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Les membres du programme de recherche Régine (Recherches et études sur le genre et les inégalités dans les normes en Europe) proposent ici leur second ouvrage analysant le droit français à partir d’un cadre théorique féministe. Ce programme joue un rôle de pionnier en France puisqu’il est le premier à revoir le droit français à l’aune d’une grille féministe. Le précédent ouvrage de l’équipe de Régine avait entrepris un débroussaillage en abordant des questions épistémologiques et des méthodes propres à l’analyse féministe du droit[1]. Celui-ci présente une analyse féministe plus en profondeur de plusieurs domaines du droit. Il faut le dire : le travail réalisé est titanesque. À notre avis, l’ouvrage deviendra un classique en théorie féministe du droit en France et dans la Francophonie.

L’ouvrage regroupe 35 auteures et auteurs, autant de textes, organisés autour de cinq thèmes : 1) le corps ; 2) les ressources et les richesses ; 3) la parité et la mixité ; 4) les dignités ; et 5) l’intersectionnalité et discriminations multiples. Ce découpage se révèle intéressant. En effet, les catégories juridiques classiques (droit de la famille et des personnes, droits fondamentaux, droits des obligations), souvent trop étanches, ont fait place à des sujets transversaux qui touchent les femmes et qui permettent de mieux circonscrire les stéréotypes à l’oeuvre. Les textes abordent autant le droit public (droit du travail, droit criminel, libertés fondamentales, droit fiscal, droit de l’immigration) que le droit civil (inscription de la personne au registre de l’état civil, successions, régimes matrimoniaux, responsabilité civile). Ils analysent et les dispositions législatives et la jurisprudence.

Les textes sont écrits par des juristes de formation, professeures ou professeurs, maîtres de conférences en droit et doctorantes ou doctorants en droit. À noter que l’équipe de Régine a fait un effort pour intégrer cette dernière catégorie, et ce, afin d’assurer une relève. Un seul texte est proposé par une femme qui possède une expérience sur le terrain au sein d’organisations non gouvernementales (ONG) qui travaillent pour l’avancement des droits des femmes[2]. Notons que le langage de l’ouvrage est « féminisé » (professeure, présidente, magistrate, cheffe), ce qui constitue un fait rare dans la littérature juridique française. On connaît la position hostile de l’Académie de la langue française à l’égard de la féminisation de la langue.

En France, les juristes, tout comme les militantes féministes, se sont très peu intéressées à l’analyse de genre en droit, bien que d’autres domaines du savoir aient été scrutés à partir de ce cadre dans l’Hexagone[3]. Les féministes françaises n’ont pas utilisé le droit dans leurs revendications, le jugeant trop patriarcal et trop imprévisible. D’autres formes d’actions ont été privilégiées, comme l’action politique et l’intégration des femmes au marché du travail. Les théories féministes anglo-américaines sur le droit (feminist legal theories) ont pourtant utilisé les écrits des féministes françaises. Voilà un joli paradoxe ! Pour sa part, l’équipe de Régine se donne comme objectif de combler ce vide en droit français. Ses membres veulent démontrer que le concept de genre est utile en droit, ce que le monde universitaire anglo-saxon sait déjà. Ultimement, leurs réflexions portent sur l’égalité : comment le droit peut-il (ou non) permettre l’atteinte de l’égalité pour les femmes ?

Bien que les directrices et le directeur se défendent de développer une « théorie du genre », le genre étant pour eux plutôt un concept utile d’analyse, la notion de genre se trouve au coeur de l’ouvrage. Elles définissent le genre, dans une acception plus classique, comme dénonçant la construction sociale de la masculinité et de la féminité (le sexe biologique se distinguant du sexe social), ainsi que les rapports sociaux de sexe. Simone de Beauvoir affirmait qu’on ne naît pas femme, on le devient[4]. Le genre déconstruit la fausse dichotomie entre les sphères privée et publique. Cependant, comme le souligne l’équipe de direction en introduction[5], cette notion soulève des débats et peut renforcer le sexe biologique, alors que ce dernier est lui aussi construit. Dans cette seconde acception, le droit maintient la distinction en classant les personnes en deux sexes. Si le concept de genre remet en question la construction sociale de la masculinité et de la féminité, il interroge aussi la catégorisation de sexe biologique : le genre crée le sexe.

Les directrices et le directeur de l’ouvrage sentent cependant le besoin de justifier le caractère scientifique du projet, certainement pour contrer une hostilité à l’égard, en France, des études féministes en droit qui sont pourtant tout à fait acceptées dans le monde anglo-saxon. Tous les textes cherchent à prouver la pertinence de l’analyse de genre pour mettre en lumière les stéréotypes et les inégalités envers les femmes dans le droit français.

Pour éviter de prêter le flanc à la critique, l’équipe de direction explique clairement la démarche scientifique adoptée pour l’ouvrage. Tous les textes précisent leur démarche scientifique, ce qui assure une unité d’ensemble. On y propose des analyses documentaires des sources du droit (loi, politique étatique, jurisprudence, doctrine), en adoptant le plan traditionnel en deux parties, mais les analyses en question sont toujours passées au filtre du genre[6]. Chaque corpus formé de dispositions législatives ou de décisions jurisprudentielles est examiné à l’aune de trois points de vue.

D’abord en étudiant leur corpus, les chercheuses et chercheurs doivent s’interroger sur le caractère neutre ou sexo-spécifique de la norme juridique : quand et pourquoi le droit prend-il en considération les catégories homme/femme ? Pourquoi, dans certains cas, en fait-il des catégories juridiques et non dans d’autres ? Ensuite, il faut analyser les effets de la norme juridique dans la construction du genre : le droit reproduit-il les stéréotypes de genre ? Parfois, la norme reproduira les stéréotypes, mais répondra aussi à des besoins sociaux. On pense ici à toutes les mesures sociales entourant la maternité. Les femmes doivent-elles être « protégées », comme si elles n’avaient pas d’agentivité, ou plutôt être protégées pour exercer une réelle agentivité ? Enfin, on s’interroge sur l’universalisme de la règle de droit et sa supposée neutralité du droit. Selon l’équipe de direction, « [l]es constats s’accumulent et se confortent, conduisant à jeter un doute sur la capacité de l’universalisme juridique à résoudre les inégalités sociales » (p. 19). En s’imposant une grille d’analyse commune, les juristes de cet ouvrage vont plus loin sur le plan épistémologique que la plupart des textes de doctrine français qui se questionnent peu sur leur cadre d’analyse.

L’influence des écrits féministes nord-américains est grande sur les réflexions[7], ce que l’équipe de direction admet, mais elle veut aussi s’en distinguer afin de produire une analyse novatrice portant sur le droit français. Les 37 études qui utilisent le genre comme cadre d’analyse permettent de révéler les inégalités envers les femmes : comme phénomène social, « le genre produit du droit, comme […] le droit produit du genre » (p. 19).

Compte tenu de l’ampleur de l’ouvrage, nous nous concentrerons sur quelques textes qui ont retenu notre attention.

Le corps en société(s)

Sous l’angle du corps des femmes, les questions d’identité, de capacité reproductive, de harcèlement au travail et de violence sont abordées.

Quatre textes se penchent sur les façons dont le Code civil construit les identités et les hiérarchise. Pour sa part, Marie-Xavière Catto (« La mention du sexe à l’état civil[8] ») se questionne sur la pertinence aujourd’hui de mentionner le sexe au registre de l’état civil. Par le passé, cette mention pouvait être pertinente pour le droit de vote ou le mariage, ce qui n’est plus le cas. Cette mention est source de discrimination en cas d’intersexualité, d’hermaphrodisme ou de transidentité. L’auteure conclut que le droit « fabriqu[e] des identités, assign[e] des rôles et mainti[ent] des hiérarchies » (p. 47).

Amélie Dionisi-Peyrusse et Marc Pichard analysent les règles de la filiation dans leur texte intitulé « Le genre dans le droit de la filiation (à propos du titre VII du livre premier du Code civil)[9] ». Fidèles au cadre d’analyse proposé pour tout l’ouvrage, ils le précisent dès le début : « S’interroger sur le genre dans le droit de la filiation conduit à se demander si les règles de droit qui régissent ce lien distinguent selon le sexe des personnes unies par celui-ci et si elles conduisent à conforter des stéréotypes qui confineraient ou permettraient de confiner les personnes de l’un ou l’autre sexe dans une fonction sociale particulière » (p. 49).

L’analyse des articles du Code civil portant sur la filiation révèle une dissymétrie fondamentale de la paternité et de la maternité. La mère est celle qui accouche (à moins d’adopter). Le père n’est pas nécessairement le géniteur : il peut reconnaître volontairement l’enfant ou encore démontrer une possession d’état. S’il est le mari de celle qui accouche, il est, par le jeu des présomptions, le père légal. Le droit participe à cette dissymétrie qui est aussi sociale. Il y a une primauté de la maternité sur la paternité. Amélie Dionisi-Peyrusse et Marc Pichard concluent :

Or la dissymétrie fondamentale de la paternité et de la maternité peut s’expliquer par les fonctions sociales implicitement différentes attribuées aux pères et aux mères. La mère est nécessairement celle qui a donné naissance à l’enfant. Le lien biologique qui s’est noué pendant la grossesse semble devoir impérativement se traduire au-delà de la grossesse. La maternité renvoie à une essence. Tout au contraire, si les hommes, en tant que pères, peuvent être ou ne pas être les géniteurs et semblent, dans une certaine mesure, interchangeables, c’est que la paternité semble moins liée à une essence qu’à une fonction : entretenir l’enfant.

p. 65

Frédérique Le Doujet-Thomas décortique les nouvelles règles de détermination du nom de famille dans son analyse ayant pour titre « Nom de famille et nom d’usage : le système onomastique a-t-il un genre[10] ? ». Malgré des normes législatives concernant le nom de famille de l’enfant rédigées au neutre dans le Code civil, les stéréotypes persistent. Dans la détermination du nom de famille de l’enfant, à défaut d’une déclaration comme des parents mentionnant le choix du nom de famille de l’enfant, celui-ci ou celle-ci prend le nom de son père si sa filiation est établie simultanément à l’égard de l’un et de l’autre parent : « La loi présume que les parents ont voulu transmettre le nom du père » (p. 70). Malgré la neutralité formelle, le système onomastique a un genre. Cette auteure analyse aussi les règles juridiques portant sur le prénom dans son étude titrée « Les normes relatives au prénom : une perméabilité aux stéréotypes de genre[11] ? ». À ses yeux, la même conclusion s’impose (p. 102) :

Assurément le droit contribue à renforcer une conception genrée de l’identité. Entre les mains des magistrates et magistrats, la conception actuelle de ce qu’est un prénom féminin, un prénom masculin et un prénom neutre est contingente, subjective, parfois arbitraire. Cette conception dépend des représentations culturelles et stéréotypées de celles et ceux qui vont rendre la décision de justice.

Une série de textes abordent la question de la violence faite aux femmes. Comme c’est le cas au Canada, les femmes victimes de violence peinent à se faire entendre par les tribunaux français. L’analyse du genre s’avère tout à fait utile pour démontrer que la neutralité de la loi pénale n’est qu’apparente.

Catherine Le Magueresse, auteure du texte « La (dis-)qualification pénale des “violences sexuelles” commises par des hommes à l’encontre de femmes[12] », est forte d’une expérience de 15 années auprès de femmes victimes de violence sexuelle (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, AVFT). Comme les femmes dans d’autres pays occidentaux, les Françaises victimes de violence sexuelle ne portent pas plainte auprès de la police. Lorsqu’elles le font, le système pénal ne les écoute pas. Le taux d’attrition est très élevé. Maintenant doctorante, l’auteure démontre que la loi et les interprétations judiciaires sont fondées sur « des représentations sociales des relations entre les hommes et les femmes qui ont conduit à une conceptualisation juridique androcentrée des violences sexuelles » (p. 227).

Cette auteure se penche sur la question de la qualification pénale des faits, tant légale que judiciaire. D’abord, la rédaction de l’article 332 du Code pénal (1980) qui définit l’infraction de viol fait en sorte que certains gestes à caractère sexuel ne sont pas qualifiés de viols en l’absence de pénétration. On pense ici à des fellations forcées. La résistance de la victime est aussi exigée. À cause de la rédaction de l’article qui ne reflète pas les réalités des victimes, les tribunaux tendent à réduire l’infraction à une infraction moindre (procédé appelé « disqualification ») : du viol vers le harcèlement sexuel (qui est une infraction pénale). Catherine Le Magueresse conclut : « Une jurisprudence au rabais, atténuant de facto, la gravité des violences sexuelles, se constitue ainsi, qui devient la norme jurisprudentielle en contradiction avec les prescriptions du Code pénal » (p. 234).

Comme l’affirme cette auteure, la disqualification de la loi et des tribunaux « nourrit une conception fausse du crime de viol » (p. 238). Ainsi, seuls les « vrais violeurs » seraient condamnés : le viol avec violence et pénétration, perpétré par un inconnu, auquel la victime a résisté et qu’elle a rapporté immédiatement aux autorités. Catherine Le Magueresse appelle de ses voeux une réforme législative et ne s’étonne pas que peu de femmes victimes de violence sexuelle portent plainte.

En 2012, le Conseil constitutionnel français a abrogé l’article 222-33 du Code pénal[13] portant sur le harcèlement sexuel, en raison de la définition imprécise de l’infraction. Le harcèlement sexuel reste proscrit par le Code du travail. Une nouvelle infraction pénale a été adoptée en 2014. Dans son texte, « Vingt ans de jurisprudence pénale sur le harcèlement sexuel. Réflexions sur le corps et la liberté sexuelle des femmes saisis par le droit pénal[14] », Claire Sass retient une grille d’analyse féministe pour étudier son corpus jurisprudentiel : que dévoilent les décisions portant sur le harcèlement sexuel au sujet des stéréotypes fondés sur une représentation de disponibilité du corps des femmes ? Elle applique les critères suivants : le choix de la qualification juridique retenue, le degré d’exigence pour caractériser les éléments constitutifs de l’infraction, l’exigence du dol spécial, la présentation des faits et des témoignages, l’appréciation du préjudice subi par la victime, la prise en considération des qualités ou de l’attitude de la partie.

La chercheuse explique les limites de son corpus (86 décisions). Elle précise également que de nombreuses victimes ne portent pas plainte. Si elles le font, les plaintes ne sont pas retenues ou encore ne se concluent pas par une condamnation du harceleur. Il est aussi difficile de dire si les conclusions tirées ici peuvent s’appliquer également dans d’autres domaines du contentieux.

Même si l’infraction est neutre dans sa rédaction, Claire Sass conclut de son analyse que les tribunaux relaient des stéréotypes à l’égard des femmes. Ainsi, les juges présentent les faits de façon édulcorée (le « baiser volé » qui n’est pas pris au sérieux par le tribunal) ou réduisent l’infraction d’agression sexuelle en harcèlement sexuel, alors que les faits démontrent une agression sexuelle. Les tribunaux sous-estiment en outre le préjudice subi par la plaignante ou ajoutent aux éléments de l’infraction comme l’attitude de la plaignante (le délai mis à porter plainte, ses vêtements). L’auteure considère que le nouveau texte n’est pas plus clair et qu’il ne règle pas les problèmes d’accessibilité à la justice pour les femmes victimes de harcèlement.

Sur la question de la violence faite aux femmes, Camille Viennot aborde « L’ambivalence du droit pénal à l’égard des “ex” violents. Étude de la circonstance aggravante des violences commises par les anciens conjoints ou concubins[15] ». Elle démontre de quelle façon les débats parlementaires portant sur des cas très hypothétiques peuvent avoir des effets négatifs sur la protection des femmes violentées. En 2006, le Code pénal a criminalisé la violence des ex-conjoints envers leur ex-conjointe en étendant l’application de la circonstance aggravante aux ex-conjoints (art. 132-80 Code pénal). Certains députés s’étaient inquiétés que d’ex-conjoints se verraient appliquer la circonstance aggravante lors de différends, étrangers à leur relation, 10 ou 15 ans après leur séparation (par exemple, il n’y aurait aucun lien entre la violence subie par l’ex-conjointe et sa relation antérieure avec l’agresseur). Pourtant, cette situation ne reflète pas du tout les réalités des femmes violentées. L’inquiétude de certains députés a malgré tout été transposée à l’article 132-80 Code pénal, dont le texte initial a été modifié. Ainsi, l’infraction de l’ex-conjoint doit avoir été commise « en raison des relations ayant existé entre l’auteur des faits et la victime ». La poursuite doit donc démontrer le mobile de l’auteur des gestes, bien que le droit pénal soit indifférent aux mobiles. Pour leur part, les tribunaux ont interprété de façon stricte cet article. Il ne suffit pas de mettre en preuve que l’auteur des gestes et la victime ont été conjoint et conjointe : il faut prouver que les relations passées expliquent le geste de violence. Les autorités de poursuite doivent donc prouver les motivations de l’auteur de la violence. Selon Camille Viennot, le législateur français doit corriger cette situation pour lutter efficacement contre les violences faites aux femmes.

En France comme au Canada, même si l’infraction pénale de racolage est écrite au neutre (« la personne prostituée »), le racolage concerne en très grande majorité des femmes. Céline Fercot, dans son texte intitulé « Prostitution et racolage au prisme de l’égalité de genre[16] », démontre de quelle façon le flou entourant la notion de racolage (attitude passive ou active de la personne prostituée) reproduit et maintient les stéréotypes envers les femmes. Dans les faits, les pratiques policières ciblent les femmes. Au sujet de la neutralité apparente de la norme, elle affirme que « le fait de neutraliser à l’égard du genre les mots de la prostitution dans les textes juridiques équivaut en réalité à occulter le fait qu’elle est en soi, socialement et culturellement, une activité genrée » (p. 283 et 284). Comme le Canada l’a fait dernièrement, la France est en voie de modifier son approche en matière de criminalisation de la prostitution. Bientôt, les clients seront pénalisés. L’objectif de la nouvelle législation est de permettre aux personnes qui le désirent de sortir de la prostitution.

L’intersectionnalité et les discriminations multiples

Le texte de Mathias Möschel, « L’intersectionnalité dans le contentieux de la non-discrimination relatif au domaine de l’emploi en France[17] », soulève la question de l’emprunt d’un concept féministe provenant d’un autre système juridique et d’une autre culture appliqué au droit français. Son étude fait prendre conscience des différences entre systèmes juridiques, mais aussi des ressemblances. La discrimination ne connaît pas de limites territoriales. Elle se cache sous des habits différents.

L’auteur applique le concept d’intersectionnalité (imbrication de multiples formes de discrimination vécues au travail par des Afro-Américaines) élaboré par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw. Il pose la question suivante (p. 702) : « Est-il possible de constater empiriquement et conceptuellement une double discrimination masculine et raciale que subiraient les femmes de couleur, double discrimination qui serait éventuellement renforcée par le droit français de la non-discrimination ? » Il applique alors le modèle crenshawien à un corpus jurisprudentiel portant sur la non-discrimination en droit de l’emploi et concernant des femmes de couleur. En raison de différences fondamentales entre les droits français et américain en matière de discrimination au travail, et aussi du fait que les décisions des tribunaux français ne précisent pas si les femmes victimes de discrimination au travail sont des femmes de couleur, les statistiques ethniques étant interdites en France, le modèle crenshawien est difficilement transposable en droit français. Cependant, la situation française n’est pas pour autant parfaite. Mathias Möschel propose d’explorer la problématique de l’intersectionnalité que vivent les femmes de couleur en France avec une vision « à la française ». Les luttes féministes françaises se sont occupées des revendications des femmes blanches, non musulmanes. Elles ont ignoré les besoins des femmes de couleur, issues de l’immigration ou des femmes croyantes. Le silence de la jurisprudence sur cette question s’explique de plusieurs façons. Les possibles discriminations basées sur le sexe, l’ethnie et la religion se justifient par le principe de laïcité. À vrai dire, peu de décisions portent sur la discrimination en milieu de travail, les questions d’égalité salariale retenant plutôt l’attention des tribunaux. Enfin, un nombre limité de litiges concernent la discrimination raciale. L’auteur explique ainsi cette absence de contentieux : « La “question raciale” fait également écho en France à d’autres événements historiques liés à Vichy et à la déportation des juifs » (p. 713). Pour être entendues, les femmes de couleur victimes de discrimination intersectionnelle au travail devront donc formuler leur demande en termes d’égalité de traitement, en oubliant les discriminations sexuelle et raciale. Le modèle crenshawien s’avère dès lors utile pour dénoncer la discrimination intersectionnelle vécue par les femmes de couleur en France.

Encore sur le thème de l’intersectionnalité inspiré de Kimberlé Crenshaw, dans le texte intitulé « Genre et religion : le genre de la Nouvelle Laïcité », Stéphanie Hennette-Vauchez aborde la « Nouvelle Laïcité », qui soumet aujourd’hui en France les personnes tant publiques que privées à une obligation de neutralité en matière religieuse. La juriste formule l’hypothèse que « la “Nouvelle Laïcité” est inégalitaire non seulement parce qu’elle tend à distinguer l’Islam des autres religions, mais encore parce qu’elle pèse de manière toute particulière sur les femmes musulmanes -ie. d’une manière non comparable à celle dont elle pèse sur les hommes musulmans, ou sur les femmes non musulmanes[18] ». L’auteure analyse trois corpus jurisprudentiel ou législatif : 1) le droit de la nationalité, 2) l’obligation de la neutralité religieuse dans le service public ; et 3) l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public. Elle conclut que l’intensification contemporaine des règles juridiques visant la régulation du fait religieux en France touche plus lourdement les femmes musulmanes.

Conclusion

Les textes réunis ici illustrent la nécessité du concept de genre pour dénoncer les discriminations que vivent les femmes en droit français, terre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789. L’équipe de direction affirme à ce sujet : « La proclamation de droits universels, qui résulte de la tradition républicaine française, et la répétition, au fil des siècles et des textes, de l’égalité entre les femmes et les hommes n’a en effet pas pour autant abouti à la suppression des inégalités qui caractérisent la situation des femmes » (p. 19). Certaines personnes pourraient reprocher le fait que le genre a été pris comme notion fondatrice des analyses, notion remise en question, alors que des chercheurs et des chercheuses revendiquent une indifférenciation des sexes et des genres. Si le genre est construit tout comme le sexe, la discrimination qui en découle est bien réelle pour ceux et celles qui la vivent, d’où la nécessité du genre comme outil d’analyse juridique.

Les auteures et les auteurs réunis dans cet ouvrage ont gagné leur pari : leurs analyses sont innovatrices, influencées par les féministes américaines certes, mais adaptées aux réalités françaises. C’est donc un ouvrage incontournable en recherches féministes francophones. « Comme phénomène social, système de catégorisation, le genre informe le droit, préside à sa production et est, en retour, consolidé par lui ; comme concept et clef d’analyse du social, le genre fait figure d’outil permettant de révéler les inégalités et, partant, de renforcer l’engagement du droit au service de l’égalité » (p. 19). L’équipe de direction remarque aussi que, si le genre et les études féministes ont enrichi l’étude féministe du droit, en retour l’analyse féministe du droit peut assurer le même apport aux autres sciences sociales.

L’ouvrage ouvre ainsi la porte à d’autres analyses féministes en droit. Pensons notamment à des recherches en partenariat avec des groupes de femmes. Nous ne pouvons qu’espérer que les travaux de Régine seront utilisés dans les facultés de droit françaises auprès des futurs avocates et avocats et juges, par les spécialistes de la recherche en droit de même que par les groupes de femmes dans leurs plaidoyers pour améliorer les lois et les politiques.