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Ce livre est issu des conférences prononcées lors des journées du centenaire de l’Ecole pratique de service social (EPSS). Cet établissement, fondé en 1913 par le pasteur Paul Doumergue, est historiquement la quatrième école de formation au travail social. Sur la courte période qui a précédé la Première Guerre mondiale, de 1907 à 1913, quatre écoles de ce type ont en effet été créées sous la forme associative, peu après la loi de 1901. Fortement inspirées par le christianisme social, en version catholique ou protestante, elles ont favorisé le passage rapide et durable, selon Jean Bastide, « de l’assistance sociale à l’action sociale, de la charité à la solidarité, du bénévolat à l’apprentissage d’un métier et au salariat ». En ce sens, les écoles de service social, longtemps en situation de monopole pour former les travailleurs sociaux, ont largement contribué à faire passer la société française du xixe au xxe siècle, et l’Etat leur laissera pendant plus d’un demi-siècle ce monopole. Ce n’est que dans les années 70 que seront proposés des cursus publics orientés vers les carrières sociales dans les universités, les IUT et les BTS, alors que les diplômes délivrés par les écoles privées associatives étaient reconnus par l’Etat dès 1921.

L’EPSS a conservé en un siècle ses fortes racines protestantes, comme en témoignent les auteurs de ce livre. Pour son centenaire, elle a choisi de privilégier une réflexion davantage tournée vers le présent et l’avenir que vers le passé, avec quatre thématiques, qui constituent les quatre parties de cet ouvrage : les convictions et les valeurs engagées par les acteurs intervenant pour répondre à la question sociale de leur époque ; les places respectives et les relations des acteurs du champ social (Etat et collectivités, professions, usagers) ; l’habitat social et la jeunesse issue de l’immigration – deux éléments de la question sociale d’aujourd’hui – ; et, enfin, l’évolution des orientations de la formation des travailleurs sociaux.

La première partie, intitulée « Responsabilité, laïcité : une nécessaire réflexion sur les valeurs », est aussi la plus longue et la plus originale du point de vue de l’auteur de ces lignes. Depuis ses origines, l’EPSS s’est engagée en faveur de la promotion de la classe ouvrière et de la condition féminine, s’opposant à l’attitude dominante de l’époque qui posait l’équivalence entre classes laborieuses et classes dangereuses et visait à réprimer ou à moraliser les pauvres. La question de la responsabilité est alors essentielle : les pauvres sont-ils responsables de leur situation par paresse, ivrognerie ou immobilisme ? Est-ce l’économie et la société qui prédéterminent la condition des plus pauvres et réduisent leur autonomie ?

Le philosophe Gilbert Vincent s’interroge, à la lecture de l’oeuvre de Paul Ricoeur, sur les sens et les usages de la notion polysémique de responsabilité : les sujets deviennent-ils patients plutôt qu’agissants ? Doit-on, sous prétexte de responsabilisation, imposer des charges nouvelles aux individus ? La promesse n’est-elle pas l’une des formes majeures de la responsabilité ? Quelle est la responsabilité des subordonnés dans une organisation hiérarchique ? La culture politique jacobine qui évite les débats contradictoires est-elle source d’irresponsabilité ? Telles sont quelques-unes des questions que ce chapitre éclaircit. De manière éclairante, trois contrepoints y sont apportés. Le sociologue Roger Bertaux montre que la conception de la responsabilité fonde l’action sociale selon une logique de distance, une logique de proximité ou une logique d’implication contractuelle suivant que l’on attribue la responsabilité de leur situation aux personnes en difficulté elles-mêmes, aux dysfonctionnements économiques et sociaux ou aux deux. D’où le désarroi actuel des travailleurs sociaux écartelés entre ces logiques. Martine Trapon, directrice générale de l’EPSS, estime que l’individu incertain d’Ehrenberg, écrasé sous les responsabilités individuelles, rend compte de cette difficulté actuelle du travail social, tandis que Christophe Daadouch apporte un contrepoint juridique sur la responsabilité civile, la responsabilité pénale et, enfin, la responsabilité sans faute, fondement du droit public et social.

Le concept de laïcité est ensuite magistralement analysé dans toute sa complexité par l’historien et sociologue Jean Baubérot, qui distingue six laïcités françaises : antireligieuse, gallicane, séparatiste stricte, séparatiste inclusive, identitaire et concordataire. Les quatre premières se sont confrontées au moment de la discussion parlementaire de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, et c’est la quatrième, la plus modérée, celle de Jaurès et de Briand, qui a été consacrée par la loi. Cependant, les quatre courants laïcs ont toujours de fortes rémanences parmi nos contemporains. Quant à la laïcité identitaire plus récente, elle s’adosse à une culture chrétienne et risque de stigmatiser l’islam. Enfin, la laïcité « concordataire », un oxymore en 1905, c’est celle qui prévaut en Alsace-Moselle, puisque ces départements étaient allemands à cette époque, et c’est aussi celle qui se retrouve dans de nombreux pays européens dont l’Allemagne. Ce chapitre, d’une grande érudition et d’une grande finesse, devrait être lu par tous ceux, enseignants ou travailleurs du secteur médicosocial, qui sont confrontés quotidiennement aux difficultés du vivre ensemble. Un contrepoint très actuel par Jean-Jacques Michel distingue utilement islam de France (conception gallicane) et islam en France, qui suppose une adaptation d’une religion universaliste aux règles et aux moeurs du pays.

La deuxième partie traite de la place des associations et des transformations des institutions et des professions. Elle débute par un chapitre de Nicole Maestracci, qui se fonde sur son expérience de présidente de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars) pour montrer l’évolution historique des rapports entre pouvoirs publics et associations dans le champ social et médicosocial, sur le plan de la régulation et du financement principalement, puis les enjeux les plus contemporains pour ces associations : taille critique, innovation, renouvellement des dirigeants, néolibéralisme managérial. La sociologue Elisabeth Maurel revient sur la confrontation historique entre action sociale et assistance et souligne l’ambiguïté des discours et des pratiques qui prônent l’universalisme et ciblent de plus en plus des dispositifs devenant de ce fait stigmatisants. Les politiques d’insertion sont un bon exemple de politiques de plus en plus individualisées et ciblées, en rupture avec la logique universaliste. On passe alors de l’insertion à l’activation et aux techniques de responsabilisation souvent intrusives. Enfin, Pierre Joxe fait état de son expérience de magistrat dans les juridictions sociales françaises, appelées « justice sans palais », et critique largement leur organisation comparée à celle mise en oeuvre dans d’autres pays : tribunaux des affaires sociales, justice des mineurs, commissions départementales d’aide sociale, des accidents du travail et juridiction des prud’hommes sont successivement passés en revue sans indulgence.

La troisième partie est centrée sur le territoire, lieu central de l’intervention sociale dans les politiques publiques contemporaines. Elle se focalise sur une question sociale brûlante : l’intégration des jeunes des quartiers. Cette partie est introduite par un chapitre – hélas trop court – du spécialiste des politiques de la ville, Jacques Donzelot, intitulé « De “faire du social” à “faire société” ». Faire du social, c’est corriger les défauts de la société, c’est-à-dire pour le travailleur social sécuriser le revenu et diffuser des connaissances. Depuis les années 80, faire société, c’est restaurer ou créer du lien social et de la confiance et, pour le travailleur social, accompagner les personnes et renforcer leur pouvoir d’agir (empowerment). Thierry du Bouetiez de Kerorguen entre dans le vif du sujet en montrant la difficile territorialisation de la politique de la ville orientée vers les jeunes des quartiers qui cumulent les handicaps : faible qualification et chômage massif, enclavement mental et géographique, sentiment d’exclusion et de discrimination. Par ailleurs, les dispositifs qui leur étaient destinés se sont bureaucratisés et ont été grignotés par les corporatismes en tout genre. Cependant, les quartiers foisonnent d’initiatives et l’entrepreneuriat, dans le numérique notamment, s’y développe. L’économie sociale et solidaire, les pôles territoriaux de coopération économique ou encore les réseaux de parrainage contribuent à vivifier les quartiers en difficulté.

La quatrième partie de l’ouvrage est plus classique, pour le centenaire d’une école de service social. Intitulée « Orientations de la formation des travailleurs sociaux », elle débute par l’histoire de l’EPSS par Jean Bastide, qui souligne la permanence des valeurs protestantes tout au long de cette traversée du siècle. Brigitte Wera présente ensuite les choix stratégiques et pédagogiques qui ont conduit l’école à s’installer en Val-d’Oise, au plus près des problèmes sociaux contemporains, puis Noah Derfouli expose les enjeux nationaux et européens auquel l’école est confrontée actuellement, et Pierre Gautier, les enjeux futurs.

En conclusion, cet ouvrage collectif, qui n’est pas exempt de certaines redites en raison du grand nombre d’auteurs, est exceptionnel par la qualité de sa réflexion et sa hauteur de vue. On peut retenir l’importance et la cohérence de cette pensée protestante qui a toujours adhéré aux valeurs de la République dès ses origines, sans oublier son rôle essentiel pour inscrire dans la loi la liberté d’association. La pensée protestante s’incarne dans la pratique à l’EPSS, contribuant avec les autres écoles associatives et publiques à la formation des travailleurs sociaux. Rappelons que ces derniers sont actuellement employés très majoritairement par des associations, bien plus que par des établissements publics. Qu’ils aient été formés dans une structure associative à la construction et à la mise en oeuvre d’un projet n’est donc pas indifférent.