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Le constat est unanime : la sécurité, au moins dans les sociétés industrielles de la seconde moitié du XXe siècle, est devenue une véritable obsession. La saturation du langage par le mot « sécurité » en est une des expressions. Depuis une trentaine d’années en effet, ce mot ne cesse d’être décliné dans de nouvelles expressions (sécurité individuelle, humaine, ontologique, sociétale, alimentaire, routière, énergétique, informatique…) qui viennent s’ajouter à celles déjà établies de « sécurité nationale » et de « sécurité sociale ».

À cette colonisation du langage par le mot sécurité s’ajoute la controverse dont est l’objet le concept même de sécurité à partir des années 1990. Dans le monde universitaire, les discussions à son propos ont contribué à isoler et découper, au sein des « études internationales », un domaine d’études aujourd’hui relativement autonome repérable sous le nom d’études de sécurité (Security Studies) et vers lequel ont convergé des chercheurs issus de différents horizons disciplinaires. Parmi les travaux développés dans ce domaine de la connaissance, ceux de Waever tiennent une place particulière. Dès 1989, ce dernier proposa en effet une approche radicalement renouvelée de la sécurité, suggérant de comprendre celle-ci comme acte de langage : « quand dire “sécurité”, c’est déjà faire la sécurité » (Waever 1989).

Cette théorisation de la sécurité constitue depuis un repère à la fois stable et structurant du champ des études de sécurité. Pour une part, cela tient à l’ambition initiale de Waever d’élaborer une théorie de la sécurité, ce qui distinguera ses travaux de ceux d’autres auteurs importants du champ – comme Bigo (1998), Booth (2005, 2007), Krause et Williams (1997) – qui n’ont jamais ambitionné de mettre au point une telle théorie, mais plutôt, pour le premier, de rendre compte des transformations de ce que l’on désigne par sécurité, pour les suivants, de développer une conception de la sécurité qui ne soit plus exclusivement attachée à l’État.

La « théorie de la sécurisation » (ci-après Securitization Theory) a connu un succès impressionnant qui se mesure autant par les multiples tentatives de sa « mise en application » que par les travaux de ceux qui ont, soit choisi d’en pointer les limites (Balzacq 2005, 2011 ; Neal 2009 ; Hansen et Nissbaum 2009 ; Salter 2011) et tenté de la reconfigurer (Balzacq 2011 ; Stritzel 2007, 2012) – au point que certains parlent déjà d’une « seconde génération de la Securitization Theory » (Stritzel 2011) –, soit d’en faire la critique plus « frontale ». Parmi ces critiques, celle de « réductionnisme linguistique » initialement formulée par Bigo (1998 : 67-70) est fondatrice. En attirant l’attention sur l’hétérogénéité des pratiques sociales de la sécurité, c’est-à-dire en refusant de réduire celle-ci aux pratiques langagières, elle a contribué à installer durablement au sein des études de sécurité une approche sociologique attentive aux pratiques routinières des acteurs de la sécurité. L’autre critique importante a porté sur la conception du politique inhérente à la Securitization Theory et que Williams a jugé d’inévitablement schmittienne (Williams 2003 ; Aradau 2004).

Aussi fondées et légitimes soient-elles, ces critiques ont néanmoins placé dans le silence de leur énoncé celle de l’inconsistance épistémologique de la Securitization Theory. Nous voudrions ici montrer que la théorisation de la sécurité par Waever s’est construite sur une faille épistémologique induite par une sous-conceptualisation du concept de concept. C’est là le premier versant de notre argument. Face à la prolifération du mot sécurité et des « idées abstraites à son propos » Waever (1997 : 215) défend en effet la nécessité d’un travail spécifique sur le concept de sécurité afin d’en stabiliser le sens. Or si le travail conceptuel est indispensable à l’étude des réalités sociales et politiques, il ne peut se limiter à un effort analytique, encore moins être entrepris à partir de la philosophie austinienne du langage comme le propose Waever et, pour le moins, nécessite de clarifier ce qu’est un « concept ».

À la conception du concept qui sous-tend silencieusement les analyses de Waever, nous opposerons celle du concept triplement compris comme opérateur de la connaissance et des savoirs, comme fait du discours et comme multiplicité. Un concept en effet n’existe et ne fonctionne qu’en relation à d’autres concepts, ce qui suggère un travail conceptuel tout différent, puisqu’il n’a d’autre choix que de se porter sur plusieurs concepts à la fois : ne pas chercher à se rendre maître du concept pour en stabiliser le sens dans une définition analytique, mais retracer le réseau de concepts pour faire surgir le jeu de découpe des réels qu’ils opèrent, partant le type de pratiques (ici, de sécurité) qu’ils rendent possibles. Notre propos prendra alors une dimension programmatique avec la proposition d’inclure, au sein des approches sociologiques de la sécurité, l’étude plus spécifique des concepts et des savoirs de la sécurité.

Cette étude, nous pensons possible de l’articuler avec les travaux sociologiques sur la sécurité dont les apports sont incontestables, mais qui ne se sont toutefois pas encore suffisamment intéressés aux savoirs et aux concepts de la sécurité[1], se privant par là même de pouvoir rendre compte du mouvement par lequel les pratiques concrètes de la sécurité se transforment continuellement. En tant qu’ils articulent les savoirs mobilisés dans les savoir-faire – eux-mêmes déployés en pratique –, les concepts sont, dans le cours de leur émergence, ce qui permet la mutation des pratiques. En retracer les transformations historiques, c’est se mettre en possibilité de rendre compte du mouvement par lequel la sécurité se meut à travers les époques. Ce n’est pas ici défendre une approche idéaliste qui ferait dépendre les transformations des pratiques sociales et politiques de la mutation des idées. Un concept en effet n’est pas une idée, et ne doit pas non plus être opposé aux pratiques. Implicite dans notre proposition est celle de parvenir à désintellectualiser le concept et à le saisir pour sa pratique propre : une pratique sans sujet, de découpe des réels, qui se déploie dans l’épaisseur du discours.

Cette proposition n’a pas surgi ex nihilo, mais du constat de l’inconsistance épistémologique de la Securitization Theory, dont nous proposons d’abord une déconstruction analytique afin d’en pointer les limites et d’affirmer la nécessité d’une approche de la sécurité par les pratiques. Dans une seconde partie, nous présentons notre approche du concept avant, dans un troisième temps, de présenter la méthode (archéologique) d’étude des concepts et des savoirs de la sécurité.

I – Le concept dans la Securitization Theory

La Securitization Theory est souvent présentée comme une double critique : à l’endroit, d’abord, de la compréhension dite réaliste de la sécurité en Relations internationales – étroitement associée à l’État, la guerre, la défense du territoire et de ce fait réduite à sa dimension militaire et aux savoirs stratégiques – ; contre, ensuite, la critique faite à une telle conception statocentrée de la sécurité par les auteurs des Peace Research, puis des « études critiques de sécurité » qui dès les années 1960 ont développé les concepts de « sécurité individuelle », de « sécurité sociétale » et de « sécurité humaine » (Galtung 1969 ; Boulding 1978 ; Booth 1991 ; Bilgin 2003).

Les travaux de Waever ne se réduisent pourtant pas à cette double critique. Celui-ci n’a en effet jamais caché son projet plus ambitieux de refonder la théorie du réalisme structurel en Relations internationales (RI) (Waever 1997 : 22-25, 347-372) ; projet au service duquel est en partie placée la construction de sa théorie de la sécurité et qui en détermine les principales options épistémologiques – notamment ses conceptions de la théorie et du concept qu’il emprunte à Waltz, fondateur du réalisme structurel en RI.

A – À partir du réalisme structurel, vers une définition analytique de la sécurité

Sa conception de la théorie, Waltz (1979 : 1-38) l’a doit à ses lectures de philosophie des sciences et de quelques-uns des grands théoriciens des sciences physiques : Boltzmann, Newton et Einstein en particulier. Pour lui, la théorie est « un artifice, une construction intellectuelle par laquelle nous sélectionnons des faits et les interprétons » (ibid. 1990 : 22). Elle se distingue doublement de la réalité (de laquelle elle ne s’infère pas) et des lois qui gouvernent celle-ci (et qu’elle explique, ibid., 1979 : 6). En tant que « processus spéculatifs » (ibid. : 6), elle est distincte du réel, mais reste indirectement rattachée à lui par le modèle qu’elle en propose. La théorie ne doit donc ni trop s’éloigner du réel ni lui être semblable en tous points, à défaut de quoi elle risque de se confondre avec lui et de perdre son pouvoir explicatif du réel qui fait sa valeur heuristique.

Waltz apporte deux autres précisions importantes : d’une part, il explique que les « theories contain theoretical notions » (ibid. : 22, l’italique est de nous), d’autre part, qu’elle ne saurait exister sans une « idée créative » (ibid. : 9). Le recours à la métaphore du conteneur dénote d’abord d’une conception de la théorie comme quelque chose de clos, dès lors susceptible de renfermer des « concepts ou des hypothèses » (ibid. : 5) qui ne peuvent être qu’inventés et jamais découverts. De là, le rôle décisif que Waltz accorde à « l’intuition brillante » dans sa théorisation de la théorie :

The longest process of painful trial and error will not lead to the construction of a theory unless at some point a brilliant intuition flashes, a creative idea emerges.

ibid. : 9, nous soulignons

Dans l’analytique waltzienne, « l’intuition brillante » vient frapper le sujet théorisant et ouvrir un nouveau champ du possible pour l’élaboration d’une théorie qui n’existe alors plus que par « l’idée créatrice » et quelques concepts autour desquels elle va pouvoir s’articuler. D’un point de vue épistémologique, le réalisme structurel waltzien est donc un idéalisme. Il reconduit la distinction platonicienne entre le monde abstrait des Idées – auquel appartiendrait la théorie (« from [which] all else follows » [Waltz 2008 : vii ; Waever 2009 : 217]) – et la matérialité du réel. Détachée de la réalité matérielle des pratiques et du divers de la sensation, la théorie devient l’enjeu et l’objet d’un travail spécifique, analytique et abstrait, appliqué aux concepts, dans une approche rationaliste radicalement anti-empiriste.

Cette conception de la théorie détermine en de nombreux points l’entreprise de Waever. De là, d’abord, l’idée que le travail théorique est un travail de et dans l’abstrait, ne servant qu’à la théorie, à sa cohérence interne, sans lien avec les « pratiques réelles » (Waever 2011 : 470-471). De là aussi, le travail analytique obstinément focalisé sur un concept exclusivement (celui de sécurité) afin d’en stabiliser le sens face à la prolifération (dommageable selon Waever) du mot sécurité et des idées abstraites à son propos :

Widening along the ‘referent object’ axis (i.e. this ‘security is not only military defence of the state—it is also x, y and z’) has the unfortunate effect of expanding endlessly until it encompasses the whole social agenda. […] Thus, it seems reasonable to try being conservative on this axis, accepting that security is influenced in important ways by dynamics at the level of individuals and the global system, but not creating unclear terms such as ‘individual security’ and ‘global security’ […].

ibid. 1997 : 215

Un tel travail sur le concept souffre néanmoins de l’absence, sinon d’une définition claire, à tout le moins d’un effort de spécification du concept de concept. Paradoxalement, c’est là ce qui a permis la construction d’une « théorie de la sécurité » comme acte de langage.

Le mot concept est très présent – donc facile à repérer – dans les écrits de Waever. Identifier et retracer ses usages du concept de concept est éminemment plus compliqué. En travaillant à partir de son ouvrage Concepts of Security (Waever 1997)[2], on trouve néanmoins quelques indices quant à l’idée qu’il se fait d’un concept, qu’il distingue d’abord du mot :

The result of the radicalist redefinition [of security] is to ‘securitize’ still larger parts of social life […] This would be quite unproblematic if we were talking about a word, and the word security only meant to ‘be secure’ […] But security is not only a word. It is a concept with connotations and history.

ibid. : 48, l’auteur souligne

Ainsi peut-il y avoir plusieurs concepts pour un même mot. Au mot sécurité correspondraient plusieurs définitions qui renverraient à un nombre au maximum équivalent de concepts. C’est ce que l’on comprend de l’usage, au pluriel, du mot concept dans le titre de l’ouvrage et celui du chapitre introductif : sécurité militaire, sécurité politique, sécurité environnementale, sécurité économique, sécurité sociétale – les cinq secteurs identifiés par Buzan (1983) – sont d’abord traitées comme des concepts. Puis, Waever (1997 : 214-215, 260) se fait plus précis : tous ces concepts ne renverraient en fait qu’à un seul, celui de sécurité nationale, le seul qui vaudrait, car stabilisé par un objet référent formalisé : l’État. Quant aux autres, ceux aussi de sécurité individuelle, humaine, globale ou même internationale, ils ne seraient tout simplement pas des concepts, tout au plus des idées que certains opposent aux establishments pour faire valoir d’autres menaces que celles dirigées contre les États (ibid. : 215). C’est ici la critique faite aux auteurs des Peace Research et des Critical Security Studies.

À la différence du concept de sécurité nationale, affirme Waever, ces idées abstraites ne peuvent s’appuyer sur aucune littérature, aucune philosophie, aucune tradition. Ce qui distingue le concept de ces « idées critiques », et de l’idée en général, c’est le travail analytique dont le concept doit être l’objet, à la différence de l’idée abstraite qui est, elle, « un-analytical » (ibid. : 215). De là l’idée que :

One needs to work more faithfully with the tradition and work one’s way through the established meaning, the inner logic of the concept—and thereby influence it more deeply.

ibid. : 3-4, l’auteur souligne through, nous soulignons inner logic

Travailler dans la tradition établie (du réalisme) et sur la logique propre au concept de sécurité nationale, voilà les deux lignes du programme de Waever (ibid. : 223). La première signale d’ailleurs son « conservatisme épistémologique » attaché au projet de refondation du réalisme structurel qui interdit de détruire le concept de sécurité nationale sauf à s’interdire en retour la possibilité d’une refondation de l’intérieur, c’est-à-dire à partir de la tradition établie. Il faut donc absolument le conserver : « the issue of security has to be read through the lens of national security » (ibid. : 216, nous soulignons).

Ainsi passe-t-on, chez Waever, des concepts de la sécurité au concept (singulier) de sécurité nationale[3] : « 1. Security : the concept and the word » (titre de la première partie du chapitre Securitization and Desecuritization). Toutefois, note l’auteur, ce concept ne recouvre pas tous les sens de la sécurité, et n’a en outre que peu à voir avec ce qui est communément compris par « sécurité » (ibid. : 216). De là, pour lui, là nécessité d’isoler un critère absolument distinctif de la sécurité (déterminer ce qui fait la « securityness of security »), et d’établir une définition analytique de la sécurité qui stabilisera le sens de la sécurité et dégagera le concept de son association exclusive à l’État et aux savoirs militaires et stratégiques. À cette définition analytique pourront alors être confrontées celles dont font usage les acteurs (ibid. : 3).

D’un point de vue épistémologique, cela nous renseigne davantage sur l’idée que Waever se fait du concept : distingué du mot et de l’idée abstraite, le concept se comprend comme une entité suffisamment close et fermée sur elle-même pour être animée d’une logique propre (« inner logic ») sur laquelle pourrait se porter le travail analytique et s’élaborer une théorie explicative de la sécurité et de ses pratiques. Ici précisément surgit « l’intuition géniale » de la sécurité comme acte de langage.

B – À partir de la philosophie du langage, vers un concept stabilisé de sécurité

Waever a pour la première fois proposé sa définition analytique de la sécurité en 1989. Il la reprendra presque à l’identique en 1995 dans son article Securitization and Desecuritization :

What then is security ? With the help of language theory, we can regard ‘security’ as a speech act. In this usage, security is not of interest as a sign that refers to something more real ; the utterance itself is the act. By saying it, something is done […] By uttering ‘security’, a state representative moves a particular development into a specific area, and thereby claims a special right to use whatever means are necessary to block it.

Waever 1995 : 55, l’auteur souligne

Sur le plan conceptuel, l’opération combine les deux formes du jugement, analytique et synthétique, avec, dans un premier temps, la réduction de la sécurité à un fonctionnement et l’identification de celui-ci à cette logique interne que Waever prête au concept. C’est là le jugement analytique qui porte sur le concept sans en sortir. Waever identifie ensuite cette logique à la fonction performative de l’acte de langage, opération du jugement synthétique guidée par l’intuition (empirique) afin d’examiner le concept in concreto. La démarche a en fait consisté à faire se superposer les deux concepts de sécurité et d’acte de langage, puis à transposer sur le premier la fonction performative qu’Austin avait attribuée au second. Ainsi Waever a-t-il stabilisé le sens du mot sécurité dans un principe de fonctionnement du concept associé.

Si un tel travail sur le ou les concepts parle possiblement à la philosophie kantienne, il nous semble en revanche assez éloigné des préoccupations de la linguistique et de la philosophie austinienne du langage. Non qu’il n’y ait pas de concept en linguistique ou dans la philosophie austinienne. L’acte de langage en est un. Simplement, le ou les concepts ne relèvent pas du champ d’analyse des linguistes et de la philosophie du langage d’Austin. Leurs objets sont les propositions, les phrases, les mots, en aucune manière les concepts. Le mot comme le concept de concept n’appartiennent d’ailleurs ni au vocabulaire ni à l’appareillage conceptuel d’Austin qui n’utilise le mot que cinq fois dans How to do things with words. Aussi le travail de Waever appelle-t-il à certaines clarifications eu égard au statut épistémologique du concept, à son rapport aux catégories saussuriennes de spécification et d’analyse du langage, son rapport aussi au discours et à la pratique.

La confusion entre langage et discours

Waever (1997 : 11) convoque la notion de discours à plusieurs reprises, par exemple lorsqu’il affirme vouloir « enter the discursive field of security as it exists and try to modify the concept [of security] », ou encore que « security is not a thing prior to discourse » (ibid. : 13-14 et 48). On notera d’abord quelques glissements opérés par la définition de la sécurité que Waever propose en 2000, et qui comporte quelques différences notoires par rapport à celle de 1995 :

Security is the speech act where a securitizing actor designates a threat to a specified referent object and declares an existential threat implying a right to use extraordinary means to fence it off. The issue is securitized – becomes a security issue, a part of what is ‘security’ – if the relevant audience accepts this claim and thus grants the actor a right to violate rules that otherwise would bind.

ibid. 2000 : 251

Cette version incorpore de nouveaux éléments en faisant surgir l’audience, et en faisant place au capital symbolique du « securitizing actor », infléchissant par là même l’approche proprement austinienne (Balzacq 2011 ; Stritzel 2007). Enfin, et surtout, elle est plus floue et moins fidèle à la théorisation de l’acte de langage par Austin. Avec cette nouvelle définition, on ne sait plus en effet si l’acte de langage est la prononciation (utterrance) du mot sécurité, ou la désignation de la menace qui implique nécessairement plus que la simple prononciation du mot sécurité et nous déporte en fait vers le discours. Avec cette nouvelle définition, la stabilisation du concept de sécurité dans l’acte de langage perd ainsi de sa clarté, voire de sa consistance, ce qui tient à la confusion – par ailleurs très fréquente dans les travaux de sciences sociales – entre discours et langage.

Il faut dire qu’à l’inverse du second – que Saussure avait fait objet de science (la linguistique) et qui a depuis bénéficié de nombreuses études –, le discours n’est devenu l’objet d’un travail de théorisation que plus tardivement, dans les années 1960, avec les travaux de Foucault et de Pêcheux notamment et, plus près de nous, de Maingueneau (2012) qui partage avec Fairclough (1989) le concept d’« interdiscours ». Sorti de ces travaux et de ceux qui s’en inspirent, nous ne connaissons pas d’étude qui se soit donné pour tâche de clarifier ce qu’est le discours en distinction du langage, d’en établir les principales caractéristiques et les règles de son fonctionnement. Or nous verrons que le travail conceptuel nécessite de mieux spécifier le discours et son rapport au concept.

La pratique comme processus plutôt que comme acte (de langage)

Le concept de pratique n’est pas étranger au discours de Waever, lorsqu’il affirme, par exemple, que la sécurité est une « pratique auto-référentielle » (1997 : 13-14, 48) ou un « champ de la pratique » (ibid. : 216-217). De l’équation établie entre les concepts de sécurité et d’acte de langage pourrait se déduire que la sécurité est ainsi une pratique linguistique. Mais la référence au champ ne suggère-t-elle pas une hétérogénéité des pratiques, posant la question de savoir comment s’y insère la pratique proprement linguistique ? Quel rapport s’établit entre la sécurité comme acte de langage et le reste des pratiques (non linguistiques) de la sécurité ? En faisant de la sécurité un acte de langage, Waever place en fait l’accent sur l’acte (Huysmans 2011)en distinction du processus – et le caractère individuel d’un tel acte, puisque dans la théorisation austinienne, l’acte de langage est bien en effet celui d’un sujet parlant dans son usage de la parole – partie individuelle du langage en distinction de la langue, sa partie sociale.

Or une pratique ne nous semble pouvoir être individuelle sans être d’abord sociale au sens où elle applique un certain procédé, elle suit des règles établies, et ne peut donc être pensée en termes d’acte qui suggère une cause ou un auteur qu’il suffirait d’identifier pour reconstruire le sens et la logique de la pratique (Althusser 2014 : 166-168). Plutôt que comme acte, la pratique doit s’appréhender comme processus et c’est ce processus que la Securitization Theory élude totalement. De ce point de vue, la problématisation du concept d’acte suggérée par Huysmans (2011) à partir des travaux de Bruno Latour contient une critique potentiellement dévastatrice pour la Securitization Theory. Avec celle de Bigo (1998 ; Bigo et al. 2010), elle suggère de saisir la sécurité par le divers de ses pratiques concrètes et de refuser l’approche inspirée de la philosophie du langage qui manque systématiquement d’historiciser la pratique individuelle de la langue en ne la resituant ni dans les luttes/jeux politiques et sociaux d’une époque donnée, ni dans l’hétérogénéité des pratiques.

Ce refus de « l’approche linguistique » ne signifie toutefois pas refus de ce qui est dit. Une approche de la sécurité par les pratiques se doit en effet d’être attentive aux pratiques discursives, non pour aller y déceler la performativité des propositions et les effets quasi mécaniques du langage sur ce qui se développe hors de lui, mais pour y saisir le travail d’appropriation et de découpe du réel qu’y opèrent les concepts, et les dispositions que cette découpe établie pour l’action.

II – Concepts, connaissance/savoir, pratiques et archéologie

Si le concept, même mal défini et appréhendé, tient une place importante dans la Securitization Theory, il est à l’inverse le point aveugle des travaux qui ambitionnent d’étudier la sécurité à partir du divers de ses pratiques. Les concepts n’en sont pas moins nombreux dans ces travaux, ceux par exemple de Bigo dans lesquels on trouve les concepts de « champ », d’« habitus », de « ban » et de « dispositif ». Un usage des concepts sociologiques et philosophiques qui donne lieu à la création de nouveaux concepts, tels ceux de « dé-différenciation » ou de « banopticon » que Bigo (2001, 2008b) développa pour rendre compte des transformations des pratiques de la sécurité. Affirmer que les concepts sont un point aveugle des travaux sociologiques sur la sécurité, c’est dire qu’ils n’y ont pas statut d’objet d’étude, ce qui nous semble dommageable, puisque ce défaut d’attention aux concepts prive la « sociologie politique internationale de la sécurité » (Bigo 2008a) de la possibilité même d’étudier ce qui est au principe des transformations de la sécurité. Les concepts et leur mutation sont en effet ce qui permet aux pratiques concrètes non seulement de fonctionner, et de fonctionner comme elles fonctionnent à une époque donnée, mais aussi de se transformer d’une manière plutôt qu’une autre. On n’en déduira pas pour autant que les concepts s’opposent aux pratiques, ce qui nécessite de mieux définir le concept.

A – Qu’est-ce qu’un concept ?

Le concept est le produit de la pratique bien spécifique d’abstraction par laquelle tout sujet agissant s’approprie les réels concrets afin d’y déployer sa pratique ici comprise au sens plus large d’un processus de transformation qui met des agents en contact actif avec le réel (Althusser 2005 [1965] : 165-170). La pratique d’abstraction réalise une opération de séparation. Abstraire, c’est séparer, isoler une partie des réalités concrètes du reste de ces réalités. Toute pratique spécifique nécessite ainsi l’abstraction en tant qu’elle est ce qui permet de s’approprier les réalités matérielles du monde, d’agir en lui et de le transformer. En cela, l’abstraction est notre rapport pratique au monde.

L’abstraction dans et par le concept n’est toutefois pas l’unique modalité de l’abstraction. La langue en est une autre. Nommer la chose concrète, l’abstraire dans et par le mot, c’est bien en effet séparer les pratiques ainsi nommées du reste des réalités. Il convient donc de distinguer deux modalités de l’abstraction, l’une opérant par la langue et ses mots, l’autre par le concept – la seconde pouvant alors être spécifiée en parlant de conceptualisation. On n’en déduira pas que l’abstraction se limite à une opération de séparation, ni qu’elle transporte la partie du réel concret ainsi isolée (par le mot ou le concept) dans un univers compris comme royaume des idées pures. Non seulement l’abstraction est liée au concret – en ce qu’elle travaille sur le réel concret –, mais elle est elle-même bien concrète, puisqu’elle ajoute à la réalité concrète un degré de généralité – linguistique, dans un cas, conceptuel dans l’autre.

Le concept comme multiplicité

Le concept peut ensuite se comprendre négativement, c’est-à-dire dans sa différence d’avec le mot, l’idée et la catégorie notamment. Comme signalé par de nombreux auteurs, le concept n’est pas un mot. C’est ce que suggèrent Bachelard (2007 [1953] : 6) – lorsqu’il affirme la variation radicale des concepts sous la permanence des mots – et Hacking (2002 : 17) – qui défend la non-identité des concepts et des mots, les premiers se comprenant en termes de mots que nous utilisons pour les exprimer et par lesquels nous y accédons méthodologiquement, sans toutefois être des entités abstraites non linguistiques. Une position également partagée par Skinner (2009 [1978] : 10) – pour qui l’apparition d’un nouveau vocabulaire signe « l’appropriation consciente d’un nouveau concept par une société » – et Ball (1984 : 15) – pour qui « avoir un mot pour X ne signifie pas être en possession du concept de X, bien que l’on puisse posséder un concept sans avoir de mot pour l’exprimer »[4].

On trouve les éléments d’une définition positive du concept chez Deleuze et Guattari (1991 : 21-37). Deux en particulier retiennent notre attention. Un concept, affirment-ils d’abord, est toujours une multiplicité ; multiplicité qu’il tient des éléments qui se composent en lui et qu’il tire des concepts au milieu desquels il surgit et en vient à fonctionner comme concept. Il ne doit donc pas être considéré comme une entité close sur elle-même, mais toujours dans et pour sa relation à d’autres concepts. C’est en cela que le travail conceptuel est toujours un travail sur plusieurs concepts à la fois, et qui doit permettre de repérer les composantes qu’un concept emprunte à d’autres concepts dans sa prise de consistance et qu’il « vient rendre inséparables en lui » (ibid. : 25).

Les concepts voisins de celui de sécurité existent en grand nombre. Waever (1997 : 30) en avait relevé deux : menace et défense, auxquels on peut ajouter ceux de souveraineté, d’ennemi, de guerre, de territoire, de frontière, de réseau, de danger, et aussi de terrorisme, de criminel, de loi, de contrôle, de risque, de technologie, de surveillance et d’information et même de santé et de maladie… Les concepts sont infinis et ce qu’il faut alors parvenir à repérer et analyser, c’est le jeu de découpe des réels qu’ils opèrent chacun et ensemble, la « mise en sens » et en cohérence de ces mêmes réels à laquelle une telle découpe dispose la pratique.

Le concept comme « exigence d’un problème »

Pour émerger, un nouveau concept n’a nul besoin de l’intentionnalité de l’agent/sujet. Le concept émerge par nécessité dans un champ de connaissance et de pratiques qui se heurte à un problème pratique. C’est dans le rapport de la connaissance à un problème, c’est-à-dire dans l’émergence de nouveaux concepts, qu’il faut situer la puissance transformatrice des pratiques. C’est là une seconde caractéristique du concept, identifiée par Cavaillès pour qui « l’invention des concepts est une exigence des problèmes » (1962 : 29). Ainsi, un concept émerge en rapport à un problème, c’est-à-dire, et comme le suggère l’étymologie du mot problème, en rapport à ce qui fait obstacle à la connaissance, aux savoirs, et donc au déploiement des pratiques associées. Face à un problème que des concepts existants ne parviennent pas à résoudre dans leur forme constituée, l’émergence d’un nouveau concept est ce par quoi le mouvement de la connaissance peut se rétablir, plus spécifiquement encore par le nouveau jeu de découpe des réels qui dispose la pratique à son redéploiement, partant au dépassement du problème pratique qui se posait à elles.

Ainsi les concepts ont-ils une histoire – qui est celle des problèmes ayant exigé leur émergence. Un devenir aussi – qui est celui de la relation qu’un concept entretient aux autres concepts. Dans le mouvement de son émergence, le nouveau concept déplace en effet les autres concepts existants modifiant par là même la découpe des réels qu’opéraient « avant lui » les concepts qui lui préexistaient. Qu’est-ce qui, dès lors, nous conduit à penser que la transformation des pratiques concrètes procède de celle des concepts ? Quel lien existe-t-il entre ces deux transformations ? Pour le comprendre, il convient de préciser le type de concept dont nous voulons ici affirmer la nécessité d’en faire l’étude historique.

B – Les concepts et la connaissance technico-pratique

Nous ne démontrerons pas ici le lien étroit entre la connaissance et les concepts, nous contentant d’admettre, avec Kant que toute « connaissance exige un concept » (1905 [1781] : 139 [§19]), avec Bachelard qu’ils sont les « centres autour desquels la connaissance du réel se condense » (2000 [1927] : 19). Rappeler ce lien du concept à la connaissance n’est pas faire primer la connaissance et ses concepts sur la pratique – puisque nous refusons une telle division –, mais suggérer que l’étude des concepts implique un détour par la connaissance, et donc, ici, de préciser de quelle connaissance et de quels concepts nous parlons, puisqu’ils ne relèvent pas d’un domaine absolument homogène.

Cette connaissance se distingue de « l’opinion » et de « l’imagination ». Ce n’est pas non plus la connaissance philosophique ou scientifique, trop gouvernée par l’ambition d’atteindre à l’universalité et la vérité. Notre regard se portera plutôt sur la connaissance qu’avec Althusser nous dirons « technico-pratique » (2014 : 125-130), c’est-à-dire celle déployée dans les savoir-faire et investie dans les réalités pratiques. Partant, les concepts dont nous proposons d’en faire l’étude historique ne sont ni les idées vagues et abstraites du premier genre dans la théorisation spinoziste de la connaissance, ni les concepts scientifiques ou philosophiques, mais les concepts « généraux » ou « communs » tels qu’ils sont pris dans un procès de spécification qui doit permettre l’action. Ce sont donc des concepts qui ont déjà été pris pour objet par la pratique théorique en vue de les configurer pour un ensemble de pratiques spécifiques.

Point aveugle des philosophies empiristes et de la sempiternelle discussion autour de la question de savoir si le concept serait plutôt le marqueur de la connaissance scientifique ou celui de la connaissance philosophique, les concepts spécifiés de la connaissance technico-pratique sont essentiels, puisqu’ils guident et orientent les pratiques concrètes et immédiatement observables qu’une sociologie des pratiques se donne pour objet. Ils sont aussi ce qui, en se muant dans le procès de leur spécification, fait que les pratiques se transforment.

Trois précisions s’imposent : d’une part, la connaissance technico-pratique ne s’oppose pas à la science ou à la philosophie – l’une et l’autre ayant son savoir-faire et sa connaissance pratique propre. D’autre part, on veillera à se départir d’une conception évolutionniste qui voudrait situer la connaissance technico-pratique « entre » la connaissance commune et la connaissance scientifique ou philosophique. La connaissance technico-pratique fonctionne selon un mode singulier, gouvernée par ses impératifs propres et étroitement liés à l’action. Ses concepts ne sont pas plus ou moins « purs » que d’autres, ils se singularisent par leur combinatoire propre. Enfin, la connaissance technico-pratique étant éminemment subjective, elle n’est pas accessible pour elle-même. Contrainte par le langage et ses règles, elle ne peut jamais être rendue fidèlement par le sujet/agent parlant. Elle ne peut que se déployer pratiquement dans les savoir-faire. L’empirie d’une sociologie des pratiques s’ouvre alors sur le plan du savoir que Foucault avait su isoler.

III – Concepts, savoirs et archéologie

A – Concepts et savoirs

Pour une époque et un domaine de pratiques donnés (la science, l’économie, l’éducation, etc., dans notre cas, la sécurité), la connaissance technico-pratique « puise » en effet dans le savoir – notamment technique – de son époque. Un savoir anonyme, enregistré dans des supports qui forment l’archive de ce domaine de pratiques. Ce savoir, Foucault (2001 [1969] : 872) l’a défini en le distinguant doublement de l’opinion et de la connaissance scientifique :

[E]ntre l’opinion et la connaissance scientifique, on peut reconnaître l’existence d’un niveau particulier, qu’on propose d’appeler celui du savoir. Ce savoir ne prend pas corps seulement dans les textes théoriques ou des instruments d’expérience, mais dans tout un ensemble de pratiques et d’institutions : il n’en est pas toutefois le résultat pur et simple, l’expression à demi consciente ; il comporte en effet des règles qui lui appartiennent en propre, caractérisant ainsi son existence, son fonctionnement et son histoire […].

Le domaine du savoir se distingue donc de celui de la science, et Foucault de « situer » le premier en deçà de la connaissance scientifique, en fait, en deçà de toutes connaissances. Le savoir en effet n’est pas la connaissance, ni la somme des connaissances, « car de celles-ci, rappelle encore Foucault, on doit toujours pouvoir dire si elles sont vraies ou fausses, exactes ou non, approchées ou définies, contradictoires ou cohérentes ; aucune de ces distinctions n’est pertinente pour le savoir » (ibid., 2001 [1968] : 751). Pour être vérifiée/évaluée, une connaissance doit pouvoir être restituée et implique donc un sujet/agent qui en serait comme le détenteur, à l’inverse du savoir compris comme « domaine où le sujet est nécessairement situé et dépendant, sans qu’il puisse jamais y faire figure de titulaire » (ibid., 1969 : 239). À la différence de la connaissance, éminemment subjective, le savoir n’est jamais « porté » par le sujet/l’agent, et n’a donc rien de subjectif. Il est au contraire ce par quoi le sujet s’établit dans un type de subjectivité particulier dans et par le procès d’appropriation du savoir.

Car le savoir est toujours susceptible d’utilisation et d’appropriation, la connaissance pouvant alors s’entendre comme « savoir approprié » (ou « incorporé » si l’on souhaite recourir aux catégories bourdieusiennes) :

[un] ensemble d’éléments[5] formés de manière régulière par la pratique discursive et qui sont indispensables à la constitution d’une science, bien qu’ils ne soient pas destinés nécessairement à lui donner lieu […]. Un savoir, c’est ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par là spécifié […] ; un savoir c’est aussi un espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours […] ; un savoir, c’est aussi le champ de coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforment ; enfin, un savoir se définit par des possibilités d’utilisation et d’appropriation offertes par le discours.

ibid. : 238, nous soulignons

Foucault apporte ici deux autres éléments de spécification au savoir : 1) le savoir est le « champ de coordination des énoncés où apparaissent les concepts », ses éléments étant 2) « formés régulièrement par la pratique discursive ». Il affirme ainsi l’inséparabilité du savoir, du discours et des concepts : le discours comme royaume d’élection des savoirs et lieu d’émergence des concepts ; toute pratique discursive étant susceptible de se définir par le savoir qu’elle forme.

Une telle spécification appelle alors une méthode d’enquête singulière qui ne sera pas celle des linguistes (discours ≠ langage), pas non plus celle de l’épistémologie historique (savoir ≠ science), ni celle de l’histoire des idées (concept ≠ idée), mais l’archéologie.

B – Archéologie : éléments de méthode illustrés

En tant que forme de l’analyse du discours centrée sur les concepts (Paltrinieri 2012 : 133-134), l’archéologie « trouve le point d’équilibre de son analyse dans le savoir » (Foucault 1969 : 239). En 1976, Foucault la présentera comme la méthode d’analyse des discursivités locales mise au service de la généalogie d’un problème particulier, d’une « question présente » (Foucault 1976 : 11-12 ; 2001 [1984] : 1493 ; Bonditti et al. 2015). L’exposé de la méthode concrète de l’archéologie requiert un développement préalable.

Il convient en effet de préciser que notre proposition d’une archéologie des concepts et des savoirs de la sécurité consiste en une série de déplacements/resserrements par rapport aux propositions de Foucault : déplacement de la focale disciplinaire de l’archéologie, des « sciences humaines » vers les sciences du politique et de gouvernement (dont relève – encore ? – ce que l’on veut désigner par le nom de sécurité) ; resserrement sur un domaine de pratiques qui n’est pas celui de la théorisation du politique, mais des pratiques concrètes de la sécurité ; enfin, un resserrement temporel, puisque Foucault avait déployé son archéologie des sciences humaines sur plus de quatre siècles (de la Renaissance au début du XXe). La séquence historique qui nous occupe se limite à l’époque contemporaine, ce qui appelle cette autre précision : à l’exception de ses travaux sur le néolibéralisme à la fin des années 1970, Foucault (2004) n’a en effet jamais travaillé sur un objet contemporain. Est-ce à dire que l’archéologie ne peut, en tant que méthode, s’appliquer au présent ? Nous ne le pensons pas, puisque, comme souligné par Deleuze (2004 [1986] : 58), l’archéologie ne renvoie pas nécessairement au « passé ». Une archéologie du présent est donc possible.

Quelle est donc cette méthode archéologique, et où trouver ces « savoirs et concepts de la sécurité » ? Il faut, pour une époque donnée, se tourner vers ce que l’on appelle parfois la « littérature grise », production principalement écrite faite de rapports institutionnels, de Guidelines ou « guides de bonnes pratiques », documents de doctrine, manuels d’emploi des forces armées, glossaires et autres dictionnaires administratifs, etc., dans lesquels est enregistré et organisé le savoir technique déployé par les agents dans leurs savoir-faire. On pourra commencer par la production des administrations d’État et de leurs agences et services de sécurité, sans toutefois s’y limiter. Tout aussi importants seront les documents des entreprises du secteur privé, ceux aussi des organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales. L’archive est infinie (Bonditti 2013a). C’est pourquoi, ces documents, il faut parvenir à les collecter de manière systématique afin de reconstituer des séries aussi complètes que possible pour chaque type de documents et ainsi dégager des continuités chronologiques qui, ultérieurement, permettront l’étude des concepts du point de vue de leurs variations dans le temps. La méthode est donc sérielle. Pour construire ces séries, on pourra s’appuyer sur les techniques de l’analyse (inter)textuelle en considérant notamment les formes explicites de l’intertextualité telles que les citations et les références. Ainsi s’ouvrira progressivement ce grand domaine du discours dans lequel pourra être resitué ce que l’on nomme la sécurité sans se référer à un sujet parlant en particulier.

À ce stade, on n’aura pas encore considéré ces documents pour leur contenu, mais seulement du point de vue du réseau textuel à l’intérieur duquel ils en sont venus à fonctionner dans un jeu de références et de citations réciproques ; réseau textuel qui forme en quelque sorte le support de l’archive propre à un ensemble ou domaine (de) pratiques dont l’enquête proprement archéologique pourra alors s’emparer pour dégager les formes de rationalités qui organisent et gouvernent les manières de faire et d’agir. Dans ce matériau ainsi assemblé et organisé, on cherchera à repérer les concepts clés (et les définitions qui leur sont éventuellement données), à identifier lesquels apparaissent et lesquels disparaissent en tentant ici de rapporter ces « événements du discours » à des positivités extérieures à lui. Dans cette perspective, les discours ne sont plus simplement considérés comme ce qui organise l’accès aux pratiques (non discursives), mais pour eux-mêmes, en tant que « régularités qui s’autorèglent » (Paltrinieri 2012 : 133) et disposent les pratiques concrètes non discursives à leur (re)déploiement suivant le jeu de découpe opéré par les concepts.

Pour l’époque contemporaine qui nous intéresse, on montrera par exemple – comme nous l’avons fait dans nos travaux (Bonditti 2008, 2013b, 2016 ; Bonditti et Olsson 2016) – la manière dont le concept de terrorisme a pu émerger et s’installer durablement au sein d’un réseau de concepts déjà relativement stabilisé : les concepts d’État, de territoire, de frontière, de défense, de sécurité, d’ennemi, d’adversaire, de menace, de guerre, de guérilla, de population et de réseau. Autant de concepts autour desquels les pratiques de la sécurité (leurs savoir-faire policier, militaire et de renseignement) en étaient venues à se constituer à l’époque moderne, irréductiblement structurées par une série de divisions : sécurité intérieure/sécurité extérieure, civil/militaire, crime-police/guerre-défense, criminel/ennemi… toutes articulées autour de celle, spatiale et plus fondamentale, entre l’interne et l’externe.

On montrera que dans le mouvement de son émergence, le concept de terrorisme – ce qui va être « déposé » en lui au cours de l’intense travail définitionnel dont il est l’objet dans les années 1970 (Bonditti 2008 ; Stampnitsky 2014) – va déplacer tous ces concepts et modifier la découpe des réels qu’ils opéraient ensemble par un jeu d’associations/dissociations successives opéré au plan discursif et par lequel il va tour à tour être raccroché aux concepts de violence, de guérilla (le terrorisme comme arme ou tactique des guérillas), d’État (le terrorisme comme nouvelle forme de guerre), de menace (le terrorisme non plus seulement comme violence réalisée, mais comme potentialité de la violence) et de réseau… Autant de concepts dans lesquels celui de terrorisme va puiser son sens avant d’être doté, à partir du milieu des années 1990, d’un très fort degré d’autonomie pour, finalement, être mis en équation avec les concepts d’ennemi et de réseau : « l’ennemi, ce sont les réseaux terroristes ».

On montrera finalement que ce concept de terrorisme s’est établi au principe d’un nouveau savoir (encore en formation) : le savoir antiterroriste, qui ne peut être mis en équivalence ni exactement avec le savoir policier, ni totalement avec le savoir militaire, ni absolument avec le savoir de renseignement, mais qui puise dans chacun d’eux et opère en fait leur dédifférenciation graduelle dans un discours (formation discursive) qui reproblématise le phénomène de la violence et le découpe non plus suivant la division spatiale entre l’interne et l’externe (crime-police/guerre-militaire), mais selon la division temporelle entre violence effective et potentialité de la violence. De là le primat accordé au renseignement dans la lutte contre le terrorisme, renseignement dont la rationalité anticipative imprègne aujourd’hui tout le registre des savoirs de la sécurité (notamment policier, avec ce que l’on appelle l’Intelligence-led policing).

Nulle surprise, par ailleurs, à ce que les savoirs de l’informatique, dont on sait la centralité qu’ils accordent au concept de réseau, puissent aujourd’hui se brancher si rapidement et si docilement sur ceux de la sécurité, et plus encore sur le savoir antiterroriste en formation. Ce n’est pas parce que leur mode computationnel serait « naturellement » plus à même de répondre à une supposée nouvelle nature de la menace, décrite comme toujours plus virtuelle et contingente. Si le savoir antiterroriste et ceux de l’informatique semblent aujourd’hui si disposés à se brancher entre eux, c’est parce qu’ils en sont venus à partager un même concept, celui de réseau, autour duquel les savoirs de la sécurité, jusqu’alors si solidement attachés à la figure tutélaire de l’État, en viennent à se reconfigurer, et avec eux les pratiques concrètes de leurs agents : polices en réseau, guerre réseau-centrée, renseignement électronique.

Conclusion : Vers un branchement archéologie-sociologie ?

L’archéologie, pourtant, ne pourra à elle seule nous rendre l’image d’ensemble de ces transformations, et ce, pour deux raisons étroitement liées. D’une part, les concepts (celui de terrorisme dans notre cas) ne surgissent pas ex nihilo : produits, comme nous l’avons rappelé, de la pratique spécifique d’abstraction, ils sont aussi l’objet d’un procès de connaissance dans lequel la pratique théorique joue un rôle essentiel. Travaillant sur la matière concept, celle-ci va spécifier le ou les nouveaux concepts à travers, par exemple, un travail définitionnel. Aussi un nouveau concept se spécifie-t-il toujours à partir de connaissances technico-pratiques et de savoir-faire établis, ceux-là même qui, ne parvenant plus à traiter d’une situation devenue l’enjeu de multiples formes de problématisation[6], vont susciter la formation d’un nouveau concept. D’autre part, si l’émergence d’un nouveau concept et les nouvelles combinaisons conceptuelles qui en découlent peuvent susciter la formation d’un nouveau savoir – dont l’archéologie s’attachera à en décrire la formation –, celui-ci est à son tour pris dans un devenir qui est celui de son appropriation par les sujets/agents, là encore par le truchement de la pratique théorique qui va organiser le branchement de ce nouveau savoir, en fait de ses concepts sur ceux qui organisent et structurent la connaissance technico-pratique et les savoir-faire établis.

Or, l’archéologie ne nous dit rien, ni du procès de connaissance et de spécifications des concepts, ni de celui d’appropriation d’un nouveau savoir. Ici probablement se dessine la nécessité d’un branchement de la sociologie sur l’archéologie. Ensemble, elles permettraient de cerner au plus près ce qui fait, d’une part qu’un concept va se spécifier d’une manière plutôt qu’une autre (le terrorisme comme potentialité de la violence plutôt que comme crime ou tactique de combat), d’autre part qu’un nouveau savoir va s’installer dans une plus grande proximité avec certains savoirs plutôt qu’avec d’autres (proximité des savoirs antiterroriste, de renseignement et informatique). Ensemble, elles ouvriraient la possibilité d’une critique radicale de la sécurité, en fait d’une critique de cette pratique théorique toujours déjà présente dans les savoir-faire de la sécurité. Cette critique ne se donnerait pas pour ambition d’affirmer une série de désaccords à propos des formes actuelles de la sécurité, mais d’amorcer le diagnostic de ce qui s’installe avec le savoir antiterroriste en situant doublement l’analyse, d’une part, sur le plan de l’immanence de la mutation des savoirs et des concepts, d’autre part, sur le plan des positivités attachées à ces concepts.