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Par sa tendance à orienter la science économique vers la conception de modèles mathématiques ayant pour finalité de maximiser l’utilité matérielle, minimiser les coûts et rationaliser la gestion des flux, la théorie économique dans sa version orthodoxe est, depuis la fin des années 60, sans cesse démentie par le réel (Gadray, 2001).

En matière de régulation, ce sont les mécanismes de cette théorie qui sont tombés en désuétude : l’Etat en tant que machine régulatrice est à reconcevoir pour de nouveaux usages, les canaux de redistribution des villes centrales vers les villes de l’« arrière-pays » sont coupés, les outils de régulation par l’entreprise (syndicat, augmentation des salaires en fonction de la productivité, etc.) sont inopérants et le marché, au lieu du paradis rationnel sans cesse promis, génère toujours plus de démunis.

Face à cet état de fait, les territoires « rurbains » [1] sont passés de l’état d’espaces passifs assistés à l’état de territoires actifs s’auto-construisant, grâce à des acteurs internes animés par une volonté d’action commune pour la réalisation de leur idéal d’existence.

Dans les pays du Sud en général et en Algérie en particulier, du fait que l’essentiel des efforts d’aménagement a été concentré au niveau des grandes villes (Dahmani, 1985, p. 133-152), laissant les espaces ruraux en déphasage, parfois même en déconnexion, les acteurs locaux ont fini par voir en leurs valeurs locales des facteurs salvateurs.

Stimulés par le sentiment d’être abandonnés par les pouvoirs décisionnels, ces acteurs créent des cadres associatifs d’action qu’ils mobilisent pour résister à « l’homogénéisation culturelle » (Develtere, 1998, p. 126) menaçant leurs valeurs de dissolution. Par là même, ils activent les facteurs mobiles leur permettant de réaliser solidairement des projets d’utilité collective.

C’est précisément ce phénomène d’émergence de nouvelles formes de régulation solidaire en Kabylie, aux résultats probants, qui sera mis en exergue dans cette contribution, dont l’objet est l’étude des réalisations par la régulation solidaire dans un microcosme territorial dynamique, un petit village de Kabylie en Algérie.

Nous voulons, par ce travail, consolider notre thèse selon laquelle en Kabylie, la régulation solidaire peut constituer une alternative face à la défaillance irrémédiable des mécanismes classiques de régulation.

Plus globalement, nous souhaitons démontrer que, dans le contexte de la Kabylie, le concept d’économie solidaire est « un outil intellectuel permettant un aller-retour constant entre la raison et le réel » (Dacheux, Goujon, 2002, p. 60).

Pour ce faire, nous partons de cet énoncé théorique : en économie solidaire, modèle de développement qui « combine plusieurs ressources et couple plusieurs logiques » (Prades, 2001, p. 9), la tâche de l’analyste consiste à comprendre et à théoriser les construits territoriaux concrets, en faisant ressortir le fond substantiel des modes territoriaux d’existence par la solidarité agissante.

Ainsi, dans un premier temps, après avoir donné un aperçu historique du contexte national, nous présenterons une étude monographique du cas du village de Tifilkout [2], ses organisations d’action collective et ses principales réalisations par la régulation solidaire. Dans un second temps, nous tenterons de mettre en exergue les mobiles cachés de cette régulation solidaire en cours de réalisation.

Du contexte national aux solidarités locales

Dans un contexte mondial marqué soit par la prééminence de l’Etat, soit par le règne du tout marché, le développement par l’économie solidaire est, en dernière instance et, selon l’expression de Polanyi, une forme de vie qui « jaillit de l’ultime résignation » (1995 [1944], p. 334). En effet, c’est en réaction à un cadre désespérant et par des mécanismes internes opérants que se manifestent dans un territoire des activités d’économie solidaire qui, pour être comprises, doivent être mises en perspective dans le contexte global.

Retour sur le contexte historique

Lors de l’indépendance en 1962, pour donner une assise idéologique à un pouvoir despotique, l’Algérie a opté pour un modèle socialiste nationalisant selon la formule : « La terre à celui qui la travaille. » Le coup d’Etat de 1965 ayant perturbé la mise en oeuvre de ce que ses adeptes nomment le « socialisme spécifique », ce n’est qu’à partir du début des années 70 que sont prises des mesures économiques significatives, comme la nationalisation des hydrocarbures en 1971 (Sonatrach, 2014, p. 10) et le lancement du modèle des industries industrialisantes (Djema et Leghima, 2012, p. 4-5). La gestion inefficiente des entreprises publiques a mis un terme à ce dernier mythe à la fin des années 70. Dans les années 80, la politique volontariste de passage à l’autonomie gestionnaire du secteur de l’économie publique, restructuré en entreprises de taille humaine, a vite déchanté dans un contexte défavorable marqué par la deuxième crise pétrolière de 1986 (Mouhoubi, 2006, p. 79) et la mondialisation libérale emportant sur son passage tout ce qui était économiquement non compétitif. L’Algérie est devenu comme un immense édifice ne tenant que sur un seul pied, qui de surcroît a été torpillé par la mauvaise gestion de la rente pétrolière. Sous la double pression de la dette extérieure et de la revendication sociale grandissante, l’Algérie a choisi à la fin des années 80 de négocier un grand virage à droite : le passage à la libéralisation économique et au pluralisme politique a été consacré par les réformes constitutionnelles de 1989 (Talahit, 2012) et les entreprises publiques ont été soumises à l’épreuve de la compétitivité par la loi 88-01 de 1988 (Djemaa et Leghima, 2012, p. 6-7). C’est dans ce sillage que le droit à l’association a été consacré par la loi n° 90-31 du 4 décembre 1990 relative aux associations (JORA n° 18, 2011, p. 27). Les premières expériences en matière d’élection démocratique ayant débouché sur l’arrêt du processus électoral en 1991, le pays a sombré dans une guerre civile qui a aggravé la crise socio-économique. Se trouvant tiraillée entre des recettes tarissantes et des besoins croissants de financement, l’Algérie s’est engagée en 1994 à rééchelonner sa dette sous les conditions drastiques du Fonds monétaire international (FMI). L’augmentation des prix des hydrocarbures aidant, la décennie 2000 a été consacrée à la réinstauration de la paix sociale, faisant oublier ce qui, comme dirait justement Marx, détermine le tout en dernière instance : l’économique. Puis la crise financière de 2008 a mis à jour le danger éminent : une demande interne essentiellement dépendante des importations [3] et des recettes d’exportation assurées à 96,6 % par les hydrocarbures en 2009. Depuis le début des « printemps arabes », le gouvernement algérien, soucieux comme les autres « de ne pas subir le sort de leurs homologues » (revue Défense nationale, 2012, p. 4), a opté pour une politique axée sur l’achat de la paix sociale, en finançant des projets d’investissements de jeunes chômeurs, en distribuant des logements sociaux, en lançant de grands projets créateurs d’emplois, en réalisant « des hausses de salaires qui atteignent parfois plus de 80 %, et en subventionnant les produits de première nécessité » (Kerdoudi, 2012, p. 74).

Durant cette période historique de l’Algérie postcoloniale, la Kabylie a vécu une marginalisation justifiée de deux façons distinctes. D’abord, durant les trois premières décennies du parti-Etat, les gouvernants ont laissé la communauté se prendre en charge. Après le passage au multipartisme, les pouvoirs publics ont laissé s’accumuler des besoins matériels dans une région qui porte le flambeau du combat identitaire et démocratique. Des études rigoureuses sur le développement local en Kabylie, réalisées durant la première moitié des années 2000, ont révélé qu’en matière d’emploi le secteur privé n’a pas pris le relais du secteur public (Khaznadji, 2004) et que les collectivités locales ont été doublement pénalisées par le manque d’encadrement et la faiblesse des ressources (Messaoudi, 2003).

C’est ainsi qu’après une révolte baptisée « printemps noir » au début des années 2000, menée par « un foisonnement d’associations, de coordinations et d’organisations » (Lacoste-Dujardin, 2001, p. 89), la société kabyle a entrepris de renouveler ses propres structures de développement communautaire, que les acteurs villageois essayent d’évaluer et de parfaire [4].

Eléments monographiques d’un village kabyle

Tifilkout est un village de la commune d’Illiltene, sise à près de soixante-quinze kilomètres au sud-est du chef-lieu de la wilaya [5] de Tizi-Ouzou. Situé à 800 mètres d’altitude, son territoire s’étend sur près de 10 km2. D’après les récits des villageois, sa fondation remonte au xie siècle. Actuellement, sa population est de près de 4 000 habitants. La mémoire collective de ses citoyens est chargée des grands événements historiques du village. On raconte, entre autres, que le royaume de Koukou en fit son quartier général, que son roitelet y fut enterré, et que « at wandlus » (les Andalous), sans doute des morisques expulsés d’Espagne après la Reconquista, se seraient installés à l’entrée sud du village avant d’être chassés par les villageois quelque temps après leur installation, suite au décalage constaté entre les Kabyles voulant un ordre égalitaire et les arrivants ayant un ordre clérical. Occupé par les Français le 11 juin 1857, Tifilkout a été transformé en 1957 en centre municipal. Les villageois, confrontés à la rigueur climatique et à l’infertilité des terres, ont vu s’ouvrir, avec la colonisation française, une perspective d’émigration, d’abord momentanée, ensuite durable avec la possibilité du regroupement familial dans le pays d’accueil. Actuellement, le village compte près de 800 émigrés dispersés dans divers pays occidentaux.

Les structures organisationnelles

Si, dans le modèle socialiste, tout tient à l’Etat et dans le modèle capitaliste tout tient au marché, dans l’idéologie solidariste tout tient aux organisations associatives. La méthode des fondateurs du solidarisme, recommandant « une espèce d’empirisme tâtonnant » (Bouglé, 2011 [1907], p. 130), nous permet de mettre en exergue trois types de structure collective qui coordonnent leurs activités pour réaliser le développement communautaire dans le village de Tifilkout : l’association Tifilkout, l’association Tafat et le comité du village.

L’association Tifilkout localisée en France

Constituée en 2011 par des citoyens originaires du village résidant en France, Tifilkout est une association de droit français dont l’objet est de « maintenir des liens avec le village de Tifilkout et aider au développement de ce dernier par des projets socioculturels et environnementaux ». Cette raison d’être montre explicitement que les citoyens du village en émigration continuent à être déterminés dans leur rapport au village d’origine par la loi ancestrale, qui veut que même résidant en dehors du village, un citoyen est tenu de contribuer aux activités collectives portées par les villageois. Cependant, ce prolongement des valeurs anciennes se fait en introduisant des éléments de rupture : plutôt qu’une simple participation individuelle aux activités du village avec des cotisations et des dons, il y a une innovation dans la création d’une association qui fédère et qui organise les actions de contribution au développement du village d’origine. Rien que par ses objectifs, « améliorer le bien-être des villageois, impliquer les villageois dans la sauvegarde de leur patrimoine et insuffler un esprit d’égalité, de créativité et de rénovation culturelle dans le village », cette association se veut aussi un cadre d’accompagnement de la dynamique de transformation de la structure villageoise.

L’association Tafat de Tifilkout

Créée en 1989 et localisée dans le village, l’association Tafat s’est donné comme objectif principal la promotion de la culture amazigh [6] et l’épanouissement culturel des citoyens du village. Plus globalement, l’association Tafat organise et prend part à plusieurs activités culturelles, comme le théâtre, la chanson et la danse traditionnelle. Le fait, signalé par les membres de l’association, que « plusieurs personnalités politiques et artistiques nationales ont fait leur premier apprentissage dans et avec l’association Tafat » est significatif.

Le comité du village

Le comité du village a existé jusqu’à la fin des années 80 en tant que structure informelle ayant des fonctions politiques, sociales et économiques. La loi de 1989 instituant le droit à la constitution d’association oblige par là même les structures associatives informelles existantes à se conformer aux normes de cette loi. C’est ainsi que depuis, la tajemaât [7] de Tifilkout est devenue un comité de village. Relativement à sa forme traditionnelle, ce comité a doublement innové. D’abord au niveau de ses activités en soutenant et en accompagnant la modernisation du village. Ensuite au niveau de son mode de fonctionnement : par le passé, les réunions étaient hebdomadaires et la présence de tous les membres majeurs était obligatoire. Les décisions exigeaient un consensus général et la présidence symbolique était octroyée en priorité à ceux détenant un capital symbolique (éloquence, réussite dans la gestion des affaires familiales, importance du clan d’appartenance). Désormais, le comité du village tient des réunions lorsqu’il y a nécessité de le faire ; le fonctionnement est assuré par un groupe de personnes représentant chacune une maison du village, et la responsabilité est attribuée selon les compétences et la disponibilité exigées par le projet à réaliser.

Les grandes réalisations d’un petit village

A priori, rien ne prédispose ce village de haute et rocheuse montagne à être particulièrement dynamique : rigueur climatique, infertilité des terres, éloignement du chef-lieu de wilaya et appartenance géographique à une commune qui, en matière de ressources, est relativement pauvre (Khaznadji, 2004, p. 162 et suiv.). Et pourtant, comme pour confirmer l’idée hugolienne que « les petites choses viennent à bout des grandes » (Hugo, 1831), c’est ce petit village qui, en Algérie, nous donne un des grands exemples en matière de réalisation de soi par la conception et la mise en oeuvre de projets collectifs.

Les éléments donnés ci-après, constituent une palette choisie des projets réalisés par la tajemaât de ce village, pouvant illustrer le fait significatif que cette solidarité agissante par l’autorégulation et, par extension, l’auto-développement, soit « un processus : c’est-à-dire la construction collective par les acteurs, dans le temps, de projets d’un développement global » (Cress PACA, 2003, p. 17) :

  • Construction d’une bibliothèque propre au village au début des années 80 par les ressources propres de la tajemaât du village.

  • Canalisation de l’eau de source et son acheminement, durant l’année 1993, de la montagne au village sur une distance de près de cinq kilomètres. Ce projet permet à tous les citoyens du village d’avoir de l’eau toute l’année ; ce qui est significatif lorsqu’on sait que dans la capitale même du pays, les coupures d’eau sont courantes au cours de l’année. L’achat des collecteurs nécessaires à ce projet a été réalisé grâce aux moyens financiers de la tajemaât du village mobilisés par la fixation d’une contribution obligatoire des citoyens du village qui varie en fonction des capacités financières de chacun. Ici, la contribution des émigrés, cadres et commerçants est relativement plus conséquente. Les travaux de réalisation ont été assumés par les habitants du village sous forme de tacemlit, c’est-à-dire que, durant la période de réalisation de projets d’intérêt collectif, tous les citoyens du village présents sont obligatoirement tenus de participer aux travaux, chacun devant apporter les outils dont il dispose. Ne sont exempts que ceux qui présentent une justification valable, comme l’attestation de maladie.

  • Couverture des ruelles internes du village avec du ciment durant l’année 1995. Ce projet a été, lui aussi, réalisé selon la formule précédente : le financement du projet et les travaux de sa réalisation ont été assurés par les villageois d’une façon solidaire.

  • Construction, durant l’année 1998, de cinquante fontaines publiques à l’intérieur du village, en mobilisant travail et capital d’une façon participative par les habitants.

  • Réalisation, durant l’année 2004, de plusieurs pistes agricoles. Les engins et autres matériaux ont été fournis par les autorités locales, et les villageois ont contribué avec leur force de travail.

  • Achat, durant l’année 2005, d’une assiette foncière pour l’aménagement d’un espace d’activités sportives. La somme correspondant au prix d’achat a été mobilisée par la fixation d’une contribution obligatoire de 5 000 dinars algériens (DZD) [8] [environ 42 €] pour chaque foyer du village.

  • Achat, durant l’année 2007, de vingt ordinateurs, par les moyens financiers de la tajemaât du village, devant servir à donner gratuitement des cours d’informatique aux citoyens du village.

  • Achat, durant l’année 2009, d’un fauteuil dentaire par les moyens financiers de la tajemaât du village.

  • Construction, durant l’année 2009, d’un centre de santé avec l’aide matérielle des autorités locales.

  • Réalisation annuelle de travaux d’entretien des routes et ruelles du village par la tajemaât du village.

  • Organisation régulière du festival de théâtre Boubekeur Makhoukh, baptisé du nom d’un dramaturge de renommée internationale, originaire du village. La première édition s’est tenue en 1999 en commémoration du dixième anniversaire de la mort du comédien. Les membres de l’association Tafat, organisateurs du festival, le conçoivent comme un moyen « de faire se rencontrer des gens et d’égayer toute la région avec des spectacles théâtraux et des chants ».

Outre ce qui vient d’être énuméré, retenons aussi le fait que les citoyens de ce village ont adopté la règle tacite de constitution spontanée de groupes de solidarité pour le soutien matériel et humain aux porteurs de projets individuels d’assistance aux nécessiteux et ce, à chaque fois que la situation l’exige. L’exemple illustratif sur ce plan nous est donné par ce jeune homme fraîchement licencié en sciences de gestion qui, ayant choisi de se réaliser professionnellement par un projet agricole, a reçu gratuitement, pour le lancement de son projet, ruches, tracteur, fonds et assistance pratique et informationnelle par un groupe solidaire.

Les facteurs de la régulation solidaire

Cet exemple éclatant de régulation solidaire nous autorise à passer de l’ordre descriptif à l’ordre interprétatif en mettant en avant la question de savoir ce qui fait que ce village soit toujours en projet de réalisation de soi par soi dans un pays qui, pendant la même période et malgré l’importance de ses ressources, a été marqué par la succession des phases d’inertie et d’inefficacité actionnelle.

Pour tenter de trouver les éléments de réponse à ce questionnement, nous avons réalisé une série d’entretiens avec des acteurs impliqués dans les différents travaux de régulation solidaire précédemment cités. Ce qui nous a permis de faire ressortir les mobiles cachés, le rôle moteur des initiateurs, le cadre organisationnel mobilisateur, un héritage institutionnel actualisé, l’esprit de collaboration, le désir d’autonomie actionnelle, la diversité des acteurs et les relations informelles.

Le rôle moteur des éléments initiateurs

Derrière chaque projet-idée, on retrouve un initiateur qui commence par mûrir l’idée dans un cercle restreint d’amis, puis la propose au comité du village en l’explicitant et en justifiant sa faisabilité et son utilité, et enfin, en tant qu’animateur, fédère les hommes pour sa réalisation. Par exemple, « l’idée de construire une bibliothèque », dit un membre du comité de village, « est venue de mon père qui a construit le goût de la lecture par ses contacts avec les pères blancs qui furent ses instituteurs durant les dernières années de la période coloniale ». Cet exemple illustre aussi le principe-dogme de toute structure finalisée du village consistant à accorder une attention « religieuse » aux avis des personnes instruites. C’est ainsi « que la culture cultivée cultive la culture anthropologique » (Demorgon, 2004, p. 213) en vue de la mettre toujours en phase avec les évolutions externes.

Un cadre organisationnel mobilisateur

Si le projet-idée a souvent été l’oeuvre d’individualités, le projet concret a toujours été la réalisation de collectifs d’acteurs. En effet, les structures socioculturelles du village sont encadrées dans leur agir collectif par deux catégories d’organisations : le comité du village et l’association à caractère socioculturel.

Dans la pratique, les champs d’action de ces deux types d’organisation sont définis de sorte qu’ils réalisent au profit des structures sociales un travail de complémentarité :

  • Le comité du village est la structure politique légitime. « Au niveau de notre village », avance un citoyen avec l’acquiescement des autres, « le seul cadre reconnu en tant que structure officielle et pérenne ayant la prérogative de réunir, mobiliser, coordonner et légiférer dans l’intérêt de la collectivité, c’est le comité du village ». En somme, ce comité permet de faire coexister la démocratie directe et la démocratie participative.

  • L’association à caractère socioculturel, quant à elle, constitue un cadre de mobilisation des jeunes en vue de canaliser leurs énergies vers des actions positives et de les initier à la prise de décision et au travail en groupe.

Ces structures sont renforcées par deux éléments fondamentaux :

  • l’existence d’infrastructures propres dotées d’équipements divers, ce qui permet la réalisation de réunions et de plusieurs types d’apprentissage ;

  • l’implication active des citoyens en émigration, allant jusqu’à constituer une association leur permettant de cotiser, de sensibiliser et de collecter des dons pour contribuer au développement de leur village.

Un héritage institutionnel actualisé

Les structures organisationnelles du village tiennent et fonctionnent grâce à un socle institutionnel connu et reconnu par l’ensemble des villageois.

La dimension institutionnelle, en tant que partie reliant l’ensemble du système sociétal par une multitude de veines invisibles, permet la mobilisation des acteurs pour la réalisation de projets d’intérêt commun, la création et la (re)configuration de domaines d’activité articulés, la formation d’éléments référentiels positifs et l’affinement de routines. Ces institutions, qui font en partie le règlement intérieur du village lui permettant de statuer sur les différents cas envisageables, sont un héritage du passé qu’on actualise lorsque la situation l’exige (Hanoteau, Letourneux, 1998 [1893], p. 7-63).

C’est d’ailleurs du fait que les institutions de cette communauté villageoise sont historiquement construites (Zoreli, 2006) au niveau du village que les lois sont incontestables dans leur application : il ne vient à l’esprit de personne, dit un citoyen d’un certain âge, de mettre en cause « les lois ancestrales que nous ont léguées nos ancêtres ». « Ce sont ces lois qui nous ont permis de survivre à l’adversité », enchaîne-t-il. Cet héritage institutionnel actualisé permet la mobilisation non seulement pour concrétiser des projets, mais aussi pour régler des situations conflictuelles. C’est ce qu’illustrent ces dires de Takfarinas, un citoyen du village : « Après la finalisation de notre projet d’acheminement d’eau potable de la montagne par nos propres moyens, des citoyens du village limitrophe au nôtre sont venus demander à en bénéficier, en arguant que la montagne où se situe la source d’eau est un patrimoine de tous les villages de la région. Bien que nous ayons dans ce projet réellement utilisé la partie de la montagne dont la propriété revient aux citoyens de notre village, nous avons en assemblée générale décidé de trancher cette question en suivant nos valeurs ancestrales nous recommandant la bienfaisance. »

Un esprit de collaboration

Par l’exemplarité que montre le village en matière de concrétisation de projets d’intérêt collectif, les autorités locales se trouvent dans l’obligation de faire de leur mieux pour satisfaire les sollicitations des citoyens de ce village. Ceci d’autant plus que ces derniers ont la particularité « de ne recourir que rarement à celles-ci pour la concrétisation de leurs projets, et quand on le fait, déclare un citoyen, c’est pour demander une contribution et non pas la prise en charge intégrale du projet ».

Ceci est à l’origine d’inter-influences fécondes entre les structures sociopolitiques du village et les autorités locales : les membres des structures sociopolitiques développent une attitude comportementale positive consistant à présenter régulièrement aux autorités locales des revendications portant sur les questions d’intérêt général de la collectivité villageoise. Les autorités locales, de leur côté, en voyant les réalisations pratiques du village et la pertinence de ses projets, répondent aux sollicitations par des solutions appropriées dans la mesure de leurs moyens. A ce sujet, un membre de l’assemblée populaire communale est catégorique : « Je préfère, dit-il, donner plus de moyens à un comité de village qui concrétise des projets que de faire dans l’équité et avoir à la fin des aides mal exploitées. » A titre illustratif, pour concrétiser le projet de réalisation d’une aire de jeux, « les citoyens du village ont acheté un vaste terrain limitrophe du village pour une somme de 1 500 000 DZD [environ 12 800 €]. Pour réunir cette somme, tous les villageois ont cotisé et nos émigrés ont contribué », dit le président du comité du village. Pour la réalisation des travaux, « un budget de 1 000 000 DZD [environ 8 500 €] a été alloué par l’assemblée populaire », enchaîne-t-il. Par ailleurs, dans le cadre de l’organisation en 2008 de la quatrième édition du festival de théâtre Boubekeur Makhoukh, les membres de l’association Tafat ont lancé « un appel à tous les hommes de théâtre, les amoureux du septième art et les autorités culturelles pour prendre part à la commémoration du géant du théâtre national qu’est Boubekeur Makhoukh ». « En 2013, dit un membre de l’association Tafat, nous avons assuré une animation culturelle durant le mois sacré du ramadan en collaboration avec l’association culturelle Itran, la coopérative théâtrale Imesdourar, l’association culturelle Ifri et le comité de village d’Aït Lahcène. »

Ainsi, on voit se réaliser la convergence des acteurs multicasquettes pour la concrétisation de projets d’intérêt collectif, donnant forme à des activités originales à la fois par le « principe d’hybridation des logiques d’action et d’hybridation de ressources » (Neyret, 2006, p. 15).

Un désir d’autonomie, source de fierté

Sans qu’il y ait invariablement un positionnement antagoniste des acteurs du village face à l’Etat et ses démembrements, dans ce contexte d’action, les membres du comité du village agissent comme « pour signifier aux pouvoirs publics, dit l’un de ces membres, qu’ils ne sont pas indispensables » pour la concrétisation des projets collectifs de développement de leur territoire de vie.

Les membres de l’association Tafat soutiennent que le premier obstacle qui se dresse devant les associations autonomes est « la bureaucratie destructrice : sachant que les associations fonctionnent avec des subventions, comme pour les bloquer, on retarde leur virement », dit un membre. Un autre membre signale l’incohérence des décisions administratives en soulignant qu’une « subvention de 160 000 DZD [environ 1 360 €] pour le foyer de jeunes du village est décrochée pendant que le personnel gérant n’est pas désigné… ».

Désignant une école primaire et une salle de soins comme seules infrastructures symbolisant la main visible de l’Etat, les villageois se considèrent « exclus de ce pays » et se sentent « oubliés par l’Etat », car, enchaîne un membre du comité de village, « toutes les autres réalisations sont l’oeuvre des villageois ».

Ainsi, le projet porté par les acteurs de l’économie de l’union et de la fraternité, comme dirait Neyret, « s’enrichit d’une volonté d’émancipation et de promotion – individuelle et collective – des personnes » (2006, p. 14). C’est, en somme, un projet de concrétisation par un groupe de personnes d’un vouloir être d’une certaine façon en mobilisant leurs propres moyens.

Au-delà de leur utilité pratique, les projets ainsi concrétisés donnent aux citoyens du village la fierté d’avoir réussi leur auto-développement sans l’implication de l’Etat et des collectivités locales, et parfois même malgré eux.

Une diversité d’acteurs

Les projets de régulation solidaire dans le contexte étudié ont été portés par des acteurs avec des parcours diversifiés et ayant la conscience de leur utile complémentarité. Le projet de réalisation d’une stèle commémorative des hommes emblématiques de la grandeur de notre village « a été proposé par quelques citoyens du village », dit Amara, « mais le don par d’autres d’une parcelle de terrain collective pour édifier cette stèle est venu simplifier la mise en oeuvre de ce projet ». Une fois que l’idée d’un projet est adoptée et diffusée, « les citoyens du village se mettent spontanément à proposer des moyens de sa mise en oeuvre : l’un va dire “il faut voir untel dans telle administration pour tel besoin”, l’autre va dire “telle tâche, c’est mon affaire”, etc. » poursuit Takfarinas.

Cette conscience de la complémentarité est utile, du fait qu’un projet collectif en réalisation dans un territoire s’affine par le croisement des expériences, chacune permettant aux autres de s’améliorer. Ici les spécialisations sont toujours respectées, en ce sens que la tâche d’animateur d’un groupe-projet est attribuée sur la base des compétences de l’acteur par rapport à la nature du projet. Cette complémentarité est cimentée par ce que ces villageois appellent tadukli, l’union, et tagmatt, la fraternité.

Des relations informelles

Comme indiqué dans la présentation des réalisations par la régulation solidaire, les structures sociales du village renferment des réseaux de relations interpersonnelles improgrammables et difficilement formalisables. Ces réseaux servent aux membres de leviers d’initiative. En retour, les membres entretiennent leurs réseaux au moyen d’un certain nombre de valeurs, comme la prédisposition à rendre la pareille et le respect des engagements pris.

Conclusion

Face aux nouvelles contraintes nées de la mondialisation et à la démission de l’Etat régulateur, les habitants des villages de Kabylie préfèrent adhérer aux projets portés par des structures ayant adopté des normes et procédures de coordination historiquement construites au niveau local. Ces acteurs, instruits par l’expérience, préfèrent l’action collective, qui permet de maîtriser ensemble les aléas, construisant solidairement un idéal possible, aux réponses individuelles qui provoquent lentement mais inévitablement la détérioration du cadre de vie commun.

Cette nouvelle logique d’action pour la transformation sociale est mue par la solidarité agissante pour le développement d’un territoire de vie commune. Ce territoire est à percevoir comme étant un tout harmonieux animé par un souffle qui lui est venu de son passé lointain. L’acteur de la régulation solidaire en Kabylie, en tant qu’être agissant dans et par une culture spécifique, une culture de l’union et de la fraternité, évolue dans un environnement qui le façonne et que lui-même essaye de préserver et d’adapter aux mutations.

Pour les acteurs de l’économie solidaire en Kabylie, le territoire est plus qu’un simple cadre de résidence ou d’activités, c’est un contexte d’existence. Et la régulation solidaire qui s’y concrétise est une construction par une conscience collective et une volonté d’agir solidairement. Comme telle, elle ne se réalise qu’en combinant des existants : on se choisit un avenir possible à partir de ses aptitudes à s’organiser, à produire des sens et valeurs et à s’insérer dans des réseaux d’échanges basés sur la confiance, le soutien mutuel et l’engagement solidaire.

Comme perspectives, les structures de régulation solidaire des villages de Kabylie gagneraient à réaliser des partenariats avec des ONG et avec les territoires ruraux des pays développés, à construire des projets de coopératives artisanales et environnementales et à organiser des rencontres d’évaluation de leurs activités.