Corps de l’article

Introduction

Nous explorons dans cet article les liens entre le travail institutionnel des acteurs et les processus de légitimation dans la construction de nouveaux standards de responsabilité des entreprises. Depuis une vingtaine d’années, des standards non techniques (Brunsson, Rasche et Seidl 2012) s’adressant aux entreprises multinationales et visant à réduire leur impact négatif et à améliorer leur comportement social et environnemental ont été créés. Par ces normes volontaires, que nous appellerons standards de responsabilité sociétale des entreprises (standards rse), on essaie de combler un certain vide régulateur causé par les processus de transnationalisation et par le retrait relatif des États de la sphère économique (Strange 1996 ; Brunsson et Jacobsson 2000 ; Sales et Beschorner 2006). La montée des acteurs transnationaux privés dans la gouvernance transnationale (Mattli et Woods 2009 ; Büthe et Mattli 2011 ; Green 2014) se manifeste également dans cette régulation de la conduite des entreprises (Vogel 2006 ; Pattberg 2007).

L’impulsion pour créer un standard rse peut émaner des acteurs publics ou privés. De nombreux standards sont considérés comme multipartites, dans la mesure où différents types d’acteurs participent à leur élaboration et à leur fonctionnement (organisations internationales, gouvernements nationaux, entreprises, ong, syndicats) (Abbott et Snidal 2009). Parmi les standards multipartites les plus connus figurent ceux du Forest Stewardship Council, de la Fair Labor Association, du Global Reporting Initiative (gri), le Pacte mondial (Global Compact) de l’onu et l’iso 26000. En nous situant dans une perspective néo-institutionnelle (Campbell 2004), nous conceptualisons les standards rse et les réseaux d’acteurs concernés en tant qu’éléments institutionnels faisant partie d’un régime rse hybride en émergence.

Si tout acteur transnational peut en principe définir un standard rse, la reconnaissance et l’emploi de ce standard par les destinataires n’ont rien d’automatique. Certaines conditions sont nécessaires pour qu’un standard puisse dépasser le cercle restreint de ses créateurs et se diffuser à une large échelle. En particulier, différents chercheurs ont insisté sur l’importance cruciale de la légitimité pour qu’une norme volontaire soit adoptée et respectée (Hurd 1999 ; Risse 2006 ; Bernstein 2011 ; Helms et Webb 2014). La perception de légitimité apparaît donc comme l’une des conditions nécessaires à la survie d’un standard. Nous soutenons l’idée que certaines de ces conditions doivent être mises en place dès le début d’un processus de normalisation et bien avant le lancement d’un standard. Dès lors, nous posons la question suivante : Comment les initiateurs d’un standard s’y prennent-ils pour construire une norme qui sera non seulement approuvée, mais aussi perçue comme légitime par les entreprises et les acteurs de la société civile présents dans le champ de la rse ?

Pour approfondir notre compréhension des dynamiques de la construction initiale d’un standard et des premiers processus de légitimation, nous mobilisons le concept de « travail institutionnel » (Lawrence et Suddaby, 2006 ; Lawrence, Suddabby et Leca 2009, 2011). Ce concept aide à saisir la façon dont les acteurs créent un nouvel élément institutionnel. Les acteurs individuels peuvent être qualifiés d’entrepreneurs institutionnels dans la mesure où ils jouent un rôle clé dans le processus (Garud et al. 2007). Nous distinguons différentes formes de travail institutionnel entreprises pour faire aboutir un projet de standardisation. Si le rôle du travail institutionnel dans la construction d’une norme a notamment été mis en évidence dans un article de Slager, Gond et Moon (2012), les références à la légitimité restent floues et le lien entre travail institutionnel et légitimation est à notre avis insuffisamment traité. En précisant les différentes formes de légitimité, nous pouvons explorer davantage les liens entre les activités de standardisation et la légitimation et jeter un regard nouveau sur une des dynamiques de la gouvernance globale. Pour réaliser cette analyse, nous présentons une étude de cas comparative en mettant en parallèle deux projets de standardisation : la genèse du Pacte mondial de l’onu, lancé en 2000, et l’élaboration du projet de normalisation de la responsabilité organisationnelle de l’iso, qui a conduit en 2010 à la publication de la norme iso 26000. Le choix de deux cas permet la triangulation des données et l’exploration d’éventuelles différences entre une initiative publique (Pacte mondial ou Global Compact) et une initiative privée (iso 26000).

L’article débute par le cadrage théorique, suivi par la présentation de la méthodologie. Nous exposons ensuite les deux cas de façon distincte, en commençant par une présentation du contexte et des initiateurs. Suivent la chronologie des étapes de l’élaboration du projet et l’analyse des différents types de travail institutionnel présents. L’article se termine par une comparaison montrant les similitudes et les différences entre les projets.

I – Cadrage théorique et méthodologie

A – Le travail institutionnel dans la création d’un standard

L’institutionnalisation d’une norme rse suppose de multiples processus qui se déroulent sur une longue période. Nous proposons que l’institutionnalisation commence au moment où s’exprime l’idée d’un projet de standardisation. Les acteurs présents au moment de l’idée initiale doivent susciter l’intérêt et mobiliser du soutien pour le projet. Ils doivent bâtir un réseau constitué d’organisations et d’acteurs individuels afin de soutenir l’initiative en question. Ils doivent en outre générer de la légitimité pour le projet.

Notre recherche s’inscrit dans une perspective néo-institutionnelle qui met l’accent sur le changement institutionnel et sur les capacités stratégiques des acteurs (Leca 2006). Divers chercheurs ont introduit le concept d’entrepreneur institutionnel pour tenir compte des acteurs dans la création de nouvelles institutions (DiMaggio 1988 ; Garud et al. 2007). Un entrepreneur social est un « acteur social habile » (skilled social actor) (Fligstein 2001) « qui participe activement dans la mise en oeuvre de changements dont il est l’initiateur et qui divergent des institutions existantes » (Battilana, Leca et Boxenbaum 2009 : 72 ; notre traduction). Lawrence et Suddaby constatent que les recherches mettent souvent l’accent sur les caractéristiques et les conditions d’émergence des entrepreneurs institutionnels (2006 : 220). Cet article s’intéresse davantage aux activités des entrepreneurs institutionnels qui peuvent être conceptualisées comme du travail institutionnel. Ce dernier est défini comme « l’action intentionnelle d’individus, de groupes ou d’organisations, destinée à créer, à maintenir ou à défaire des institutions » (Lawrence et Suddaby 2006 : 215 ; notre traduction). Nous nous intéressons ici à la création d’une proto-institution qui est un ensemble de pratiques sociales, de normes et de règles qui sont peu établies et diffusées, mais qui ont le potentiel d’être institutionnalisées (Lawrence, Hardy et Phillips 2002 : 283 ; Zietsma et McKnight 2009). Dans leur article, Slager, Gond et Moon (2012) conceptualisent la standardisation en tant que produit du travail institutionnel et ils distinguent trois formes de travail dans l’institutionnalisation de l’index FTSE4Good. Notre article s’insère dans la continuité de ces travaux en s’intéressant aux formes du travail institutionnel entrepris par les initiateurs de standards rse.

Des rapprochements peuvent par ailleurs être faits avec l’institutionnalisme discursif qui « explique les processus politiques… à la fois par les facteurs idéels-discursifs et par les facteurs institutionnels » (Schmidt et Crespy 2014 : 350). L’objectif poursuivi dans cette perspective est de « démontrer le rôle du discours dans l’élaboration et la légitimation des politiques publiques » (ibid. : 352). Nous montrerons plus loin le rôle crucial de l’action discursive dans la construction des standards.

Aux fins de cette analyse, il est pertinent de distinguer six formes de travail institutionnel que nous regroupons en trois types : la création du standard, la mobilisation du soutien et l’organisation d’un espace d’échanges inclusif (figure 1). Si la création et la mobilisation du soutien sont des activités courantes pour amener un changement institutionnel, le travail d’organisation d’un espace d’échanges est plus spécifique de l’activité de régulation sociopolitique.

Figure 1

Les formes de travail institutionnel dans la création d’un standard rse

Les formes de travail institutionnel dans la création d’un standard rse

-> Voir la liste des figures

Le travail de création est une activité qui consiste à mettre en oeuvre des solutions susceptibles d’atténuer le problème diagnostiqué (Bezes et Le Lidec 2010 : 77). Un nouveau standard est construit par la recombinaison de composantes institutionnelles préexistantes et accessibles aux acteurs (Campbell 2004 : 71). En nous inspirant des travaux de Campbell, nous distinguons deux formes de création. La création discursive (1) consiste à élaborer une vision pour le changement institutionnel (Battilana, Leca et Boxenbaum 2009) par la création de nouvelles associations normatives et cognitives ainsi que par le développement de récits et d’activités de cadrage et de recadrage. La création substantielle (2) comprend l’établissement de nouvelles règles formelles, de systèmes de « monitoring » et de sanctions ainsi que de nouvelles pratiques. L’association du standard à des symboles culturels, à des règles et à des pratiques déjà légitimées permet un transfert de légitimité menant à une reconnaissance facilitée au nouvel élément institutionnel (Tolbert et Zucker 1996).

Un travail de mobilisation de soutien et de construction d’un réseau d’acteurs a pour objectif de constituer une coalition favorable au projet institutionnel (Bezes et Le Lidec 2010 : 86). Ces activités ont lieu à l’intérieur (3) et à l’extérieur (4) de l’organisation productrice de standards. À l’intérieur, les acteurs à l’origine du projet doivent convaincre les personnes influentes qui disposent d’un pouvoir décisionnel de les appuyer. Sans cet appui organisationnel, le projet s’enlisera sans voir le jour. Vers l’extérieur, l’activité consiste à bâtir un réseau d’acteurs individuels et organisationnels influents qui adhèrent au projet. Puisque l’organisation productrice de standards ne possède pas de pouvoir légal ou coercitif, un tel réseau d’appuis est indispensable pour l’institutionnalisation subséquente du standard. Un réseau étendu constitue une ressource sociale qui peut être mobilisée pour faire avancer le projet.

L’objectif du travail d’organisation d’un espace d’échanges inclusif de consultation (5) et de négociation (6) est de réunir des acteurs intéressés par la nouvelle régulation venant de différents horizons pour tenir compte de la pluralité des intérêts et des attentes sociétales. Nous définissons cet espace d’échanges comme un lieu de débat qui permet de « rendre intelligibles l’hétérogénéité des idées existantes autour d’une politique publique et la pluralité des systèmes de représentation et d’action dans lesquels ces idées s’inscrivent » (Fouilleux 2000 : 279). Un tel espace, qui peut prendre la forme d’un forum ou d’un comité plus restreint, sert à la production d’idées ou à la transformation d’idées en instruments (Fouilleux 2000 : 279). La notion de consultation désigne la discussion d’idées et d’attentes autour du projet de standardisation rse. Quant au terme négociation, il correspond à la volonté des acteurs de faire valoir leurs idées, de mettre en avant leurs intérêts et de changer le rapport de force en leur faveur au moment de l’élaboration d’un standard (Helfen et Sydow 2013). Si à travers la consultation les participants n’exercent qu’une influence limitée sur le processus, l’accès à l’espace de négociation leur confère un réel pouvoir de codécision (Fransen et Kolk 2007). Un groupe d’acteurs restreint et homogène a plus de facilité à définir un standard, lequel risque cependant de ne pas être reconnu par d’autres types d’acteurs du champ. Le standard serait alors plus difficile à institutionnaliser. Les initiateurs doivent donc chercher à faire participer des acteurs de différents horizons et favoriser la construction d’un standard qui tient partiellement compte des demandes divergentes. Deux visions principales s’affrontent lors de la standardisation rse, l’une qui défend l’intérêt public et l’autre qui sert l’intérêt des entreprises. Selon Jean-Christophe Graz, les partisans d’une socialisation des normes internationales s’opposent à ceux d’une mondialisation des normes marchandes (2004).

B – La quête de légitimité des créateurs de standards

Pour qu’une régulation volontaire puisse se diffuser et s’institutionnaliser, elle doit être reconnue et perçue comme légitime par les parties concernées (Hurd 1999 ; Bernstein 2011). Par conséquent, les initiateurs ont intérêt à entreprendre un travail de légitimation dès le lancement d’un projet de standardisation.

La légitimité empirique ou perçue est conférée par une audience quand celle-ci estime que « les actions d’une entité sont désirables, bonnes et appropriées par rapport à un système de normes, de valeurs, de croyances et de définitions socialement construit » (Suchman 1995 : 574). Le processus de légitimation peut être divisé en deux composantes : 1) le travail des personnes impliquées pour légitimer le standard et les stratégies de légitimation et 2) l’évaluation et l’attribution de la légitimité par les personnes formant une audience. L’article se concentre sur la première composante, laquelle consiste pour une large part en la construction d’arguments discursifs qui connectent les valeurs partagées dans un champ social à des éléments de régulation (Steffek 2003 : 271). Parmi les différents types de légitimité, la légitimité morale est particulièrement importante dans la création d’un standard. Selon Suchman (1995), elle reflète une perception normative positive se basant sur une évaluation des critères du juste et du bien. L’évaluation peut porter sur l’objet en question et sur les objectifs affichés de la régulation proposée, sur les règles formelles et les procédures, sur les conséquences réelles ou attendues des actions, de même que sur les personnes (577-582). Risse (2006), Beisheim et Dingwerth (2008) ainsi que Helms et Webb (2014) suggèrent que la mise en place des procédures démocratiques et notamment la délibération entre les parties concernées augmentent les chances de reconnaissance d’un standard. Vu l’engouement pour les initiatives multipartites, il semble effectivement que cette approche multipartite se soit institutionnalisée comme une forme de gouvernance transnationale reconnue. La légitimité morale conférée aux personnes se base sur leur expertise, leur charisme ou leur autorité morale. Cela renvoie plus largement à la position sociale de l’acteur dans son champ (Battilana, Leca et Boxenbaum 2009 : 76), une bonne position pouvant faciliter le travail institutionnel.

Un deuxième type est la légitimité pragmatique, liée à la perception de l’utile (Suchman 1995 : 578). Une légitimité pragmatique est conférée si une audience estime que la construction d’une norme rse lui est utile. La participation à l’élaboration d’un standard peut également être perçue comme utile, puisqu’elle peut procurer des avantages, comme la possibilité d’influencer le processus et le résultat du projet, de devenir un expert dans ce type de régulation et d’acquérir un avantage informationnel sur d’autres acteurs.

Si d’autres recherches soulignent également l’importance de la légitimité dans la construction des standards (Tamm Hallström et Boström 2010 ; Slager, Gond et Moon 2012), la distinction entre différents types de légitimité et leur mise en relation avec le travail institutionnel contribuent à obtenir une meilleure compréhension du phénomène (figure 2).

Figure 2

Modèle des relations entre travail institutionnel et légitimité

Modèle des relations entre travail institutionnel et légitimité

-> Voir la liste des figures

Nous croyons que certaines formes de travail institutionnel peuvent favoriser la légitimation du projet de standardisation. Parallèlement, la position sociale des initiateurs ainsi que la position de l’organisation productrice de standards peuvent soit entraver, soit faciliter la construction du projet. En plus, nous estimons avec Helms et Webb (2014 : 299) que la position de l’organisation productrice de standards peut exercer une influence directe sur la perception de la légitimité d’un nouveau standard. Enfin, les caractéristiques du champ (Battilana, Leca et Boxenbaum 2009 : 74-75) et la présence d’une fenêtre d’opportunité (Kingdon 1984) influencent également le travail des initiateurs.

Voici les propositions principales sur les relations entre travail institutionnel et légitimité que nous allons approfondir dans la suite de l’article :

  • Une bonne position initiale des initiateurs individuels facilite la mobilisation du soutien, interne et externe. Cette position dépend de leur expertise reconnue dans le domaine, de leur réseau social et de la position formelle au sein de l’organisme de standardisation (Battilana, Leca et Boxenbaum 2009 : 76-77). Cette position peut évoluer au cours d’une initiative de standardisation.

  • Une bonne position initiale de l’organisme de standardisation facilite la mobilisation du soutien externe. La position dépend de la réputation de l’organisme dans le domaine, de ses ressources matérielles à disposition (Battilana, Leca et Boxenbaum 2009 : 76-77) et d’une sorte de mandat public d’établir un standard. Cette position évolue en général lentement et demeure assez stable durant la phase initiale de création d’un standard.

  • La création discursive doit permettre de légitimer l’objet et les objectifs du standard.

  • L’organisation d’un espace d’échanges inclusif favorise la légitimité procédurale. Un espace de négociation génère plus de légitimité procédurale que ne le fait un espace de consultation.

  • Nous avons vu que les acteurs qui participent à l’élaboration d’un standard peuvent en tirer un certain avantage, ce qui génère de la légitimité pragmatique. Le contenu du standard (création substantielle) peut également être perçu comme étant utile. Helms et Webb (2014 : 301) indiquent trois situations qui auraient un impact positif sur la légitimité pragmatique conférée par les entreprises : 1) le standard est vu comme permettant d’augmenter la performance, 2) une certification est possible et 3) le coût d’adoption du standard est faible. Par ailleurs, nous proposons que la légitimité pragmatique soit avant tout conférée à la phase opérationnelle d’un standard, si les acteurs du champ estiment que les effets du standard leur sont utiles.

C – Choix des cas et méthodologie

Souhaitant comparer un projet de standardisation sous impulsion publique avec un projet de standardisation sous impulsion privée, nous avons choisi d’étudier l’émergence du Pacte mondial (Global Compact – ungc) de l’onu et d’iso 26000. Les deux cas se distinguent notamment par leur notoriété et par leur visée globale. Lancé en 2000 à l’initiative du Bureau du secrétaire général de l’onu, le Pacte mondial compte plus de 8000 entreprises membres. Il s’agit d’une initiative collective qui invite les entreprises à s’engager à progresser sur dix principes dans les domaines des droits humains, des droits du travail, de l’environnement et de l’anticorruption. Sa mission consiste à oeuvrer pour une économie mondiale plus stable et inclusive, qui bénéficierait aux personnes, aux communautés locales et aux marchés[1]. Nous revenons sur les débuts de l’initiative en retraçant le travail des acteurs dans la période allant de l’idée initiale en 1998 jusqu’au début de la phase opérationnelle en 2001. Pour une discussion de la phase opérationnelle du Pacte, nous renvoyons au livre dirigé par Rasche et Kell (2010) avec une vingtaine de contributions sur les accomplissements et les défis de l’ungc, à l’article de Perez-Batres, Miller et Pisani (2011) sur les motivations des membres d’adhérer au Pacte et à l’article de Sethi et Schepers (2014) sur le décalage entre les promesses et les réalisations de l’ungc.

À l’initiative de l’Organisation internationale de normalisation, la création de la norme iso 26000 – Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale s’est amorcée en 2001 et a été négociée entre 2005 et 2010 dans un processus multipartite. Lancée à la fin de 2010, la norme fournit des lignes directrices sur (1) les principes sous-jacents de la responsabilité sociétale, (2) les questions centrales et les domaines d’action relatifs à la responsabilité sociétale et (3) les moyens d’intégrer un comportement socialement responsable dans les stratégies, systèmes, pratiques et processus adoptés par les entreprises (iso 26000 : 2010).

Différents chercheurs ont étudié le processus de négociation du Groupe de travail international sur la responsabilité sociale de l’iso (iso/wg sr). Nous renvoyons aux travaux de Ruwet (2010) sur les parties prenantes, de Schmiedeknecht (2011) sur la gouvernance, de Yaghfouri (2012) sur le leadership relationnel, de Helms, Oliver et Webb (2012) sur la négociation, de Brès et Raufflet (2011) sur le rôle de l’ambiguïté, de Helfrich (2011) sur l’efficacité, de Tamm Hallström (2010) sur l’utilisation des valeurs démocratiques ainsi qu’au livre dirigé par Capron, Quairel-Lanoizélée et Turcotte (2010), iso26000 – Une Norme hors norme ?, avec une douzaine de contributions. Vu ce travail accompli, nous ne réétudions pas cette phase, nous concentrant sur le travail des acteurs dans la période qui va de l’idée initiale en 2001 jusqu’à la décision de l’iso de normaliser la rse et la préparation de la première conférence de l’iso/wsgr en 2005.

Les deux initiatives ayant abouti, l’intérêt de cette comparaison par paires (Tarrow 2010) ne réside pas dans l’explication d’un résultat divergent, mais dans leurs processus différents de développement. Nous employons une méthode de comparaison structurée et ciblée (George et Bennett 2005) pour étudier les formes de travail institutionnel et pour identifier les mécanismes qui permettent de légitimer les deux projets de normalisation. Dans un processus itératif et en nous appuyant sur la littérature sur le rôle des acteurs dans l’innovation institutionnelle, nous avons bâti un cadre conceptuel. Nous avons distingué six formes de travail institutionnel et nous les avons mises en lien avec différents types de légitimité. Notre analyse se construit en deux phases. Dans un premier temps, nous établissons la chronologie des événements et nous repérons les acteurs clés et les formes de travail institutionnel qui ont eu pour effet l’aboutissement des projets de standardisation respectifs. Dans un deuxième temps, nous comparons les deux cas pour repérer les régularités et les spécificités de chacun.

L’étude s’appuie sur une diversité de sources empiriques primaires et secondaires : des données d’entrevues, des documents organisationnels, des documents de personnes actives dans le champ de la rse et des travaux d’autres chercheurs. Pour le Pacte mondial, nous avons pris en compte la période de 1998 à 2001 ; pour l’iso 26000, c’est la période de 2001 à 2005 qui a été considérée. Procédant à un échantillonnage par choix raisonné, nous avons mené des entrevues semi-dirigées avec des acteurs clés, fortement impliqués dans la construction initiale des deux standards. En janvier 2011, nous avons conduit des entrevues dans les bureaux du Global Compact à New York. Durant l’année 2012, nous avons interviewé des personnes qui ont fait partie du groupe sag de l’iso et, en novembre 2012, nous avons mené une entrevue avec un dirigeant de l’iso au siège social de l’organisation. Nous avons par ailleurs participé à la conférence à l’occasion du deuxième anniversaire du lancement d’iso 26000 où nous avons pu parler de façon informelle avec de nombreuses personnes actives dans l’élaboration de la norme. Par manque d’espace, nous devons toutefois renoncer à intégrer des extraits d’entrevues. Les documents d’archives analysés consistent en des résumés de réunions et de conférences, des discours ainsi que des publications organisationnelles officielles, telles que les bulletins, les discours et les résolutions. L’analyse s’appuie également sur des articles des acteurs et chercheurs du champ de la rse.

Dans les deux prochaines sections de l’article, nous présentons les cas et nous nous servons du cadre conceptuel pour analyser les activités entreprises par les acteurs pour mener à terme les deux projets de standardisation.

II – La construction de l’UN Global Compact (ungc)

A – Contexte, idées et positions des initiateurs

Dans les années 1990, l’onu subit des pressions pour réduire son budget, ainsi que pour s’aligner aux politiques néolibérales (Paine 2000). Avec Kofi Annan, les États-Unis réussissent à faire élire un secrétaire général favorable à une réforme des Nations Unies. Dès son arrivée à la tête de l’onu au début de 1997, le secrétaire général travaille pour un rapprochement avec le secteur privé. Un « partenariat » avec la Chambre de commerce internationale (icc), des rencontres avec des multinationales et sa participation répétée au World Economic Forum (wef) ont pour objectif de souligner le changement d’attitude de l’onu envers les marchés et de montrer l’importance de règles pour une économie globalisée (Tesner 2000 : 32). Dans la politique du rapprochement de l’onu avec le secteur privé, la stratégie était de susciter l’adhésion du secteur privé aux valeurs onusiennes en montrant aux multinationales que l’onu contribue à la diminution de leurs coûts de transactions et à un climat favorable pour les investissements dans les pays du Sud (entrevue ungc). Dans la même période, on assiste à une montée des mouvements altermondialistes et certains dirigeants d’entreprises craignent une réaction violente (« backlash ») contre la globalisation ainsi qu’une montée du protectionnisme.

Georg Kell et John Ruggie sont les principaux acteurs de la politique de rapprochement entre l’onu et les entreprises. L’économiste Kell, après avoir travaillé pendant dix ans pour la cnuced, est nommé senior officer au Bureau du secrétaire général en 1997. Dans cette fonction, il est responsable de la promotion de la coopération avec le secteur privé. Dans la ligne de pensée de l’économiste Bhagwati, Kell est convaincu que, pour les pays en développement, le libre-échange représente la meilleure voie pour sortir de la pauvreté (Kell et Ruggie 1999 : 14). Ruggie a été secrétaire général adjoint de l’onu entre 1997 et 2001 et responsable de la planification stratégique et des relations avec le monde des affaires. Également professeur de Relations internationales, il a notamment proposé le concept de libéralisme encastré. Ce régime international est caractérisé par la mise en place de l’État-providence au niveau national et par la création des institutions multilatérales nécessaires pour assurer la stabilité de l’économie internationale (Ruggie 1982). L’effectivité de ce régime s’est cependant érodée à cause d’un libéralisme de laisser-faire. Selon Ruggie, un pacte social global serait alors nécessaire pour « réencastrer » l’économie (1996).

B – Chronologie des événements

À l’été 1998, Kell et Ruggie entament la préparation de l’allocution que Kofi Annan prononcera lors de sa troisième participation au forum économique mondial de Davos en janvier 1999. Ce discours sera à l’origine du Global Compact (ou Pacte mondial), même si personne n’avait l’intention de créer une structure organisationnelle quelconque au moment de sa rédaction (entrevue). Le discours d’Annan trouve une résonance considérable et crée des attentes pour qu’une suite y soit donnée. Kell et Ruggie décident alors de créer un groupe de travail interagence et un site web comme plateforme commune des agences onusiennes concernées (unep, oit, hcdh, pnud) pour expliciter les neuf principes du discours.

Durant l’année 1999, des rencontres sont organisées avec l’icc et des dirigeants d’entreprises intéressées au projet. Il s’en dégage une volonté de bâtir un cadre qui favorise le dialogue entre différents groupes d’acteurs, dont des ong et des syndicats (Kell 2002 : 7), et les participants s’entendent sur l’importance de la diffusion des bonnes pratiques en matière de rse. Les syndicats et les ong sont réfractaires à l’idée, mais quelques-uns se joignent finalement aux rencontres. Une réunion entre les différents représentants débouche sur la volonté de mettre l’accent sur le dialogue, l’apprentissage et les actions communes ainsi que d’organiser un « événement de haut niveau » à l’onu. S’ensuivent des rencontres préparatoires. Pour Kell, cet événement devait marquer le point culminant et final de l’« exercice » Global Compact (entrevue).

Cette conférence convoquée par Annan a lieu en juillet 2000 à New York. Le secrétaire général annonce la mise en place du Bureau du Pacte mondial et les chefs d’entreprises promettent de publier annuellement des exemples de progrès qu’ils ont accomplis dans la mise en pratique des neuf principes. Ce moment marque le début de l’opérationnalisation du Pacte, doté d’une structure administrative et d’un plan d’action. Un premier soutien financier de quelques pays permet l’ouverture du bureau. Différents événements structurants ont lieu dans les 18 mois qui suivent : l’organisation des forums d’apprentissage ; la formation des premiers réseaux nationaux de soutien au Pacte ; le début de la collaboration avec le Global Reporting Initiative (gri) en novembre 2001 ; et l’appui à l’initiative de l’Assemblée générale de l’onu en décembre 2001[2].

C – Création discursive et substantielle

Le Pacte mondial s’inscrit dans deux trames discursives. Premièrement, les initiateurs avaient la volonté de « naturaliser » la relation entre les Nations Unies et le secteur privé. Dans leur livre, Tesner et Kell (2000) souhaitent démontrer que le secteur privé soutenait traditionnellement le multilatéralisme et les Nations Unies. Mais, selon les auteurs, cette « alliance naturelle » a été entravée, par la suite, par les pays communistes et les revendications des pays en développement. Le rapprochement avec le secteur privé est ainsi cadré comme une politique du retour à la normale, un « partenariat rétabli » (Tesner et Kell 2000). Deuxièmement, un travail est entrepris pour démontrer l’utilité des Nations Unies pour les entreprises. Selon ce discours, les Nations Unies aident les entreprises à défendre la globalisation économique, et les entreprises devraient en contrepartie appuyer les valeurs onusiennes : « The rationale of the Compact is also motivated by a great concern of a backlash to globalization. […] the Global Compact urges business leaders to take reasonable steps to secure the emerging values of global civil society in exchange for a commitment on the part of the United Nations to market openness » (Tesner et Kell 2000 : 51).

Ce travail de recadrage cognitif qui légitime l’objet du Pacte mondial est bien visible dans le discours initial prononcé par Annan. Les arguments suivants sont déployés : le système des Nations Unies est bénéfique pour les entreprises, la mondialisation libérale est en péril, l’introduction des clauses sociales et environnementales dans les traités de l’OMC n’est pas une solution, il faut insuffler des valeurs au marché global et donner à la mondialisation un visage humain (Annan 1999 ; Kell 1999). Outre l’aveu du pouvoir des multinationales, le travail de cadrage attribue aux ong un rôle dans la gouvernance mondiale. Les auteurs font la distinction entre les ong « constructives » qu’il faut inclure et les ong trop critiques envers les multinationales (Kell et Ruggie 1999). Cela ouvre la voie à la participation de certaines ong aux rencontres avec les entreprises.

Concernant le travail de création substantielle, les acteurs avancent que l’efficacité de l’approche traditionnelle de régulation par conventions internationales est limitée par les difficultés de mise en oeuvre et par l’absence de volonté des gouvernements nationaux de déléguer de l’autorité afin de réguler les entreprises transnationales (entrevue). L’approche volontaire se fonde sur des valeurs partagées, exprimées à travers les principes auxquels les entreprises doivent adhérer. Les principes trouvent leur source et leur légitimité dans les accords internationaux adoptés par la communauté internationale. Les acteurs civiques peuvent également souscrire aux principes, même s’ils souhaitent une régulation plus contraignante.

D – Mobilisation du soutien

Non seulement le fait que l’initiative provienne du bureau de Kofi Annan permet de faire avancer le projet plus rapidement en court-circuitant les procédures habituelles, mais l’implication du charismatique secrétaire général contribue également à légitimer l’initiative et à mobiliser du soutien. Les initiateurs du Pacte mondial construisent, au moyen de rencontres individuelles et de groupes, un réseau de soutien comptant des dirigeants d’entreprises multinationales, des responsables des agences onusiennes concernées et quelques représentants d’ong. Au début, le wef, le World Business Council for Sustainable Development et l’icc figurent comme intermédiaires entre l’onu et le secteur privé (Paine 2000). Mais l’attitude méfiante de l’icc envers les ong la relègue à l’arrière-plan (Kell 2002 : 9). Les personnes du premier réseau restreint recrutent des chefs d’entreprises faisant partie de leur réseau de connaissances personnelles. Kofi Annan mobilise personnellement quelques PDG (entrevue). Les ong participantes sont généralement très sceptiques à l’égard du projet et veulent se servir de leur participation pour changer la visée de l’initiative. La Confédération des syndicats voit sa participation comme un moyen de diffuser les conventions internationales du travail. La liste des participants lors du lancement du Pacte est un bon indicateur du soutien externe du moment. Y figurent une quarantaine de multinationales majoritairement européennes, cinq associations d’entreprises et neuf organisations de la société civile (Bruno et Karliner 2000 : 14).

En ce qui a trait au soutien interne, il y a, au sein de l’onu, des personnes critiques du rapprochement avec le secteur privé en général et du projet du Pacte mondial en particulier. Notamment, Carol Bellamy, directrice générale de l’unicef, et Peter Utting, coordinateur de recherche de l’unrisd, expriment leur désapprobation publiquement (Bellamy 1999 ; Utting 2000). Cependant, puisque l’initiative bénéficie du soutien du secrétaire général, son avancement n’est pas bloqué. À moyen terme, une initiative onusienne ne peut se consolider sans l’appui des États (entrevue). Bien que ce soutien ne soit pas cherché activement dans un premier temps, les gouvernements allemand, britannique et suisse offrent leur appui au Bureau du secrétaire général. Ces gouvernements travaillent avec succès à l’élargissement de la base de soutien à l’initiative parmi les membres de l’onu. Les pays en développement sont initialement très critiques vis-à-vis de l’initiative, parce qu’elle ne suit pas les procédures intergouvernementales habituelles. Finalement, l’assemblée générale donne son appui à la résolution allemande de valider le projet (entrevue).

Dans les années suivantes, la construction du réseau de soutien se poursuit par un travail de persuasion afin de convaincre d’autres entreprises de devenir membres, à travers l’établissement de réseaux nationaux d’entreprises membres (ungc local networks) et par des partenariats, comme celui avec le Global Reporting Initiative.

E – Organisation d’un espace d’échanges

Le choix des neuf premiers principes du Pacte mondial s’est effectué dans le cercle très restreint des initiateurs. Au cours de rencontres préliminaires avec les entreprises intéressées et au début de la phase opérationnelle, les initiateurs organisent des consultations élargies et souhaitent inclure différents types d’acteurs. Le dialogue entre les participants est mis en avant comme un des éléments clés de l’initiative. Le Pacte mondial essaie d’être à l’écoute des préoccupations du moment. Cela permet notamment d’ajouter le dixième principe sur la lutte contre la corruption (2004) et d’élaborer les Principes pour l’investissement responsable (2006).

En ce qui concerne la prise en compte des demandes émanant des différents types d’acteurs, il existe un conflit entre les représentants des entreprises et certaines ong, des syndicats et la haute-commissaire aux droits de l’homme (Utting 2000 : 7). Les premiers souhaitent une approche non contraignante et sans contrôle, tandis que les derniers veulent des mesures plus contraignantes et une surveillance accrue des entreprises. Pour les raisons évoquées plus haut, les initiateurs étaient plutôt à l’écoute des entreprises. Si les espaces de discussion sont multipartites, les acteurs civiques y sont beaucoup moins nombreux que les représentants des entreprises. La tentative du lancement d’un Citizens Compact en 2000, qui critique le rapprochement entre l’onu et les entreprises, et la formation d’une coalition d’ong (Alliance for a Corporate-Free un), qui lutte contre une prise d’influence des intérêts corporatifs au sein de l’onu sont des exemples indiquant que le Pacte mondial ne parvient pas à intégrer certaines attentes sociétales. Le Pacte est critiqué comme étant peu transparent, peu crédible et permettant aux entreprises de faire du bluewashing (Bruno et Karliner 2000). Ces critiques contribuent néanmoins à renforcer l’initiative. Dans les années suivantes, le Pacte mondial met en place des mesures pour augmenter la crédibilité de l’initiative, avec notamment l’exigence de soumettre des rapports de soutenabilité (Communication on Progress) et l’exclusion des entreprises qui ne remplissent pas leurs engagements à l’égard de l’initiative.

III – La construction du projet iso 26000

A – Contexte, idées et positions des initiateurs

L’Organisation internationale de normalisation (iso) est le plus grand organisme privé de normalisation, regroupant plus de 160 organismes nationaux de normalisation. Environ les deux tiers des membres ont un statut public avec une indépendance gouvernementale variable (Murphy et Yates 2009 : 25). L’iso se définit comme un acteur neutre qui répond aux demandes de ses membres en mettant à leur disposition ses procédures de normalisation. Mais l’organisation souhaite également être un acteur incontournable de la normalisation et pénétrer de nouveaux marchés (Patir 2005). Puisque l’iso se finance en partie par la vente des normes, elle a tout intérêt à proposer de nouvelles normes qui se vendent bien. Cela vaut également pour les organismes nationaux de normalisation. Ces derniers mettent à disposition leurs infrastructures en assurant le secrétariat des multiples comités techniques de l’iso et ils contribuent au budget de l’organisation (Murphy et Yates 2009 : 31).

Dans le contexte entourant la réflexion de l’iso sur la normalisation de la responsabilité sociétale, deux éléments sont à noter. Premièrement, diverses normes transnationales dans le domaine de la rse avaient déjà été créées dans un processus multipartite. L’iso n’était donc pas le premier acteur à entrer dans ce champ. Deuxièmement, si l’iso avait créé dans le sillage du sommet de Rio 92 une norme de système de gestion environnementale (iso 14001), certains membres de l’iso ne souhaitaient pas l’introduction d’autres normes de systèmes de gestion (Graz 2004). Par contre, d’autres organismes de normalisation commençaient à construire des standards rse et l’iso risquait de se trouver à l’écart de ces développements.

La norme iso 26000 est mise en oeuvre en 2001. Au début du projet, le cercle des personnes impliquées est assez restreint. Ziva Patir et Kernaghan Webb sont des acteurs clés dans la mise en oeuvre du projet. Patir a fait carrière dans le domaine de la normalisation. Elle est directrice de l’organisation de normalisation d’Israël, sii, de 1996 à 2007, membre du Conseil de l’iso ainsi que vice-présidente et présidente du Bureau de gestion technique de l’iso (le tmb) entre 2004 et 2008. Patir est convaincue que les standards contribuent à résoudre des problèmes sociétaux. Elle estime que les normes de système de gestion sont une réussite et souhaite étendre ce succès avec une norme sur la responsabilité sociétale (Patir 2005)[3]. Webb travaille au Bureau de la consommation du gouvernement canadien où il est notamment responsable d’un projet sur les codes volontaires. Il est membre du Comité de l’iso en matière de consommation (copolco). Il s’intéresse aux nouvelles formes de gouvernance et voit dans la régulation collaborative volontaire une voie prometteuse pour compléter la régulation étatique (Webb 2005)[4]. Dans cette perspective, le projet de l’iso peut être vu comme un laboratoire de nouvelles formes de régulation sociopolitique.

B – Chronologie des événements

À la suite d’une requête de Ziva Patir, le Conseil de l’iso[5] discute en mai 2001 de la question de la normalisation dans le domaine de la rse. Il demande par la suite au copolco d’explorer dans un rapport la possibilité de créer une norme rse (iso 2001 : 12)[6]. Kernaghan Webb rédige le rapport en question. En juin 2002, le copolco consacre sa réunion annuelle à la rse. Patir et Webb y interviennent avec des plaidoyers en faveur de la création d’une norme rse. Le rapport The Desirability and Feasibility of iso Corporate Social Responsibility Standard (copolco 2002) est discuté et soumis au Conseil de l’iso. Dans sa résolution, le copolco note que le développement d’une norme de système de gestion rse était souhaitable et faisable. Il recommande en outre au Conseil de l’iso de mettre en place un comité qui approfondira la question et fera des recommandations en vue d’une normalisation de la rse[7].

Le tmb constitue alors un comité consultatif (High-level advisory group on csr, sag)[8], présidé par Daniel Gagnier, à l’époque vice-président d’Alcan et président du Comité de l’iso pour l’environnement (iso/tc207). Les membres du comité se rencontrent plusieurs fois entre janvier 2003 et mai 2004. Kernaghan Webb préside le comité de rédaction du rapport (iisd 2004a). Ce dernier recommande à l’iso de rédiger « a guidance document, and therefore not a specification document against which conformity can be assessed » et mentionne un nombre d’éléments à considérer si l’iso voulait normaliser dans le domaine (iisd 2004a ; sag 2004). En juin 2004, l’iso organise à Stockholm une conférence pour sonder le terrain concernant son entrée dans le champ de la rse[9]. Une majorité favorable à un projet iso-rs se dégage alors.

Peu après la conférence, le tmb décide d’élaborer une « proposition d’étude nouvelle » (New Work Item Proposal – nwip) pour un « guidance document on sr »[10]. Cette proposition, qui est le premier stade formel du processus de normalisation, est soumise au vote des membres en octobre 2004. Le tmb choisit la Suède et le Brésil pour assurer la présidence du futur groupe de travail (wgsr), qui aura le mandat de créer le nouveau standard iso 26000 (iisd 2004b). Un vote largement favorable des membres permet de procéder à la création de ce groupe de travail, dont la première réunion se tiendra en mars 2005 au Brésil. Peu avant cette première de huit rencontres, l’iso et l’oit signent un protocole d’entente (Memorandum of UnderstandingMoU) qui vise à assurer la cohérence entre la nouvelle norme et les conventions internationales du travail.

C – Création discursive et substantielle

Pendant la phase initiale du projet, le travail de création porte principalement sur des éléments symboliques et discursifs. Le projet est d’abord présenté comme une évolution naturelle de la normalisation par l’iso. Selon les initiateurs, la normalisation de la rse aboutirait à une norme de système de gestion de « troisième génération », dans la suite logique des normes de qualité et des normes environnementales (copolco 2002 : 55). La proposition de former le sag veut également s’inscrire dans la continuité en se basant sur l’expérience d’élaboration de la norme iso 14000 à laquelle l’iso avait déjà procédé avec un groupe consultatif (copolco 2002 : vii).

Le rapport du copolco met ensuite en évidence le succès des normes de systèmes de gestion et la relative facilité de mise en oeuvre d’une norme rse pour les entreprises qui travaillent déjà avec ces normes. Les arguments formulés par Ziva Patir pour que l’iso considère ce nouveau champ d’activité sont les suivants : a) il est nécessaire de se diriger vers un monde plus durable[11] ; b) les entreprises commencent à réaliser que leur succès dépend d’une approche holiste, intégrant notamment des considérations environnementales et sociales ; c) il s’agit d’un champ de normalisation en plein essor ; d) l’organisation de normalisation israélienne (sii) a montré qu’un tel standard était réalisable[12].

Un autre moyen discursif est de rappeler les conséquences du refus des membres de l’iso de normaliser dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail durant les années 1990 (Graz 2004). L’argument avancé est que, si l’iso ne normalisait pas la rse, un autre organisme allait le faire, privant ainsi l’iso de cette possibilité (iso 2001 : 11). En plus, l’iso se présente comme un acteur dont le processus de normalisation est plus inclusif que celui d’autres organisations de normalisation (Tamm Hallström 2006).

Finalement, le rapport copolco propose le développement d’un standard procédural qui se veut complémentaire aux standards substantiels existants (copolco 2002 : 55). L’objectif est de réduire les perceptions de concurrence et d’ouvrir la voie à une collaboration avec d’autres organismes de normalisation. La participation du Bureau du Pacte mondial dès 2002 et la signature d’un MoU avec l’oit en 2005 sert à montrer que l’iso reconnaît le rôle des acteurs onusiens. L’alignement aux normes internationales qui touchent la rse doit alors permettre un transfert de légitimité vers le projet de l’iso.

La création substantielle commence au moment de la rédaction du nwip par le Comité technique. Ce dernier est conscient du défi, notamment par rapport à l’inclusion des nouvelles parties prenantes (iso 2004 : 1). Le tmb définit six catégories de parties prenantes (industrie, gouvernement, travail, consommateurs, ong, autres) et recommande à ses membres de nommer un délégué par catégorie. Contrairement aux participants des comités techniques qui représentent les positions des organismes nationaux de normalisation, les membres du Groupe de travail s’exprimaient dans la perspective de leur partie prenante (iisd 2004b : 6). En outre, le tmb demande d’établir des comités miroirs nationaux afin d’élaborer des positions communes sur les ébauches de normes. Finalement, le tmb décide de créer un nouveau groupe de travail, directement sous sa responsabilité et bénéficiant d’une marge de manoeuvre importante (iisd 2004b : 6).

D – Mobilisation du soutien

En raison de la structure organisationnelle de l’iso, on ne peut y distinguer facilement les acteurs internes des acteurs externes. Nous considérons comme internes les présidents, les vice-présidents, les dirigeants du secrétariat ainsi qu’une dizaine d’organismes nationaux de normalisation influents qui siègent habituellement au tmb et au Conseil de l’iso. Les membres moins influents de l’iso sont considérés comme semi-internes, les autres acteurs comme externes. Le tmb peut proposer de nouveaux domaines de normalisation, mais ce sont les membres qui votent sur les propositions des projets de normes.

Certains membres du tmb sont réfractaires à l’idée de normaliser la rse et des entreprises influentes y sont opposées. Les initiateurs savent profiter de l’expérience acquise à l’occasion d’autres projets de normalisation et ils peuvent mobiliser du soutien grâce à leur légitimité d’experts et à leur position dans le réseau de l’iso. Patir redoute que le tmb ne veuille donner suite à sa requête (entrevue). La demande est donc adressée à un sous-comité du copolco qu’elle sait intéressé par la question. Spécialiste des codes volontaires, Kernaghan Webb est bien placé pour rédiger le rapport. Son travail précédent lui avait également permis de connaître les rouages de l’iso. En vue de la réalisation du rapport, un forum de discussion électronique contribue à identifier les acteurs favorables au projet et à bâtir un réseau de soutien.

La proposition de constituer le comité sag a pour objectif d’obtenir plus de temps pour consolider le soutien. Lors sa formation, l’iso réussit à faire participer le Pacte mondial et le gri. Cette participation semble reposer sur un intérêt mutuel : l’iso tire profit de l’expertise des deux organismes dans le domaine de la rse et ces derniers peuvent veiller à ce que le projet de l’iso reste complémentaire aux leurs. À la conférence de Stockholm, un représentant du Pacte donne en quelque sorte l’aval de l’onu au projet iso-rs (iso 2004b).

Les appuis de la part des organismes de normalisation des pays en développement sont décisifs pour démarrer le projet. Les représentants voient leurs pays comme les bénéficiaires d’un standard rse qui a le potentiel d’améliorer le comportement des entreprises. Ils estiment également que leur possibilité de participation au sein de l’iso est supérieure à d’autres initiatives de normalisation, souvent dominées par des représentants des puissances industrielles[13]. Précédant la conférence de Stockholm, l’organisation de normalisation suédoise organise une rencontre pour les pays en développement où des membres du sag présentent leurs avis favorables au projet (Tamm Hallström 2006 : 131). Les représentants des pays en développement élaborent alors une position consensuelle pour une normalisation de la rs. À la conférence de Stockholm, une majorité se dégage pour le projet et les délégués opposés des pays industriels n’osent par conséquent pas trop critiquer le projet (entrevue).

Bref, les initiateurs utilisent les nombreuses rencontres pour bâtir un réseau de soutien fondé sur des relations interpersonnelles des gens issus de diverses organisations et parties intéressées. Sur cette base, ils établissent une stratégie pour que le projet ait le plus d’appuis possible au moment de la conférence de Stockholm.

E – Organisation d’un espace d’échanges

Lors de la rédaction du rapport du copolco, une consultation à travers un forum électronique est mise en place pour les personnes intéressées (400 participants) et une version préliminaire du rapport peut être commentée (copolco 2002 : III). Pour tenir compte des voix critiques, le rapport contient une section d’arguments contre une norme iso-rs suivie d’une section essayant de les démentir (66-70). Pour inclure une plus grande diversité de perspectives, le rapport recommande la mise en place d’un comité d’experts (sag).

Le sag doit faire des recommandations au tmb. Dans les faits, il exerce une influence considérable sur le cadre général d’un futur standard rse. Le groupe peut alors être considéré comme un espace de consultation et de négociation. Sa composition témoigne de l’effort d’obtenir une bonne diversité. Onze membres viennent des quatre régions géographiques de l’iso, dont la moitié représentait les entreprises et l’autre moitié d’autres parties intéressées, onze membres représentent des organismes internationaux[14] et deux représentants viennent du copolco et du Comité des pays en développement (devco).

Les recommandations du sag doivent faire l’objet d’un consensus, mais le rapport présente les différents points de vue des membres (sag 2004 : 1). Une citation du rapport témoigne de la divergence des avis : « Overall, opinions on the need for a new process of international SR standardization are quite mixed, ranging from general support to general opposition » (sag 2004 : 73). Les questions les plus disputées sont celles sur la certification, si le standard doit être basé sur les performances substantielles ou uniquement sur les procédures (système de gestion) ainsi que sur le rôle et la légitimité de l’iso comme acteur dans la gouvernance transnationale. Comparées au rapport du copolco, les négociations du sag apportent deux changements importants. Premièrement, les membres s’entendent pour dire qu’une future norme ne doit viser que les entreprises, mais s’adresser à toutes les organisations (iisd 2004a). Deuxièmement, les représentants des entreprises sont strictement opposés à un standard de système de gestion certifiable. Ils mettent en avant le fait que l’expérience de la certification iso 14001 a montré qu’un tel modèle est coûteux pour les entreprises sans pour autant leur ajouter de la valeur[15]. Puisque les entreprises sont les premiers destinataires de la norme, leurs représentants ont une influence certaine sur son cadre. Pour éviter le blocage du projet, les initiateurs renoncent donc à l’idée d’une certification. La conférence de Stockholm est un autre moyen pour organiser un espace de consultation, qui réunira 350 participants[16]. Les discussions au cours d’ateliers permettent à l’iso de prendre le pouls des différentes parties intéressées.

Dès le début du processus, les initiateurs organisent la consultation et ils essaient d’intégrer les tenants de différentes perspectives. Ce travail d’organisation d’un espace d’échanges inclusif ayant comme objectif d’augmenter la légitimité procédurale est poursuivi lors des rencontres du Groupe de travail, entre 2005 et 2010. Différentes mesures sont prises pour que le processus soit inclusif et transparent (Ruwet 2011). En mars 2005, plus de 200 personnes venues de 43 pays prennent part à la première rencontre du Groupe de travail pour élaborer la norme. La participation augmente lors des rencontres suivantes (au total huit rencontres) pour atteindre plus de 400 personnes issues de 83 pays. Cet intérêt croissant envers le projet peut être interprété comme signe de légitimité conféré par les acteurs du champ de la rse.

IV – Discussion et conclusion

L’analyse des deux projets a permis de définir les formes de travail institutionnel présentes dans la construction initiale d’une norme rse et leurs liens avec différentes dimensions de la légitimité. Le travail institutionnel débute avec la création discursive, suivie par la mobilisation du soutien. Les autres formes peuvent être entreprises conjointement par la suite. Selon la phase du projet, l’accent est mis sur l’une ou l’autre des activités.

Dans leur discours, les initiateurs des deux projets concèdent que la globalisation comporte des aspects problématiques qu’ils proposent d’atténuer avec un nouveau standard. Tandis que Kell souhaite « donner à la globalisation un visage humain » (2005 : 69), Patir y voit une occasion de « contrer la face sombre de la globalisation » (cité dans iso 2002 : 18). L’objet des standards se veut ainsi légitimé par leur rôle dans l’atténuation des conséquences négatives de la globalisation. Si les deux organisations répondent à une certaine demande sociale, l’onu semble tenter une fuite en avant à partir d’une position défensive, tandis que l’iso y voit une opportunité de marché à saisir avant que l’espace soit occupé par une autre organisation. Pour l’onu, la création discursive s’insère dans la politique de rapprochement avec le secteur privé, tandis que pour l’iso elle s’insère dans le développement subséquent des normes de système de gestion qui ont eu du succès. La création discursive se poursuit après le début de la création substantielle. Elle confirme dans les deux cas que les entreprises constituent la première audience. Pour générer la légitimité des conséquences attendues auprès des représentants des entreprises, les initiateurs d’iso 26000 cèdent sur la question de la certification. Du côté du Pacte mondial, les initiateurs ont mis les exigences d’affiliation très basses et une certaine légitimité pragmatique est créée en faisant de l’adhésion au Pacte une condition préalable à toute autre collaboration avec les Nations Unies.

Les données confortent notre proposition que les positions initiales individuelles et organisationnelles facilitent la mobilisation du soutien. En plus de leur expertise, les initiateurs du Pacte s’appuient sur le charisme et la notoriété de Kofi Annan. Le soutien interne est déjà élevé au début de l’initiative onusienne, puisqu’elle est portée par le secrétaire général. En conséquence, dans un premier temps, les initiateurs mettent l’accent sur la mobilisation du soutien externe – auprès des associations d’entreprises, des chefs d’entreprises, des ong et des syndicats. Dans un deuxième temps, ils essaient de consolider le soutien interne par l’implication des agences onusiennes concernées. Si quelques gouvernements soutiennent spontanément l’initiative, d’autres doivent être persuadés pour donner leur appui lors de l’assemblée générale de l’onu. La mobilisation du soutien externe continue pendant ce temps. Dans le cas de l’iso, un effort important porte également sur la mobilisation du soutien externe. Les initiateurs ne détiennent pas le pouvoir décisionnel au sein de l’organisation. Ils doivent montrer que le soutien externe est assez grand pour que le soutien interne se consolide. L’iso lance le projet au moment où elle est assurée qu’une majorité des parties intéressées y sont favorables. Ainsi, plus que dans le cas de l’onu, la mobilisation du soutien externe est un moyen de gagner du soutien interne, cet appui étant indispensable au démarrage du projet. La création discursive s’avère d’une importance cruciale pour mobiliser du soutien. Le discours légitime le projet de standardisation auprès d’adhérents potentiels. Si le projet peut convaincre des personnes réputées dans le champ de la rse d’appuyer l’initiative, la légitimité du projet est renforcée et la mobilisation subséquente de soutien se trouve facilitée.

Dans l’organisation d’un espace d’échanges inclusif, les deux organisations mettent l’accent sur des catégories d’acteurs différents. L’iso avait la réputation d’être au service des entreprises des pays riches. Elle doit donc essayer de faire participer les autres acteurs du champ sans perdre les entreprises. L’enjeu pour l’onu est contraire. L’Organisation souhaite impliquer les entreprises multinationales sans pour autant perdre l’appui des acteurs civiques et des États. Les initiateurs commencent dans les deux cas par l’organisation d’un espace de consultation. Pour l’onu, la consultation se déroule avant tout lors des rencontres avec d’un côté le secrétaire général de l’onu et des représentants des agences onusiennes et, de l’autre côté, les associations d’entreprises et des dirigeants d’entreprises transnationales. Dans une moindre mesure, il y a l’intégration des acteurs civiques et des syndicats. Pour l’iso, ce sont les forums électroniques et les conférences qui servent d’espace de consultation. La consultation y est plus large et plus inclusive. Le processus de l’iso peut être qualifié de semi-public dans la mesure où une large partie de l’information sur les enjeux et les discussions était publiquement disponible et où les participants étaient encouragés à consulter leurs réseaux professionnels. Avec la constitution du sag, l’iso organise un espace de négociation basé sur un souci de représentativité. Ceci est poursuivi avec le wgsr. Comparés à ceux du Pacte mondial, les initiateurs d’iso 26000 mettent plus d’effort sur l’organisation d’un espace d’échanges inclusif. Les principes du Pacte ne sont pas le résultat d’une négociation et les différents types d’acteurs ne participent pas de façon équilibrée aux échanges. Les initiateurs de l’iso sont donc plus actifs dans le travail qui permet de générer de la légitimité procédurale. Étant un organisme privé et un nouveau venu dans le champ de la rse, l’iso ne peut compter sur une grande réputation dans la sphère des enjeux sociopolitiques. L’organisation essaie de compenser ce déficit par sa capacité de réunir et de faire délibérer des experts et des acteurs organisationnels établis du champ de la rse. La légitimité procédurale semble donc pouvoir faire contrepoids à une position organisationnelle initiale plus faible. Les initiateurs du Pacte, par contre, cherchent à s’appuyer principalement sur la légitimité organisationnelle des Nations Unies, un acteur public dont la résolution des problèmes globaux est au coeur de la mission. En faisant découler les principes du Pacte des conventions internationales existantes, les initiateurs tentent d’effectuer un transfert de légitimité à partir des décisions multilatérales antérieures. L’appui subséquent de l’Assemblée générale renforce cette légitimité procédurale. La contribution à l’élaboration d’un standard est susceptible de générer de la légitimité pragmatique auprès des participants. L’organisation d’espaces d’échanges très larges par les initiateurs d’iso 26000 permet alors de générer plus de légitimité pragmatique que l’organisation d’un espace d’échanges très sélectif, comme c’était le cas pour les initiateurs du Pacte[17].

En conclusion, cet article contribue à approfondir notre connaissance du travail des acteurs dans la mise en place des projets transnationaux de normalisation et sur la légitimation initiale de ces nouveaux éléments institutionnels. En dépit des différences entre les projets analysés, les initiateurs des deux cas ont eu recours à des types d’activités similaires pour faire aboutir leurs projets et les légitimer. En généralisant, on peut dire que tout travail de normalisation commence par la création discursive, qui a pour objectif de préparer le terrain en suscitant de l’intérêt et en légitimant le projet. Ce travail de légitimation peut être facilité par une bonne position sociale dans le champ de la rse et par un contexte macro favorable, dans la mesure où le projet proposé est en phase avec les attentes et les valeurs sociétales ambiantes. Il apparaît également qu’une initiative publique doit mettre moins d’efforts sur l’organisation d’un espace d’échanges inclusif, mais que le seul appui des États n’est pas suffisant pour légitimer une initiative. Après le lancement du Pacte mondial, les initiateurs ont dû procéder à un certain rattrapage pour générer de la légitimité des conséquences attendues (exigences d’adhésion plus élevées) et de la légitimité procédurale (activités plus inclusives). Les résultats indiquent donc que toutes les formes de légitimité morale ont une certaine importance pour le succès d’un projet de normalisation.

Enfin, les deux cas de normalisation témoignent de l’hybridation de la gouvernance transnationale dans le domaine de la responsabilité des entreprises. Aucun acteur n’a la compétence exclusive pour construire des standards rse. Par conséquent, les différentes organisations et leurs standards respectifs entrent en concurrence les uns avec les autres et cette forme de régulation peut être qualifiée de « market-based standard-setting » (Büthe et Mattli 2011 : 33). Cela pourrait expliquer que les stratégies de légitimation des initiateurs publics et privés ont tendance à se rapprocher. Avec le Pacte mondial, l’onu a recours à des normes volontaires et elle fait participer les entreprises à la régulation de ces dernières. L’iso peut compter pour sa part sur une délégation d’autorité publique implicite pour développer une norme de responsabilité des entreprises et elle fait participer des acteurs publics dans l’élaboration de la norme iso 26000. Le cas de l’iso est particulièrement intéressant, puisque l’organisation a essayé de créer une forme de conseil basé à la fois sur l’expertise et sur la représentativité. Ce conseil, semi-communauté épistémique (Haas 1992) et semi-parlement doté d’un certain pouvoir décisionnel, semble être un type d’arrangement institutionnel qui permet de générer de la légitimité procédurale.

Pour terminer, nous proposons quelques pistes pour des recherches futures. Une enquête auprès des acteurs concernés sur leurs évaluations de la légitimité des deux standards serait une avenue prometteuse afin de mieux connaître la deuxième composante du processus de légitimation. En outre, la question de la légitimité pragmatique devient décidément plus importante après le lancement d’un standard rse. Il est difficilement envisageable qu’une norme se diffuse si aucun destinataire n’y voit d’utilité. Des recherches sur la diffusion et l’institutionnalisation des standards rse après leur lancement permettraient d’approfondir les processus de légitimation subséquents.