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[…] il semble souvent que la littérature antillaise naît avec Césaire et finit avec lui. Ce serait une erreur de le croire. Certes, Césaire est grand, mais il ne doit pas devenir cet Ancêtre dont on ne sait comment se débarrasser.

Maryse Condé

Aimé Césaire est sans conteste l’un des pères – sinon le père – des lettres francophones de la Caraïbe. Préfigurant lui-même la portée de son rôle, le poète écrit, dans son célèbre Cahier d’un retour au pays natal : « Faites de ma tête une tête de proue/ et de moi-même, mon coeur, ne faites ni un père, ni un frère/ ni un fils, mais le père, le frère, mais le fils,/ ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple[1]. » Si Césaire a aussi été le frère des écrivains et le fils de la Martinique, comme l’a récemment mis en relief Daniel Maximin dans son bel essai Aimé Césaire, frère volcan[2], c’est surtout en tant que père qu’il a marqué l’histoire littéraire francophone. Figure d’autorité imposante, le poète est une référence incontournable si bien que même ceux qui ont voulu s’en distancier n’ont pu le faire qu’en se réclamant de sa lignée : « Nous sommes à jamais fils d’Aimé Césaire[3] », ont proclamé les auteurs de la créolité dans une formule désormais fameuse. Dans un ouvrage qui se veut par ailleurs une tentative de « tuer » le père, Raphaël Confiant a par la suite mis de nouveau l’accent sur cette paternité : « Sans Aimé Césaire, il n’y aurait eu ni Frantz Fanon, ni Édouard Glissant, ni Bertène Juminer, ni Guy Tirolien, ni René Depestre, ni Jean Bernabé, ni Patrick Chamoiseau, autres grands démultiplicateurs de l’aura antillo-guyanaise[4]. » À lire cette énumération, le père n’aurait eu que des fils, faisant de la littérature antillaise une affaire d’hommes et du legs de Caliban un « héritage viril[5] ». Césaire a pourtant également eu des filles dont la plus connue, Maryse Condé, avait dès les années 1970 (donc bien avant l’Éloge de la créolité) condamné la négritude. Cependant, elle n’a cessé de rappeler l’importance de « l’ancêtre fondateur[6] » sans lequel il n’y aurait pas eu d’histoire littéraire antillaise et dont l’oeuvre n’a jamais été « surpassée[7] » dans les Caraïbes. Dans un court texte publié en 2000, elle avoue en ce qui la concerne que « si Césaire n’existait pas, je crois que je ne serais certainement pas écrivain[8] ».

Or si tous les écrivains antillais sont des enfants de Césaire, Condé reproche aux auteurs de la créolité d’avoir vite oublié leur dette envers lui. Elle a d’ailleurs eu d’importants désaccords avec ses frères créolistes, indiquant à maintes reprises le danger de « totalitarisme » qui guette la créolité et l’antillanité[9]. Plus récemment, elle a déclaré avoir constaté « qu’une fois mort [en 2008], tout le monde s’est mis à adorer Césaire, à se réclamer fils ou fille de Césaire […] [alors] qu’il y a dix ans, il y a quinze ans, il n’y avait pas cette belle unanimité[10]. » L’affirmation n’est pas sans laisser entendre qu’elle a, au contraire, toujours été fidèle au père fondateur. L’article qui suit voudrait montrer comment la relation de Condé à Césaire oscille, dans son oeuvre de fiction autant que ses écrits critiques, entre rébellion et fidélité, entre une critique véhémente de la négritude et un retour incessant à cette figure paternelle. La lecture croisera le rapport ambivalent de Condé avec un autre père de la Caraïbe francophone, Frantz Fanon. De fait, bien que Fanon soit l’un des premiers fils de Césaire, il n’en représente pas moins une figure paternelle avec son essai Peau noire, masques blancs[11]. Dominique Chancé souligne à cet égard  que « [n]ul doute que la folie soit au coeur de la littérature antillaise. En ce sens, le père de cette littérature est, autant qu’Aimé Césaire, Frantz Fanon[12]. » En plus de faire référence à Fanon dans plusieurs de ses romans, Condé l’a qualifié de « maître » au même titre que Césaire, et ce, dans une contribution publiée dans un ouvrage collectif en hommage au poète[13].

La faute de Césaire

Dans La vie sans fards, roman autobiographique publié en 2012, la narratrice se souvient de sa joie et de son sentiment de liberté d’abandonner, à l’aube des indépendances africaines, sa nationalité française pour retourner aux « sources » : « Cette réappropriation matérielle de l’Afrique me prouvait qu’allant plus loin que le chef de file de la Négritude, mon maître à penser, je commençais de m’assumer[14]. » Aller plus loin que le père de la négritude, qui a principalement parcouru l’Afrique-Mère en poésie, entre imaginaire et fantasme, allait être une expérience de désillusion pour celle qui y a vécu de 1959 à 1970, avec une parenthèse de deux ans à Londres. En 1987, invitée à parler de son « retour au pays natal », Condé a confié qu’avant de quitter la Guadeloupe pour Paris en 1954, elle n’avait « jamais entendu prononcer le nom d’Aimé CÉSAIRE[15] ». C’est à Paris qu’elle découvre non seulement le Cahier de Césaire, grâce à une jeune Française rencontrée au lycée Fénelon dont le père était un historien marxiste à la Sorbonne, mais aussi sa propre noirceur : « Qu’est-ce qu’on fait quand on découvre qu’on est noir ? Qu’est-ce qu’on fait ? On se laisse aller. On se lance à corps perdu dans le courant littéraire, dont Césaire est porteur, à savoir la Négritude[16]. » « Maître à penser », « se laisser aller », « se lancer à corps perdu », d’aucuns auraient pu prédire la grande déception de celle qui y a vraiment cru. Condé a aisément admis que la négritude de Césaire a sorti la noirceur du sentiment de honte, de la « malédiction[17] », reprenant ainsi l’argument de nécessité déjà mis de l’avant par Fanon en 1952[18], mais elle a également accusé les chantres de la négritude d’avoir leurré toute une génération de Noirs :

Les partisans de la Négritude ont fait une grave erreur et ont causé beaucoup de tort aux Antillais aussi bien qu’aux Américains noirs. Nous avons été amenés à croire que l’Afrique était la source. C’est la source mais nous avons cru que nous trouverions une patrie alors que ce n’est pas une patrie. Sans la négritude nous n’aurions pas subi un tel degré de désillusion[19].

Dans Le coeur à rire et à pleurer, Maryse, la narratrice, révèle toutefois une déception qui précède la désillusion liée à l’Afrique. Évoquant Françoise, sa camarade française du lycée Fénelon, elle avoue que ce n’est que par « contagion » que l’oeuvre magistrale de Césaire a fini par l’atteindre :

Pour mon anniversaire, elle m’offrit un exemplaire du Cahier d’un retour au pays natal. La poésie de Césaire ne me révolutionna pas comme la prose transparente de Zobel l’avait fait quelques années plus tôt. […] Pourtant, l’enthousiasme de Françoise qui en déclamait des passages à la terrasse du Mahieu finit par devenir contagieux[20].

Cette citation suggère que la narratrice a d’abord découvert La rue Cases-nègres (1950) de Joseph Zobel, roman plus accessible que l’obscur long poème de Césaire, quoique l’écrivaine ait affirmé en entretien que le Cahier était le premier livre écrit par un Noir qu’elle a lu[21]. Il importe peu ici de savoir lequel des deux livres a été lu en premier, mais il est intéressant de remarquer que Condé s’est avancée vers l’oeuvre du père avec hésitation. Qu’une jeune lycéenne n’ait d’abord pas été émue par une oeuvre réputée hermétique et très difficile n’a rien d’étonnant et il est facile d’imaginer que l’enthousiasme de Françoise, « qui se piquait d’être rouge comme son père » (CRP, 148), soit davantage lié aux idées anticolonistes associées à la figure de Césaire qu’à son Cahier. Dans La vie sans fards, lorsque la narratrice est un peu plus âgée, ce n’est plus Zobel qu’elle préfère à « l’ancêtre fondateur », comme elle le raconte en relatant ses premières années d’amitié avec le poète Daniel Maximin :

Nous communions dans une identique admiration pour Aimé Césaire. Malgré cela, nous étions souvent en désaccord. Pour lui, Césaire était le « nègre fondamental ». Il ne tolérait pas mes réserves et qu’en fin de compte, je lui préfère Frantz Fanon[22].

Sur quoi portent au juste ces réserves ? Est-ce sur ce que Condé a appelé « la contradiction des contradictions[23] », qui a poussé l’auteur du Cahier – dans lequel le narrateur s’exclame : « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi[24] » – à défendre la loi de 1946 ? Dès son premier article, Condé mentionne, au sujet de la départementalisation de la Martinique et de la Guadeloupe :

C’est dire que dans les deux îles, la négritude n’a même pas le temps de se mettre debout comme elle est censée l’avoir fait en Haïti. Elle est victime d’infanticide, elle est mort-née ; et réjouissons-nous quand nous voyons ce qui se passe là où elle est portée au pouvoir comme c’est le cas au Sénégal[25].

En 1978, donc des années avant les attaques de Raphaël Confiant, elle note déjà dans son livre consacré au Cahier de Césaire que « c’est là un acte que les jeunes générations d’Antillais ne cessent de lui reprocher[26] ». Ce n’est cependant pas ce legs impossible à ignorer, cette « trahison » de l’auteur du virulent Discours sur le colonialisme (1950) qui est fustigé sous la plume de l’écrivaine, mais bien les fondements de la négritude.

Condé ouvre un court article paru en 1973 par une déclaration de celui qu’il faut bien appeler le père oublié, ou du moins méconnu, de la négritude, à savoir Léon-Gontran Damas : « À mon avis et quoi qu’on en dise, c’est au triomphe de la négritude (telle que je la conçois moi, en tout cas) que l’on assiste actuellement[27]. » Réagissant contre l’élan positif de Damas, elle énumère tous les maux qui affectent le monde noir, que ce soit en Afrique, aux Antilles – en particulier en Haïti où pourtant, selon les vers souvent cités de Césaire, « la négritude se mit debout pour la première fois[28] » –, en Europe et en Amérique du Nord. Surtout, à la glorification de l’Afrique, Condé oppose sa responsabilisation devant le passé tragique, car « la Traite est le résultat d’une collusion entre souverains noirs et blancs dont le souci commun est le profit, au détriment de leurs peuples[29] ». Cette collaboration des rois ou aristocrates africains est évoquée dans plusieurs de ses romans, dont Heremakhonon (sur lequel nous reviendrons) et Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, dans lequel l’auteure fait dire à un marin, Deodatus : « Tu ne peux t’imaginer l’avidité de ces rois nègres ! Ils seraient prêts à vendre leurs sujets si des lois qu’ils n’osent pas défier, ne le leur interdisaient ! Alors les Blancs cruels en profitent[30] ! » C’est donc à la négritude au sens d’une unité raciale et solidaire dans la souffrance qu’elle s’en prend. Sans nier la justification de « l’infériorité raciale » dans l’exploitation des Africains, l’écrivaine et critique soutient que celle-ci ne vient que tardivement, c’est-à-dire après les justifications sociale, géographique et religieuse, seulement au milieu du xixe siècle, à l’apogée de la colonisation[31].

Ce que Condé reproche également aux pères de la négritude – et en particulier à Césaire (Damas disparaît après les quelques incursions historiques) –, c’est de reprendre, sous le couvert du refus, la logique raciste qui a inventé le « nègre » : « Puisque c’est l’Europe qui a fabriqué de toutes pièces le mythe [du] nègre, revendiquer ce mythe, s’en glorifier comme de l’expression de sa personnalité véritable ne revient-il pas à accepter l’Europe et sa culture dans leurs pires errements[32] ? » Les mêmes phrases sont reprises dans un article publié à peine un an plus tard, mais le mot « personnalité » est remplacé par « identité » et l’argument se présente sous forme d’affirmation et non plus de question[33]. En reconnaissant les différences entre la négritude et la poésie de Césaire et celles de Senghor, Condé accuse par ailleurs les deux écrivains d’avoir commis de graves erreurs : encourager l’acceptation et la (re)découverte de l’identité « nègre » (Césaire) et contribuer à la glorification idéologique de l’Afrique (Senghor), dès lors que « le Nègre n’existe pas[34] ». Dit autrement, s’il y a chez Césaire une tentative de révolte, alors que dans la poésie de Senghor « [b]ien rares sont les accents de révolte[35] », il n’y a ni chez l’un ni chez l’autre de refus, contrairement à ce que Jean-Paul Sartre avance dans sa célèbre préface « Orphée noir » : « Césaire développe et approfondit cette image : la nuit n’est plus absence, elle est refus[36]. » Plutôt que du refus, Condé y voit du masochisme : « Césaire exprimait sa négritude en un puissant masochisme dont nous ne contestons pas la beauté, mais l’utilité[37]. » Le verbe poétique de Césaire beau, mais inutile ? L’idée revient dans son article de 1974. Faisant encore une fois allusion à la préface de Sartre, elle écrit que « [s]i comme on l’a dit le Cahier d’un retour au pays natal est une descente aux Enfers, il s’agit d’une descente sublime, mais passablement gratuite[38] ». À lire Condé (du moins celle de l’époque), le seul apport de la négritude serait d’avoir « donné le Cahier d’un retour au pays natal, le plus beau poème peut-être, écrit par un colonisé[39] ». Son propos annonce une constante dans les rapports entre Césaire et ses filles/fils : l’admiration devant le poète, mais la critique vive envers le père qui a idéalisé l’Afrique.

Bien que l’on sente l’influence des expériences personnelles de Condé en Afrique dans ses attaques contre l’idée d’une unité raciale, celles-ci ne sont pas évoquées dans ses articles ; elles le seront indirectement dans ses deux premiers romans, Heremakhonon et Une saison à Rihata. Parallèlement à sa condamnation de la négritude dans ses premiers articles, on retrouve effectivement une critique violente des promesses portées par le mouvement de Césaire et la désillusion face à l’Afrique postcoloniale. En fait, il est tentant de lire cette pensée de Véronica, personnage central d’Heremakhonon, au sujet de son père ironiquement surnommé « le marabout mandingue », comme une parole lancée à Césaire : « c’est avec lui, et lui surtout, que j’ai un compte à régler[40] ». Déclarant avoir « lu Césaire comme tout le monde. Je veux dire tous ceux de notre monde, le tiers monde » (H, 123), la narratrice donne des preuves de cette lecture en citant un vers du Cahier – « Eia pour le Kailcédrat royal ! » (H, 31) – et en utilisant le néologisme césairien « négraille » (H, 25). C’est en Afrique, ce continent « pur », ce « ventre maternel » (H, 55), cette « nuit utérine » (H, 103), que Véronica pense pouvoir renouer avec ses racines. Enseignante dans un pays qui n’est pas nommé et qui pourrait donc être n’importe quel pays africain, elle s’amourache d’Ibrahima Sory, ministre de la Défense et de l’Intérieur, en qui elle croit trouver son « nègre avec aïeux » (l’expression revient à plusieurs reprises, comme un leitmotiv du roman[41]). Elle ne tarde pas à apprendre qu’il est le plus sanguinaire et le plus rétrograde de l’entourage du dictateur Mwalimwana, le « Père » de la nation, ce qui ne l’empêche toutefois pas de continuer de penser que sa relation avec lui – dans laquelle elle n’est pourtant traitée que comme un objet sexuel – sera salutaire : « J’ai la conviction qu’il peut me sauver. Me réconcilier avec moi-même, c’est-à-dire avec ma race » (H, 104). Car Sory est un « authentique » aristocrate africain, pas un de ces « singes » (H, 47, 83, 191) que sont les petits-fils d’esclaves des Antilles. Que les ancêtres de Sory aient tenu « fouet en main [et] pressur[é] les masses pour le profit des Blancs. Et aussi pour le leur » (H, 46), n’ébranle pas outre mesure Véronica qui, sous prétexte de ne pas se mêler de politique, continue de le voir jusqu’à la mort de son étudiant Birame iii et de son collègue et ami Saliou. Au terme du roman, l’espoir porté par le retour en Afrique est anéanti et les aventures de Véronica sur le continent noir se terminent par son départ pour Paris et cette conclusion lapidaire : « J’ai cherché mon salut là où il ne fallait pas. Parmi les assassins » (H, 244).

Cinq ans plus tard, comme si Heremakhonon n’avait pas suffi à épuiser le sentiment de déception et d’amertume face à l’Afrique, Condé publie Une saison à Rihata, dont le titre fait écho à Une saison au Congo de Césaire qui est lui-même un écho à Une saison en enfer de Rimbaud. Dans ce deuxième roman, Marie-Hélène est également attirée par l’Afrique présentée comme un lieu maternel remplaçant l’île morte en même temps que la mère, île perdue devenue « stérile » : « Restait l’Afrique, mère aussi, proche par l’espoir et l’imaginaire[42]. » Mariée à Zek, amoureux fou d’elle depuis qu’il l’a rencontrée à Paris, elle aime plutôt son frère, Madou, ministre d’un état corrompu et avec qui elle a déjà eu une liaison. Mais Marie-Hélène n’est plus dans la même recherche identitaire que Véronica, comme si elle savait d’avance que la quête serait vaine : elle est une étrangère en terre africaine, voire une « Blanche[43] » pour le père de Zek. Dans Les belles ténébreuses, Condé aborde aussi la condescendance, voire le mépris des parents africains d’Aminata envers Kassem, un déraciné, un « café au lait, descendant d’esclaves », citant au passage Césaire qui a fait d’une « piètre origine un remarquable poème » : « Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents chameaux… Si Aimé Césaire a du génie, croyez-moi, la réalité ne possède aucun panache[44] ! » L’unité et la solidarité du monde noir véhiculées dans les discours de la négritude ne sont, de toute évidence, qu’un leurre, de même que le « retour aux sources ». Dès lors, il n’est pas étonnant de lire, dans Histoire de la femme cannibale, dont l’action se situe en Afrique du Sud, que le continent qui symbolisait la « nuit utérine », le « ventre maternel » dans Heremakhonon, se présente désormais sous les traits d’« une marâtre[45] ».

Le « nègre » (n’)existe (pas)

La lecture de Heremakhonon, d’Une saison à Rihata et des articles publiés dans les années 1970 donne l’impression que la critique de Césaire et du mouvement de la négritude est sans équivoque. Pourtant, Condé fait paraître en 1978 un livre consacré au Cahier d’un retour au pays natal dont le ton est nettement plus modéré, bien qu’il reprenne plusieurs idées déjà exprimées. Cela s’explique bien sûr par les exigences d’une maison d’édition à vocation pédagogique, puisque le petit ouvrage est paru dans la collection « Profil d’une oeuvre » chez Hatier. Malgré les questions que soulève la négritude de Césaire, difficile, en effet, de durement critiquer une oeuvre qui est présentée comme la « référence essentielle pour les écrivains négro-africains francophones », en plus d’être « sans contredit le fondement d’une littérature antillaise authentique[46] ». Par-delà les contraintes éditoriales, ce livre semble être l’occasion pour Condé de nuancer ses propos et de parler de « l’héritier de Césaire[47] », Frantz Fanon, présent dans ses deux premiers romans par des références intertextuelles, mais absent de ses premiers articles critiques, même si c’est à lui qu’elle emprunte les deux aspects critiqués au sujet de la négritude, à savoir le regard tourné vers le passé au détriment du présent et l’identité noire comme un tout. La négritude y est toujours dénoncée, néanmoins, Condé apporte une nuance importante :

Pour une nouvelle génération d’Antillais et d’Africains, il aurait fallu dès le départ refuser ce mot [« nègre »] qui ne recouvre qu’un stéréotype vide de sens et affirmer la personnalité des différents groupes noirs. Le nègre n’existant pas en quelque sorte, en parler c’est, quoi qu’on fasse, demeurer dans le champ de l’Occident et de ses valeurs[48]

Ainsi, Condé soutient dans ses premiers articles que le « nègre » n’existe pas, mais elle dit ici qu’il n’existe pas en quelque sorte. Puisque le « nègre » est une invention de l’Europe, il est problématique de remettre en question son existence sans nier la réalité coloniale : celle-ci ayant fabriqué le « nègre », ce dernier existe forcément en contexte de colonisation.

Après avoir nié qu’il y avait refus chez Césaire, Condé n’est donc plus aussi catégorique. Certes, elle précise qu’« on ne construit pas avec des refus[49] », mais elle n’en suggère pas moins que le Cahier est « le poème du refus de l’assimilation culturelle, de la dénonciation de la situation coloniale qui la justifie et de la prise de conscience raciale et culturelle[50] ». À propos de l’image « détestable » récupérée par Césaire, elle concède maintenant que c’est une « entreprise [qui] vise à la guérison d’un mal enfoui dans le commencement même[51] ». De plus, alors que dans le premier article, elle commente avec sarcasme l’analyse de Lylian Kesteloot sur le « miracle » qui se produit grâce à « la totale identification » du narrateur du Cahier à son peuple, identification qui lui donne la force de revendiquer sa négritude (« Qu’on me permette de ne pas croire au miracle. Comment la totale identification à un objet de mépris, à un être de démence précoce peut-elle armer pour la libération, pour la lutte[52] ? » demande-t-elle), elle adhère curieusement à la thèse de Kesteloot dans son livre : « C’est bien d’un miracle au sens fort qu’il s’agit, d’une transformation née de la Foi et dont la Raison ne saurait rendre compte. Et le Cahier s’achève sur une prophétie, la promesse de lendemains nouveaux[53]. » De manière inattendue, la descente « gratuite » est devenue un « miracle » et « l’inutilité » s’est changée en « promesse ».

Une telle ambivalence envers Césaire se trouve également chez Fanon, le « deuxième maître » de Condé. Tous les deux témoignent de fait d’un mouvement de révolte contre le concept de négritude et d’une difficulté d’échapper à l’emprise du Père. Publié en 1952, Peau noire, masques blancs se clôt sur l’affirmation selon laquelle « Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc[54]. » Selon Fanon, seule cette prise de conscience peut permettre une réelle désaliénation : celle du Noir surtout, mais aussi celle du Blanc. Fanon souligne, à la suite de Sartre, que la négritude est un passage obligé, un moyen et non une fin en soi[55]. N’empêche, sa conclusion est l’expression d’un souhait davantage que le constat d’une réalité dans la mesure où toute son analyse est consacrée à une aliénation qui repose sur une logique raciale, ce que met en lumière la citation de Césaire en exergue à son introduction : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme[56]. » Pour Césaire comme pour Fanon, ce complexe est le résultat d’un double processus : « économique d’abord ; par intériorisation ou, mieux, épidermisation de cette infériorité, ensuite[57] ». Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que si Fanon fait figure de pionnier avec son analyse du mimétisme colonial, Césaire avait déjà dénoncé cette aliénation dans un article paru en 1935 dans la revue qu’il a co-fondée à Paris, L’étudiant noir :

Un jour, le Nègre s’empara de la cravate du Blanc, se saisit d’un chapeau melon, s’en affubla, et partit en riant… Ce n’était qu’un jeu, mais le Nègre se laissa prendre au jeu ; il s’habitua si bien à la cravate et au chapeau melon qu’il finit par croire qu’il les avait toujours portés : il se moqua de ceux qui n’en portaient point et renia son père qui a nom Esprit-de-Brousse[58]

La pensée de Césaire est donc au coeur de la théorie de Fanon, qui a eu l’occasion de croiser le poète lorsque ce dernier enseignait au Lycée Schoelcher à Fort-de-France, où les notes de ses cours circulaient comme des « documents clandestins[59] ». Chez Fanon comme chez Condé, l’héritage césairien se place ainsi sous le double signe de l’influence et de la contestation.

Dans les dernières pages de Peau noire, masques blancs, Fanon insiste sur les méfaits de la négritude qui regarde constamment vers le passé et qui (sur)valorise l’identité et les valeurs « nègres » : « En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue[60] » ; « Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques[61] ». Bien qu’elles critiquent la négritude, ces phrases ne sont pas sans faire écho à Césaire qui mettait déjà en garde contre la tentation de faire de sa négritude une prison ou un dogme : « ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale[62] », écrit-il dans son Cahier. Dans Les damnés de la terre, Fanon montre d’ailleurs la nécessité de la négritude : « Le concept de négritude par exemple était l’antithèse affective sinon logique de cette insulte que l’homme blanc faisait à l’humanité. Cette négritude ruée contre le mépris du blanc s’est révélée dans certains secteurs seule capable de lever interdictions et malédictions[63]. » Du rejet de la négritude dans son premier essai, l’auteur arrive ici à l’explication de son efficacité. Tout se passe comme si le fils avait envers le père une attitude à la fois de refus et de reconnaissance ; un désir de réfuter une notion essentialiste mêlé à l’impossibilité d’échapper à la question raciale pour dénoncer les inégalités. À la difficulté d’éviter la notion de « race » s’ajoute également la tendance à convoquer une figure dont la portée de l’oeuvre est sans précédent et qui, en ce sens, vient légitimer la thèse de l’auteur[64]. Comme le fait remarquer Jacques Coursil, malgré la volonté de Fanon de surpasser la négritude,

même aujourd’hui, personne ne dispose d’autre moyen d’expression qu’un vocabulaire racialisé. […] [O]n avait fini par admettre que les races humaines étaient des imaginaires, mais il y a pire : la race s’avère être un langage, un système de signes clos, une cage dont on ne peut sortir[65].

Condé aussi, tout en continuant de déclarer que la négritude est une « notion illusoire, dangereuse, à la limite », a dû reconnaître la nécessité du mouvement et contredire sa perspective intransigeante des premiers textes :

Mais j’ai constaté que pour certaines catégories de populations, par exemple des peuples engagés dans un combat de libération, le passage par la Négritude demeurait absolument nécessaire. Un intellectuel peut reprendre à son compte cette phrase qui a eu beaucoup de succès à l’époque : « Le Nègre n’existe pas », mais pour qui vit dans des pays dominés – comme l’Afrique du Sud le fut – il est évident que le Nègre existe[66].

D’un maître l’autre

Alors qu’elle assure avoir lu Césaire « comme tout le monde », Véronica dit des révolutionnaires qui tentent de faire tomber le gouvernement corrompu qu’« [a]u lieu du Coran, ils psalmodient Fanon. Hier ils ont voulu m’entraîner dans une discussion des Damnés que je n’ai pas lus » (H, 58). Son personnage peut bien sûr prétendre ne pas avoir lu Les damnés de la terre, l’auteure, elle, l’a bel et bien lu. Les dérives des indépendances et la trahison du leader une fois au pouvoir analysées par Fanon, notamment dans son troisième chapitre, trouvent effectivement résonance dans plusieurs romans de Condé, surtout dans les deux premiers. Dans La vie sans fards, elle mentionne d’ailleurs au sujet de ce chapitre : « Il me sembla que le chapitre iii, “Mésaventures de la conscience nationale”, avait été écrit à l’intention de la Guinée, quand les auteurs de la révolution en deviennent peu à peu les fossoyeurs[67]. » Quoique fortement influencée par les écrits de Fanon, Condé n’a toutefois pas toujours été tendre envers son « deuxième maître ». Elle rappelle, toujours dans La vie sans fards, sa réaction spontanée de révolte contre Peau noire, masques blancs car, selon elle, Fanon « n’avait rien compris à notre société[68] ». Plusieurs années avant la parution de ce roman autobiographique, elle avait déjà dit en entretien : « Nous [Condé et ses camarades] étions outrés par sa façon de peindre les Antillais. Je devais soumettre [une] réponse au journal Esprit, et je suis allée voir l’éditeur, Jean-Marie Domenach, pour lui dire combien nous, les jeunes Antillais nous nous opposions à Frantz Fanon[69]. » En plus d’une critique de la négritude, Heremakhonon se veut en effet une réponse au « macho[70] » qu’est Fanon, qui a proposé une lecture « misogyne » de Je suis une Martiniquaise (1948) de Mayotte Capécia[71]. Le sexisme de Fanon a déjà suscité nombre de commentaires. Soulignons tout de même une sorte de contradiction : pour certaines critiques[72], le plus grand tort de Fanon est d’accuser, à travers Capécia, toutes les femmes de couleur du complexe de « lactification », du désir de « blanchir » la race dans les rapports sexuels avec des Blancs, tandis que pour Condé, il est coupable d’avoir stigmatisé Mayotte Capécia dès lors que toutes les personnes ayant souffert de l’esclavage ou de la colonisation étaient aliénées : « Mayotte Capécia was simply no exception to the rule[73]. » Luttant contre cette aliénation, Véronica jure qu’elle n’est « pas une Mayotte Capécia » (H, 55), même si elle admet que les jeunes Noirs que sa famille lui présentait lui « faisaient horreur » (H, 55).

Le ton ironique de certains passages de Heremakonon est palpable – « le colonisé est un envieux, c’est Fanon qui l’a dit » (H, 22) –, mais le roman n’en révèle pas moins l’impact de la lecture de Peau noire, masques blancs sur l’auteure. Bien qu’elle affirme ne pas être une Mayotte Capécia, Véronica confie par ailleurs qu’en Guadeloupe, malgré l’éducation « noiriste » de ses parents, elle enviait la peau claire des mulâtres, nourrissant « ce désir secret, et la honte de ce désir » (H, 185). Vingt-sept ans plus tard, dans Histoire de la femme cannibale, Rosélie, mariée à un professeur anglais dont la mort mystérieuse par meurtre, après vingt ans de mariage, révélera qu’il entretenait des liaisons homosexuelles, est perçue par ses amis comme « l’illustration du complexe de lactification à la Mayotte Capécia, si magnifiquement dénoncé par Fanon, encore lui[74] ! ». Dans ce roman, Fanon est convoqué pour mettre en relief un jugement qui, dans la communauté noire, existe toujours. « Encore lui[75] », car Fanon était aussi présent dans Le coeur à rire et à pleurer. Dans l’un des courts récits intitulé « Chemin d’école », qui reprend le titre de l’un des romans de Patrick Chamoiseau[76], Maryse évoque un séjour à Paris alors qu’elle était adolescente et que les Français faisaient sans gêne des commentaires sur sa personne :

– Elle est mignonne, la petite négresse !

Ce n’était pas le mot « négresse » qui me brûlait. En ce temps-là, il était usuel, c’était le ton. Surprise. J’étais une surprise. L’exception d’une race que les Blancs s’obstinaient à croire repoussante et barbare.

CRP, 114

Cette scène renvoie à l’épisode raconté dans Peau noire, masques blancs dans lequel le Noir adulte qu’est Fanon n’est pas « mignon », mais « terrifiant » : « Maman, regarde le nègre, j’ai peur[77] ! » Qu’elle suscite la peur ou la surprise, la peau noire est le rappel que l’Antillais(e) peut bien se prendre pour un(e) Français(e), il ou elle ne peut en être qu’« un mauvais décalque » (CRP, 120). La narratrice l’affirme sans ambages à la fin de ce récit : « J’étais “peau noire, masque blanc” et c’est pour moi que Frantz Fanon allait écrire » (CRP, 120).

L’intérêt du Coeur à rire et à pleurer ne se trouve cependant pas dans les exemples d’obstacles au « devenir français », mais dans la position singulière des parents de Maryse qui se croient plus français que les Français tout en prônant une éducation « noiriste » pour leurs enfants. Selon le frère de la narratrice, leurs parents sont une paire d’aliénés car ils envient les Français, même les serveurs de table qui « de leur propre aveu ne leur arrivaient pas à la cheville » (CRP, 14). Pourtant, Maryse se demande à juste titre si Sandrino a bel et bien raison :

Mes parents étaient-ils des aliénés ? Sûr et certain, ils n’éprouvaient aucun orgueil de leur héritage africain. Ils l’ignoraient. C’est un fait ! Au cours de ces séjours en France, mon père ne prit jamais le chemin de la rue des Écoles où la revue Présence africaine sortait du cerveau d’Alioune Diop. Comme ma mère, il était convaincu que seule la culture occidentale vaut la peine d’exister et il se montrait reconnaissant envers la France qui leur avait permis de l’obtenir. En même temps, ni l’un ni l’autre n’éprouvaient le moindre sentiment d’infériorité à cause de leur couleur. Ils se croyaient les plus brillants, les plus intelligents, la preuve par neuf de l’avancement de leur Race de Grands-Nègres.

CRP, 17-18

Ses parents sont en effet dans l’aliénation, mais ils se distinguent de l’Antillais aliéné incapable « de se penser nègre[78] » de Fanon. Il y a ici l’expression d’une fierté raciale, d’une négritude assumée, voire surpassée : ce n’est pas par complexe que les parents de la narratrice ignorent l’Afrique, simplement cet héritage est un fait qu’ils n’ont plus à revendiquer. Encore une fois, l’ombre des deux pères se profile à travers les personnages, car si c’est pour Maryse que Fanon écrira, Césaire n’est jamais très loin. Leurs théorie et concept sont toutefois complexifiés, la fille se réclamant du legs des maîtres tout en l’interrogeant.

Césaire, laminaire[79]

Avant la formule évocatrice des créolistes au sujet de « l’étouffoir du génie césairien[80] », Condé avait suggéré que « [s]ur le plan littéraire, Césaire a éclipsé tous ceux de sa génération[81] ». Même Fanon, l’un des pères de la théorie postcoloniale rapidement appropriée par les universités américaines à une époque où les noms des créolistes ou même de Glissant étaient inconnus, « n’aurait pas écrit Les damnés de la terre s’il n’y avait pas eu Césaire[82] ». De toute évidence, il n’est pas facile de se défaire du poids de l’Ancêtre, de ce personnage mythique même avant sa mort, comme le met en lumière Chamoiseau dans Texaco : « Sa présence était impressionnante, non pas sa voix qu’il n’élevait pas, ni ses gestes très calmes, mais sa présence : elle comblait les esprits des légendes qui couraient sur lui. C’était papa-Césaire, notre revanche vivante sur les békés et gros-mulâtres[83]. » Même mort, Papa-Césaire a continué d’incarner la « revanche », puisque le poète-député a fait son entrée au Panthéon en 2011 après des obsèques nationales en 2008, devenant une figure non seulement consacrée mais littéralement sacrée.

Dans un texte publié en 2009, donc peu de temps après le décès de Césaire, Condé avoue qu’elle n’est jamais parvenue à complètement se libérer de la négritude, comme en témoigne toute son oeuvre[84]. Elle ajoute que « [c]ette Négritude que j’ai tellement contestée dans le passé m’apparaît à présent comme le dernier grand beau rêve de notre humanité. Rêve généreux de fraternité où la noirceur des peaux nous amarrerait les uns aux autres comme la corde de l’igname[85]. » Certes, ce sont ici les mots d’une écrivaine en deuil. Néanmoins, ils dévoilent l’impossibilité de « se débarrasser » non seulement de l’ancêtre fondateur mais aussi de sa négritude. Déjà en 1986 Condé écrit, dans Moi, Tituba Sorcière, convoquant le héros césairien Rebelle comme Fanon l’avait fait dans Les damnés de la terre : « Le Rebelle disparaît dans un nuage de fumée. Son esprit demeure. Les peurs se dissipent[86]. » En somme, s’il est clair que la littérature antillaise ne « finit[87] » pas avec Césaire, comme l’annonçait Condé en 1978 dans la citation mise en exergue à cet article, il semble tout aussi vrai que filles et fils, fidèles ou rebelles, n’ont pas fini de revenir au père.