Corps de l’article

Introduction

De nombreuses interrogations sont soulevées aujourd’hui dans les pays de l’OCDE autour de l’impact de la régulation du marché du travail et de la protection de l’emploi en tant que barrière à la croissance des entreprises. Ainsi, la régulation excessive du marché du travail a été identifiée comme l’une des principales raisons des performances économiques décevantes de l’Europe continentale au cours des vingt dernières années (Schivardi et Torrini, 2008). Pour Coad (2009), il existe des seuils au-delà desquels les entreprises font face à une augmentation soudaine des coûts de licenciement, qui peuvent les conduire à restreindre volontairement leur croissance. Cet article explore précisément la question de l’impact des seuils, dits sociaux[2], sur l’intention de croissance et les comportements des dirigeants de PME. Il prend appui sur le contexte français, particulièrement riche pour approfondir cette problématique.

Dans le contexte français, les nombreux rapports rendus au gouvernement ont permis de soulever la question du déficit de taille des PME (Retailleau, 2010 ; Gallois, 2012 ; Hayat, 2012). La France comptait effectivement 4 794 entreprises de taille intermédiaire (ETI) uniquement en 2011 (INSEE, 2014), entreprises dont les effectifs sont compris entre 250 salariés et 4 999 salariés, dont le chiffre d’affaires n’excède pas 1,5 milliard d’euros ou dont le total de bilan n’excède pas 2 milliards d’euros selon l’INSEE. Bien que les comparaisons internationales soient délicates, la France ne semble pas être un terreau propice à la croissance des PME, comme peuvent l’être l’Allemagne et la Grande-Bretagne, dont les modèles comptent environ deux fois plus d’entreprises dans la classe 250-5 000 (Retailleau, 2010). Pour expliquer cette pénurie de grandes PME françaises, les organisations patronales évoquent la rigueur des obligations imposées par la législation française, notamment celles relatives au franchissement du seuil des 50 salariés. Ce seuil impose la mise en place d’un comité d’entreprise (CE), composé de représentants élus du personnel et pour lequel un budget correspondant à 0,2 % de la masse salariale brute est versé par l’employeur. Ce seuil impose également la mise en place d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui se préoccupe des questions de santé et de sécurité au travail. Au-delà de ces deux changements institutionnels intervenant dans la PME, 34 obligations législatives supplémentaires sont appliquées à partir de 50 salariés (Attali, 2008). Pour les organisations patronales, les contraintes imposées à ce stade de croissance seraient telles qu’elles seraient susceptibles d’annihiler toute volonté de croissance des dirigeants et d’expliquer ainsi la surabondance du nombre d’entreprises françaises circonscrites autour des 49 salariés. L’impact des seuils sociaux sur les intentions et comportements de croissance des dirigeants n’a, jusqu’à présent, pas constitué un objet de recherche en soi, bien que certains travaux l’aient évoqué à propos des trajectoires d’entreprises en hypercroissance (Chanut-Guieu et Guieu, 2011) et à propos de la constitution des hypogroupes (Debray, 2012).

L’objectif de cet article est de s’emparer de cette problématique. Il s’agit de mener une analyse en profondeur des intentions et comportements des dirigeants de PME face aux seuils des 50 salariés[3]. Dans cette perspective, deux questions de recherche sont posées. La première, exploratoire et descriptive, permet de dresser un portrait des intentions et comportements de dirigeants face aux seuils : quel est l’impact du seuil des 50 salariés sur les intentions de croissance et comportements des dirigeants de PME ? Dans une perspective explicative, les freins et leviers au franchissement du seuil sont analysés ensuite au regard de la question suivante : quels sont les facteurs inhibant et facilitant le franchissement du seuil des 50 salariés ?

Les réponses apportées à ces deux questions permettent d’avancer la notion d’appropriation, entrepreneuriale et managériale, de la croissance par le dirigeant et d’ouvrir ainsi des pistes pour les recherches qui portent sur l’intention, l’engagement et le comportement du dirigeant envers la croissance. Cet article est structuré de la façon suivante. Dans un premier temps, une présentation du contexte permet de relever l’intérêt de la recherche. La deuxième partie de l’article clarifie le cadre théorique et ses concepts clés. Après une description de la méthodologie, l’étude empirique, conduite auprès de 28 dirigeants de PME et ETI, mène à la construction d’une typologie descriptive des intentions et comportements de dirigeants face au seuil des 50 salariés, puis à une analyse des facteurs inhibant et facilitant le franchissement du seuil dans une quatrième partie. La conclusion permet d’entrevoir les apports et les limites de la recherche conduite.

1. Les seuils sociaux, une explication du manque de croissance des PME françaises ?

Dans un premier temps, une présentation synthétique des obligations imposées par le droit du travail aux PME de 50 salariés permet d’appréhender le contexte légal de cette recherche. Ensuite, les arguments présentés par les organisations patronales contre l’existence des seuils sociaux sont mis en perspective avec les contributions des études à caractère économique ayant été menées sur le sujet. Cette démarche permet de mieux comprendre les enjeux de la problématique et de souligner l’intérêt d’une étude empirique portant sur cette question.

1.1. Les obligations imposées aux PME par le droit du travail français

Le droit du travail français impose aux dirigeants de PME des obligations qui sont relatives à l’importance de leurs effectifs, à partir des seuils de 10, 20 et 50 salariés. Une présentation synthétique des principales obligations relatives au passage du seuil des 50 salariés, objet de la recherche, permet de mieux cerner l’ampleur des responsabilités (Encadré 1).

1.2. Une absence de consensus sur l’impact des seuils sociaux

Les organisations patronales considèrent que les seuils sociaux sont l’explication d’un complexe de Peter Pan des dirigeants d’entreprises de 9 et de 49 salariés, qui refusent la croissance face aux obligations légales. C’est une des raisons principales avancées par les organisations patronales pour expliquer le manque d’ETI françaises, le message étant relayé dans de nombreux articles de presse. Pour autant, les conclusions des études à caractère économique tendent à relativiser cet argument. L’opposition aux seuils sociaux n’est pas nouvelle. Déjà Duchéneaut (1995, p. 92) évoquait les controverses, notamment envers le seuil des 50 salariés. Yvon Gattaz, président du Conseil national du patronat français, avait inventé l’expression le « club des 49 » pour faire allusion aux dirigeants qui bridaient volontairement leur croissance. Le discours d’opposition aux seuils est actuellement encore très relayé. Les deux principales organisations patronales françaises, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), comme la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME), ont inscrit la révision, voire la suppression des seuils dans leurs publications (MEDEF, 2014 ; CGPME, 2013). Dans un contexte social fortement marqué par la crise et l’objectif d’une relance de la croissance, la question est devenue cruciale. Les rapports rendus au gouvernement avaient d’abord souligné que les seuils d’effectifs pouvaient être un frein au développement des entreprises (Attali, 2008 ; Gallois, 2012). Le gouvernement français s’est emparé de ces conclusions, annonçant un pacte de responsabilité et de solidarité dont la philosophie repose sur la baisse du coût du travail, la simplification administrative dans les entreprises en échange de plus d’emplois et de dialogue social. Ces mesures font l’objet de discussions qui mènent les organisations patronales à faire campagne pour la suppression des seuils sociaux. Malgré ce consensus praticien contre l’existence des seuils sociaux, de nombreuses questions restent en suspens. Les études des économistes sur l’impact des seuils tendent à relativiser la portée des arguments avancés par les dirigeants. Dans le contexte français, les travaux de Cahuc et Kramarz (2004), de Ceci-Renaud et Chevalier (2010), puis de Gourio et Roy (2014) mènent au constat que les seuils ont un faible impact sur la création d’emplois et la taille des entreprises. Ce même constat est dressé en Italie par Schivardi et Torrini (2008), pays qui est aussi concerné par l’existence de seuils d’effectifs à partir de 15 salariés. D’autres études, telles que celle menée par la fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (IFRAP), s’opposent à leurs conclusions avançant des centaines de milliers d’emplois créés par la croissance des entreprises en l’absence de seuils. Cette posture peut se justifier, tant la répartition des entreprises par effectif présente une chute vertigineuse au 50e salarié, comme le montre la figure 1.

Figure 1

Répartition des entreprises françaises par effectif (Gourio et Roy, 2014)

Répartition des entreprises françaises par effectif (Gourio et Roy, 2014)

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L’absence de consensus autour de l’impact des seuils sociaux sur la croissance des entreprises montre que des études supplémentaires sont nécessaires pour mieux appréhender ce phénomène, notamment pour clarifier la nature des seuils (Ceci-Renaud et Chevalier, 2010). C’est précisément la raison d’être de cette recherche, dont l’objectif est de mieux comprendre l’impact des seuils sociaux sur les intentions et comportements de dirigeants de PME.

2. Cadre théorique 

Pour appréhender la question de l’impact des seuils sociaux sur l’intention de croissance des dirigeants, il est nécessaire dans un premier temps de s’intéresser aux travaux qui ont porté sur la croissance et de mettre l’accent sur le niveau d’analyse de l’entrepreneur, ses représentations et ambitions étant sans nul doute l’origine première de la croissance de l’entreprise. Dans un second temps, il convient de clarifier le concept d’intention de croissance avant d’en identifier ensuite les facteurs déterminants, positifs et négatifs, et d’évoquer brièvement la question du passage de l’intention à l’acte.

2.1. La recherche sur la croissance : vers un recentrage sur l’individu ?

Le dynamisme des recherches sur la croissance a permis d’améliorer sensiblement la compréhension du phénomène, comme en attestent certaines revues de littérature relativement récentes (Coad, 2009 ; McKelvie et Wiklund, 2010 ; Janssen, 2011). La recherche sur la croissance des PME s’est articulée autour de trois courants principaux, les déterminants, les conséquences et le processus de la croissance (McKelvie et Wiklund, 2010).

L’objectif des recherches sur les déterminants de la croissance est de comprendre pourquoi certaines entreprises grandissent plus vite que d’autres. De nombreuses études ont conduit à identifier les principaux leviers individuels, organisationnels et contextuels de la croissance. Les caractéristiques du dirigeant, la disponibilité des ressources, la stratégie, les structures organisationnelles, le contexte économique et industriel sont reconnus comme vecteurs actifs de la croissance (Gilbert, McDougall et Audretsch, 2006 ; Janssen, 2011). La croissance a été également analysée pour ses conséquences. Les chercheurs ont visé la compréhension des enjeux managériaux d’une organisation grandissante. La plupart de ces études sont rassemblées dans le courant des stades de développement, qui repose sur l’identification d’étapes, plus ou moins implicites, jalonnant le parcours des entreprises en croissance (Greiner, 1972 ; Adizes, 1979 ; Phelps, Adams et Bessant, 2007). Ces travaux ont permis de mettre en lumière le rôle de la croissance en tant que facteur d’émergence de problématiques gestionnaires dans l’organisation, en termes de gouvernance, de structuration, de contrôle et de leadership. Malgré leurs limites, notamment leur déterminisme (Levie et Lichtenstein, 2010), ces travaux ont permis par la suite à d’autres auteurs de souligner les efforts de développement organisationnel et de professionnalisation qu’engendrait la croissance (Flamholtz et Randle, 2012). Enfin, le processus de croissance fait également l’objet de travaux, mais beaucoup moins nombreux que pour les autres perspectives (McKelvie et Wiklund, 2010). Ce courant repose sur les nombreuses relectures de l’oeuvre de Penrose (Coad, 2009 ; Davidsson, Steffens et Fitzsimmons, 2009 ; MacPherson et Holt, 2007 ; Lockett, Wiklund, Davidsson et Girma, 2011). Il s’agit de se focaliser sur les capacités dynamiques de la croissance et de mieux appréhender l’accessibilité et la configuration des ressources des firmes qui atteignent la croissance.

En dépit du dynamisme des recherches sur la croissance des entreprises, les résultats semblent mitigés (Coad, 2009 ; Sheperd et Wiklund, 2009). Les recherches antérieures ont insuffisamment pris en compte la complexité et l’hétérogénéité de la croissance. La croissance de l’entreprise a été trop souvent assimilée à la croissance biologique, omettant la capacité d’adaptation des organisations (Levie et Lichtenstein, 2010). D’autre part, la croissance interne a été spontanément assumée dans la majorité des études, omettant les autres modes de croissance (McKelvie et Wiklund, 2010). Enfin, le caractère multidimensionnel de la croissance, notamment concernant les indicateurs de sa mesure (chiffre d’affaires, effectif, actif, capitaux propres), porte à confusion, tant les études ne clarifient pas et ne généralisent pas les outils de mesure retenus (Sheperd et Wiklund, 2009 ; Coad, 2009).

Au-delà de ces limites admises dans la plupart des agendas de recherche énoncés plus haut, il semble qu’un pan entier du phénomène de croissance n’ait pas été approfondi. Les recherches sur la croissance se sont concentrées sur les entreprises à forte croissance, les très bons élèves, l’exception (Gilbert et al., 2006 ; McKelvie et Wiklund, 2010). Or, la plupart des entreprises naissent et demeurent petites tout au long de leur existence (Birley et Westhead, 1990). Si la capacité à croître peut expliquer la stagnation de taille des PME, de nombreuses études ont mis l’accent sur le manque de désirabilité des entrepreneurs pour expliquer le statu quo (Cliff, 1998 ; Wiklund, Davidsson et Delmar, 2003 ; Gilbert et al., 2006). Un manque de désirabilité qui, par ailleurs, a été relevé quels que soient les particularismes nationaux (Kolvereid, 1992 ; Gimeno et al., 1997 ; Julien et Marchesnay, 1996 ; Chabaud, 2013). Sur ce point, les mécanismes qui conduisent un individu à rechercher, à décider la croissance, demeurent peu connus, la littérature ne permettant pas, à ce jour, de fournir des explications approfondies de comment, pourquoi et sous quelles conditions la décision de croître se prend (Wright et Stigliani, 2012). Plus encore, la façon dont les entrepreneurs pensent et ressentent la croissance n’a pas fait l’objet d’un éclairage précis. Achtenhagen, Naldi et Melin (2010) ont ainsi montré à quel point les entrepreneurs ne partageaient pas les représentations collectives de la croissance. Les entrepreneurs tendent à s’opposer à l’assimilation croissance/création d’emplois voulue par les décideurs politiques, privilégiant souvent le développement interne et la valorisation et évitant la croissance de taille de l’entreprise. Pour approfondir la connaissance des représentations et ambitions des dirigeants à l’égard de la croissance, le concept de micro-fondations de la croissance, évoqué par Wright et Stigliani (2012), paraît prometteur. Les auteurs insistent sur la nécessité d’améliorer la connaissance des mécanismes générateurs de la décision de croître. Ils suggèrent des questions de recherche futures telles que « Pourquoi certains entrepreneurs sont plus motivés que d’autres pour faire croître leur entreprise ? », « Comment les croyances et perceptions sur la croissance se forment ? », « Comment les entrepreneurs font sens des informations extraites d’un environnement incertain et décident quand et comment croître ? ». Alors que la croissance est la première décision entrepreneuriale qu’un individu ou qu’un groupe d’individus doivent prendre (Penrose, 2009, p. 30), ces questions semblent d’autant plus importantes à traiter qu’elles nous éclairent sur la genèse de la croissance. Ces différentes pistes de recherches doivent effectivement nous amener à produire de la connaissance autour de l’origine première de la croissance, l’individu. Elles impliquent de s’interroger sur les motivations de l’entrepreneur, son attitude, ses croyances, mais également de tenir compte de l’impact de l’environnement sur sa décision de croître. Cet article s’inscrit dans la continuité de ces travaux.

2.2. Le rôle central de l’intention de croissance

L’intention est un concept central dans le champ de l’entrepreneuriat qui a été largement mobilisé grâce aux modèles de Bird (1988), de Shapero et Sokol (1982) et d’Ajzen (1991) (Fayolle et Liñán, 2014). Ces modèles reposent peu ou prou sur la perception de la désirabilité et de la faisabilité d’une création d’entreprise. L’individu veut créer en fonction de ce qu’il considère souhaitable et faisable, puis passe à l’action. Depuis une trentaine d’années, le concept d’intention entrepreneuriale a évolué avec succès au sein de la discipline entrepreneuriale (Fayolle et Liñán, 2014). Le modèle dominant pour analyser l’intention entrepreneuriale est la théorie des comportements planifiés (Ajzen, 1991). Cette théorie repose sur l’assertion selon laquelle le comportement humain est intentionnel et planifié. L’intention est influencée par trois facteurs, des attitudes par rapport au comportement, la norme sociale perçue, c’est-à-dire la prise en considération des avis de l’entourage sur le comportement et, enfin, le contrôle comportemental perçu, qui réfère à la perception des individus dans leur capacité à réaliser un comportement. Les croyances et représentations des individus tiennent une place essentielle dans la théorie, celles-ci influençant l’attitude, la norme sociale et le contrôle comportemental, les trois construits majeurs qui conditionnent le degré d’intention. Précédemment, l’exploitation des modèles d’intention a été restreinte à la première phase entrepreneuriale, la création d’entreprise (Douglas, 2013). Or, si le concept est pertinent pour approcher la phase de création, il l’est également pour appréhender son développement. La croissance, telle que décrite par Penrose (2009), est effectivement un phénomène endogène, planifié et influencé par les facteurs humains tels que la prise de décision et les motivations. Coad (2009) indique à cet égard que les travaux de Penrose ont amplement contribué à ce que la croissance soit vue comme le résultat de la prise de décision managériale et de la volonté humaine.

Plusieurs études se sont attachées à comprendre l’intention de croissance des entrepreneurs. À cette fin, différents termes ont été employés sur des terrains de recherche distincts, ce qui tend à complexifier la conceptualisation du construit. Les termes aspirations (Kolvereid, 1992 ; Estrin, Korosteleva et Mickiewicz, 2013), intentions (Morrison, Breen et Ali, 2003 ; Dutta et Thornhill, 2008), préférences (Cassar, 2007), volonté (Davidsson, 1989), ambitions (Gundry et Welsch, 2001), ont été employés successivement et de manière interchangeable dans les études auprès de populations différentes. Certaines recherches portent effectivement sur les intentions de croissance des futurs entrepreneurs et entrepreneurs naissants (Cassar, 2006 ; 2007 ; Davis et Shaver, 2012). Elles ont donné lieu au courant de l’entrepreneuriat ambitieux (Stam, Suddle, Hessels et Van Stel, 2009 ; 2011 ; Hermans, Vanderstraeten, Dejardin, Ramdani et Van Witteloostuijn, 2013). D’autres études portent sur les intentions de croissance des entrepreneurs actuels (Davidsson, 1989 ; Morrison et al., 2003 ; Dutta et Thornhill, 2008).

Dans la plupart des cas, les deux types d’études ont visé à identifier les déterminants de l’intention de croissance et son incidence sur la croissance économique. Que ce soient pour les entrepreneurs naissants (Stam et al., 2009 ; 2011), ou les entrepreneurs actuels (Kolvereid et Bullväg, 1996), la relation entre intention de croissance et croissance effective a été établie (Wiklund et al., 2003). Au-delà de la multiplicité des termes et des terrains, le caractère multidimensionnel de la croissance s’impose également pour l’intention de croissance, ce qui complexifie également les comparaisons entre les travaux. Gundry et Welsch (2001) évaluent l’intention de croissance sur la base d’une variation des ventes. Kolvereid (1992) évalue plutôt l’intention de croissance sur la base de l’intention de recrutement. Davis et Shaver (2012) évaluent l’intention de croissance en fonction de la taille de l’entreprise envisagée. Face à cette multiplicité de termes et d’approches, il convient de clarifier les définitions retenues dans cet article. Nous retenons l’intention de croissance comme terme pour évoquer, à la suite de Dutta et Thornhill (2008, p. 308) « les buts et ambitions que l’entrepreneur assigne à la trajectoire de croissance de son entreprise ». Bien que Douglas (2013) évoque le terme « aspiration » de croissance à propos des entrepreneurs actuels et le terme d’« intention » de croissance à propos des futurs entrepreneurs, nous considérons que le terme « aspiration » englobe intrinsèquement une idéalité qui correspond précisément plus à la population qui en est au stade du projet, alors que le terme « intention » réfère plus directement à la fixation d’un but, ce qui est propre aux acteurs qui sont déjà dans l’action. Concernant la croissance de l’entreprise, la croissance est entendue dans cet article au sens de Penrose (1955), en termes de processus d’expansion qui mène à une augmentation de la taille de l’entreprise. Ces définitions correspondent aux enjeux sociétaux actuels de développement des PME, enjeux pour lesquels la question des seuils sociaux a été soulevée dans le contexte économique et politique français.

2.3. Déterminants de l’intention de croissance et passage à l’acte

Pour appréhender le concept d’intention de croissance, deux questions méritent d’être approfondies, une en amont de l’intention, quels sont ses déterminants ? L’autre en aval de l’intention, comment passer de l’intention à l’acte ? Peu de travaux ont été consacrés pleinement aux déterminants de l’intention de croissance (Dutta et Thornhill, 2008), bien qu’une multitude de travaux se soient intéressés aux profils entrepreneuriaux. L’intention de croître étant une caractéristique essentielle d’un comportement entrepreneurial (Sadler-Smith, Hampson, Chaston et Badger, 2003), la littérature relevant des caractéristiques et typologies entrepreneuriales peut s’appliquer, dans bien des cas, au concept d’intention de croissance. Un parcours exhaustif de cette littérature dépassant les ambitions de cet article, seuls les travaux relevant des déterminants de l’intention de croissance sont retenus ici. Les déterminants de l’intention de croissance s’articulent autour de trois niveaux principaux, qu’il est possible de catégoriser comme suit : l’individu, l’organisation, l’environnement. Cette catégorisation est retenue par Dutta et Thornhill (2008). Le tableau 1 permet d’avoir une vue synthétique des déterminants de l’intention de croissance, de leur niveau d’analyse, de leurs types ainsi que de leurs effets, positifs ou négatifs. Il est construit sur la base de contributions qui ont permis de progresser dans la connaissance des déterminants de l’intention de croissance (Davidsson, 1989 ; Kolvereid, 1992 ; Gundry et Welsch, 2001 ; Morisson et al., 2003 ; Wiklund et al., 2003 ; Baum et Locke, 2004 ; Dutta et Thornhill, 2008 ; Estrin et al., 2013 ; Levie et Autio, 2013).

Tableau 1

Les déterminants de l’intention de croissance

Les déterminants de l’intention de croissance

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À la suite de cette synthèse, plusieurs points méritent d’être approfondis. La plupart des études sur les déterminants de l’intention de croissance ont plutôt été consacrées aux caractéristiques individuelles des entrepreneurs, identifiées dans le tableau 1. Ces travaux ont conduit à répartir globalement les entrepreneurs selon deux catégories, des entrepreneurs orientés vers la croissance et des entrepreneurs orientés vers l’indépendance (Douglas, 2013). Une analogie peut ainsi être établie avec le courant des profils de dirigeants qui conduit à la distinction entre un entrepreneur plutôt opportuniste, qui privilégie le développement de son affaire et la croissance et un entrepreneur plus indépendant, qui cherche à préserver le contrôle de son entreprise et à la pérenniser (Smith, 1967 ; Julien et Marchesnay, 1996).

Plusieurs auteurs invitent aujourd’hui à dépasser cette vision et à se pencher davantage sur l’instabilité et la complexité de l’intention de croissance, tant dans sa formation que dans son évolution (Delmar et Wiklund, 2008 ; St-Pierre et Cadieux, 2011). St-Pierre et Cadieux (2011) ont ainsi montré l’étendue et la diversité des objectifs privilégiés par les dirigeants. Les auteures ont proposé des questions de recherche telles que « quelle est la taille critique en deçà de laquelle on voit des dirigeants plutôt orientés vers la pérennité ? » et invitent à évaluer davantage les effets de la contingence environnementale sur les objectifs des dirigeants. À ce titre, il convient de souligner que la relation entre environnement institutionnel et intention de croissance est un objet de recherche émergent très récent, qui nécessite des investigations complémentaires (Bowen et Declercq, 2008 ; Estrin et al., 2013).

Au-delà de la contingence environnementale, s’interroger sur la complexité de l’intention de croissance implique également de poser la question du lien entre intention et comportement. Selon Fayolle et Liñán (2014), le futur de l’intention entrepreneuriale repose sur le passage de l’intention à l’acte. L’emploi de concepts tels que l’implémentation de l’intention (Gollwitzer, 1999), l’engagement entrepreneurial (Fayolle et al., 2011) peut être effectivement riche de perspectives dans le cadre des recherches sur l’intention de croissance. Comme le soulignent Delmar et Wiklund (2008), nous savons que la motivation du dirigeant affecte la croissance, mais comment ces motivations se transforment-elles en comportements et quels comportements sont plus efficaces que les autres ?

Ces contributions mettent en lumière la nécessité de s’intéresser davantage à la complexité de l’intention de croissance, de mieux comprendre les actions par lesquelles elle se décline et de tenir compte du contexte dans lequel la décision de croître se prend. C’est dans le cadre de cette approche complexe de l’intention de croissance qu’est menée cette recherche. Dans un premier temps, il convient d’identifier l’impact des seuils sociaux sur les intentions et comportements des dirigeants. Dans un second temps, il convient d’analyser les facteurs inhibant et facilitant le franchissement du seuil des 50 salariés, point de passage vers la croissance.

3. Méthodologie

Trois raisons principales sont à l’origine du choix d’une méthode qualitative pour appréhender l’impact des seuils sociaux sur les intentions et comportements des dirigeants de PME. D’une part, il s’agit de répondre aux suggestions de certains auteurs, qui invitent à mobiliser les démarches interprétatives dans le cadre des recherches sur la croissance (Achtenhagen et al., 2010 ; Leitch et al., 2010). D’autre part, les modèles d’intention, notamment la théorie des comportements planifiés (Ajzen, 1991), s’ils sont de standard quantitatif, accordent un rôle essentiel aux croyances dans la construction de l’intention. Dans une perspective transformative, changer une intention et un comportement implique d’abord de changer les croyances (Fishbein et Ajzen, 2010). Enfin, les études quantitatives sur les seuils ne nous renseignent pas précisément sur les intentions et comportements des dirigeants mais permettent plutôt d’appréhender des projections sur la répartition des entreprises. À la suite de Dumez (2013), nous pensons qu’il faut d’abord savoir quels éléments sont présents dans un corps avant de connaitre leurs proportions.

L’étude a été menée auprès de 28 dirigeants de PME et ETI. Trois catégories d’entreprises ont été retenues. Des PME dont l’effectif est inférieur à 50 salariés : 15 dirigeants ont été interrogés. Des moyennes entreprises (ME) dont l’effectif est supérieur à 50 salariés mais inférieur à 250 salariés : 10 dirigeants ont été interrogés. Des ETI dont l’effectif est supérieur à 250 salariés : 3 dirigeants ont été interrogés. Une grande attention a été portée à l’actionnariat des entreprises. Un seul dirigeant n’est pas propriétaire dirigeant. Tous les autres dirigeants sont des créateurs, des descendants d’entreprise familiale ou des repreneurs d’entreprise. Afin de recueillir des points de vue complémentaires, 3 experts dans l’accompagnement des PME ont été également interrogés : un financeur d’innovation au sein d’une chambre de commerce et d’industrie (CCI), un responsable des relations avec les entreprises au sein d’une seconde CCI et enfin, un avocat spécialisé dans les problématiques d’entreprise. L’ensemble de l’étude a été mené dans le Grand Est de la France. Le tableau 2 permet d’avoir une vue synthétique du terrain de recherche.

Tableau 2

Présentation synthétique du matériau empirique collecté

Présentation synthétique du matériau empirique collecté

[4]

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La démarche de collecte des données s’est déroulée comme suit. Les entretiens ont été conduits entre octobre 2013 et fin avril 2014, à une période durant laquelle la question des seuils sociaux n’avait pas l’acuité actuelle dans les médias français. La base de données Factiva, qui rassemble des coupures de presse, fait état de moins de 10 résultats mensuels traitant du sujet sur cette période alors qu’elle présente plus de 350 résultats à partir de juillet 2014. Le guide d’entretien s’articule autour de trois thèmes principaux, chemin de vie, croissance, caractéristiques individuelles. Le chemin de vie consiste à évoquer le parcours de l’entreprise : création, reprise, transmission, grandes étapes. Le parcours de l’entrepreneur consiste à évoquer ses expériences, sa formation et les faits marquants de sa vie d’entrepreneur. La croissance englobe des questions sur la trajectoire passée, présente et future de l’entreprise. Les représentations de la croissance chez l’entrepreneur, les périodes de développement, les moyens de développement sont abordés de même que leur intention de croître, incluant l’accroissement des effectifs. D’autres questions soulèvent les risques et bénéfices de la croissance, les avantages et les inconvénients de la croissance, les freins et les leviers à la croissance. Enfin, des questions projectives sur l’absence de volonté de croissance des entrepreneurs ont été également posées. Les caractéristiques individuelles portent sur des éléments tels que les traits de personnalité, les compétences, les motivations de l’entrepreneur. Ce thème a été retenu compte tenu de l’importance accordée à l’étude des caractéristiques de l’entrepreneur dans sa relation à la croissance.

D’un point de vue général, il ne s’agissait pas de mener une série d’entretiens de façon systématique, mais plutôt d’utiliser les entretiens de façon heuristique à des fins d’accumulation de la connaissance (Thiétart, 2007, p. 242). Ainsi, la volonté de progresser dans notre question de recherche a motivé la rencontre avec un avocat spécialisé dans les questions de la PME pour recueillir un point de vue d’expert. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. L’analyse des données est de type thématique. Elle a été menée selon la méthode du dépouillement des entretiens décrite par Savall et Zardet (2004, p. 337) : des thèmes, des sous-thèmes, des idées clés et des phrases témoins. Cette démarche a permis de procéder par la suite à l’établissement de matrices informateurs/variables (Miles et Huberman, 2003, p. 232) et de construire une typologie descriptive des intentions et comportements adoptés face aux seuils sociaux. Il ne s’agit pas de mener une typologie classificatoire, compte tenu du nombre d’interviewés, mais de définir les concepts constitutifs des cas observés (Dumez, 2013).

4. Résultats

Les entretiens avec les dirigeants et intermédiaires ont permis de mettre en lumière l’impact des seuils sociaux sur les intentions et comportements des dirigeants. Trois types de comportements sont identifiés : le renoncement, le contournement et le franchissement. Le tableau 3 fait apparaître les comportements adoptés et projetés face aux seuils sociaux, la nature des intentions de croissance qui leur sont reliées, les conséquences sur la trajectoire de croissance des entreprises, les modalités de la croissance induites ainsi que les facteurs explicatifs des comportements. À la suite du tableau, ces éléments sont décrits précisément.

Tableau 3

Typologie descriptive des intentions et comportements face aux seuils sociaux

Typologie descriptive des intentions et comportements face aux seuils sociaux

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4.1. Intention de croissance anéantie et statu quo : le comportement de renoncement

Le passage des 50 salariés peut être très concrètement un risque perçu pour le dirigeant qui ne souhaite pas franchir le cap. L’intention de croissance est anéantie et conduit à un comportement de renoncement à la croissance qui engendre le statu quo pour l’entreprise. Deux facteurs explicatifs de renoncement sont identifiés, le renoncement par défaut de sentiment de capacité et le renoncement par confort.

4.1.1. Le renoncement par défaut de sentiment de capacité

Les entrepreneurs ne se sentent parfois pas capables et ne sont pas préparés au franchissement des 50 salariés, ce qui les conduit à refuser la croissance de leur entreprise. L’écart entre capacités artisanales et managériales est soulevé par les entrepreneurs interrogés pour expliquer ce comportement, plus particulièrement à propos des autres entrepreneurs, comme en attestent les verbatim suivants : « […] Le seuil des onze n’est pas violent, à 50, c’est le CE ! Ce n’est pas évident, il faut pouvoir gérer […] » (PME 19).

« […] Dans le milieu du bâtiment, vous avez des entreprises qui ont été gérées par des artisans « plus »… qui un jour se retrouvent dans des situations où ils n’arrivent plus à croître parce qu’ils ne savent pas croître… ce sont des artisans […] ».

PME 9

Le défaut de sentiment de capacité, qui conduit à l’anéantissement de l’intention de croissance, est accentué par ce que l’expert avocat considère comme des mythes entretenus autour de la gestion des ressources humaines, notamment au niveau du droit individuel du salarié. Les dirigeants estiment que les contrats de travail protègent impunément le salarié, quel que soit son comportement. Bien que le degré de protection du salarié soit important en France, celle-ci n’est pas absolue, ce qui a été rappelé par l’expert qui explique, en outre, la plus grande souplesse actuelle du droit du travail. L’opposition aux seuils sociaux qui conduit certains dirigeants à anéantir leur intention de croissance masque en réalité des peurs plus profondes chez les dirigeants, notamment une forte appréhension de la gestion des ressources humaines. L’intention de croissance n’est pas anéantie particulièrement par les obligations imposées par le droit du travail, mais plus globalement par l’anxiété de devoir gérer une organisation complexe, plus structurée, dont la mise en place du comité d’entreprise et l’évolution de la gestion des ressources humaines imposent plus de responsabilités.

4.1.2. Le renoncement par confort

Le renoncement par défaut de sentiment de capacité renvoie à l’influence de la perception de faisabilité du franchissement des 50 salariés sur l’intention de croissance. Une autre forme de renoncement, renvoyant à l’influence de la désirabilité sur l’intention de croissance, est identifiée : le renoncement par confort. Pour certains auteurs, la croissance n’est pas obligatoirement synonyme de réussite (Gilbert et al., 2006 ; McKelvie et Wiklund, 2010). C’est également le cas pour les praticiens rencontrés. Le comportement de renoncement par confort est stimulé par une adéquation entre la vie privée et la vie professionnelle de l’entrepreneur, une mise en perspective de cet équilibre face aux contraintes d’une augmentation d’effectif. Comme le souligne un dirigeant : « […] Quand j’ai commencé, je n’avais rien à perdre… ça m’a coûté un petit peu de sous, beaucoup d’énergie et je développe l’entreprise… à un moment donné… je me suis retrouvé dans une zone de confort, on n’a pas envie d’en sortir […] » (PME 8).

Le stade de confort qui conduit à ne pas franchir le seuil des 50 salariés peut être individuel, mais il peut également être motivé par les équipes de l’entreprise. Les dirigeants et leurs salariés, souvent proches, ont contribué à créer une culture familiale, qui rend l’intégration de nouveaux arrivants, comme la mise en place d’un comité d’entreprise indésirables : « […] une PME comme nous, il n’y a pas de syndicat, tout le monde se parle et ça marche bien. Dès que vous passez ça, vous rentrez des gens de l’extérieur qui veulent vous apprendre ce que vous devez faire […] » (PME 20).

Pour les dirigeants qui renoncent par confort, les effets de seuils semblent une contrainte supplémentaire à gérer alors qu’ils sont parvenus à trouver un équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Les dirigeants font la balance entre l’énergie dépensée et les avantages perçus du franchissement des seuils, ce qui les mène à opter pour le statu quo.

4.2. Intention de croissance convertie et croissance dérivée ou flexibilisée : le comportement de contournement

L’étude de Ceci-Renaud et Chevalier (2010, p. 30), évoquée précédemment, a permis de relever d’hypothétiques comportements de contournement des seuils de la part des dirigeants. Ce comportement a été identifié empiriquement dans notre étude. L’intention de croissance est convertie, c’est-à-dire que l’intention initiale de croissance interne est troquée pour d’autres critères, conduisant à une dérivation ou à une flexibilisation de la trajectoire de croissance. Pour les dirigeants, il s’agit d’éviter l’impact des seuils, mais de continuer à envisager la croissance. Ce comportement peut prendre deux modalités principales, à savoir la mise en place d’une structure juridique permettant de scinder les activités ou le recours à la sous-traitance. Le contournement, toutes choses étant égales par ailleurs, tend à relativiser la gravité du décrochage exposé plus haut dans la figure 1, puisqu’il induit des difficultés à rendre compte statistiquement de la taille réelle des entreprises.

4.2.1. Le contournement par la scission des activités

Le dirigeant scinde les activités de son entreprise et crée des filiales pour échapper aux obligations des seuils, mais maintient un fort degré d’intention de croissance. Ce comportement est reconnu par l’ensemble des dirigeants interrogés. Des dirigeants ayant scindé leurs activités expliquent l’intérêt de leur démarche : « […] Par rapport aux effets de seuil ; j’ai scindé la structure en trois organisations pour éviter de dépasser les 49 personnes… c’est une économie de 50 K€ pour moi […] » (PME 9).

« […] On va s’emm… quotidiennement à respecter certaines lois liées à ça… Nous on est largement à plus de 50. Il y a une première boîte de pose. Une seconde où ils sont un peu plus de 10 et une troisième boîte… où ils sont cinq ou six […] ».

PME 21

Cette pratique est courante et un dirigeant rappelle qu’il y a des consultants qui sont là pour créer des schémas de groupe visant l’optimisation par le contournement des seuils. Dans ces cas précis, les principaux stimuli sont liés aux gains financiers et à la facilité juridique et managériale due au non-franchissement des seuils. Les dirigeants souhaitent éviter les coûts, tant en termes de finances, que d’énergie, de la mise en place des obligations. D’autres entrepreneurs identifient la volonté de préserver le culte du secret et le manque de transparence comme principal stimulus à la scission des activités : « […] Franchir les seuils, c’est parce que vous êtes propre déjà ! Si vous ne dites rien à votre propre entreprise… c’est sûr, le comité d’entreprise, c’est un défouloir… […] » (PME 2).

4.2.2. Le contournement par la sous-traitance

Une autre forme de contournement des seuils consiste en la substitution des salariés par le recours à la sous-traitance, notamment celle des auto-entrepreneurs. Ce comportement, motivé par une intention de croissance du chiffre d’affaires persistante, conduit à une flexibilisation de la trajectoire de croissance de l’entreprise. Les entreprises ont connu une croissance continue et, aux alentours du seuil, leurs dirigeants se focalisent sur une croissance du chiffre d’affaires. L’externalisation des ressources humaines permet de ne pas franchir les seuils et de maintenir de la flexibilité et de la souplesse en cas de décroissance : « […] À l’époque on était 37 déclarés avec une vingtaine de sous-traitants, aujourd’hui on est 85 et ça me coûte moins cher… il n’y a pas de papelards à faire […] » (PME 6).

Le second comportement face aux seuils consiste à les contourner, c’est-à-dire que l’intention de croissance est convertie et que la trajectoire de croissance de l’entreprise est, soit dérivée, soit flexibilisée. Deux types de comportements sont identifiés, la scission des activités, la croissance de l’entreprise devient dans ce cas la croissance des filiales ; et le recours à la sous-traitance, qui concerne la croissance par chiffre d’affaires et non par effectif. Le contournement est stimulé par le potentiel gain financier relatif au non franchissement des seuils, la commodité de ne pas avoir à mettre en place les obligations et la volonté de préserver le secret sur les activités de l’entreprise.

4.3. Intention de croissance persistante et croissance continue : le comportement de franchissement

Le dernier comportement face aux seuils est le franchissement. Le seuil est sans effet sur l’intention de croissance, persistante. Toutefois, une nuance est à apporter : certains dirigeants sont conscients des contraintes liées aux effets de seuil alors que d’autres ne semblent pas s’en soucier, voire être enthousiastes à l’idée de les franchir. Trois cas de franchissement sont donc identifiés : le franchissement inconscient, le franchissement assumé et le franchissement enthousiaste.

4.3.1. Le franchissement inconscient

Le franchissement inconscient consiste à ne pas tenir compte des effets de seuils. Les dirigeants ne semblent pas considérer l’impact des seuils sur la trajectoire de leur entreprise. Ils continuent à vouloir croître sans tenir compte des obligations imposées par le droit du travail. Comme le rappelle un dirigeant : « […] Pour moi, ce n’est pas le critère… ce n’est pas un critère, plus de 50, moins de 50, non… […] » (PME 4).

L’expert avocat souligne à ce titre que, la plupart du temps, lors des opérations de croissance externe, les dirigeants s’aperçoivent au dernier moment de l’obligation de mettre en place les éléments relatifs au franchissement des seuils : « […] On le voit quand il y a des dirigeants qui nous disent j’ai une possibilité de faire du développement externe. Je leur dis, là, tu vas avoir un CE, mais enfin tant pis. Généralement, la scène c’est ça, oui bon bah tant pis […] » (INT 1). Ces considérations permettent de soulever le manque de préparation au franchissement des seuils et de poser la question du lien entre intention et comportement. La prise de conscience tardive des contraintes inhérentes à l’atteinte des seuils est problématique au regard de l’engagement des dirigeants, notamment lorsqu’il s’agit de croissance potentielle liée à la saisie d’opportunités. Face à une opportunité de croissance occasionnelle, il est tout à fait envisageable que le dirigeant d’une entreprise, qui n’est pas dans une situation aussi favorable qu’une entreprise en hypercroissance, puisse se désengager du franchissement des seuils en raison de sa prise de conscience instantanée des obligations induites par le droit du travail.

4.3.2. Le franchissement assumé

Les dirigeants qui assument le franchissement des seuils ne nient pas l’existence de contraintes. Pour autant, leur fort degré d’intention de croissance les fait pencher en faveur du franchissement. Un dirigeant (PME 10) ayant l’expérience antérieure de la gestion des comités d’entreprise souligne que « c’est peut-être une perte de temps » mais qu’il sait faire. Pour d’autres entrepreneurs, la contrainte des seuils se situe moins dans leur caractère chronophage que dans la distorsion concurrentielle qu’ils entrainent : « […] Soit, vous êtes propres, et nets, vous pouvez grandir en regardant les gens en face de vous et vous pouvez être moteur. Mais, ça a un coût. L’autre jour, le comité d’entreprise m’a demandé d’équiper les voitures en pneus neige… Les autres n’ont pas cette dépense […] » (PME 16).

Les dirigeants qui assument le franchissement des seuils sont conscients des problématiques de structuration, de management et de distorsion concurrentielle que peuvent engendrer les seuils. Toutefois, leur choix est clairement assumé.

4.3.3. Le franchissement enthousiaste

D’autres dirigeants voient dans les seuils une opportunité de structuration de l’entreprise et de motivation des équipes. Leur fort degré d’intention de croissance est conjugué à une forme d’enthousiasme à l’idée de franchir le cap des 50 salariés. Ces dirigeants accordent une grande importance au dialogue social, prenant pour exemple les grandes entreprises : « […] Le mythe c’est que c’est difficile. Moi, je n’ai jamais vu la difficulté par rapport à ça… Une entreprise sans dialogue social, c’est une aberration. Celles qui marchent bien, les belles entreprises, elles ont du dialogue social. Toutes […] » (PME 11).

Trois comportements ont été identifiés face aux seuils sociaux, le renoncement, le contournement et le franchissement. Les seuils sociaux sont un facteur annihilant l’intention de croissance de certains entrepreneurs. Dans d’autres cas, ils sont un facteur de conversion de l’intention de croissance qui mène à une modification des critères et de la trajectoire de croissance de l’entreprise. Enfin, les seuils sociaux peuvent être appréhendés comme des contraintes légères ne freinant pas l’intention de croissance, voire comme des opportunités de structuration de l’entreprise et de motivation des équipes.

4.4. Les facteurs inhibant et facilitant le franchissement du seuil des 50 salariés

Le seuil des 50 salariés est un point de tension sur la trajectoire de l’entreprise, marqueur de la rupture, de l’inflexion ou de la persistance de l’intention de croissance. Au-delà des facteurs explicatifs mentionnés plus haut, il convient d’analyser plus en profondeur les mécanismes générateurs des intentions et des comportements face aux seuils. Une analyse des facteurs inhibant et facilitant le franchissement des seuils est donc menée. Les facteurs inhibant concernent les comportements de renoncement et de contournement. Les facteurs facilitant concernent le comportement de franchissement. Nous décrivons ces mécanismes et les rapprochons de considérations théoriques.

4.4.1. Les facteurs inhibant le franchissement du seuil

Trois facteurs inhibant le franchissement du seuil méritent d’être approfondis : le refus de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines, le seuil en tant que symptôme des tensions de structuration interne de l’entreprise et l’influence de la norme sociale.

Le refus de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines

L’un des principaux facteurs inhibant le franchissement des seuils est le refus de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines. Les dirigeants renonçant et contournant ne dépassent pas le stade d’une gestion informelle des ressources humaines à une gestion plus formelle. L’esprit de famille est cultivé au point que les ressources humaines externes, comme la représentation syndicale, sont vues comme des éléments perturbateurs de la culture d’entreprise. Pour les dirigeants, il y a une confusion entre l’existence d’un dialogue de confiance implicite avec les équipes et l’existence d’un dialogue social explicite : « […] Ce n’est pas un problème. Personne ne veut se syndiquer. On n’a pas de délégués du personnel. On est ouvert sur la discussion, mais on n’a pas besoin de ça pour pouvoir échanger entre nous. Entre direction et salariés […] » (PME 21).

Un éclairage théorique peut être avancé pour expliquer l’angoisse et le refus de l’institutionnalisation des ressources humaines. Le seuil des 50 salariés présente la première étape d’intégration de deux structures, le CE et le CHSCT, non créées directement par un acte volontaire du chef d’entreprise. De fait, le seuil des 50 salariés représente un point de rupture soudain dans la relation symbiotique qu’entretient l’individu dirigeant avec l’organisation. Dans le cadre de la PME, l’entreprise est effectivement souvent conçue comme une prolongation de la personnalité de l’individu (Gilbert et al., 2006 ; Janssen, 2011). Pour Torrès (2003), cette assimilation entre individu et organisation dans la PME conduit à un effet d’Egotrophie, un grossissement du Moi du dirigeant, celui-ci étant au centre de toutes les décisions dans l’entreprise. Les peurs de perte de contrôle et d’indépendance décrites par de nombreux auteurs en tant que facteur inhibant l’intention de croissance (Kolvereid, 1992 ; Wiklund et al., 2003) semblent ainsi s’accentuer au contact de la dilution de l’Egotrophie du dirigeant induite par l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines. En ce sens, le refus de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines pourrait s’apparenter à un mécanisme de défense freudien, qui conduit au refoulement des seuils. Pour faire écho aux travaux de Torrès qui évoque la petitesse des entreprises et le grossissement des effets de proximité, l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines revient, pour certains dirigeants, à appréhender brusquement des effets d’éloignement contingents à la croissance de l’entreprise. Ces effets marquent une rupture avec les pratiques proximales dominantes jusqu’à 49 salariés et tendent certainement à une réduction de l’ego-centralisation de la PME, refusée par les dirigeants.

Le seuil, symptôme des tensions de structuration interne de l’entreprise ?

Le second facteur inhibant le franchissement des seuils est le devoir de structuration de l’entreprise. Les dirigeants considèrent qu’ils manquent de moyens pour structurer leurs entreprises face au franchissement des seuils, qu’ils n’ont pas accès à des compétences essentielles pour franchir le cap. La plupart du temps, les dirigeants évoquent le fait de devoir franchir très largement et plus surement le cap, d’effectuer immédiatement la transition à 60 ou 70 salariés, compte tenu de l’effet de cliquet que peuvent produire les seuils et de leur caractère relativement irréversible. Ces considérations sont compréhensibles, mais, bien souvent, elles masquent en réalité une assimilation erronée de la complexité inhérente aux seuils sociaux et de la complexité inhérente au management d’une entreprise grandissante. La présence de biais interprétatifs dans la distinction entre obligations légales et impératifs managériaux mène à se poser la question de l’existence d’une confusion dans l’esprit de l’entrepreneur. Le seuil devient un point de cristallisation de toutes les tensions de structuration. Le témoignage d’un dirigeant s’exprimant à propos de son passage des seuils sociaux montre bien l’interprétation structurelle et managériale qu’il fait des obligations légales : « […] Dans mon monde à moi, je suis mal placé. Il me manque la structure… Du coup, quand vous grandissez, ça permet d’être moins vulnérables au départ des gens. Quand vous avez deux chargés d’affaires… il y en a un qui part, vous en perdez la moitié […] » (PME 23).

Ce témoignage montre clairement l’effet de grossissement de l’importance des êtres décrit par Torrès (2003) mais ne relève en aucun cas d’un effet induit par les obligations légales. Les seuils sociaux semblent plus être ressentis comme un point de cristallisation de toutes les tensions de structuration interne de l’entreprise, des crises décrites dans le courant des stades de développement (Greiner, 1972 ; Churchill et Lewis, 1983), que pour ce qu’ils sont : des obligations, certes nombreuses, mais relatives à la législation et à la réglementation et non au management.

L’influence de la norme sociale

Le troisième élément identifié qu’il convient de relever en tant que facteur inhibant le franchissement des seuils est l’influence de la norme sociale. Pour Ajzen (1991), la norme sociale perçue est la pression sociale qui pèse sur l’individu quant à l’adoption ou non d’un comportement futur. Cette pression est incarnée par les avis de l’entourage, des pairs, des amis… qui conduisent à encourager ou à décourager les individus dans l’intention et l’adoption d’un comportement. Dans les cas observés, il est intéressant de noter que les pairs et certains experts participent à l’anéantissement ou à la conversion de l’intention de croissance face aux seuils sociaux. Les dirigeants échangent autour de l’impact des seuils et s’encouragent mutuellement à la non-croissance : « […] Ça court entre nous, il y a des discussions autour de ça, si tu es passé à 51, tu es nul. Envole-toi à 90 ou 100 ou repasse en dessous mais ne reste pas là… tu as plus d’ennuis… il faut organiser les élections, tu as plus de juridique, tu as plus de contraintes […] » (PME 23).

Au-delà de cet encouragement informel à la non-croissance, il semble qu’un encouragement plus formel d’experts puisse exister, notamment pour les comportements de contournement : « […] Il y a des bureaux qui existent, des bureaux de conseil… qui sont là pour créer des schémas de groupes différents pour optimiser. Une entreprise il faut l’optimiser… Autant pour la partie fiscale que pour les taxes qui émanent des seuils […] » (PME 17).

Ces considérations renvoient à la notion d’accompagnement. L’accompagnement entrepreneurial est vu, la plupart du temps, comme un moyen d’aider les entrepreneurs à développer leur entreprise au contact de structures, mentors, pairs et experts qui mettent en place des outils, des modes d’interactions, des modes relationnels (Messeghem et al., 2013). Un des éléments surprenants de notre enquête est l’existence d’une forme d’accompagnement désentrepreneurial face à la question des seuils sociaux. Les entrepreneurs sont encouragés par les pairs et les experts à renoncer à la croissance, voire à la mise en place de pratiques relevant d’un bricolage excessif (Baker et Nelson, 2005), dont il est possible d’interroger le bien fondé. Car même si le contournement évoqué plus haut montre une intention de croissance persistante, elle n’en est pas moins limitée, comme le souligne un des dirigeants rencontrés : « […] J’échappe à toutes ces règles et au demeurant ça me permet de payer moins cher… Mais après, ça veut dire que vous n’avez pas envie d’aller beaucoup plus loin non plus. Vous n’allez pas chercher à croître beaucoup plus […] » (PME 23).

4.4.2. Les facteurs facilitant le franchissement du seuil

Les facteurs inhibant le franchissement des seuils ayant été analysés, il convient de s’intéresser aux facteurs facilitant le franchissement des seuils. Trois facteurs principaux sont identifiés : la vision, l’anticipation de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines et, enfin, la grandeur de l’ambition.

La vision

Le premier facteur facilitant le franchissement des seuils est sans doute la vision de l’entrepreneur. Les dirigeants qui veulent franchir les seuils ou ont franchi les seuils partagent une même vision d’une croissance continue de taille pour parvenir à la pérennité de l’entreprise. Ces dirigeants se persuadent que la croissance est essentielle à la pérennité de l’entreprise : « […] Pour moi, le premier schéma, moi, la finalité, c’est la pérennité. Ce n’est pas la croissance. La croissance est un moyen. La pérennité pour moi, c’est la conséquence de la croissance […] » (PME 13).

Cette vision conduit à ce que les seuils sociaux soient plutôt appréhendés comme une simple étape managériale à franchir qu’en tant que profonde problématique stratégique, menant à la refonte globale de la nature de l’entreprise et de son dessein. Le temps et l’investissement accordés à la gestion des seuils sont, dans ce cadre, perçus plutôt négativement, comme ce peut être le cas pour les dirigeants qui assument le franchissement des seuils, ou perçus plutôt positivement, comme ce peut être le cas pour les dirigeants enthousiastes. En aucun cas, les seuils ne remettent en cause l’orientation à long terme de l’entreprise, le projet. Les dirigeants franchissant les seuils ont ainsi une vision qui est caractéristique de la pérennité du projet entrepreneurial décrite par Bréchet (1994) et Mignon (2000). Le maintien de la dynamique entrepreneuriale est placé au centre de leurs préoccupations : « […] La croissance, pour moi, c’est une condition nécessaire pour la pérennité de l’entreprise. À partir du moment où il n’y a plus de croissance, l’entreprise va mécaniquement péricliter […] » (PME 8).

L’anticipation de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines

De fait, l’anticipation des pratiques de gestion des ressources humaines tient une place importante dans le franchissement du seuil et permet de servir le projet d’entreprise. Les dirigeants n’attendent pas l’imposition des obligations pour institutionnaliser leurs pratiques. Bien avant l’atteinte du cap des 50 salariés, ils envisagent et mettent en place les capacités internes sur leur trajectoire de croissance : « […] Chez nous, il y a pointeuse, entretiens individuels, intéressement, bilan de compétences, salle de repos… donc cette croissance en termes de personnel ne m’inquiète pas […] » (PME 18).

L’anticipation de l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines est un processus professionnalisant la PME. Flamholtz et Randle (2012) évoquent le fait qu’une entreprise confrontée à la croissance ne doit pas attendre les infrastructures nécessaires, mais les développer en amont sur sa trajectoire. Dans les cas observés, certains dirigeants de PME, bien qu’ils soient encore loin du seuil, mettent en place des systèmes de management qui permettent à l’entreprise d’atteindre le degré de professionnalisation propice à une gestion sereine de 50 salariés et plus.

La grandeur de l’ambition

Le dernier élément facilitant le franchissement des seuils méritant d’être relevé concerne la représentation que se font les dirigeants des finalités de leurs actions. Cette représentation est finalement assez explicative de leur vision. Leur ambition entrepreneuriale dépasse la sphère individuelle et organisationnelle. Le projet de l’entrepreneur est placé à un haut niveau de grandeur, ne limitant pas la croissance de l’entreprise à un processus maximisant, mais s’intégrant dans une dimension plus profonde : « […] J’essaie de faire quelque chose pour les générations suivantes, quand tu arrêtes de faire de la croissance, tu gères, c’est pour toi, tu ne vas pas en faire plus… Dans mes actions, je fais toujours le choix du “going concern[…] » (PME 18).

Comme Wiklund et al. (2003), Bowen et Declercq (2008) suggèrent que les entrepreneurs qui ont un fort degré d’ambition de croissance poursuivent leurs objectifs indépendamment des complexités administratives potentielles. Récemment, Chabaud et Messeghem (2014) ont évoqué le rôle prépondérant de l’ambition des dirigeants dans l’explication des trajectoires de croissance des ETI. Le seuil des 50 salariés peut être vu comme une porte qui ouvre le moment de transition entre la PME et la future ETI. En ce sens, et compte tenu des obligations imposées par la législation, il est révélateur de la grandeur de l’ambition des dirigeants.

Conclusion

Cette étude visait à décrire et à expliquer l’impact des seuils sociaux sur les intentions et comportements de croissance des dirigeants de PME. L’analyse conduite permet de décrire de façon détaillée les réactions des dirigeants face aux seuils sociaux, tout comme elle met en lumière certains facteurs inhibant et facilitant le franchissement des seuils, caractéristique de la croissance continue de l’entreprise et point de passage obligatoire de transition de la PME vers l’ETI. D’un point de vue académique, cette recherche permet d’alimenter les réflexions actuelles sur la complexité et la diversité de la manière qu’ont les entrepreneurs de penser la croissance (Achtenhagen et al., 2010 ; St-Pierre et Cadieux, 2011 ; Wright et Stigliani, 2012). Des points de ruptures et d’inflexion de l’intention de croissance sont ainsi identifiés face à un obstacle contextuel, ce qui permet de répondre, en partie, aux questions soulevées par St-Pierre et Cadieux (2011) quant à la nature contingente ou universelle des représentations de la croissance chez les dirigeants. Plus encore, ces points de rupture et d’inflexion traduisent la difficulté pour le dirigeant, placé dans un contexte incertain, à vouloir faire coexister les dynamiques entrepreneuriales et managériales nécessaires à la croissance, telles qu’elles peuvent être décrites par Penrose (2009). Le franchissement des seuils sociaux implique ainsi une démarche à deux niveaux pour le dirigeant : une réappropriation entrepreneuriale et une sur-appropriation managériale. Une réappropriation entrepreneuriale de la croissance puisque l’entrepreneur doit s’engager à poursuivre les opportunités qui s’offrent à lui en dépit de nouvelles contraintes environnementales et, peut-être simultanément, du confort acquis. Une sur-appropriation managériale de la croissance, puisque l’entrepreneur doit mettre en place des pratiques de gestion d’un niveau de complexité bien supérieur aux pratiques existantes auparavant pour surmonter les obligations légales. Cette question de l’appropriation de la croissance par le dirigeant nous semble dépasser la seule problématique des seuils sociaux et nous paraît nécessiter des approfondissements, notamment dans le cadre des travaux qui portent sur l’intention, l’engagement et le comportement du dirigeant envers la croissance, peut-être plus particulièrement lors de la transition de la PME à l’ETI. Si la complémentarité et la conciliation des logiques entrepreneuriales et managériales ne sont plus à démontrer pour favoriser la croissance de l’entreprise, la façon dont le dirigeant se les approprie, les accepte, les intègre, voire les transcende, nous paraît offrir des perspectives de recherches futures, notamment dans le cadre de PME qui ont déjà acquis une taille relativement conséquente.

Au plan managérial, cette recherche permet de montrer a priori que l’existence des seuils sociaux peut être légitimement remise en cause puisqu’elle implique des intentions et comportements de dirigeants défavorables à la croissance de leur entreprise. Pour autant, en poursuivant le raisonnement initié autour de la notion d’appropriation de la croissance par le dirigeant, deux réflexions peuvent être conduites. Du point de vue de l’appropriation entrepreneuriale de la croissance, la suppression des seuils sociaux ne peut débloquer, voire susciter, à elle seule, l’engouement et les ambitions des dirigeants pour la croissance. Notre étude montre que les entrepreneurs ambitieux ne s’embarrassent pas et ne se formalisent pas face aux seuils sociaux. Pour ceux qui se bloquent face aux seuils sociaux, rien ne permet de présager de leur soif future de croissance en l’absence de seuils. Le contexte peut ainsi créer les conditions propices à la croissance, mais ces conditions ne peuvent se suffire à elles-mêmes et se départir d’un engagement entrepreneurial fort du dirigeant envers la croissance. Du point de vue de l’appropriation managériale de la croissance par le dirigeant, notre étude montre que la question de la professionnalisation est sous-jacente à la question des seuils sociaux, reflétée notamment par l’assimilation possible entre des obligations légales et des tensions structurelles et managériales. Pour Dekker, Lybaert, Steijvers, Depaire et Mercken (2013), la professionnalisation est un moyen d’apporter des réponses aux exigences de complexité des opérations, de sophistication du management et des systèmes organisationnels sur une trajectoire de croissance. Là encore, la suppression des seuils sociaux ne signifie pas la disparition des tensions structurelles et managériales sur une trajectoire de croissance ni le besoin pour l’entrepreneur d’y faire face par une transcendance de ses responsabilités managériales.

Cette étude n’est pas sans limites. Pour analyser l’impact des seuils sociaux sur les intentions et les comportements des dirigeants de PME, nous avons choisi de nous concentrer sur des entreprises n’ayant pas encore franchi les seuils et d’autres entreprises ayant déjà franchi les seuils. De fait, les intentions sont parfois reconstruites a posteriori dans les discours des dirigeants. Une autre limite tient à l’ensemble des discours portant sur des éléments dont le caractère est très consensuel, tels que le dialogue social. Ces éléments n’ont pas été confrontés à des points de vue différenciés, comme cela peut être envisagé dans le cadre des études de cas. Enfin, la typologie établie est de nature descriptive et non classificatoire. Le choix s’est imposé compte tenu du nombre d’interviewés. Sur la base du travail réalisé, il serait intéressant de non seulement confirmer les résultats, mais d’obtenir une représentation de la quantification des entreprises au regard des comportements identifiés face aux seuils.

Cette enquête qualitative initie, à notre connaissance, une démarche académique s’intéressant à la question concrète et polémique des seuils sociaux sur la trajectoire de croissance des entreprises. Au final, plus que l’encouragement à l’adoption d’une posture pro ou anti seuils sociaux pour faciliter la croissance des PME, les conclusions de cette étude invitent à mener des réflexions sur la notion d’appropriation entrepreneuriale et managériale de la croissance par les dirigeants. Compte tenu de nos résultats qui peuvent légitimer une posture favorable à la suppression des seuils sociaux, nous sommes conscients que ces conclusions ouvrent des débats. Il ne s’agit pas ici de minimiser l’impact d’un contexte de simplification qui peut être favorable au développement des entreprises, mais de le relativiser au regard d’une perspective entrepreneuriale et gestionnaire. La constitution d’un tissu de moyennes entreprises et d’ETI ne peut relever exclusivement d’une vision déterministe de la croissance par l’environnement. Pour les décideurs publics et les organismes accompagnant le développement des entreprises, ceci implique de ne pas faire l’impasse sur une approche culturelle et pédagogique, entrepreneuriale et managériale, de la croissance.