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Parution posthume écrite sous forme de notes de cours en 1964, sa rédaction précède d’une quinzaine d’années les ouvrages pour lesquels Jean-François Lyotard (1924-1998) doit sa notoriété ; pensons à La condition postmoderne : rapport sur le savoir (1979)[2] ou à Le postmoderne expliqué aux enfants : Correspondance 1982-1985 (1988)[3]. À l’époque de Pourquoi philosopher ?, le jeune Lyotard enseignait à la Sorbonne mais n’avait pas encore soutenu sa thèse de doctorat d’État. L’éditeur présente Pourquoi philosopher ? comme un cours de propédeutique en philosophie donné à la Sorbonne durant l’automne 1964 (p. 19).

L’originalité de ce petit livre apparaît d’emblée dans ce rapprochement initial entre la philosophie et le désir, proposé en maints endroits dans les quatre exposés reproduits intégralement : « L’essentiel du désir réside dans cette structure qui combine la présence et l’absence » (p. 24). Plus loin, Lyotard affirme son besoin d’argumenter et de conceptualiser ce désir de la philosophie : « Ce que désire le philosophe, ce n’est pas que les désirs soient convaincus et vaincus, mais qu’ils soient infléchis et réfléchis » (p. 37). Pour traiter du désir tel qu’il le conçoit, Lyotard mentionne au départ un passage tiré du Banquet de Socrate à propos de la naissance d’Éros selon le récit qu’en aurait fait Diotime (p. 25). Dans le deuxième exposé, Lyotard part des philosophes allemands (Hegel, Husserl) et d’une pièce de théâtre de Paul Claudel pour affirmer que « La philosophie naît dans le deuil de l’unité, dans la séparation et l’incohérence, un peu comme débute Le Soulier de satin » (p. 44). Plus loin, afin de répondre à sa question initiale du « pourquoi philosopher ? », Lyotard rappelle à la troisième leçon l’inachèvement de la philosophie et les limites mêmes des philosophes : « Elle [la philosophie] contient moins parce que le discours qu’ils [les philosophes] nous offrent reste inachevé, ne parvient pas à se refermer sur soi, à se suffire, comme par exemple paraît le faire un dictionnaire où chaque mot renvoie de proche en proche à tous les autres et à rien d’autre […] » (p. 85). Au passage, l’auteur ne s’interdit pas des digressions ; ses références à la littérature (Proust, Apollinaire, ou Joachim Du Bellay) et à la psychanalyse (Freud, mais aussi Lacan) sont indéniablement marquées par une vaste érudition et une ouverture transdisciplinaire (p. 86). Le dernier exposé propose une critique de la philosophie puis aborde (pour le critiquer) le concept d’idéologie, qu’il ne définit toutefois pas (p. 94). Convoquant Marx, Lyotard s’interroge sur la philosophie en tant qu’idéologie, et explique que « Marx ne triche pas avec la philosophie, qu’il la prend dans son instance la plus profonde, celle du désir, et qu’il la montre bien comme fille du désir » (p. 95). En somme, cette idée centrale de la philosophie comme désir vers autre chose reviendra constamment, jusqu’à la toute dernière page (p. 109).

Ce livre inattendu de Jean-François Lyotard n’est certes pas sans qualités, et son propos exigeant s’apparente parfois à une sorte de promenade philosophique où de nombreux penseurs sont brièvement évoqués pour illustrer sa démonstration (p. 31). La méthode de Lyotard est constante tout au long de ses quatre exposés : il énonce un premier principe qu’il commente et illustre ensuite de diverses manières. Par exemple, il écrit que « le discours philosophique ne s’appartient pas, il ne se possède pas lui-même » (p. 83) pour ajouter à la page suivante que « la parole philosophique sait aujourd’hui qu’elle peut être entendue aussi comme un récit de rêve, comme une parole dans laquelle ça parle […] » (p. 84). Sans apporter de réponse définitive à sa question initiale, l’auteur propose un questionnement sophistiqué qui vaut d’être partagé (p. 93).

Précédemment, l’indispensable présentation de Corinne Enaudeau (qui est la fille de Jean-François Lyotard, et elle aussi philosophe) parvient à situer en très peu de mots (p. 7-16) le présent exercice dans la logique du parcours subséquent de Lyotard, en insistant sur ses premières influences (les philosophes grecs, Hegel, Marx, Husserl, Merleau-Ponty, mais aussi Freud et Lacan) pour circonscrire le thème du désir, sous-jacent tout au long de ces notes de cours (p. 15). D’ailleurs, une phrase élégante de Corinne Enaudeau résume éloquemment le fil conducteur de ce livre qui anticipe déjà — mais sans jamais la mentionner nommément — tout le confiteor de la pensée postmoderne : « C’est au milieu de tout cela qu’il [Lyotard] tente de rendre audible à ses étudiants la perte de l’unité, de creuser, en lui comme en eux, le deuil de la complétude et d’y ancrer la responsabilité du philosophe » (p. 12). Le lecteur gagnera à lire cette présentation éclairante de Corinne Enaudeau, avant mais aussi après la lecture du texte de Lyotard, tant ses explications sont utiles ; on souhaiterait lire davantage sur ses prolongements et son actualisation sur la pensée de Lyotard[4].

À défaut d’être toujours parfaitement clair, le propos du jeune Lyotard reste concis et tient en moins d’une centaine de pages (p. 21-109). Cependant, contrairement à ce que le 4e de couverture annonce (« d’une rare limpidité pédagogique »), ces quatre exposés ne devraient pas prétendre servir d’initiation à la philosophie ni à familiariser le néophyte à ce domaine ; ce texte dense servirait davantage à l’étudiant déjà avancé qui voudrait approfondir la question essentielle des usages de la pensée philosophique. Penseur éminent, Jean-François Lyotard ne doit certainement pas sa postérité à ses talents de pédagogue ou de vulgarisateur : très peu de définitions ou de conceptualisations se retrouvent dans son livre. Sur le plan éditorial, l’ouvrage compte un minimum de références bibliographiques, souvent incomplètes (p. 25, 43, 68, 104) et ne comporte aucune note en bas de page ni de bibliographie, ni d’index. On peut comprendre que son auteur n’avait jamais jugé utile de le publier en l’état. Le lecteur s’intéressant à Jean-François Lyotard ou voulant s’y initier devrait préférablement choisir ses ouvrages subséquents.