Corps de l’article

[…] la Bible, c’est un rêve pour un artiste de l’écrit, bien entendu. On n’a jamais écrit rien de plus beau ; mais enfin ils ont eu le temps, l’espace, un Dieu à la fois très puissant et très familier qui les a aidés […]. Nous n’en sommes plus là, faut-il dire hélas ? Dieu était – et il peut le rester aujourd’hui sous la forme parodique – un formidable stimulateur de verbe ; nous n’avons plus grand chose dans nos sociétés pour sortir le verbe du corps, car il faut l’en sortir, c’est une gestuelle et il faut que l’« invoqué » en vaille la peine ; le sexe en l’homme fait sortir l’homme de l’homme, il aide l’artiste […] mais il ne peut être un invoqué en soi. […] Aujourd’hui encore, malgré tout ce que nous savons sur l’espace, il n’y a rien de tel pour reprendre pied, pour retrouver le désir de vivre, que de regarder le ciel, de nuit surtout ; on y retrouve un regard, un émerveillement de l’enfance, qui sont nécessaires pour continuer de vivre, avec l’illusion de l’absolu[2].

Toute l’oeuvre de Pierre Guyotat peut se lire – fictions, entretiens, récits de la « formation sensorielle, affective, intellectuelle et métaphysique[3] » réunis – comme l’exploration, si ce n’est l’exploitation, des puissances du « formidable stimulateur de verbe » (E, 53) qu’est le corps supplicié. Ce corps omniprésent dès Tombeau pour cinq cent mille soldats, surpeuplant l’espace fictif d’Éden, Éden, Éden, impose sa présence matérielle dans la texture de la phrase elle-même, livrée aux combinatoires et engrenages sexuels, aux fonctions sécrétoires et digestives, aux ruptures, brisures, jusqu’aux démembrements de Prostitution et aux chimères anatomiques de Progénitures[4]. C’est bien ce corps-là, supplicié – celui de l’esclave-putain –, l’« invoqué qui en vaut la peine » dès lors qu’il se fait, suivant la logique verbale de cette écriture qui l’ouvre à l’infini de ses mutations comme à toutes les figures instables et répétables de l’asservissement et de la subordination, le matériau d’autant plus glorieux qu’il sera livré aux trafics de l’esclavage. Sortir le verbe du corps ne se ferait qu’à cette condition d’une mise en langue et en rythme de la prostitution comme vidange permanente du Mal. « La sainteté, en somme, c’est une sorte d’autovidange permanente. Le saint, l’esclave, est donc celui qui s’abandonne totalement » (TC, 241). L’opération sacrificielle enclenche « la fantasmagorie des accouplements d’homme à homme », la mécanique des parties mâles et femelles, étrangère à la sexuation, transformant l’abject en langue, en rythme que l’auteur renomme verbe, chant, musique. « Progénitures est un livre de postures, de tableaux. C’est un livre de tableaux mis en musique » (E, 19).

Ce chant, sorte de souffle articulé, d’interjection, d’appel, de plainte furieuse ou languissante, de cri tronqué passant de l’agression à la caresse ; cette musique de la langue « sale », obscène, de la langue profanée, pénétrée par les patois, l’arabe, marquée d’accents régionaux archaïques ou perdus et parlée par une communauté utopique, n’est pas tant à lire qu’à entendre. Dieu n’est plus, sauf le verbe, pourrait-on dire à l’écoute du bruissement, des éclats et mugissements que cette écriture fait entendre. Et ce verbe ne peut désormais plus nous parvenir que depuis des corps rendus à l’état de non-humain, abandonnés au plus immonde ; un verbe se révélant, de là seulement, être ce qui toujours échappe à la servitude la plus absolue. Pierre Guyotat soutient que, pour parler de ses écrits, « il faut cesser cette référence à la Bible » ; son oeuvre – et Progénitures en particulier – tournant le dos au monde de la Terre, devrait être lue comme un « adieu à la chose humaine » (E, 54). Mais c’est en comparant son écriture à celle des prophètes et poètes rédacteurs de la Bible, inspirés par l’infini des astronomes babyloniens, qu’il imagine voir un jour déchiffrées, au regard des voyages interplanétaires, les actions réduites de ses putains – ces mouvements de corps « menés à femelle » et à l’enchère.

Après Tombeau qui fut un évènement littéraire et qui le reste, après Éden, Éden, Éden immédiatement interdit par le ministère de l’Intérieur[5] – deux livres dont le présent d’énonciation, la densité compacte de la page, la succession rapide et fragmentée des séquences déclenchent la sensation d’un grouillement halluciné de chairs meurtries et violentées –, Le Livre[6], Prostitution et Progénitures frappent par l’incongruité de la matière sonore.

On peut certainement dire que ces textes de Guyotat écrits en langue qui font appel à une vocalité directe, en prise directe sur le corps et ses scénographies, que ces textes à l’écriture folle et indécente[7] attentent à la lecture. Non pas tant parce qu’ils sont illisibles – ce qu’ils sont, mais l’illisible peut aussi bien convoquer violemment et impérativement la lecture –, que parce qu’ils forcent le regard à un renoncement dont la vision, au sens prophétique du terme, dépend. Une vision sans promesse et sans annonce mais qui conserve du prophétisme la figurabilité de la lettre et du phonème[8]. Cette écriture assume du même coup un renoncement à la représentation, à sa capture comme à son déchiffrement, au profit du sens, entendez du mouvement, celui d’une certaine incarnation ou figuration de la langue maternelle elle-même mise à mal par le verbe. Cette illisibilité saute pour ainsi dire au visage et aux yeux du lecteur. Masse compacte ou versets composés de mots distincts et pourtant désintégrés, césurés par des apostrophes qui forcent la prononciation des consonnes, ce dispositif inter-dit tout récit, faisant plutôt apparaître des postures mouvantes d’où sortent les voix[9].

Dès Tombeau, et suivant une amplification qui atteint dans Progénitures la défiguration quasi radicale des séquences au profit de la voix, la matière écrite accède à sa densité purement sonore. La notion même de littérature s’en trouve ainsi dépassée, sinon annulée, pour que s’expose sur la page l’inscription d’un acte avant tout rythmique : enregistrement d’une scansion cardiaque qui sublime en souffle et voix la violence des aboutements sexuels semblant provenir d’une scène primitive interminablement décomposée[10]. « Cet acte qui est un acte de coeur – une idée, c’est d’abord du rythme –, à mon sens, distingue la “littérature” de ce que j’ai appelé naguère la “langue” et que je nomme maintenant le “verbe” » (E, 57). Naguère renvoie ici à l’écriture de l’oeuvre publiée, interdite ou inédite qui a mené à la détérioration psychique et physique, à l’agonie, au coma et à la réanimation de Pierre Guyotat à l’hôpital Broussais en 1981. S’il y a un avant et un après, cette dégradation allant jusqu’à la disparition du sujet, « moi » et « je » abîmés dans un anéantissement à la fois désiré et redouté, s’il y a pour Guyotat un déplacement subtil qui lui fait, après cette expérience, renommer sa langue de fiction « verbe » et « chant », c’est que l’oeuvre a dû passer par cet anéantissement pour rejoindre ce qu’elle visait depuis son commencement. Coma[11], rédigé plus de vingt-cinq ans après cette épreuve sacrificielle, se donne en effet comme le récit initiatique d’une crise indissociable du labeur, de la tâche épuisante qu’a pu constituer le devoir impératif de transposer la voix intérieure en « langage et voix du peuple » (C, 91) putain ; « torture artistique » (C, 193), « faute d’art » (C, 217) engendrant sans répit cette chair vocale débauchée et non humaine qui a conduit l’écrivain au bord de la mort. Il importe de prendre acte de cette chair théâtralisée dont la trace scripturale est en quelque sorte le reste, la notation de ce qui s’impose comme un martèlement de glotte, un cri articulé de gorge en diphtongues, halètements orgastiques, contractions excrétoires, réminiscences jaculatoires dictées jusqu’à l’hallucination. « Cette langue dépasse ma pauvre force, elle va plus vite que ma pauvre volonté. Elle me scandalise, me fait rougir, à d’autres moments rire, non d’une langue de fou, mais d’artiste trop fort pour l’être, humain, que je suis encore ; de prophète de moi-même donc » (C, 184).

Il y a, on l’entend, un après-coma, une résurrection, une ré-érection progressive du corps parlant, du « je » qui peu à peu assumera sa vocation, parvenant à soutenir cette « voix transitoire » (C, 184) qui depuis toujours tente d’élever un trauma à la dignité poétique. Cette dignité n’en est pas moins obscène en ce qu’elle veut rendre son et voix à une origine coïtale éprouvée comme agression et sujétion. Le bégaiement de la petite enfance, le viol à l’âge de sept ans, la circoncision bâclée imposée à l’adolescence par le père, toutes ces atteintes déterminent en effet, comme l’expose à plusieurs reprises Guyotat lui-même, le corps de sa création épique, et recueille les étincelles d’une scène primitive archaïque ; « tel Oedipe fuyant sa fausse parenté – moi circoncis, de quelle parenté légale ne suis-je l’orphelin réel ? – et ne retrouvant le chemin de son inceste qu’à coups de poésie, argotique, elliptique, policière ? » (DL, 167). Le sujet renaissant au-delà de son abolition terrifiante dans le coma, s’il peut en effet désormais déplier lentement l’histoire de sa « formation » en une écriture parallèle autobiographique dont l’énonciation n’est pas moins rythmée par une pensée qui procède par vagues et ressacs, rompant la linéarité de la phrase emportée dans une syntaxe que la simultanéité des présents ordonne – Coma étant le premier acte de cette écriture en cours qui produira l’année suivante Formation, puis Arrière-fond en 2010[12] – ; s’il peut soutenir cette adresse pacifiée au lecteur, ce n’est qu’après la reconquête du « je » et, avec elle, celle du territoire mortifère de l’oeuvre artistique inachevée.

L’épopée anthropologique qui s’est amorcée avec Tombeau puis Éden, Éden, Éden est depuis toujours accompagnée de textes qui forment une doublure analytique polémique et arriment la fiction pulsionnelle et prostitutionnelle à une interprétation de son acte, si ce n’est à l’expérience du sujet vivant qui le produit. Avec « Langage du corps », texte dicté à une amie la veille de sa lecture au colloque de Cerisy à l’été 1972, mise à découvert de la contrainte masturbatoire ritualisée, indissociable chez Guyotat de son entrée en écriture par production « sauvage » d’un « texte de foutré » – directement jailli du flux fantasmatique le plus brut –, décanté après coup, « réfléchi », cantilé en texte « savant[13] » ; avec cette première mise à nu, Guyotat amorce une adresse au lecteur qui est parole d’explicitation mais aussi de défense de l’oeuvre. Cette adresse, jamais interrompue depuis, rend compte de la nécessité pour l’écrivain de rejoindre un destinataire, ce lecteur que les textes fictionnels, disons-le, malmènent et violentent jusqu’à l’expulser. Littérature interdite et Vivre, qui rassemblent des entretiens et des textes publiés en revues en marge de l’écriture gestuelle, éclairent et exposent au regard public la « motricité générale[14] » (coeur, viscères et âmes) du corps écrivant livré d’abord – et jusqu’à l’agonie – au désir violent de sa dissolution. « La découverte de la logique », texte daté de 1976 et dicté comme tant d’autres, d’une densité analytique exceptionnelle, porte explicitement sur la possibilité d’un auto-engendrement s’effectuant à partir d’un défaut du moi. Dans ces années d’avant le coma – années de crise qui y conduisent inéluctablement –, le moi qui met au monde la matière vocale écrite est d’essence sacrificielle, en proie à une métamorphose apparemment irréversible qui le voue à se faire dieu, autrement dit à s’anéantir.

[…] moi – mais jusqu’où dans ce ci-écrit, porter ce moi au point extrême de sa non-définition ! –, moi qui, contraint par le débit de ma pensée à ne plus vivre, expulsé de mon corps par ma propre pensée, qui de ne plus pouvoir se penser en sujet en suis réduit à me penser en dieu, en cela qui n’existe plus, à force de disparaître […]

DL, 180

Bien des années après l’épreuve de la mort psychique, Explications – publié en même temps que Progénitures – poursuit l’analyse et la défense de l’oeuvre dans une tonalité qui laisse entendre un sujet désormais revenu du désir paradoxal de son abolition, ayant pour tâche de reconduire indéfiniment l’abandon rêvé du « moi », cet « ennemi véritable mais hélas encore […] le support de la création » (C, 131). Le désir, né dans l’enfance, d’être tout dans tout pour s’arracher au destin de « n’être que cela, humain » (AF, 103), ce refus de la limite qui conduit le créateur aux confins de son théâtre dévorant, celui d’une jouissance absolue et ravageante, se réélabore, après le coma, renommant « verbe » la pratique fictionnelle qui, elle, ne trouve pas d’achèvement.

Acquiescement à l’interdit

Revenir à la monstruosité transactionnelle des corps putains avec Progénitures se fait sur un mode où le verset, son aération visible, confirme l’appel au souffle présent depuis toujours ; mais l’acte de figuration prend désormais le sens d’une purification si ce n’est d’une purgation dont la théâtralité autrefois tuante, devient conditionnelle au désir de vivre. « [J]’ai recommencé en douceur ; c’est pour ça que ce que j’ai écrit depuis est beaucoup plus tendre. […] D’où, la généralisation du chant, l’accentuation de ce chant, l’accentuation de la douceur de ce chant » (E, 105).

Si la tendresse n’est pas d’emblée le registre le plus évident de ce livre, on y repère tout de même un aménagement du vide, du trou, du blanc que les textes antérieurs ne pouvaient supporter, Guyotat ayant plus d’une fois affirmé la nécessité pour lui que le texte soit « plein » de bout en bout. Et puisque ce plein était reconnu à l’époque d’Éden, Éden, Éden comme « vagin indécouvrable[15] », trou colmaté, véritable carapace fortifiée contre toute invasion, on mesure à quel point le verbe de Progénitures tente de rouvrir la langue sur une béance jusque-là inabordable. « Pour moi, écrivait Guyotat en 1972, il y a une sorte d’urgence du plein, le plus concentré possible, une panique due à la crainte de laisser des blancs utilisables, par la critique par exemple, des brèches utilisables par l’ennemi. […] Éden, Éden, Éden est une fortification massive » (LI, 119-120). Cette disposition paranoïaque, dressée contre la castration, dit bien la violence qui déclenche cette production par essence interdite, frappée d’une interdiction intrinsèque du seul fait de sa phrase et de ce qu’elle convoque comme image. L’interdiction officielle constitue peut-être la réponse la plus « authentique » que cette oeuvre a reçue[16] ; et il se trouve qu’après ce livre, l’oeuvre s’interdira d’elle-même toute image, livrant la figuration au registre vocal – paroles directes et didascalies – qui donne à l’apparition une vitesse de surgissement et de glissement la rendant insaisissable, proprement irregardable.

Depuis la publication partielle de Progénitures, Guyotat approfondit l’oeuvre analytique dans des récits de formation (Coma, Formation, Arrière-fond) qui éclairent et relancent la gestuelle d’invocation dont l’exigence n’est pas tant littéraire – peut-être même ne l’est-elle pas du tout – que physique ; celle d’une évacuation (vidange). « Tout ce que je fais, je le fais pour me débarrasser de la sexualité ; je n’en veux pas, je veux évacuer ça ; ça prendra le temps qu’il faudra, ça prendra même tout mon temps. […] C’est une peine » (E, 41). Cette peine n’est pas séparable de la faute et de la culpabilité qu’actualise et rachète en même temps, dans le même geste, l’écriture artistique de Guyotat ; écriture qui est sans conteste une écriture de la peine. Si la sexualité est bien la source vive de cette écriture, comme c’est le cas pour toute création humaine, l’art de Guyotat s’en fait surtout l’exploration harassante et l’exposition scandaleuse en ce qu’il déploie, affirme et dévoile ce qu’il en est du fantasme dans sa puissance de production historique, sociale et politique. « Le sexe ne m’intéresse pas. Je suis un politique, je traque l’esclave absolu[17]. »

La faute dans ce contexte n’est pas morale, elle est bien plutôt constitutive de ce que Guyotat appelle la « parturition divine » qui détermine l’infondé du monde, sa dimension « irrationnelle » en ce que, séparés à jamais de leur causalité divine, l’homme et la femme n’en sont pas moins faits à l’image de Dieu. Cette découverte est pour Guyotat l’enjeu de tous ses textes. Dès lors, l’humanité, expulsée de la matrice d’Éden pour naître à son destin, entre en rapport avec « la part déjectionnelle qui ne peut pas ne pas être appréhendée comme la plus grande force de mystère en même temps que l’origine de cet effet de terreur rendant si difficile la relecture et l’éventuelle publication de pareils textes » (TC, 248). Selon cette logique de la faute adamique, la sexualité se constitue comme expiation désignée par la sentence « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » ; et l’injonction de procréation lancée à l’homme par Dieu ne permet plus de distinguer la sueur, signe du labeur, de la sueur sexuelle. On entend bien, dans cette relecture de la Genèse, l’analyse lucide, pour ne pas dire clinique, que fait Guyotat de sa production :

Il me semble parfois que j’ai pris à la lettre le fameux : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », et c’est ainsi que je suis allé très vite à la sueur prostitutionnelle. Sans que je le sache trop bien c’est cette sueur-là, la sueur sexuelle, qui m’est apparue comme la plus complète, comme celle qui répondait le plus à cette injonction. Quand je dis la sueur sexuelle, le mot est à prendre au sens de sortie de toutes les matières, sueur étant un terme générique un peu abstrait. L’activité d’écriture, elle, même la plus forte, est une activité froide. Elle ne provoque pas la sueur des travaux de force. Est-ce pour pallier ce manque de sueur que j’ai développé de plus en plus cette matière écrite-là ? […] Peut-être, inconsciemment, ai-je très tôt pensé qu’il fallait être plus fidèle au commandement et le rendre plus grandiose qu’il n’est, aller au plus suant tout de suite, passer par-dessus la sueur dite noble pour faire surgir, au sens exact du terme, le plus de sueur ignoble (la sueur noble étant celle du travail manuel). Donc, par là même, être non seulement fidèle à l’injonction biblique, mais la rendre encore plus fondamentale.

TC, 235-236, Guyotat souligne

Depuis son commencement, c’est dans cette perspective que l’oeuvre de Guyotat s’est élaborée.

La culpabilité, reconnue et assumée jusqu’au désêtre (coma), peut donc revenir se signifier après coup – après la résurgence du sujet et du moi – dans sa logique constitutive qui est d’être l’effet de la division irréparable (irrationnelle) de l’homme entre sa part divine, que l’éthique sollicite, et sa « part déjectionnelle » ou pulsionnelle. Coma – récit d’une vocation – se donne à lire comme un travail d’autoanalyse (qui sera suivi par Formation et Arrière-fond) où l’énonciation est celle d’un analysant retrouvant, pour l’autre à qui il s’adresse, les signifiants de son histoire dans les butées particulièrement violentes et traumatisantes du réel que son oeuvre n’a cessé d’engendrer. Mais cette autoanalyse est déjà une transposition artistique où le savoir du symptôme se donne à entendre comme une révélation qui rejoue et reconstruit les fantasmes infantiles du sacrifice et de la sainteté. Coma « convertit les étapes successives de la dépression en épreuves progressives d’une martyrologie dissidente[18] ». Pour autant, le sujet Guyotat se présente dans la certitude de recevoir, par cette épreuve, l’impact corporel de sa production, l’angoisse, la terreur, la dépression et la honte constituant les stigmates réels de sa profanation ; effet d’une oeuvre qui laisse l’autre, le lecteur, interdit. « En Réanimation […] j’avais le temps de penser que c’était au fond une excellente punition de tout ce que j’avais écrit, de la nullité de ce que j’avais écrit, et plus encore, d’avoir écrit » (E, 103). Mais l’écriture de Guyotat participe de la faute surtout en ce qu’elle lève le voile du refoulement et transgresse le tabou de l’inceste qui fonde l’espèce et instaure l’ordre symbolique. Car le dispositif esclavagiste et prostitutionnel des scénographies de cette écriture est mis en place par un sujet impitoyablement asservi à une jouissance insécable.

[…] – qu’on me comprenne bien ici : il n’est pas si aisé d’avancer dans le monde, avec sa tête enfouie de moitié dans l’utérum de sa mère et son sexe idem dans le rectum de son père, les morts ne lâchent pas si facilement ce qu’ils retiennent, et l’humain, ne sera jamais nu ; c’est de ces deux incestes dans de la chair morte, impossible dans de la chair vivante, que le dénommé ci-dessus extirpe de ces deux écritures […]

DL, 175

De cette jouissance déterminante, d’une exigence sempiternelle dont Progénitures poursuit l’accomplissement, le sujet Guyotat affirme aujourd’hui faire un « chant » qui, au-delà de l’inceste subjectivement traversé et retraversé à répétition – l’opération s’avouant, dans les écrits analytiques, inachevable –, accède à cette autre exigence, formulée par la deuxième des Dix Paroles sinaïtiques, qui interdit de céder aux pouvoirs de la représentation : « Tu ne te feras pas d’image ni aucune représentation des choses qui sont là-haut dans les cieux, ici-bas sur la terre ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point » (Exode 20, 4-5). Si le christianisme et le catholicisme, dont Pierre Guyotat est l’héritier savant, s’est arrangé par contorsions avec cet interdit de l’idolâtrie, le sujet qui écrit Prostitution et Progénitures rejoint quant à lui, et d’une manière jusque-là inédite et inouïe, la rigueur de l’injonction judaïque jusqu’à la rendre, celle-là aussi, « encore plus fondamentale ».

Les oripeaux d’une surtotémisation esclavagiste

[…] [le] sur-nommé Guyotat ci-devant écrivain […] ne se survit plus que de loger […] une succession de tribus à face humaine réfractaires au développement de l’humain, monstres inconnus de nos manuels, sauvages autour de quoi se fortifie le concept civilisateur, dotés d’une puissance sociosexuelle sur-naturelle, depuis le talon jusqu’au bas de cette face humaine – maintenue telle avec, sous le regard, les oripeaux d’une surtotémisation esclavagiste pour perdurer non point comme critère du seul tabou qui soit, celui sans cesse transgressé de la vente d’un corps humain civilisé vivant, l’autre, extrême, celui dit de l’inceste déjà transgressé dans l’enfantement […], mais en tant que point le plus haut, ultime, de la castration de l’humain en bête […]

DL, 174

On se souvient que dans Totem et tabou, Freud situe le totémisme au stade primitif de la religion, la religion totémique instituant le clan sous la protection de l’animal sacré ou de sa représentation, substitut du père archaïque assassiné par les fils[19]. Que Guyotat considère ses figures et leurs scénographies prostitutionnelles comme l’invention d’un peuple-totem représentant de la « castration de l’humain en bête », autrement dit de la loi pulsionnelle qui impose à l’écriture sa théâtralisation indépassable, dit bien quelle place occupe le père dans cette fantasmagorie esclavagiste.

Chez moi le mécanisme de la pensée, de la poésie est exclusivement déclenché par la sensation de l’esclavage. Que j’ai été à l’âge de sept ans violé véritablement violé, bouche, anus et tout le reste, par des garçons semi-esclaves, y est sans doute pour quelque chose. Peut-être me faisaient-ils par là payer le prix d’avoir été [eux] mis au monde par mon père. Et me suis-je senti alors l’otage, l’esclave, donc, de ce père. C’est mon père qui a découvert les traces de ce viol. […] Et c’est mon père qui le lendemain a réglé l’affaire avec les parents.

C33, 194

On comprend peut-être, de là, que la sexualité omniprésente dans ses livres n’est pas tant « sexuelle » que totémique, comme il lui est arrivé de le dire, au sens où l’incessante répétition, la prolifération des échanges entre putains, clients, macs, asservis, affranchis, non-humains et humains, décrit, sinon édifie et casse à la fois la statue oedipienne d’une jouissance surplombante. « Quelle quantité de liasses d’écrit me faudra-t-il encore empiler pour qu’enfin je puisse payer à mon père médecin mort le poids social de son nom lui vivant[20] ? » L’écriture processionnelle de tout un peuple « mâle », hommes, garçons, pères, fils, femmes mâles de tous les hommes ; la création d’un peuple en permanente métamorphose et parlant une langue socialement marquée, brassée par les accents musiqués de la classe dominée ; l’invention d’un peuple impérativement soumis au commerce de prostitution, se repère au fil des années, dans l’autoanalyse de Guyotat, comme une métaphore ; celle d’un abandon archaïque, d’un crime originaire dont la théorie sexuelle infantile aurait capté les signifiants fondamentaux pour l’échafaudage d’un totem singulier ayant l’infini pour destin. Le père passionnément aimé, lui-même enfant désaimé par sa mère et réclamant de ses enfants, en particulier de son fils Pierre, des preuves d’amour ; ce père devenu veuf trop tôt, endeuillé inconsolable qui se déchire le visage avec ses ongles, est aussi le « père féroce » de l’imaginaire infantile, le maître sexuel de la mère, suivant une configuration fantasmatique renforcée par le viol de l’enfant Guyotat ; viol du corps impubère qui vient recouvrir et sceller, en quelque sorte, une perception archaïque du coït parental ; obsession d’une transaction à finir, d’une dette à payer entre fils et père.

La « surtotémisation » brandit donc, dans l’oeuvre, ses tabous « sans cesse transgressés » dans la mesure où le totem n’y est pas simplement le représentant du père mort, mais actualise toujours sa mise à mort et resserre le lien que le fils « sacrifié » entretient avec ce mort. Ce lien, dont la complexité issue de la régression intransigeante à laquelle le fantasme totémique oblige, force l’oeuvre écrite – qui n’est pas simple transcription du fantasme, mais véritable amplification, surproduction, transposition verbale de la régression, pour la « rendre encore plus fondamentale » – à obéir aux interdits qui règlent de manière serrée les scénographies et surtout les termes qui nomment et disposent les figures. Le putain est un non-état, son passage vers l’état humain en est un d’affranchissement qui le fait quitter l’abandon pour la responsabilité. Sa sortie d’une condition de non-humain n’est cependant pas racontée comme idéale puisqu’il est, en tant que putain, un absolu. Comme il n’a pas d’être, les termes qui le décrivent empruntent à l’animalité. Dans Progénitures, l’engendreur du putain n’est pas nommé père mais « pé ». On ne peut non plus nommer homme ou femme l’esclave absolu, sa condition de marchandise d’usage le fait donc mâle ou femelle ou les deux. Cette langue « de fond », pour reprendre l’expression du président Schreber, rend compte d’une jouissance tyrannique qui ramène père et mère au service de cet absolu devenu art régi par des interdits dont la transgression constituerait un crime (E, 19). Inversion, perversion, régression du tabou retournant vers sa chair animale pour la faire parler.

Que les figures chez Guyotat ne manifestent aucune souffrance confirme bien qu’il s’agit d’un paradis perdu. Ce « peuple » est né de l’archaïque condition infantile, sorte de « moi idéal » démultiplié en tous ces corps qui le composent. Ce sont là, comme le reconnaît Guyotat, « des sortes de réminiscences d’un âge antérieur, d’un âge d’or, de quelque chose de crucial » qui vise la totalité de toutes les postures (E, 32). Mais ce peuple métaphorique naît aussi d’un désir corporel puissant d’échapper à son ascendance et à sa classe. La totémisation repose sur le principe métaphorique des figures qui rejouent, dans l’infini des combinatoires, la servitude infantile ; servitude à la jouissance sans limites du père tout-puissant, éprouvée comme un non-état essentiellement « bon »[21]. Une telle reconnaissance de l’acte textuel dit bien quel tabou dresse et défend le totem prostitutionnel et « progéniteur » : non pas tant le tabou de l’inceste, au contraire transgressé dans sa composante vocale et énonciative, que celui du sexe féminin, lui, infigurable. Le tabou est bien celui de la castration maternelle, dont la reconnaissance dépend d’un père relativement dessaisi de sa demande insatiable, assumant sa fonction signifiante, permettant la fin de la sujétion du fils (et de la mère qui s’y prête) à sa jouissance. Mais il faut pour cela que le père ne soit pas lui-même un fils déchu, un enfant, qu’il n’appelle pas à lui, au nom de sa paternité, l’obéissance et la soumission, et qu’il « représente » la Loi au lieu de l’incarner en dépréciant son fils pourtant aimé. Ce père totémique qui ne tolère pas la perte (de son nom comme de son engendrement) appelle une mise à mort qui déporte la métaphore à l’infini du procès métonymique.

C’est la reconnaissance de la Loi, qui n’est en somme que la reconnaissance de l’impossible adéquation entre ce que l’on m’a transmis et ce que j’ai reçu, entre ce qui m’a engendré et ce que je suis, entre l’origine et mon commencement, entre la défaillance de l’Autre et mon manque-à-être, c’est la reconnaissance de cette faille comme moteur du désir, qui constitue en somme ce qu’on appelle « le père mort ». Mais si la toute-puissance du père est réelle, si le père refuse au fils son « être » – ce que martèle éloquemment Arrière-fond –, cette reconnaissance semble empêchée, et c’est le symbolique, la langue maternelle qui devient la proie du désir de meurtre. « J’ai dit que j’avais vu mourir [ma mère] ; et, avec cette fuite du râle sur ses lèvres, que j’étais passé de la poésie à la prose. Or c’est à coups de rythmes, donc de “poésie”, que je la retue dans [Prostitution][22]. » Le sujet Guyotat se reconnaît donc assujetti à la violence de cette passion entre père et fils, le trou de la mère étant frappé d’un interdit au profit du fétiche totem qui commémore ici, dans cette oeuvre, et à l’infini des engendrements dont Progénitures témoigne, l’anus paternel considéré comme « utérus déjeteur du déchet de la digestion suprasexuelle » (DL, 175).

Que l’on soit dans l’exploration insatiable d’une scène primitive enrayée sur ce qu’elle a produit d’une jouissance à laquelle le sujet ne saurait renoncer, cela semble certain, d’autant plus que c’est en écrivant que le sujet s’est réengendré du coït parental fantasmé. L’insistance de Guyotat à rappeler que l’écriture est chez lui née, dès l’enfance, de la pratique masturbatoire associée aux fantasmes prostitutionnels vise sans doute à sceller le savoir de cette oeuvre sur sa question primordiale qui concerne directement la jouissance du père archaïque au fondement mythique de tout inconscient côté mâle venant soutenir l’angoisse de la castration. En nouant très tôt à sa fantasmatique masturbatoire infantile et adolescente l’acte d’écriture, en fabriquant avec les feuillets couverts d’interjections, branlée après branlée, et froissés puis rangés dans la défroque gluante en une « boule d’orgie » ; en associant à cette fantasmatique sexuelle la création d’une oeuvre, Guyotat semble avoir tenté de faire du trauma originaire, resignifié par le viol réel, une signature. C’est ce que raconte Arrière-fond dans un récit long et lent, quasi mystique, qui dresse à chaque page ce « membre » n’appelant personne d’autre que les figures vocalisantes et sacrifiées qui sont autant de tenants-lieux du sujet lui-même. L’érection apparemment sans objet de ce « membre » omniprésent dans le texte s’approche de celle du psychotique voué à « une bandaison masturbatoire frénétique totalement sous l’emprise de l’autoérotisme et ne cessant que par épuisement[23] ». Mais ici – c’est-à-dire en ce temps de la naissance à l’écriture –, l’écriture et le travail qu’elle appelle après la production « sauvage » saisissent le sujet au lieu même de sa production et le décalent de la « jouissance de l’idiot[24] ». On peut dire, lisant Arrière-fond, que l’art de Pierre Guyotat est directement issu des théories infantiles, elles-mêmes arrimées aux perceptions de l’infans pour qui « le sexe de la femme est perçu comme une blessure, là où le père a fait trou afin de la punir[25] » – premier indice de la castration imaginaire qui, dans ce livre, nous fait « sentir » le remugle toujours saignant du corps féminin. Et cet art n’a cessé d’agir en retour sur le corps du créateur voué à la chasteté et à l’ascèse. L’entrée en écriture par la masturbation imprimait déjà au sexe sa place dans l’histoire ; la main gauche branle pour que la droite écrive. Guyotat le raconte avec cette extraordinaire « voyance » qui caractérise son récit analytique (AF, 410).

Si le totem, représentant du père assassiné, devient objet sacré, vénéré et craint, on doit considérer que les oripeaux guyotiens de la surtotémisation constituent un rendu grandiose, une exaspération de cette religion totémique. L’écriture de Guyotat dans son travail contre la représentation, dans sa mise à découvert de la déjection que recouvre toute image de dieu, rejoint sans relâche le tabou biblique fondamental qu’est l’interdit de se faire des idoles. Mais c’est à la condition que soit maintenue la « face humaine » de ses figures « en tant que point le plus haut, ultime, de la castration de l’humain en bête ». Cette « condition » est le prix à payer pour se maintenir dans l’horizon de la Loi.

Le bûcher d’Isaac

La circoncision du membre de Guyotat à l’âge de dix-sept ans, circoncision forcée, imposée par le père et « bâclée » par le chirurgien de service, n’est pas sans renforcer le fantasme sacrificiel du sujet. Que le membre se dresse comme une idole chaque fois remballée, niée mais omniprésente dans sa négation « active » est sans doute le « trait » le plus caractéristique de l’oeuvre. Mais cette circoncision soutient aussi l’identification, éprouvée dès l’enfance, au sacrifice de la Passion, à l’angoisse d’Isaac sur le bûcher, et au martyre du peuple juif dont l’enfant découvre les images dès 1945 à l’âge de cinq ans. La puissance des récits bibliques que transmet la mère ne sera jamais atténuée ; au contraire, elle ne cessera de se resignifier par l’expérience personnelle, donnant aux souvenirs d’enfance une prégnance que toute l’oeuvre poétique, des tout premiers écrits inédits (Moïse, Saül) au Livre jusqu’à Progénitures et Coma, constitue en un réel à la fois historique et pulsionnel :

[…] d’une petite illustration entrevue dès 1942 dans l’Histoire Sainte que nous lit ma mère : le bûcher d’Isaac, le bélier dans les ronces, et la main levée d’Abraham avec le couteau, je me ressens Isaac avec ma tête qui pend sur le bord du bûcher et ma gorge offerte, mais avant, dans la montée vers le lieu du bûcher, j’augmente en moi le texte de la Bible par les soupirs d’Abraham, et des supplications, et, dans le goût de ceux de Sodome, des marchandages plaintifs avec Dieu auxquels Isaac ne peut rien comprendre. Abraham étant si vieux et Isaac si tendre encore, et ce Dieu terrible encore plus vieux qu’Abraham, tous les deux parlant une langue si ancienne qu’Isaac ne peut la comprendre.

F, 20

Ce souvenir-écran – en 1942, l’enfant est âgé de deux ans – rend bien compte du récit de cette formation qui est avant tout récit d’une vocation et d’un destin. Au souvenir d’une petite image de la ligature d’Isaac se superposent la passion entre le père et le fils Guyotat, et la réminiscence d’une langue originaire dont l’enfant serait à la fois l’enjeu et l’expulsé. Le récit de la vocation littéraire relaté dans Coma explorait déjà ces motifs et signifiants de l’enfance pour les déplier dans les étapes successives de la dépression, épreuves d’une martyrologie personnelle qui rapproche ultimement le corps écrivant de celui des rescapés des camps de la mort. Il y a dans cette démarche qui homologue le corps pré-comateux de l’écrivain aux corps décharnés et suppliciés des déportés, la transgression d’un tabou qui fait « se rencontrer sans médiation l’histoire collective et le fantasme personnel[26] ». Mais cette transgression, comme d’ailleurs celle de l’interdit de l’inceste, se paie d’un travail acharné contre l’image et la représentation, « base juive de mon écriture » (DL, 182).

En commentant le mythe freudien de Totem et tabou, Lacan apporte un éclairage pertinent et nécessaire pour saisir le sens du dépassement totémique inauguré par le monothéisme juif. Il procède lui aussi à la lecture de l’akedah – scène de la ligature d’Isaac – pour souligner que le bélier empêtré dans la haie de branches, et que l’ange désigne à Abraham tout en lui ordonnant de ne pas porter la main sur son enfant, est un animal-totem. Avant l’interdiction de ce sacrifice, qui signe l’alliance, le père est un père-totem. Dans la scène en effet, le bélier est bien le père. Lacan se sert d’un commentaire de Rachi[27] affirmant que « le bélier est le sperme de la descendance d’Abraham ». Avant le monothéisme juif, c’est d’abord lui le nom divin. Mais le non-sacrifice d’Isaac fait passer du père totémique universel à un Nom-du-Père (qui est aussi NON du Père) dont la fonction est particulière. Le totem, père-bélier, est en soi l’identification à la descendance animale sans fin, à la reproduction et à la jouissance du dieu ; alors que la suspension du sacrifice par la parole de l’ange (voix divine) suppose un Nom qui ne se soutient que de l’efficace de son dire. En ce sens, dira Lacan, celui qui est sacrifié sur le bûcher d’Isaac ce n’est pas le fils mais le père-totem. « Rachi est le plus court à exprimer que, selon la tradition rabbinique, le bélier dont il s’agit est le bélier primordial. Il était là, écrit-il, dès les sept jours de la Création, ce qui le désigne pour ce qu’il est, un Élohim. […] Le Bélier est traditionnellement reconnu comme l’ancêtre de Sem[28]. »

On remarque cependant que, pour Guyotat, la parole de l’ange est restée lettre morte et le sacrifice du fils a bel et bien eu lieu. Le père-totem n’est donc pas dessaisi de sa puissance et de sa langue incompréhensible d’avant les noms-du-père. L’épreuve sacrificielle maintient le fils en lieu et place d’Isaac avant le sacrifice, promis à la divinité totémique et à sa jouissance. De là, Guyotat-Isaac n’aura de cesse de témoigner de ce que cela signifie sur le plan de l’écrasement du désir, le père devenu intuable, père-totem transformant la circoncision en castration réelle. À cette place d’immolé, ce qui reste inaccessible, c’est la divinité du verbe maintenu dans son statut de langue incompréhensible et intransmissible, et que la langue maternelle doit rejoindre pour accomplir la loi du père primitif qui barre la voie au désir du fils et le voue à rappeler constamment cette mère-langue à son statut de violée. La langue de Guyotat est donc bien celle d’une scène primitive sublimée, mais non pour autant partageable : seuls les êtres appartenant au peuple putain y ont accès, même l’enfant du sacrifice ne l’entend pas et c’est cette langue du soupir, de la supplication, de la plainte qui occupe à l’infini l’oreille. Langue « ancienne » d’avant la Loi, au commencement du sujet Guyotat.

Si les premiers textes de Guyotat ont fait scandale par leur mise à découvert d’une corporalité qui, malgré l’assaut visuel qu’elle commet, demeure inaccessible à la représentation – dans la mesure où l’on ne peut se représenter les scènes du livre réduites à des « indications gestuelles » dont le mouvement incessant opère le morcellement anatomique par agressions, marquages de la chair, éventrements qui sont à la fois des circoncisions généralisées, des césariennes révélant des utérus pleins (de foetus, de pénis), et dans la mesure où les orifices du corps subissent des invaginations où se déclinent avalements, expulsions, cannibalisme et défécation – ; si la lecture d’une telle copulation cosmique suscite l’horreur et l’effroi, c’est peut-être parce que la radicalité du langage voué à anéantir toute métaphore fait de l’image non pas tant une image qu’une inscription. L’image se distingue de la vision qui toujours est renvoyée à sa matérialité verbale, sonore, rythmique, provoquant la succession effrénée des séquences et figurations qui voue le corps putain à sa perpétuelle métamorphose – transmutation des postures, démembrement, devenir-animal par mise en relief des détails – façonnée uniquement par la matière signifiante. Cette violence que l’écriture fait subir à la langue est cependant déterminée par ce qu’on pourrait peut-être appeler la mise en suspens de la métaphore paternelle, processus inachevé qui livre l’épopée à la métonymie généralisée.

*

Guyotat est sans conteste engagé dans une écriture du rêve, c’est-à-dire attentive à la logique de l’inconscient et obstinée dans son impératif « matérialiste », ce terme signifiant avant tout corporel et donc éminemment tributaire d’une jouissance subjective, même à l’époque de la politisation des années 1970. Que Prostitution, Le Livre et Progénitures n’aient pas fait l’objet d’un scandale relève sans doute davantage de l’illisibilité radicale à laquelle l’inscription guyotienne atteint que d’une tolérance désormais acquise. La stratégie de l’illisible et de l’irreprésentable semble vouloir forcer le lecteur à participer au fantasme en cours, à défaut de quoi la profération exigeante et quasi impossible de ces textes lui restera fermée. « Les yeux rivés aux mots, le lecteur est obligé de subir une série d’orgasmes, très vite » (LI, 66). Mais pour que ce subissement advienne, encore faut-il parvenir à river ses yeux aux mots, c’est-à-dire à supporter d’entendre le texte selon sa logique expulsive.

Rappelons que l’idolâtrie se distingue à peine, dans la langue véhémente des prophètes d’Israël, de la prostitution, terme martelé inlassablement par les grands inspirés pour désigner les cultes rendus à Baal et aux autres divinités vénérées par les peuples entourant les Hébreux en Canaan. Comme l’expose Jean Bottéro, qui remonte « jusqu’à l’extrême horizon de l’Histoire », et comme le raconte Hérodote (I, 199), les prostitués, en ce temps-là, hantent les sanctuaires, perpétuant le rite antique de la prostitution sacrée[29]. La Loi de Moïse vient inscrire dans ce paysage culturel foisonnant un monothéisme absolument inédit qui frappe d’interdit la participation des enfants d’Israël aux cultes prostitutionnels du pays, considérés comme abomination, mais surtout comme infidélité « conjugale » envers l’alliance contractée entre Israël et Adonaï. C’est dans ce contexte que l’on doit envisager une différence entre l’interdit énoncé par la Loi morale et le tabou[30]. Le totem et la limitation taboue qui y correspond sont en effet à rapprocher de l’idole qui, à la fois, cache et dévoile la transcendance dont elle symbolise les pouvoirs et les revendications, symbole qui, par définition, demeure ambivalent puisqu’il occulte par une représentation limitée (animale) la réalité qu’il est sensé représenter. Le tabou et le totem-idole qui l’impose semblent donc participer d’un même acte de symbolisation et de déchiffrement qui nie cette ambivalence au profit d’une croyance en l’instance fétiche totalisant le sens. Ce n’est pas sans savoir ce qu’il en est de cette logique que Guyotat associe son art, non pas au totem, mais aux oripeaux, si ce n’est aux restes d’une surtotémisation qui en soulignent la facticité. Le travail de destitution est ici sempiternel et indépassable qui consiste à révéler le statut déjectionnel de l’idole mais non à s’en passer. Les prophètes d’Israël n’hésitent pas eux-mêmes à ramener les idoles au statut de déchets corporels, la prostitution étant aussi une façon de jouir sexuellement de la divinité (voir Ézéchiel 16, 15-17).

L’oeuvre de Guyotat procède de l’infinitisation qui fonde l’idole dans son effort à rejoindre le « père archaïque », à le pénétrer pour achever l’Histoire en la bouclant sur son Origine ; clôture fantasmée d’un âge d’or supposé perdu. Mais c’est une infinitisation qui, du même mouvement, ne peut pas ne pas se reconnaître, se rappeler à la mémoire et à l’impossible. D’où la violence de la déjection omniprésente, la scatologie apparaissant comme l’envers, l’annulation – insistante et répétée – de la fusion qu’accomplit l’idole. Ce mystère qu’est la déjection, la merde, la souillure radicale, est en effet la manifestation, dans l’écrit, de la mort dont l’idole se nourrit. Les textes de Guyotat pratiquent cette agressivité maximale qui expulse le lecteur sans pour autant cesser de lui faire signe et de le convoquer.