent de faire des recherches dans les bibliothèques anglaises et de nouer des contacts profonds avec les historiens britanniques. C’est d’ailleurs à la suite de ces rencontres qu’il a l’idée de la collection « Les Grands Écrivains Français », d’après le modèle de la série English Men of Letters, dirigée par John Morley.

Le contexte éditorial

La naissance de la collection est le résultat d’une collaboration entre Jusserand et la maison d’édition Hachette. Ayant publié en 1877 sa thèse dans cette maison d’édition spécialisée dans les publications à caractère universitaire et éducatif, il se tourne de nouveau vers elle pour donner forme à son projet. Ce choix de Jusserand nous dévoile déjà la visée de la collection, qui devait s’inscrire selon lui dans la politique éditoriale d’enseignement du grand public, politique propre à la maison Hachette dès sa création.

Même si on a pu affirmer que, pour le grand public de la Troisième République, l’expérience scolaire s’est identifiée à deux titres, le manuel d’histoire « Petit Lavisse » paru chez Armand Colin (1884) et Le Tour de France par deux enfants par Madame Alfred Fouillée, paru chez Belin (1877), la maison Hachette a joué un rôle déterminant dans le développement, depuis 1830, d’une littérature éducative et pédagogique auquel son fondateur, Louis Hachette, avait donné comme devise Sic quoque docebo[21]. Dans le catalogue pour l’Exposition Universelle de 1889, c’est autour de l’idée d’enseignement qu’est construite la présentation de tous les ouvrages publiés par la maison :

Ce sont des instruments d’enseignement que nous offrons à tous les âges, à toutes les conditions, à tous les goûts, à toutes les fortunes. Nous commençons par la première enfance, au moment où s’ouvre l’esprit. Nous continuons par l’école primaire, puis par le lycée, ensuite par les grandes écoles, enfin par le monde. Nous avons des instruments d’enseignement pour le plus modeste artisan des villes et des campagnes comme pour les plus luxueux des amateurs ou le plus exigeant et le plus sévère des savants. Il n’est pas un des besoins intellectuels de notre société si diverse et si complexe auquel nous ne soyons sur-le-champ prêts à répondre, mais toujours – nous avons la conscience de ne jamais l’oublier – avec l’enseignement pour but[22].

Ce qui nous semble important ici est l’ouverture de la maison sur l’enseignement dans un sens plus large, un enseignement qui continue même après la fin des années d’école, pendant la vie adulte, et qui est destiné à des catégories très larges de lecteurs. Il faut rappeler que, à cette époque, Hachette est l’éditeur du monumental Dictionnaire de pédagogie publié par Ferdinand Buisson de 1882 à 1887, de la revue pédagogique Manuel général de l’instruction primaire, dirigée, à partir de 1897, par le même Ferdinand Buisson, et de la grande Histoire de France (1901), supervisée par Ernest Lavisse. Cette politique éditoriale centrée sur l’éducation doit être vue aussi comme une décision commerciale, un ajustement aux évolutions d’un marché dominé par le républicanisme réformiste d’un Jules Ferry. Un bon exemple à cet égard est le succès obtenu avec l’Histoire de la littérature française de Gustave Lanson. Publiée pour la première fois en 1894, celle-ci devient par la suite un des principaux instruments d’enseignement de la littérature au lycée et atteint en 1920, avec sa quatorzième édition, un tirage de 180 000 exemplaires.

Dans ce contexte, une autre série mérite d’être brièvement évoquée parce qu’elle permet la mise en perspective de la collection de Jusserand. Il s’agit d’une collection au titre presque identique, Les Grands Écrivains de la France, que la maison Hachette avait publiée à partir de 1860 et qui se donnait pour but de fournir des éditions philologiques des oeuvres des plus grands écrivains français. Confiée par Louis Hachette à Adolphe de Régnier (1804-1884), membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et collaborateur déjà chargé des traductions des écrivains allemands, cette collection se proposait de traiter les grands écrivains français du passé avec l’attention et l’intérêt dont bénéficiaient les écrivains de l’Antiquité. Cela revenait à éditer les textes, d’après les manuscrits originaux, avec notes, lexique et appareils biographiques, en se fondant sur le modèle de la philologie allemande. Le texte de présentation de la collection, publié dans le catalogue de la librairie Hachette, expliquait l’idée fondatrice du projet :

On sait de quels soins et de quel culte les auteurs anciens sont l’objet; leurs ouvrages sont comme les livres sacrés de l’esprit. C’est une des ambitions et une des gloires de la critique moderne d’établir dans toute leur pureté ces textes vénérés, et de les rendre accessibles et pénétrables par l’appareil de tous les secours qui peuvent éclairer chaque auteur en particulier et, à propos de chaque auteur, l’Antiquité en général. Nous avons jugé que nos grands écrivains méritaient les mêmes hommages et le même travail. Eux aussi sont des anciens et des classiques : des anciens parce qu’ils représentent une société disparue; des classiques, parce que la pureté de leur goût et la perfection de leur style les font les égaux des anciens[23].

Contemporaine du fameux texte de Sainte-Beuve « Qu’est-ce qu’un classique? » (1850), qui entendait justement élargir la notion de « classique » aux grands écrivains des littératures modernes, la collection dirigée par Régnier ambitionnait d’appliquer tous les acquis que la philologie avait développés dans l’étude des auteurs latins et grecs aux auteurs du Grand Siècle français. L’ampleur du projet (« Les écrivains du dix-septième siècle formeront à eux seuls une bibliothèque de cent volumes et nous coûteront plus d’un million[24] ») était justifiée non tant par la rentabilité de l’investissement (« Les personnes un peu familiarisées avec les entreprises de librairie comprendront tout de suite qu’une telle publication n’est pas de celles dont il faille attendre un profit immédiat ou même prochain »), que par le capital symbolique que pouvait générer l’accomplissement au sein de la maison d’édition d’un tel devoir « national[25] ».

Le projet et le contrat

Dans ce contexte, à l’automne 1887, quatre ouvrages inaugurent avec succès une nouvelle collection de la maison Hachette. « Les Grands Écrivains Français » commencent avec le Victor Cousin de Jules Simon, le George Sand de Caro, le Sévigné de Gaston Boissier, le Montesquieu d’Albert Sorel. L’impact de ce lancement est remarquable : le Victor Cousin et le Sévigné s’épuisent rapidement et obtiennent leurs premières rééditions avant la fin de l’année. Jusqu’en 1919, le premier titre bénéficiera de quatre rééditions, tandis que le second sera le plus grand succès de la collection, avec pas moins de neuf rééditions. Intégrée au début dans la série plus large de la Bibliothèque variée (selon le catalogue de 1889), la collection va acquérir une identité propre et devenir par la suite une référence au sein du catalogue de la maison.

Images 1 et 2

Liste des volumes de la collection, en ordre chronologique de leur publication, telle qu’elle apparaît dans les catalogues et les autres publications de la maison Hachette.

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La déclaration d’intention, écrite par Jusserand et publiée à la fin de chaque monographie, d’abord en version complète et puis en version abrégée, présente les objectifs de la nouvelle collection, ainsi que son mode d’emploi pour le lecteur. Mais, comme tout texte de ce genre, elle comporte aussi une dimension performative, étant destinée à persuader le lecteur d’acheter le produit décrit. En ce sens, son efficacité est un critère important et on peut comprendre ainsi l’abrégement du texte initial, de sept pages à une page (cette version courte de la présentation apparaît par la suite aussi dans les catalogues de la maison Hachette). Dans sa forme initiale, le texte respecte l’organisation en trois parties spécifique aux déclarations d’intention étudiées par Frédéric Palierne[26] pour les collections du xxe siècle. Il s’agit bien d’abord du rappel d’un problème (Jusserand évoque une situation présente à laquelle la collection va répondre), ensuite d’une présentation des aspects concrets de la collection et, enfin, d’une promesse qui essaie de saisir l’essence du projet.

Le défi que la collection aspire à relever est celui d’un nouveau rapport au passé. Tout en étant l’objet de nombreuses préoccupations savantes, ce passé a perdu son sens inspirateur pour les contemporains. Jusserand commence en insistant sur la passion pour l’histoire de son époque et sur ses « usages », dirait-on aujourd’hui :

Notre siècle qui finit a eu, dès son début, et léguera au siècle prochain un goût profond pour les recherches historiques. Il s’y est livré avec une ardeur, une méthode et un succès que les âges antérieurs n’avaient pas connus. L’histoire du globe et de ses habitants a été refaite en entier; la pioche de l’archéologue a rendu à la lumière les os des héros de Mycènes et le propre visage de Sésostris. Les ruines expliquées, les hiéroglyphes traduits ont permis de reconstituer l’existence des illustres morts; parfois, de pénétrer dans leur pensée[27].

« Pénétrer dans la pensée des morts » était donc le but ultime de toute entreprise historique, une entreprise qui, au xixe siècle, n’était pas encore consciente du poids du subjectif et du construit dans la connaissance historique. Mais si, pour l’Antiquité, il s’agissait seulement de connaître la pensée des « illustres morts », lorsqu’on s’applique à étudier l’histoire nationale, il s’agit non seulement de connaître les grands hommes du passé, mais aussi de les « faire revivre » : « Avec une passion plus intense encore, parce qu’elle était mêlée de tendresse, notre siècle s’est appliqué à faire revivre les grands écrivains de toutes les littératures, dépositaires du génie des nations, interprètes de la pensée des peuples[28]. » En identifiant l’histoire nationale avec celle de la littérature nationale, Jusserand donne la définition du grand écrivain qui va gouverner la réalisation de son projet. « Dépositaires du génie des nations », les grands écrivains du passé sont, selon un schème qui obéit à la vision romantique de l’histoire, les incarnations de « l’esprit » du peuple qui définit l’identité nationale. Dans ce contexte, la littérature française occupe une place particulière :

Car c’est là une de nos gloires, l’oeuvre de la France a été accomplie moins par les armes que par la pensée, et l’action de notre pays sur le monde a toujours été indépendante de ses triomphes militaires : on l’a vu prépondérante aux heures les plus douloureuses de l’histoire nationale. C’est pourquoi les grands penseurs de notre littérature intéressent non seulement leurs descendants directs, mais encore une nombreuse postérité européenne éparse au-delà des frontières[29].

Et Jusserand de poursuivre avec un bref aperçu de l’histoire de la littérature européenne dans laquelle les écrivains français furent d’abord, à l’en croire, les « initiateurs » (« les premières chansons qu’entendit la société moderne à son berceau furent des chansons françaises »), ensuite les « vulgarisateurs » des doctrines littéraires (« Si cette tâche n’avait pas été remplie comme elle l’a été, la destinée des littératures eût été changée; l’Arioste, le Tasse, Camoens, Shakespeare ou Spenser, tous les étrangers réunis, ceux de la Renaissance et ceux qui suivirent, n’eussent point suivi à provoquer cette réforme »). C’est donc par rapport à ce passé glorieux qu’il faut comprendre, aux yeux de Jusserand, la mission « civilisatrice » de la collection, qui recoupe, en ce sens, celle de la France et de sa littérature à l’échelle de la culture européenne. En outre, c’est dans ce contexte qu’on peut voir la proximité entre une certaine pensée de la littérature et le travail idéologique mené dans le domaine colonial : les deux dimensions envisagées ici s’éclairent réciproquement, à l’intérieur d’une même vocation pour le service de l’État.

Le problème que Jusserand identifie est le suivant : à l’époque même de son institutionnalisation comme discipline érudite, l’histoire semble très éloignée de la vie quotidienne, et l’histoire de la littérature ne fait pas exception.

Ces ancêtres, il n’a pas été possible jusqu’ici de les associer à notre vie comme nous eussions aimé, et de les mêler au courant de nos idées quotidiennes; du moins, et précisément à cause de la nature des travaux qui leur ont été consacrés, on n’a pas pu le faire aisément. Où donc, en effet, revivent ces morts? Dans leurs oeuvres ou dans les traités de littérature. […] Mais ce n’est point encore assez; nous sommes habitués maintenant à ce que toute chose nous soit aisée; on a clarifié les grammaires et les sciences comme on a simplifié les voyages; l’impossible d’hier est devenu l’usuel aujourd’hui. C’est pourquoi souvent les anciens traités de littérature nous rebutent et les éditions complètes ne nous attirent point : ils conviennent pour les heures d’études qui sont rares, mais non pour les heures de repos qui sont plus fréquentes[30].

Paradoxalement, la collection se propose de rendre plus aisée la connaissance des grands écrivains du passé, non pas par un contact direct avec leurs textes, mais par une présentation raisonnée qui doit servir d’introduction à leur pensée. Se démarquant très nettement des travaux d’érudition, la collection vise à toucher le public dans un tout autre moment : il ne s’agit plus d’une lecture d’études, mais d’une introduction aux vies, oeuvres et influences des grands écrivains, à des fins de détente. La présentation des aspects concrets de la collection est orientée par cette pensée.

On trouvera dans les volumes en cours de publication des renseignements précis sur la vie, l’oeuvre et l’influence de chacun des écrivains qui ont marqué dans la littérature universelle ou qui représentent un côté original de l’esprit français. Les livres seront courts, le prix en sera faible; ils seront ainsi à la portée de tous. Ils donneront, sur les points douteux, le dernier état de la science, et par là ils pourront être utiles même à ceux qui savent : ils ne contiendront pas d’annotations, parce que le nom de leurs auteurs sera, pour chaque ouvrage, une garantie suffisante : le concours des plus illustres contemporains est, en effet, assuré à la collection. Enfin, une reproduction exacte d’un portrait authentique permettra aux lecteurs de faire en quelque manière la connaissance physique de nos grands écrivains[31]

Comme on peut le voir, la collection devait inaugurer un nouveau genre : il ne s’agissait plus d’ouvrages d’érudition susceptibles de rappeler le contexte scolaire (les notes en bas de pages étaient interdites), mais de livres de vulgarisation destinés au lecteur qui n’avait guère de temps à consacrer à l’étude approfondie des oeuvres. La brièveté des livres (ils ne devaient pas dépasser 200 pages), le format restreint (in-16, destiné à l’époque aux ouvrages d’information et de récréation), leur prix relativement modeste (deux francs), la reproduction en frontispice du portrait du « grand écrivain » sont le signe, chez Jusserand, d’une nouvelle pensée du panthéon national : le mot d’ordre en est, avant toute autre considération, l’accessibilité. La collection devait contribuer au rapprochement entre les grands écrivains du passé et les lecteurs du présent, par l’intermédiaire des contemporains les plus illustres et les plus à même de faciliter ce lien. La reproduction d’une image de l’écrivain, d’après tableaux, médailles, dessins, etc., devait s’ajouter à ce voeu, à une époque où les albums de photos de famille s’imposaient comme manière de gérer la mémoire des ancêtres[32].

Ce texte de présentation de la collection écrit par Jusserand n’était pas uniquement une déclaration d’intention. Il renfermait tous les principes d’écriture que les collaborateurs étaient tenus de respecter. Du nombre de pages au format accessible et du plan des ouvrages (« la vie, l’oeuvre et l’influence ») à l’attitude générale à adopter par rapport au passé glorieux qu’il s’agit de présenter, toutes ces caractéristiques avaient été établies par le directeur de la collection, avant même qu’un Lanson ou un Gaston Paris n’entreprennent d’écrire leurs contributions à la collection et leurs propres ouvrages historiques. La collection de Jusserand s’inscrit ainsi dans un mouvement général de réflexion sur l’histoire littéraire, dont Lanson sera par la suite le représentant le plus connu.

L’autre document qui nous dévoile les multiples dimensions du travail de Jusserand est le contrat qu’il a signé avec la maison Hachette. Le 22 mai 1886, les deux parties se mettent d’accord sur « une série d’ouvrages sur les principaux écrivains français depuis le 15e siècle jusqu'à nos jours » : « M. Jusserand a proposé à MM Hachette & Cie de publier une série d’environ quarante volumes comprenant des études sur les principaux écrivains français depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours (les vivants exceptés), dans le genre de la collection English Men of Letters, publiée chez Macmillan de Londres par M. John Morley[33]. » D’emblée, le contrat relatif à cette série qui ne s’appelait pas encore « Les Grands Écrivains Français » indique les lignes directrices du projet. La période qu’il prend en compte (« depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours ») suggère une définition assez moderne de la littérature, ouverte à toutes les époques et non plus seulement au Grand Siècle, mais qui pose quand même des limites à son audace : « les vivants exceptés ».

Les articles 3 et 4 de ce contrat définissent l’implication du directeur :

M. Jusserand s’engage à recueillir les adhésions des différents collaborateurs, à leur réclamer leur copie, à revoir et à corriger au besoin leurs manuscrits. Il relira de plus une épreuve en page de chaque volume. Pour prix de ce travail, M. Jusserand recevra, tant pour la première édition que pour chacune des éditions suivantes, un droit d’auteur personnel et viager de cinq centimes par exemplaire tiré de chaque volume, un droit d’auteur de vingt centimes par exemplaire tiré, tant pour la première édition que pour chacune des éditions suivantes, étant réservé à chaque auteur. Ce droit d’auteur sera payable pour chaque édition dans le mois de sa mise en vente[34].

Comme à l’article 2 la maison Hachette s’était engagée à tirer « la première édition à dix mille exemplaires, se réservant de faire le tirage en une ou plusieurs fois […] (Ce chiffre de dix mille exemplaires n’est fixé que pour garantir un minimum de droit d’auteurs lors de la remise en vente de la première édition de chaque volume) », on peut conclure que, pour le travail accompli à chaque première édition d’un volume, Jusserand recevait une indemnité de 500 francs, pendant que les auteurs recevaient 2 000 francs.

Le travail de Jusserand consistait donc « à recueillir les adhésions des différents collaborateurs, à leur réclamer leur copie, à revoir et à corriger au besoin leurs manuscrits. Il relira de plus une épreuve en page de chaque volume ». Autant d’actions qui font de lui un preneur de décisions quant à l’orientation de la collection. Le choix des collaborateurs, de même que la correction des manuscrits, est capital dans la mesure où il consiste à donner un sens, une matrice au sein de laquelle peuvent s’insérer les contributions.

Le travail de la collection

Se situer à l’échelle du directeur de collection ouvre au chercheur l’accès aux multiples processus de fabrication de la collection, qu’il s’agisse de l’identification des collaborateurs possibles, de la négociation des termes de la collaboration, de la contribution de Jusserand à l’élaboration proprement dite des monographies, ou de l’attente des textes promis en vue de la publication. D’autre part, une telle perspective permet de voir, non plus la collection achevée, toute faite, mais le travail intellectuel de la collection « en train de se faire », avec ses réussites et ses succès, mais aussi avec ses contraintes extérieures, ses obstacles inattendus, ses détournements imprévus. Au lieu d’avoir l’image ex post de la collection, nous pouvons ainsi appréhender une pensée qui s’élabore au gré des choix successifs qui font de Jusserand un auteur de l’ombre pour toutes les monographies de la liste. Mais pour rendre compte de ce processus complexe, il s’agit, reprenant une métaphore des historiens des sciences, d’ouvrir la boîte noire de la collection.

Pour que quelqu’un devienne collaborateur de la collection et se charge donc de la rédaction d’une monographie, plusieurs possibilités existent. Au début et durant les premières années, c’est Jusserand qui contactait des auteurs et leur proposait de rédiger un volume. C’est ainsi qu’une liste initiale de monographies à paraître avait pu être annoncée dans les premiers volumes, répertoriant une sélection impressionnante des plus grands critiques, historiens et écrivains de l’époque (Mme de Sévigné – Gaston Boissier, Montesquieu – Albert Sorel, Victor Cousin – Jules Simon, Voltaire – Ferdinand Brunetière, Racine – Anatole France, Turgot – Léon Say, Balzac – Paul Bourget, François Villon – Gaston Paris, Alfred deMusset – Jules Lemaître, Sainte-Beuve – Hyppolite Taine, Guizot – Gabriel Monod). Nous avons sans doute ici une image des réseaux tant intellectuels que diplomatiques auxquels Jusserand a pu s’intégrer dans les années 1880 à Paris. Mais cette liste n’était que prévisionnelle : dans plusieurs cas, il doit développer des stratégies de persuasion pour convaincre des auteurs de prendre part à son projet[35]. Au fur et à mesure que la collection gagne en succès et en renommée, le directeur commence aussi à recevoir des propositions de collaboration auxquelles il s’efforce de donner suite. Le travail de Jusserand consiste ainsi à identifier des affinités entre tel ou tel collaborateur, d’une part, et un « grand écrivain français », d’autre part, pour assurer la réussite du projet.

La décision de solliciter ou d’accepter une collaboration est fondée elle aussi sur d’autres échanges, avec des personnes qui se situent, temporairement ou perpétuellement, dans son réseau de sociabilité principal. Tel Ferdinand Brunetière, duquel Jusserand s’est rapproché dans les premières années d’existence de la collection (et qui va figurer avec deux titres sur la liste prévisionnelle des monographies). Jusserand lui demande conseil pour d’autres volumes et reçoit de lui des suggestions de collaborateurs, comme le donne à voir une lettre de 1888 :

Mon cher ami,

Je ne demande pas mieux, comme vous pouvez croire que d’avoir, pour la collection, la collaboration de M. d’Haussonville, et c’est tellement mon sentiment que je comptais lui faire, avant mon départ une visite à ce sujet. Je voulais lui faire une demande de concours personnellement et dans le temps. Vous savez ce que c’est un député…; le temps m’a manqué.

Je compte aller à Paris dans la deuxième quinzaine d’Avril. Serait-ce trop tard d’attendre jusque-là? Je peux sans doute très bien écrire et je le ferais bien entendu sans la moindre allusion à vous, mais je suis embarrassé pour demander un personnage précis. La Rochefoucauld est donné (à Henri Becque) et quant à Saint-Simon, je vous confie qu’il y a une espèce de projet encore indécis d’après lequel M. Boissier se chargerait… M. de Boislisle lui fournirait les indications peu ou pas connues dont il pourrait avoir besoin. Ce n’est encore qu’une idée un peu en l’air, bien que les intéressés en aient déjà parlé. N’en faites mention devant qui que ce soit, de peur que ce projet qui vous sourira sans doute comme à moi, ne s’évanouisse en fumée avant d’avoir pris consistance.

À défaut de Saint-Simon, qui est une possibilité, que diriez-vous de Chateaubriand? J’avais, à vrai dire, placé mentalement cet auteur à l’intention de [indéchiffrable] et j’attendais ses articles sur Chateaubriand pour lui en parler. Quel serait votre avis[36]?

Au-delà du rapport d’amitié entre Brunetière (à l’époque, secrétaire de la rédaction à la Revue des Deux Mondes et maître de conférences à l’École Normale Supérieure) et Jusserand, cette lettre montre comment les « grands écrivains français » sont assignés à des auteurs possibles. Contre une conception de l’auteur unique, seul responsable du sujet de ses ouvrages, l’activité du directeur de collection laisse voir la multiplicité des acteurs qui interviennent dans la prise des décisions concernant un livre, et cela dès sa conception.

La collaboration acceptée, Jusserand est également chargé de la négociation du contrat avec l’auteur. Il s’agit non seulement de lui faire accepter la rémunération consentie par Hachette[37], mais aussi de s’assurer que le contenu de la monographie convient à l’esprit de la collection. Une lettre à Joseph Reinach dévoile la manière dont le directeur intervient dans l’orientation de l’ouvrage à venir :

Arrêtons-nous donc, si vous voulez bien à Diderot, qui constitue un immense et très intéressant sujet. […] Il résume vraiment tout le siècle. Aussi suis-je particulièrement heureux de l’acceptation que contient votre lettre et qui le place en de si bonnes mains. Dans le cas où cela pourrait avoir quelque intérêt, je vous envoie l’avertissement de la collection. En le lisant, vous verrez quelle est l’idée qui « préside » à sa création et qu’il peut être bon de ne pas perdre de vue. Je vous envoie aussi le plan commun des ouvrages qui y sont compris ou plutôt la liste des questions auxquelles il faut autant que possible qu’ils répondent. Bien entendu, on a le droit de bouleverser ce plan comme on veut, de le prendre à rebours ou de tout autre manière, mais autant que le sujet s’y prête et à ce que l’ensemble des questions mentionnées soit traité dans chacune des monographies[38].

« L’avertissement » de la collection, auquel il a été fait allusion précédemment, devient ainsi le texte essentiel de la collection. Reproduit par la suite, en intégralité ou partiellement, dans les volumes et les catalogues de la maison Hachette, il sert de guide aux collaborateurs. C’est en fonction de ce texte qu’ils doivent concevoir les monographies et c’est par ce moyen que Jusserand impose sa vision de l’histoire de la littérature française à tous les volumes de la collection. D’autre part, « le plan commun des ouvrages » développait l’idée du texte programmatique selon laquelle les monographies devaient contenir « des renseignements précis sur la vie, l’oeuvre et l’influence de chacun des écrivains qui ont marqué dans la littérature universelle ou qui représentent un côté original de l’esprit français ». On voit ainsi comment la collection de Jusserand contribuait à répandre cette vision de l’histoire littéraire déclinée selon le couple « la vie et l’oeuvre[39] », auquel on ajoute aussi l’accent sur « l’influence ».

En même temps, cette lettre décrit la position difficile de Jusserand, qui est obligé d’adopter deux rôles simultanément. D’une part, celui de l’éditeur comme simple intermédiaire qui se soucie de loin du contenu des ouvrages et qui entend ménager l’auteur qu’il a réussi à gagner pour son projet (en employant des formules comme « dans le cas où cela pourrait avoir quelque intérêt »). D’autre part, celui de coordinateur, qui voit au niveau supra-individuel et qui se préoccupe de l’unité de la collection dans laquelle l’ouvrage va s’inscrire (« il peut être bon de ne pas perdre de vue l’avertissement »).

D’autres interventions sont faites par Jusserand pendant la rédaction des ouvrages, lorsque les auteurs le sollicitent, par exemple, pour vérifier des sources, et, bien sûr, avant la publication. Dans une lettre datée du 11 septembre 1900 et adressée à Gaston Paris (auteur du Villon), Jusserand, à l’époque ambassadeur au Danemark, intervient pour conseiller à son ami de ne pas minimiser l’importance de Villon par rapport aux autres écrivains figurant dans la collection. Une note introductive de Paris témoignait d’une hésitation de l’auteur quant à un écrivain peu fréquenté par les lecteurs :

Tenez-vous à cette excuse liminaire dont vous me parlez? Je croyais que nous nous étions mis d’accord pour la supprimer. Quel besoin y a-t-il d’excuse pour un poète représentatif de tout un siècle et qui a précisément de tels dons d’écrivain? N’est-ce pas traiter plus durement que de raison sa mémoire que de justifier par raisons ou par excuses son entrée dans une collection qui compte déjà quelques Royers et un certain nombre de Collards[40]?

Cet échange entre le directeur et le grand médiéviste qui l’accompagne depuis le commencement se passe 13 ans après le début de la collection. On y voit non seulement le « chef d’orchestre » au travail, en train d’imposer sa vision d’ensemble (une fois un écrivain accepté, il n’est ni plus, ni moins important que d’autres), mais aussi un Jusserand un peu déçu de la direction qu’a prise son projet. La référence au philosophe Royer-Collard[41] fait de celui-ci, pour Jusserand, le symbole de ceux qui n’auraient pas dû figurer dans la collection, mais qui pour diverses raisons circonstancielles ont bénéficié d’un volume. Cet échange permet ainsi de voir la collection « en train de se faire », avec ses réussites, mais aussi ses faux-pas. Le directeur de collection y apparaît pris dans un réseau d’interdépendances, qu’il essaie de maîtriser en fonction de ses fins. La vérification des sources et l’unification des perspectives sont autant d’arguments qui soutiennent l’importance de son rôle. Il ne se situe pas dans une logique de découverte, mais dans une logique de popularisation (les ouvrages devaient offrir des synthèses des recherches les plus importantes et récentes). Sa collection ne fonctionne pas, en dépit de ses appréciations ponctuelles, selon un critère hiérarchique (qui classifie les écrivains en ordre d’importance), mais selon une visée qui, pour le public, devait se présenter comme unificatrice, en produisant un panthéon « égalitaire ».

Mais la plus grande partie du temps, Jusserand est en attente des manuscrits. Pressé par le calendrier des parutions de la maison d’édition, le directeur de la collection est obligé de rappeler les délais à ses collaborateurs. La majorité des lettres que Jusserand envoie tournent autour de cette injonction, qu’il essaie de moduler selon les circonstances, et en fonction du caractère pressant des échéances. Les échanges avec Ferdinand Brunetière, qui avait promis (et même signé un contrat à cet effet) de se charger du Voltaire, sont éclairants :

Nous voilà au 11 mars & le Voltaire si impatiemment attendu continue de rester à Paris au lieu de rentrer dans le faubourg St Germain qui lui était si familier & où il va trouver un renouveau de vie. Je vous en prie, par tout ce que l’amitié a de plus sacré, hâtez l’achèvement de votre travail, si tant est qu’il ne soit pas entièrement terminé & envoyez aux Hachette votre manuscrit. Les lecteurs de la collection qui depuis longtemps n’ont plus rien de nouveau à se mettre sous les yeux vous en sauront aussi beaucoup de gré[42].

[…] Je ne vous parle pas du Voltaire, car je sais trop bien que si vous ne l’avez pas terminé, c’est que les circonstances ne vous l’ont matériellement pas permis. Je vous rappelle seulement combien je vous serai reconnaissant de donner à ce travail tout le temps que vous trouverez. Depuis 4 mois, personne n’est prêt et la collection en souffre grandement; les 4 auteurs sur qui je croyais pouvoir compter sont tous en retard[43].

[…] Et Voltaire? J’espère que vous avez laissé votre manuscrit chez les Hachette avant de partir. Veuillez, je vous en prie, cher ami, me faire savoir au plus vite si tout n’est pas fini & au cas où tout ne serait pas fini, ce que je considérerais comme un malheur, m’indiquer pour sûr ce qu’il vous faut encore de temps. Mais je ne veux même pas m’arrêter à une si pénible hypothèse[44].

Ferdinand Brunetière n’écrira jamais le Voltaire pour la collection de Jusserand[45] : on pourrait relier ce désistement face à Voltaire à l’évolution progressive du grand historien littéraire vers le catholicisme, qui va culminer avec le fameux article « Après une visite au Vatican », dans la Revue des Deux Mondes, en 1895. Mais la conversion de Brunetière signifie aussi la difficulté pour Jusserand de respecter le plan de parutions convenu avec Hachette et de poursuivre la publication de la collection. Et ce n’est pas un cas isolé, le travail de la collection étant fait aussi d’échecs et de renoncements. Les lettres qu’il envoie constituent à cet égard des témoignages saisissants, comme la suivante, adressée à Anatole France :

Cher Monsieur France,

Voyez-vous cette belle date en grosses lettres, en haut de mon papier? Je crois que je n’ai pas besoin de rien ajouter et que cet extrait du calendrier doit faire toute ma lettre. Ce que j’ajouterai en diminuerait l’éloquence. Je me contenterai donc de vous rappeler ce que bien vous savez, que la collection, faute de son Racine est arrêtée, que le manuscrit est attendu avec une continue impatience et qu’en l’envoyant à la librairie vous nous obligerez infiniment[46].

Il y a aussi des moments, non pas de retard, mais aussi de non-respect des conditions de la collection. Jusserand refuse alors les manuscrits, comme dans le cas de Charles de Pomairols[47], qui avait écrit un livre sur Lamartine. Une lettre à Gaston Paris nous montre quelles étaient les circonstances et comment le directeur de la collection essayait de maintenir le contrôle de son projet, tout en veillant à ne pas contrarier ses partenaires.

Cher ami,

Avez-vous des nouvelles de Pomairols? Que dit-il & me maudit-il bien? La fin de son ms. était pire encore que ce que nous avons lu ensemble. Ainsi, d’accord avec les Hachette, je lui ai écrit une lettre aussi polie que j’ai pu pour lui dire qu’il avait été visiblement gêné par le cadre trop étroit de la collection (il n’avait cessé de s’en plaindre) & que s’il voulait bien donner à son travail le développement qu’il avait souhaité dès le début, les Hachette se feraient un plaisir de le publier dans leur bibliothèque jaune à 3.50, où il avait une bonne compagnie & à côté de Lamartine lui-même. Il n’a rien répondu, cependant que pourrais-je faire en vérité? Pacifiez-le si vous pouvez[48].

Les propos de Jusserand nous indiquent à quel point les contraintes formelles étaient importantes pour la collection. Un manuscrit qui ne respectait pas la longueur demandée ne respectait pas une clause du contrat (qui, il faut le rappeler, stipulait que « chaque volume de format in-16 devra comprendre de cinq à six feuilles d’impressions[49] », soit approximativement 200 pages).

On peut ainsi conclure que le travail de Jusserand en tant que directeur de la collection se situe dans cet espace défini, d’une part, par la liberté de chaque auteur de monographies et, d’autre part, par les obligations contractuelles du projet au respect desquelles le directeur (et non pas l’éditeur) doit veiller. Les aspects de son travail vont de l’identification des collaborateurs, directement ou par intermédiaires, à la communication des conditions (étape délicate parce qu’elle agit sur « l’intention » de chaque auteur), du suivi de l’observation des délais (tâche sensible elle aussi) à la correction des copies (qu’il mentionne dans ses mémoires[50]), du refus de celles qui ne pouvaient pas paraître dans sa collection à l’aide de ses collaborateurs avec des suggestions et des remarques sur le contenu proprement dit de leurs ouvrages.

Nous avons pu voir dans cet article la figure particulière de Jean-Jules Jusserand, diplomate au service de la mission civilisatrice de la France à la fin du xixe siècle, mission qui passait par la glorification de sa littérature. La création de la collection « Les Grands Écrivains Français » lui offre l’opportunité de réunir autour de lui les personnalités illustres de son temps avec le but de rapprocher les « grands écrivains » du passé des lecteurs du présent pour conserver le « génie national ».

Le directeur de collection apparaît ainsi comme un médiateur entre les différentes instances qui contribuent à la réussite du projet (l’éditeur, les auteurs, les lecteurs et aussi les « grands écrivains »). En cela, son rôle n’est que le résultat du développement professionnel du monde éditorial au xixe siècle. Mais, dans ce cas particulier, on pourrait également l’envisager comme un auteur, parce qu’il est, ainsi que les dictionnaires le définissent, la « cause première » de la collection, celui qui en conçoit le projet, définit sa vision et le mène à bonne fin pendant plusieurs décennies. En même temps, sa production n’est pas à proprement parler « littéraire ». Ainsi, tout en agissant dans un univers dominé par la logique de la littérature, qui oscille à cette époque entre la montée en puissance des éditeurs face aux auteurs[51] et la tentative de ces derniers de protéger une oeuvre perçue comme l’empreinte de leur personnalité, Jusserand se distingue dans une certaine mesure de cette logique, en ce qu’il cherche au contraire à publier des ouvrages historiques et critiques dans le but de favoriser une connaissance objective des « grands écrivains » du passé. Sa situation diffère donc de celle des éditeurs littéraires, car il contribue à la production de cette connaissance par tous les moyens que nous avons évoqués, un peu à l’instar des auteurs scientifiques. Comme dans le cas des auteurs de la collection, son intérêt consiste à produire et transmettre un savoir, et non pas à exprimer sa subjectivité. Cela nous autorise à ne plus le considérer comme un simple éditeur de littérature, mais à faire du directeur de collection un auteur en second, qui partage l’effort des autres auteurs dans la production de ce savoir positif. Envisager son activité de ce point de vue permet ainsi de mettre en évidence la dimension collective de l’entreprise, qui implique une distribution des tâches de « production » entre plusieurs instances et des contributions semblables à celles de l’auteur collectif du monde scientifique. Il s’agit ici moins de déposséder les auteurs des monographies des efforts déployés et du prestige qui en découle, mais de montrer à quel point la fabrication des panthéons littéraires nationaux constitue une entreprise collective par l’essence même du régime d’auctorialité qu’elle implique.