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Les études « critiques » de sécurité émergèrent dans les années 1990 dans le contexte du renouvellement paradigmatique de la (sous ?) discipline des Relations internationales. Ce développement se fondait sur le constat selon lequel les études de sécurité de l’époque – traditionnellement marquées par le raisonnement stratégique – étaient restées imperméables au tournant autoréflexif proposé par Cox et Ashley en 1981. Ainsi, Booth (1991), Haftendorn (1991) ou encore Krause et Williams (1997) observèrent que les études stratégiques s’appuyaient sur une conception militariste et stato-centrée de la sécurité fortement marquée par les théories réalistes des Relations internationales. Reprenant la distinction de Cox entre « problem solving » et « critical theory », ils proposèrent de penser la sécurité au-delà de cette conceptualisation « statique » (parce que dominante). Ces auteurs reçurent rapidement le concours de sociologues, d’anthropologues et d’historiens également frustrés par le cadrage « réaliste » de la sécurité. Ainsi, des féministes et des partisans des approches postcoloniales firent remarquer que les politiques de sécurité existantes contribuaient peut-être à la sécurité du citoyen abstrait de la théorie hobbésienne du contrat social, mais beaucoup moins à celle des citoyennes et des citoyens plus incarnés, à commencer par les femmes ou les personnes de couleur (Blanchard 2003). Dès lors, toute une constellation de travaux plaida pour un « approfondissement » de la réflexion sur la notion de sécurité et pour un « élargissement » du répertoire d’action des pratiques de « sécurité » au-delà de l’instrument militaire (Buzan 2009).

À la suite de ces travaux séminaux, les études « critiques » de sécurité connurent un essor impressionnant. Ce succès peut se lire dans le nombre de revues qui revendiquent, aujourd’hui, une ligne éditoriale « critique » : Critical Studies on Security, Cultures et Conflits, Global Discourse, International Political Sociology, Millenium, Security Dialogue, pour n’en citer que quelques-unes. Par ailleurs, des tenants de ces approches ont obtenu des positions de pouvoir au sein de la (sous) discipline des Relations Internationales – présidence (ponctuelle[1]) de l’International Studies Association, domination (plus structurelle) de la European International Studies Association – au point où l’on peut se demander si le positionnement « contre-hégémonique » de ces approches ne s’apparente pas, désormais, à une figure de style. Enfin, les études critiques de sécurité ont connu un développement important, quoique géographiquement très disparate, dans le domaine de l’enseignement. Des départements explicitement « critiques » ont émergé à Aberystwyth (lieu hautement symbolique pour les Relations internationales) ou à Copenhague (qui obtint des autres critiques le label d’« École »), voire à Paris (autre « École » constituée autour de Didier Bigo et de la revue Cultures et Conflits). Dès lors, une nouvelle génération de chercheurs a embrassé une carrière « critique » dans un effet boule de neige.

Ce développement possède incontestablement un côté positif. En effet, ces nouvelles études de la sécurité ont permis de diversifier les soubassements métathéoriques d’une discipline fortement marquée, depuis le tournant néoréaliste des années 1970, par les travaux de tradition positiviste. Cet objectif ressort de la définition des approches critiques formulée par Reus-Smit en 1996 :

Epistemologically, critical theorists question positivist approaches to knowledge, criticising attempts to formulate objective, empirically verifiable truth statements about the natural and social world. Methodologically, they reject the hegemony of a single scientific method, advocating a plurality of approaches to the generation of knowledge while highlighting the importance of interpretive strategies. Ontologically, they challenge rationalist conceptions of human nature and action, stressing instead the social construction of actors’ identities, and the importance of identity in the constitution of interests and action. And normatively they condemn value neutral theorising, denying its very possibility, and calling for the development of theories explicitly committed to the exposure and dissolution of structures of domination.

cité dans Duvall et Varadarajan 2003 : 82

De plus, les études critiques de sécurité ont permis de contrebalancer ce qu’on pourrait appeler les « tendances scolastiques » de la discipline des Relations internationales, à savoir le repli sur des débats autoréférencés et déconnectés des nouveaux questionnements des sciences sociales, qu’il s’agisse des « tournants » (linguistique, constructiviste, pragmatique, etc.) ou encore des « études » (de genre et postcoloniales notamment). D’après Darby (1997), ce positionnement « au seuil » (« at the edge ») des sciences sociales n’est pas seulement une conséquence du positionnement épistémologique autoréflexif des approches critiques. Il constitue aussi une nécessité pratique dans une discipline, comme les Relations internationales, qui s’est d’abord pensée, à l’instar de sa discipline mère la science politique, comme une science de gouvernement.

Enfin, ces approches ont apporté un éclairage sur des phénomènes que les approches dites « mainstream » ne parvenaient pas à expliquer. Par exemple, les théories de la « sécurisation » (securitization)[2] ont fourni des explications convaincantes à un processus aux conséquences tragiques : l’apparition d’un traitement de plus en plus militaire de la question migratoire en Europe et aux États-Unis. De même, diverses études ont objectivé que de nombreuses pratiques labellisées « sécuritaires » ne peuvent pas être perçues comme telles par tout le monde. On peut citer à ce propos l’étude paradigmatique de Moon sur la prostitution près des bases militaires américaines en Corée du Sud (1997). Moon montre que cette politique d’exploitation totale des corps féminins fut pilotée par les gouvernements des deux pays au nom de la sécurité nationale. On pourrait ainsi multiplier les exemples illustrant l’intérêt heuristique de ces nouvelles approches.

Malgré ces succès, les « nouvelles » études critiques de sécurité ont fait l’objet de nombreuses critiques ces dernières années. Pour commencer, plusieurs auteurs ont relevé un « essoufflement » de cet agenda de recherche. Selon cette grille de lecture, les tenants des études dites « critiques » tourneraient en boucle depuis leurs percées théoriques des années 1990 et 2000 (Hynek et Chandler 2013).

Par ailleurs, d’aucuns ont relevé que de nombreux internationalistes labellisés « critiques » se sont éloignés de l’agenda normatif qu’ils s’étaient donnés : comprendre le monde pour le changer. Contrairement à des penseurs tels que Fanon, Saïd ou plus récemment Butler, les théoriciens critiques de la sécurité pratiqueraient une « critique de salon » davantage intéressée par les index de citations que par la déconstruction des relations de domination. En d’autres termes, les nouvelles études de sécurité seraient devenues une sorte de « carnaval académique » (Bayart 2010).

Enfin et plus fondamentalement, des interrogations ont émergé à propos de l’unité théorique de ce champ d’étude. Pour prendre un exemple bien connu, il existe au moins deux théories de la sécurisation : celle adossée à la linguistique pragmatique d’Austin, développée par Waever, et celle inspirée par ce que Bigo appelle la « sociologie politique de l’international ». Or, ces deux théories renvoient à deux systèmes explicatifs radicalement différents : une logique volontaire de désignation d’un autre menaçant dans une perspective schmittienne dans le premier cas (Waever 2011), le développement incrémental et non concerté de dispositifs (in)sécurisants dans le second (Bigo 2011). Comme le remarque Balzacq (2013), personne n’est encore parvenu à unifier ces deux théories.

Autre exemple peut-être plus révélateur : un monde semble opposer les auteurs qui s’inscrivent dans la tradition « émancipatrice » issue des Lumières (Booth 2012; Hynek et Chandler 2013) et ceux qui rejettent catégoriquement cette tradition. À l’instar de Hobson, ces derniers n’hésitent pas à traiter d’« eurocentrique », d’« impérialiste » voire de « culturellement raciste » le discours – issu des Lumières – qui segmente l’humanité en deux catégories : celle regroupant les êtres humains qui ont découvert la raison universelle et celle comprenant les personnes qui n’ont pas encore été éclairées par cette découverte (les sociétés réputées dictatoriales, patriarcales, violentes, etc.) (Hobson 2007; Hobson et Hall 2010). Comme dans le cas précédent, ce clivage n’est pas anodin. Il implique des divergences concrètes sur des questions politiques de première importance : faut-il être pour ou contre les « guerres humanitaires » ? Quelle attitude faut-il adopter à propos des migrants qui ne s’inscrivent pas dans le cadre de la vie dite « moderne », notamment la « gay-friendliness » et le post-patriarcat ? (Butler 2010).

Ce numéro spécial entend apporter sa pierre aux débats entre partisans et adversaires des études critiques de sécurité. Aussi importe-t-il de dire quelques mots du positionnement des deux coordinateurs, du projet initial et de ce qui nous semble être le résultat.

Pour commencer, les deux coordinateurs de ce numéro ont un rapport ambivalent avec les études critiques de sécurité. En tant que chercheur, Mathias Delori s’inscrit, de facto, dans ce courant de recherche. Il est membre du comité de rédaction de la revue Cultures et Conflits. Par ailleurs, ses travaux les plus récents portent sur la « violence humanitaire », c’est-à-dire l’ensemble des pratiques et des dispositifs – tels que les guerres humanitaires, la torture ou les armes dites « de précision » – où « la modération de la violence fait partie de la logique même de la violence » (Weizman 2012 : 3). Pour ce faire, il s’appuie sur des auteurs qu’on qualifie généralement de « post-structuralistes » : Foucault, Butler, Weizman et Asad notamment (Delori 2014a, 2014b). D’un autre côté, Mathias Delori mène une réflexion sur les conditions d’existence d’un authentique pluralisme méthodologique et théorique en sciences sociales. À cette fin, il s’est opposé par le passé à l’hégémonisme critique qui a conduit à la marginalisation paradoxale, dans les sciences politiques françaises et allemandes, de la théorie du choix rationnel (Delori 2009).

Pour sa part, Gilles Bertrand se considère comme un sympathisant du courant critique, mais en tant que « critique de la critique ». Il est notamment sceptique vis-à-vis de la référence systématique aux travaux de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault. Par ailleurs, il s’interroge sur la centralité de la question de la sécurité dans l’analyse des relations internationales contemporaines, centralité qui a tendance à renforcer le stato-centrisme dénoncé par les approches critiques. Par ailleurs, Gilles Bertrand déplore la marginalisation d’auteurs délaissés par les études critiques alors que leurs écrits peuvent nourrir un agenda critique (James Rosenau notamment).

Le projet initial consistait à inviter autant de penseurs labellisés « critiques » que d’auteurs s’inspirant d’autres paradigmes[3]. On sait cependant que les universitaires n’ont pas toujours une grande appétence pour les débats inter-paradigmatiques. Par conséquent, la plupart des auteurs qui ont répondu à notre invitation sont réputés comme étant plutôt favorables à ces approches. C’est incontestablement le cas de Philippe Bonditti, Asli Çalkivik, Christian Olsson, Christophe Wasinski et Damien Simonneau (lequel vient de soutenir une thèse fortement marquée par les théories de la sécurisation). Ces auteurs proposent donc une critique interne – plus ou moins radicale comme on le verra plus loin – de ce champ de recherche. P. Vennesson – fin connaisseur et tenant des études de sécurité dites « traditionnelles » (les études stratégiques) – constitue donc un cas à part. Il a accepté de participer à cet exercice de la critique externe. Nous l’en remercions chaleureusement.

Nous ne nous sommes pas fixés pour objectif particulier de diversifier notre panel d’auteurs en fonction de variables telles que le sexe ou l’origine géographique des contributeurs. Ce choix, certainement discutable, se justifie par le fait que ces éléments de diversification nous semblent écrasés, en pratique, par la socialisation secondaire produite par les institutions universitaires européennes ou nord-américaines.

D’une manière plus générale, ce numéro spécial poursuit trois objectifs. Pour commencer, nous avons voulu donner un espace à des chercheurs souhaitant approfondir la réflexion sur les soubassements théoriques et méthodologiques de ce champ de recherche. La réflexion épistémologique constitue, traditionnellement, un des points forts des études labellisées comme critiques. En effet, ces dernières adoptent explicitement une posture autoréflexive invitant à objectiver ses oeillères, sa prétention heuristique et les conséquences politiques de son discours. Les textes de Simonneau et de Bonditti s’inscrivent dans ce projet.

Simonneau analyse les conceptions de la critique à l’intérieur des études labellisées comme telles. Il relève une hésitation entre trois conceptions de la critique qu’il appelle « ontologique », « épistémologique » et « normative ». La première concerne le débat esquissé plus haut sur l’approfondissement et l’élargissement de la notion de sécurité : qui entend-on sécuriser et avec quels instruments ? La seconde renvoie à la distinction classique, reformulée par R. Cox (1981) à la suite de Habermas (1973), entre positivistes et post-positivistes. La troisième pose la question, plus normative et politique, de l’engagement intellectuel. Simonneau montre que ces trois postures autonomes ne se superposent que partiellement.

Le texte de Bonditti apporte un éclairage complémentaire à celui de Simonneau en se focalisant sur une approche particulière : la théorie de la sécurisation de Waever. Bonditti observe que cette théorie repose, paradoxalement, sur une sous-théorisation de la notion de « concept ». Dans la théorie de Waever, argumente-t-il, la sécurité est appréhendée comme un concept abstrait et, paradoxalement, connotée par le réalisme structurel. Dès lors, Bonditti propose de redéfinir le concept et de reconnecter celui-ci à ce qu’il appelle, après Foucault, les « savoirs » de la sécurité.

Deuxièmement, nous avons voulu explorer la question du positionnement disciplinaire des nouvelles études de sécurité. Nous avons souligné plus haut qu’elles ont permis d’ouvrir la discipline des Relations internationales à de nouveaux questionnements. Cet objectif est-il, pour autant, encore d’actualité ? Les textes de Wasinski et Olsson suggèrent qu’il reste, encore, du chemin à parcourir (si l’on partage un intérêt pour les démarches trans- ou interdisciplinaires). Ainsi, Wasinski plaide pour une ouverture plus grande aux études de sciences humaines sur la guerre (histoire et anthropologie en particulier). Ces dernières permettraient d’objectiver ce que le raisonnement stratégique ne montre pas – les dimensions humaines et sensibles de la guerre – et de déconstruire certaines prétentions de la pensée stratégique à propos de l’efficacité de l’outil militaire.

L’article d’Olsson fait directement écho au précédent. Olsson développe l’argument selon lequel les nouvelles études de sécurité en général – et la théorie de la sécurisation de Waever en particulier – gagneraient à ouvrir un dialogue avec les « études militaires critiques » (« critical war studies »). Ce dialogue à la fois intra et interdisciplinaire permettrait de mieux saisir la dimension sociale des processus d’(in)sécurisation, à savoir le fait que ces processus ne se résument pas à l’activité d’un sujet unique. Certains objets des processus de sécurisation sont également des « sujets » de ces processus. Dans certains cas (comme Daesh vraisemblablement), leur stratégie est même précisément tendue vers le même objectif : être cadré, voire légitimé, comme une « menace existentielle ».

Troisièmement, nous avons voulu accueillir des papiers proposant une critique radicale des nouvelles études de sécurité. Vennesson et Çalkivik se sont attelés à cette tâche à partir de perspectives différentes. Dans son article, Vennesson relève que les nouvelles études de sécurité ont dépensé une énergie considérable à critiquer les études dites « stratégiques ». Il reconnait l’intérêt intellectuel de la démarche, mais estime que celle-ci a failli du fait des oeillères de la pensée critique. Pour parvenir à ses fins, cette dernière s’est focalisée sur les versions les plus rationalistes et matérialistes des études stratégiques. Si ces dernières sont effectivement une composante importante des études et du raisonnement stratégique, elles n’en constituent cependant pas l’alpha et l’oméga. Or, une plongée mieux documentée dans ce champ de recherche révèle que celui-ci est beaucoup plus divers que ce que les « critiques » supposent. D’après Vennesson, l’essentiel des critiques s’effondre si l’on admet ce point.

L’article de Çalkivik, universitaire turque très active dans le débat sur les études critiques (voir sa contribution dans Tickner 2013), propose une critique interne, mais radicale des nouvelles études de sécurité. D’après elle, leur essoufflement ne découle pas seulement du fait que certains auteurs critiques ont perdu de vue la question de l’émancipation. Le problème, plus fondamental, a pour origine le rapport à la question de la sécurité. Plutôt que de chercher à formuler des agendas sécuritaires alternatifs, les tenants des approches critiques devraient chercher à penser la politique, à commencer par la politique internationale, en dehors de la sécurité.