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Introduction

En 2011, le suicide représentait la deuxième cause de décès parmi les jeunes Québécois âgés de 15 à 34 ans et la troisième parmi les 10 à 14 ans (Institut national de santé publique du Québec, 2014), soit environ 20 % de tous les décès dans ces groupes d’âge, après les décès dus aux accidents par véhicule moteur. Les adolescents constituent aussi le groupe d’âge qui comporte le plus de tentatives de suicide, avec un taux allant de 4 % à 9 % aux États-Unis, dont près de 700 000 ont nécessité une attention médicale (Centers for Disease Control and Prevention, 2012  ; Nock et al., 2013). Ces données font donc du suicide un enjeu majeur de santé publique, notamment chez les jeunes. Les filles ont une plus grande propension à poser des gestes suicidaires et à consulter les services médicaux. Les garçons, quant à eux, utilisent des moyens plus létaux, d’où une prévalence de décès par suicide de deux à trois garçons pour une fille (Institut national de santé publique du Québec, 2014). Malgré une baisse importante du taux de décès par suicide chez les garçons au cours des dix dernières années, il reste beaucoup à faire.

Sur la base d’études rétrospectives utilisant la méthode dite des autopsies psychologiques, la littérature nous apprend que la majorité (plus de 90 %) des individus décédés par suicide à travers le monde présentait au moins un trouble de santé mentale au moment de leur décès (Arsenault, Kim et Turecki, 2004). Au Québec, une étude provinciale d’autopsie psychologique portant sur des jeunes âgés de 11 à 19 ans a démontré la présence de troubles de l’humeur, de troubles liés aux comportements perturbateurs et de troubles liés à l’abus de substances (Renaud, Berlim, Mc Girr, Tousignant et Turecki, 2008). Dans cette même étude, 60 % des jeunes décédés par suicide souffraient de troubles psychiatriques concomitants et avaient un historique familial de suicidalité (comportements suicidaires ou décès par suicide au 1er et 2e degré). L’étude montre par ailleurs que chez ces adolescents, la proportion de traits d’impulsivité et d’agressivité est plus élevée. Une autre étude (Mc Girr, Renaud, Bureau, Séguin, Lesage et Turecki, 2008) réalisée au Québec sur de nombreux décès par suicide a même confirmé que ces traits d’impulsivité/agressivité étaient plus marqués chez les jeunes individus (moins de 40 ans) par opposition aux individus plus âgés. La dépression est aussi l’un des troubles psychiatriques concomitants les plus courants chez les adolescents qui reçoivent un traitement pour les abus de substances, après les troubles du comportement et le trouble d’hyperactivité avec ou sans déficit de l’attention (Bukstein et Horner, 2010).

Cependant, bien que les jeunes présentant la double problématique dépression/toxicomanie soient à risque de passage à l’acte suicidaire, il n’existe que très peu de services intégrés permettant de traiter les deux problématiques en même temps, tant au Québec qu’en Amérique du Nord et en Europe. Dès lors, il s’agit soit de prioriser l’une des deux problématiques, soit de demander à l’adolescent d’être traité par deux intervenants différents (Esposito-Smythers et Goldston, 2008 ; Goldston, 2004).

Devant cette prépondérance de facteurs de risque de suicide, nous avons choisi d’exposer dans cet article une réflexion sur notre pratique clinique à l’égard de la prise en charge des adolescents aux prises avec la dépression, parfois jumelée à une consommation de substances et par ricochet sur la vulnérabilité de ces jeunes aux comportements suicidaires.

Ainsi, nous présenterons les manifestations cliniques de la dépression chez les adolescents, ses interactions avec la consommation de substances (alcool, drogue) et les comportements suicidaires qui s’y associent. Nous présenterons ensuite l’évaluation et les différentes modalités de prise en charge auprès d’adolescents présentant un trouble concomitant (dépression majeure/abus de substances) dans notre clinique. Nous relèverons les lacunes dans ce type d’intervention, mais aussi en matière de prévention du passage à l’acte suicidaire chez ces jeunes. Enfin, nous proposerons des pistes de réflexion sur un modèle d’intervention pouvant favoriser une meilleure identification de cette double problématique par les intervenants, tout en favorisant un travail concerté, pour mieux intervenir auprès des jeunes à risque suicidaire et prévenir les décès par suicide.

La dépression majeure chez les adolescents

Manifestations cliniques de la dépression chez les jeunes

Le dernier Manuel des troubles mentaux (DSM-5) (American Psychiatric Association, 2013) reprend les différents critères de la dépression majeure en ces termes : humeur triste ou irritable, diminution de l’intérêt pour presque toutes les activités de la vie quotidienne, des changements de sommeil, d’appétit, une perte de l’estime de soi, une perte d’énergie, etc. La question souvent soulevée est la suivante : est-il possible que les adolescents souffrent de dépression majeure ? Sur la base de ces mêmes critères, une étude épidémiologique américaine (Merikangas et al., 2010) portant sur 10 123 enfants et adolescents (13 à 18 ans) a documenté la prévalence populationnelle suivante pour les troubles mentaux les plus fréquents, en ordre décroissant : 31,9% des jeunes présentaient des troubles anxieux; 19,1 % des troubles liés aux comportements perturbateurs ; 14,3 % des troubles de l’humeur (incluant les troubles dépressifs et les troubles bipolaires) et 11,4 % des troubles liés à l’utilisation de substances. Quarante pourcent (40 %) des jeunes avaient deux troubles à la fois, selon cette étude.

Par ailleurs, l’âge d’apparition était de 6 ans pour les troubles anxieux, 11 ans pour les troubles liés aux comportements perturbateurs, 13 ans pour les troubles de l’humeur et 15 ans pour les troubles liés à l’utilisation de substances. Enfin, 22,2 % de ces jeunes présentaient des troubles sévères ou une détresse significative sur le plan de leur fonctionnement (Merikangas et al., 2010). Ces données nous éclairent sur le fait que la dépression peut apparaître dès l’âge de 6 à 12 ans, mais débutera le plus souvent au moment de la puberté. Alors qu’avant la puberté, le ratio garçon-fille est relativement équivalent, par la suite, on retrouve plus de filles que de garçons, et plus tard à l’âge adulte, plus de femmes que d’hommes (Merikangas et al., 2010).

Le plus souvent, les parents vont songer à l’apparition de signes de la crise d’adolescence comme phase développementale, plutôt qu’à une dépression majeure : changements brusques de l’humeur, remise en question par l’adolescent des règles de la société, bouleversements au niveau corporel (Bedwani, 2011). Toutefois, lorsque l’intensité des symptômes augmente, qu’une atteinte du fonctionnement académique et social, de même que familial est identifiée, en particulier en présence d’antécédents familiaux positifs pour la dépression, ceci devrait conduire les intervenants vers une évaluation médicale, psychosociale et psychiatrique pour déterminer l’existence d’un trouble dépressif. Il faut aussi se rappeler qu’une période de seulement deux semaines est requise au diagnostic de dépression majeure en présence de symptômes soutenus et intenses (American Psychiatric Association, 2013). Les jeunes sont souvent silencieux sur leurs difficultés, aussi les amis et les parents se doivent d’être à l’affût de tout signe ou symptôme de dépression, ce qui n’est pas une tâche facile. Le souci de respecter le droit de l’adolescent à l’intimité versus celui d’être intrusif est une situation souvent redoutée par les parents.

Il importe d’insister sur les équivalents dépressifs comme l’irritabilité, les attitudes rebelles, les changements soudains de personnalité, le retrait de la vie sociale. L’American Academy of Child and Adolescent Psychiatry (2008), dans un document à l’attention des familles, met l’accent sur des comportements comme la fugue, les troubles liés aux comportements perturbateurs et à l’agressivité à titre de symptômes potentiellement dépressifs, voire suicidaires. L’abus d’alcool ou de drogues vient également se rajouter comme étant un autre symptôme possible d’un état dépressif.

À l’heure actuelle, l’interaction entre d’une part, une recherche de soulagement de la souffrance vécue au cours d’une dépression par l’usage de substances, et d’autre part, une toxicomanie qui induit des symptômes dépressifs à la suite d’effets «dépressogènes» de certaines substances, n’est toujours pas élucidée (Medina, Nagel, Park, McQueeny et Tapert, 2007 ; Schuckit, Smith et Kalmin, 2012). Des éléments de réponse à cette question viendront éventuellement grâce à des études de trajectoires longitudinales sur la santé des jeunes (par exemple, l’étude longitudinale du développement des enfants du Québec : ELDEQ).

Une hypersensibilité relationnelle, une réactivité à tout commentaire provenant des pairs et des membres de la famille, est aussi très fréquemment retrouvée chez les adolescents dépressifs (Lamas et Corcos, 2007). Une autre catégorie de symptômes difficilement identifiés à l’adolescence comporte les éléments psychotiques, rarement rapportés spontanément par les adolescents. Ici encore, la confluence avec le fait d’utiliser des substances psychoactives, doit faire l’objet d’une analyse minutieuse. Une psychose induite par des substances et une psychose débutant à l’adolescence se présentent souvent de manière similaire au plan du tableau clinique (Caton et al., 2006).

Finalement, pour d’autres adolescents dépressifs, ce sera plutôt la tendance à ressentir des symptômes physiques, comme une grande fatigue, des douleurs musculaires non spécifiées, sans que ceux-ci puissent faire les liens avec leur état psychologique. Une somatisation d’origine indéterminée requiert ainsi une investigation médicale, qui devrait également considérer des troubles comme l’anxiété et la dépression en ce qui a trait au diagnostic différentiel (Lamas et Corcos, 2007).

L’utilisation de substances à l’adolescence et l’impact chez les adolescents dépressifs en clinique externe de pédopsychiatrie

Le profil de consommation de substances des adolescents va habituellement de l’expérimentation à la consommation sporadique et d’une consommation abusive, à celle entraînant plus rarement une dépendance psychologique ou physique (American Psychiatric Association, 2013). Un sondage américain provenant d’échantillons populationnels représentatifs de 50 États américains, portant sur des foyers où les habitants devaient être âgés de 12 ans et plus pour y participer, a démontré que les adolescents âgés de 12 à 17 ans croient qu’il existe peu de risque à l’utilisation de cannabis (NSDUH, 2009). Certains adolescents qui sont dirigés vers notre clinique présentent également la conviction que l’utilisation de substances est sans conséquence, même en contexte de dépression.

Dans une autre enquête populationnelle américaine portant sur 41 700 étudiants provenant de 389 écoles secondaires publiques et privées en 2013, la substance la plus consommée était le cannabis avec des prévalences au cours des 12 derniers mois de 12,7 % en 8e année (ici le secondaire 2), de 29,8 % en 10e (ici le secondaire 4) et de 36,4 % en 12e (ici équivalent de la 1re année du Collégial) (Michigan’s Monitoring the Future Study, National Institute of Drug Abuse 2013). Au Québec, une enquête portant sur des échantillons représentatifs d’élèves de la 1re à la 5e année du secondaire (5 000 élèves) inscrits au secteur des jeunes dans les écoles québécoises publiques et privées, a retrouvé des données similaires avec une prévalence de 14,8 % chez les jeunes du secondaire 2 et de 44 % au secondaire 5 (INSQ, 2014).

Toutefois, sur une note plus positive, les données récentes de l’Institut national de la statistique du Québec (2014) semblent indiquer une baisse générale de la prévalence d’utilisation de substances au cours des 12 derniers mois au Québec chez l’ensemble des jeunes du secondaire depuis l’année 2000, passant de 43 % en 2000 à 24 % en 2013. La consommation de cannabis a diminué depuis l’an 2000, passant de 41 % à 27 % en 2008, puis à 23 % en 2013.

Quatre autres types de drogues ont aussi connu une baisse significative entre 2008 et 2013 : les hallucinogènes ou l’ecstasy de 8 % à 5 % ; les amphétamines ou les méthamphétamines de 6 % à 3,7 % et la cocaïne de 3,4 % à 2,4 % (ISQ, 2014). En revanche, la consommation d’autres substances ou médicaments sans ordonnance, a connu une augmentation entre 2008 (2,2 %) et 2013 (4,2 %). Enfin en 2013, 4,8 % des étudiants du secondaire ont consommé des substances de synthèse (ecstasy, amphétamines ou méthamphétamines, kétamine ou GHB) au cours des 12 derniers mois. Cet usage est plus important chez les filles que chez les garçons (6 % vs. 4 %).

D’autre part, l’alcool qui est facile d’accès, peut être utilisé régulièrement ou en binge (défini ici comme plus de cinq consommations de suite au moins une fois au cours des deux dernières semaines). La consommation d’alcool semble aussi en baisse en 2013 parmi les jeunes, mais demeure relativement importante avec des prévalences de binge au cours des 12 derniers mois, de 5,1 % en 8e année, de 13,7 % en 10e année et de 22,1 % en 12e année. (INSPQ, 2014).

Dans une étude portant sur notre expérience clinique d’une année (Renaud, Mikedis, Mbekou, Zanga et Blondin-Lavoie, 2012), 22 % d’un échantillon de 100 jeunes de notre clientèle de jeunes dépressifs et suicidaires remplissaient les critères d’un trouble d’abus d’alcool ou de cannabis, souvent avec du tabagisme, selon le DSM-5. Aucun ne rapportait avoir commencé à consommer avant l’âge de 12 ans. Pour 10 % des jeunes de l’échantillon total, l’abus de substances était identifié par les intervenants dès l’arrivée des jeunes à notre clinique. Parmi un certain nombre de jeunes, on retrouvait des antécédents de toxicomanie dans la famille (parents, grands-parents et oncles/tantes), en plus des troubles de l’humeur aussi présents dans la plupart des familles. En 2015, une étude subséquente (Nadeau et Renaud, 2015) portant sur 103 jeunes, révèle une augmentation de la prévalence de consommation de substances dans notre clinique avec 32 % des jeunes dépressifs qui rapportent l’utilisation active d’une ou plusieurs substances une fois par mois ou plus, à plusieurs reprises, le cannabis et l’alcool étant parmi les substances les plus fréquemment utilisées, suivis par l’ecstasy (MDMA ou méthamphétamines), le speed (amphétamines), la cocaïne et la kétamine.

D’autres jeunes ont été orientés vers notre clinique pour évaluer la présence de troubles de l’humeur de type bipolaire (sous-type de trouble de l’humeur : DSM-5) débutant parfois à l’adolescence, bien que moins fréquente que la dépression majeure dans ce groupe d’âge. Les manifestations de diminution du besoin de dormir, d’énergie débordante, d’idées de grandeur et d’hyperactivité (sexualité, travail, socialisation) en constituent le tableau clinique. Le plus souvent, l’évaluation nous a conduits à l’identification d’une utilisation d’ecstasy ou de speed, alors que les parents n’avaient aucune idée des effets de ces substances sur l’humeur ou le comportement des adolescents.

Enfin, non moins importants, bien que plus acceptés socialement, l’usage d’alcool en binge et l’usage régulier de cannabis ont une prépondérance marquée chez les jeunes orientés vers notre clinique. Chaque fois, ces comportements à risque peuvent conduire à des événements malheureux chez les jeunes de la population générale, mais encore plus en présence de dépression majeure. Notons entre autres, des difficultés relationnelles, des agressions sexuelles ou physiques, des activités sexuelles non désirées ou des grossesses imprévues ainsi qu’une conduite automobile dangereuse.

La fonction de la recherche d’auto-traitement, la recherche d’énergie, d’un boost pour améliorer les humeurs tristes et négatives, est possible en contexte de dépression majeure chez les jeunes et doit faire l’objet d’une évaluation minutieuse pour en diminuer les impacts négatifs. Il ne faut pas minimiser non plus, les attraits de l’expérimentation, la recherche de plaisir ou de sensations fortes, l’effet de groupe et le rejet des règles parentales et sociétales ainsi que les facteurs de prédisposition génétique, comme source étiologique multifactorielle sous-jacente au développement d’abus et de dépendance aux substances à l’adolescence.

L’ensemble de ces éléments souligne l’importance de la consommation de substances relativement tôt dans l’adolescence. Bien que cet article ne porte pas sur une revue exhaustive de la prévention de l’utilisation des substances, il est bon de rappeler que plusieurs chercheurs et cliniciens travaillent à rechercher les meilleures pratiques de prévention dans ce domaine (INSPQ, 2012).

Les interventions ciblent la transition entre le primaire et le secondaire, par exemple avec un travail sur le développement de la capacité des plus jeunes à refuser l’offre d’expérimenter des substances et à développer des habiletés d’adaptation. En milieu familial, selon la qualité des relations parents-adolescents, la supervision parentale et les valeurs à l’égard de l’utilisation des substances auront un effet significatif. L’entretien motivationnel et les approches cognitives comportementales ressortent comme les meilleures approches, quoique les résultats se démontrent surtout à court terme, étant donné le peu d’études longitudinales (Practice Parameters for the Assessment and Treatment of Substance Use Disorders, 2005). D’autres approches sont à l’étude, comme les interventions utilisant les ordinateurs et l’utilisation du Web, soit pour l’attrait exercé sur les jeunes ou pour ceux qui ne peuvent avoir accès à des services de proximité (Andersson et al., 2005). Finalement, plusieurs autres mesures sont en cours et demeurent incomplètes à l’heure actuelle, comme la limitation de l’accès à l’alcool, les mesures dissuasives et la réglementation en matière de drogues dans une perspective de santé publique (INSPQ, 2012).

Les enjeux de l’évaluation et de l’intervention auprès des adolescents

Enjeux de confidentialité et implication de la famille

Peu importe la source des troubles, il importe de prendre le temps de bien documenter les informations rapportées par l’adolescent. Il faut tenter d’établir une relation signifiante avec les jeunes. Pour y parvenir, les intervenants se doivent de faire preuve de créativité, mais ne devraient pas se priver de l’implication des parents, des proches et des amis. À notre avis, malgré les réticences légitimes, le fait d’être en présence d’un risque suicidaire, rend en fait incontournable la participation des parents. Aussi, dans la mesure du possible, et bien que ce soit délicat, il est essentiel d’impliquer les parents dans l’évaluation et par la suite dans l’intervention.

Le réseau social positif peut constituer l’un des moyens de prévention du suicide. Or, les parents font partie intégrante du milieu de l’adolescent. Il existe le plus souvent des conflits entre les jeunes et leurs parents. Toutefois, il est difficile de juger de l’effet négatif des parents sans les avoir rencontrés. Il est important de ne pas oublier la tâche de l’adolescent de tenter de s’affranchir de ses parents à l’adolescence, mais tel que rapporté dans la littérature sur le développement de l’autonomie chez les jeunes (Belitz & Bailey, 2009) certains adolescents passent rapidement d’un état d’autodétermination : « J’ai pas besoin de mes parents, ils ne m’aident pas» à « Pourquoi vous n’avez pas appelé mes parents, c’est eux qui me connaissent le mieux ». L’intervenant peut alors justifier l’importance d’aller chercher les informations essentielles à une bonne analyse de la situation (historique familial) et des autres données pertinentes (secrets de famille), le déroulement de la grossesse, le développement de la petite enfance, etc. pour convaincre le jeune qui serait réticent. En l’absence d’une suicidalité imminente, l’intervenant qui n’a pas l’autorisation du jeune de 14 ans et plus (Loi sur le consentement, ALDO-Québec, Collège des médecins du Québec, 2010) ne peut pas contacter les parents et donner d’information sans le consentement de l’adolescent.

Toutefois, il est possible de nuancer et de rassurer l’adolescent en lui expliquant qu’il n’est pas nécessaire de partager toutes les informations avec les parents. Souvent, l’intervenant peut prendre des dispositions avec l’adolescent pour résumer la problématique devant les parents sans donner tous les détails, sans rapporter les mésaventures vécues par l’adolescent, si celui-ci ne le veut pas. Il faut bâtir cet espace de confiance et pouvoir travailler avec l’adolescent et ses parents. Ceci s’avère crucial pour l’intervention, par exemple, lorsque l’on doit prescrire des médicaments pour la dépression, faire une demande d’admission en centre de désintoxication ou hospitaliser un adolescent.

L’évaluation clinique des jeunes dans un contexte de clinique externe de 2e et 3e lignes

Divers outils existent pour évaluer la dépression majeure et la consommation de substances. Ces outils ne peuvent être pris isolément de l’évaluation clinique et de l’information collatérale de validation des informations par des tiers (parents, amis, professeurs, intervenants, médecins, etc.). Une liste non exhaustive est présentée à titre de suggestion, et fait appel à une certaine connaissance du sujet et pratique/expérience (voir tableau 1). L’évolution de la situation au cours des semaines permet de préciser la nature exacte des problèmes. Selon les situations, un dépistage des drogues de rue est aussi fait dans l’urine, en complément de l’évaluation (amphétamines, métamphétamines MDMA, cocaïne, opiacés, cannabis). Il importe de ne pas oublier que la prise régulière de certains médicaments, comme les stimulants prescrits pour les troubles d’attention et d’hyperactivité, entraînera un résultat positif au dépistage urinaire pour les amphétamines.

Le taux d’alcool peut être mesuré dans le sang. Rarement, il est fait en clinique externe, et le sera plutôt en situation d’intoxication (causée par une tentative de suicide) ou dans un contexte d’abus de consommation, le plus souvent à l’urgence. Dans la majorité des cas, il est préférable d’obtenir la collaboration de l’adolescent qui révélera sa consommation de substances volontairement et un dépistage ne sera pas nécessaire.

Au niveau psychométrique, une batterie de tests est administrée (tableau 1), en complément aux entrevues structurées, afin de mieux cerner les symptômes affectifs et les éléments sur la consommation de substances chez le jeune.

Tableau 1

Outils d’évaluation

Outils d’évaluation

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L’intervention auprès des jeunes dépressifs utilisant des substances

Le traitement général de la dépression majeure à l’adolescence comporte habituellement une approche cognitive-comportementale, le plus souvent en individuel pour une période d’au moins six mois (Hughes et al., 2007). Cette approche sera couplée à des interventions psychoéducatives avec la famille pour bien connaître les signes et les symptômes de la dépression. Il importe de diminuer la pression sur les jeunes dépressifs et assurer si possible une scolarisation adaptée à leurs capacités cognitives et émotionnelles, selon leur état de fonctionnement. Il importe aussi d’être informé des risques de comportements suicidaires, souvent faisant partie des symptômes actuels ou à venir. Devant l’absence d’amélioration du tableau clinique, ou en présence d’une dépression sévère ou de plusieurs troubles à la fois, il faut alors considérer l’ajout d’un traitement antidépresseur à la modalité de psychothérapie. Encore une fois, une durée minimum de six mois est recommandée.

Au-delà des facteurs de risque de dépression majeure et de toxicomanie chez les jeunes, il est aussi possible de rechercher et de valoriser les facteurs de protection. Favoriser le développement des habiletés intellectuelles, un projet scolaire adapté aux capacités du jeune, l’acceptation de soi, des relations significatives avec des adultes fiables, un système de soutien externe pro-social, et des amitiés non délinquantes, sont autant d’exemples de facteurs de protection. L’équilibre adéquat entre les activités récréatives artistiques et sportives ainsi que les activités de performance méritent aussi une attention particulière comme sources de gratification.

L’impact de la consommation de substances sur le traitement de la dépression

À partir de ces données, il est facile de comprendre que l’utilisation de substances, alcool ou drogues, aura un impact négatif sur les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires à l’adolescence comme à l’âge adulte. Que ce soit via les effets « dépressogènes », ou via les effets de désinhibition, l’utilisation de substances peut rendre les adolescents hors de contrôle. L’utilisation de substances à l’adolescence augmente le risque de problèmes de comportement, de risque suicidaire, de décrochage scolaire, de délinquance, de sexualité à risque et de traumatismes. Souvent on retrouvera de nombreux risques : la conduite automobile, la fréquentation de pairs adultes déviants ou de comportements agressifs avec un risque d’homicide accru, un décès par intoxication. Les impacts de la consommation de substances, comme le cannabis, sur le cerveau en développement ont déjà révélé un risque accru de psychose (Rubino et Parolaro, 2013).

L’utilisation de substances peut contribuer au développement de la dépression majeure, au maintien des symptômes dépressifs au cours de la dépression et en compliquer le traitement sous plusieurs aspects. Par exemple, une étude sur la dépression réfractaire au traitement usuel a démontré une fréquence de 28,1 % de jeunes dépressifs associée à une utilisation d’expérimentation répétée de substances (Goldstein et al., 2009). Aussi, parmi les adolescents qui consommaient le plus de substances au début de l’étude, la présence de dépression chez les parents prédisait une persistance de consommation de substances à la fin de l’étude. Ces résultats soulignent la place importante jouée par les parents dans l’évaluation et le traitement de la dépression et de la consommation de substances.

Encore une fois, une évaluation approfondie de la situation, son historique dans le temps, les facteurs associés, l’histoire familiale de consommation de substances et le fonctionnement du jeune permettra de mieux comprendre. À plus forte raisons si les informations sont validées avec les différents acteurs entourant le jeune, parents, amis, professeurs. La chronologie des symptômes dépressifs et de la consommation de substances permettra une analyse plus fine des séquences et éclairera les intervenants dans leurs interventions. Par exemple, une consommation chronique de plusieurs joints de cannabis sur plusieurs mois pourra entraîner l’apparition d’un syndrome d’apathie, avec arrêt de la scolarisation et un empêchement d’atteindre les différentes étapes du développement de l’adolescence. Ceci pourra alors avoir l’apparence d’une dépression majeure, créée artificiellement par un usage quotidien de cannabis. Il sera dès lors très important de comprendre le début des symptômes, les motivations de la consommation de substances, les facteurs prédisposant la situation, les facteurs l’ayant précipitée et ceux qui lui permettent de perdurer. Seule une analyse fine de la problématique pourra conduire à une intervention plus favorable et à une intervention visant l’arrêt de consommation de la substance.

Finalement, un autre impact de la consommation de substances sur le traitement de la dépression est lié à la restriction de l’accès aux moyens et fait partie des interventions efficaces en prévention du suicide (Mann et al., 2005). On demandera aux parents et à l’adolescent de remettre le contrôle de la médication aux parents, de retirer ou de mettre en sécurité les médicaments de la maison. La présence d’armes à feu est prohibée en présence d’un membre de la famille qui souffre de dépression ou de troubles d’abus de substances. Les substances (incluant l’alcool) devraient être retirées de la maison pour diminuer les risques d’un passage à l’acte (acting-out). La psychoéducation, la présence et l’encadrement des parents ou des amis, sont importants. Un suivi régulier et une visite à l’urgence en cas de risque suicidaire aigu seront rappelés périodiquement au jeune et à ses proches.

Réflexions sur les lacunes de l’intervention dans un trouble concomitant et dans la prévention du suicide

Les jeunes qui présentent une double problématique dépression/toxicomanie posent un défi à la fois au niveau de l’intervention et de la prévention du suicide. Ainsi, face à une dépression prédominante, une intervention mettant l’accent sur la dépression dans un premier temps sera privilégiée. D’autre part, si la problématique est principalement liée à la consommation de substances, l’intervention ciblera l’utilisation de substances et devra remettre à un peu plus tard un traitement ciblant la dépression majeure. Si la dépression est toujours présente après le retrait des effets des substances, un travail unissant deux champs de compétence (santé mentale et toxicomanie) devra être considéré par les intervenants. Lorsque la consommation est plus importante et cause beaucoup d’interférence avec le fonctionnement et la sécurité du jeune, les centres de désintoxication ou de réadaptation seront indiqués. On assiste dès lors à une multiplication des intervenants, ce qui peut fragiliser l’alliance thérapeutique, en plus de confronter l’adolescent à des interventions parfois incohérentes (Esposito-Smythers et Goldston, 2008 ; Esposito-Smythers, Spirito, Kahler, Hunt et Monti, 2011).

Aussi, dans la pratique clinique courante, on peut faire ressortir deux principaux niveaux de prévention : le premier porte sur l’identification des jeunes à risque, en particulier à partir de la famille et du milieu scolaire. Le second porte sur les jeunes aux prises avec des troubles de santé mentale et un abus de substances, qui souvent font l’objet de nombreuses interventions par différents intervenants (milieu scolaire, psychosocial CSSS, policier, centres jeunesse, médical, urgence, centres de désintoxication, services pédopsychiatriques) qui travaillent malheureusement le plus souvent en silo.

Une étude sur l’utilisation des services chez les jeunes décédés par suicide au Québec montre la nécessité d’une détection précoce de la maladie mentale et d’une meilleure coordination des services pour prévenir le suicide chez les jeunes (Renaud et al., 2014). Ainsi, les jeunes décédés par suicide avaient majoritairement besoin d’intervention pour mieux cibler leurs problèmes de dépression, de toxicomanie et de problèmes suicidaires. Il en ressort par conséquent que les besoins non comblés des jeunes décédés par suicide étaient en grande partie attribués à la faible coordination et continuité des soins, mais aussi à un besoin de gouvernance afin de mieux articuler ces soins et d’en assurer la pérennité. En outre, cette étude a démontré une insuffisance de la promotion et de la formation en santé mentale. D’autres déterminants sont également relevés comme le stigma lié à la maladie mentale, la difficulté d’accès aux spécialistes (médecins de famille, psychiatres) ou encore certains aspects individuels (Renaud et al., 2014).

Interventions concertées en prévention du suicide

Tant le traitement de la dépression majeure, que les interventions à l’égard des différents troubles liés à l’abus ou dépendance aux substances auront un impact sur les comportements suicidaires à plusieurs moments de l’intervention. Une étude de cas-témoin par autopsie psychologique menée au Québec récemment et portant sur 67 jeunes de 12 à 25 ans décédés par suicide (Séguin, Renaud, Lesage, Robert et Turecki, 2011) a démontré que les troubles de l’humeur (dépression majeure) et les abus de substances (cannabis, alcool, cocaïne) étaient très fréquemment présents, de même qu’une personnalité marquée par de l’impulsivité et de l’agressivité.

Quelques expériences positives en prévention du suicide ont été implantées au Québec. L’une d’entre elles l’a été grâce au protocole d’intervention en centre jeunesse (1999) et reposait sur la collaboration entre le Protecteur du Citoyen, le Bureau du coroner du Québec, le Collège des médecins et l’Association des centres jeunesse du Québec. Une autre expérience favorable en prévention du suicide découle du projet d’intervention concertée dans la communauté auprès des jeunes aux prises avec de graves difficultés d’adaptation sociale et affective (2001). Également basé sur une philosophie d’un travail de collégialité entre les différents acteurs du réseau de la santé et des services sociaux, ce projet visait à réunir des intervenants de tous les milieux pour discuter de situations cliniques complexes mettant en cause des enfants ou des adolescents suicidaires. Il avait pour objectif de développer un langage commun et de favoriser les échanges cliniques, augmentant ainsi les chances d’une meilleure compréhension et d’une intervention coordonnée auprès de cette clientèle et de leurs familles.

Bien que des progrès aient été réalisés au cours des dernières années avec la diminution du taux de suicide au Québec en général, et chez les jeunes en particulier, il est important de continuer à prendre des initiatives en ce qui concerne la coordination des services afin que cette baisse s’accentue. Ainsi, une étude menée en Angleterre et au Pays de Galles entre 1997 et 2006 a analysé l’implantation de recommandations sur les services de santé effectuées par le National Confidential Inquiry sur les suicides et les homicides attribués aux personnes atteintes de maladies mentales, projet visant à surveiller les décès par suicide et ultimement améliorer la qualité des soins dans ces pays. Le Service National de Santé (NHS) a ensuite mesuré les effets de cette démarche et a constaté une diminution du taux de suicide grâce à la mise en place de la plupart des mesures recommandées (While et al., 2012). Parmi les recommandations qui ont significativement favorisé la réduction du suicide, notons l’instauration d’une équipe de crise d’urgence ouverte toute la semaine 24h/24, la formation d’une équipe visant le suivi intensif des patients dans la communauté, la mise sur pied de plusieurs politiques écrites concernant le suivi pendant sept jours après une hospitalisation, le retrait systématique d’objets dangereux pour les patients hospitalisés, le partage d’informations sur les patients présentant un risque de criminalité avec les agences de sécurité, la gestion des patients avec un trouble concomitant ou encore les patients non adhérents au traitement. Selon cette étude, la formation des équipes de première ligne sur le risque suicidaire au moins tous les trois ans, serait également un facteur susceptible de contribuer à la diminution du taux de suicide chez les patients.

Cette étude ayant été menée sur l’ensemble des décès par suicide dans la population générale, il convient de réfléchir aux spécificités à appliquer dans le contexte des ressources offrant des services aux jeunes, dans le milieu québécois, notamment les services médicaux, ceux responsables de la protection de la jeunesse, la police et les centres de désintoxication. Le but de cette démarche systémique serait de mieux identifier le risque suicidaire chez les jeunes qui présentent un trouble concomitant (dépression et toxicomanie), de mieux les orienter et de favoriser une prise en charge intégrative de ces deux problématiques. Notre pratique clinique vient confirmer le défi que représente l’intervention chez les jeunes aux prises à la fois avec un problème de toxicomanie et de dépression, à savoir le manque de services intégrés permettant de prendre en charge en même temps les deux problématiques, avec pour conséquence la complication du processus thérapeutique, la multiplication des intervenants ou encore l’incohérence des approches d’intervention. Ce constat avait déjà été fait dans des études précédentes portant sur le traitement offert aux adolescents avec double problématique toxicomanie/comportements suicidaires (Esposito-Smythers et Goldston, 2008). Le modèle d’intervention offert dans notre clinique est composé d’une approche psychologique ou psychopharmacologique. En ce qui a trait à l’approche psychologique, la thérapie cognitive comportementale et la thérapie comportementale dialectique sont des modèles qui peuvent intégrer à la fois les problématiques que présentent les jeunes au niveau psychiatrique ou de la toxicomanie. L’adaptation de la thérapie dialectique à différents cadres thérapeutiques et à différents types de populations démontre qu’elle peut être efficace avec des jeunes présentant des problèmes comportementaux et émotionnels complexes et sévères.

Conclusion

En conclusion, une meilleure identification des symptômes de la dépression à l’adolescence et une évaluation détaillée tenant compte de l’utilisation de substances, des facteurs de protection et des interventions précoces sont revues dans cet article. Une meilleure concertation et des protocoles coordonnés entre les types de service auprès des jeunes dépressifs et utilisateurs de substances seraient à privilégier à l’avenir. Il importera alors de systématiser ces protocoles dans l’ensemble des régions du Québec, en incluant une formation continue des intervenants sur le suicide, en particulier ceux impliqués dans les services de première ligne. Dans notre clinique, la prise en charge des jeunes ayant des troubles concomitants (dépression/toxicomanie) montre également la nécessité d’une approche intégrative, au regard du caractère multiforme des symptômes à traiter ou encore de l’éloignement/éparpillement des lieux/sites de traitement. Par ailleurs, la sensibilisation auprès des parents et des partenaires du réseau (écoles, hôpitaux, médias, etc.) devrait également mettre un accent particulier sur le lien entre la consommation de substances, les troubles psychiatriques et le risque suicidaire. Ensemble, les familles et les intervenants peuvent faire une différence dans le travail auprès des jeunes et prévenir ainsi les comportements suicidaires et le suicide.