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Transnationalisme et littérature

Depuis les années 1970, il se produit, une dissociation progressive des notions, jadis congruentes, de « nation » et de « société »[1], car la dernière dépasse désormais la première au plan conceptuel et géographique. Les anciennes démarcations et constellations étant déformées ou décalées, les sociétés contemporaines se caractérisent de plus en plus par leur caractère rhizomique, hybride et complexe. Une des raisons de ce développement est le mouvement massif des populations, non seulement pour le travail, le loisir ou les études, mais aussi pour échapper à la guerre, aux conflits, aux catastrophes naturelles et aux conditions de vie précaires. En 2015, le nombre de migrants internationaux a largement dépassé les 200 millions, celui des réfugiés les 50 millions[2] – raison pour laquelle Thomas Nail postule que « le XXIe siècle sera le siècle du migrant[3] ». L’évolution ontologique des derniers quarante ans s’est accompagnée d’un renouvellement épistémologique dans les sciences sociales et humaines, car au nationalisme méthodologique, dont l’analyse des sociétés se heurte aux frontières de l’État-nation, se sont substituées des approches plus inclusives qui placent les phénomènes étudiés dans un contexte plus large d’interactions et d’interconnexions[4]. Parmi elles, figurent notamment les études du transnationalisme[5].

Ces études examinent non seulement le phénomène des populations en mouvement, mais aussi la transformation subséquente des notions de citoyenneté, d’agentivité et de loyauté.

La recherche scientifique sur le transnationalisme part du fait que les vies des migrants et de ceux qui restent au pays [les membres de la famille] sont connectées et s’ancrent, simultanément, dans deux ou plusieurs états-nations où les liens au pays d’origine sont caractéristiques d’un profil transnational[6].

Par conséquent, les chercheurs en études transnationales s’efforcent de s’éloigner d’un modèle simpliste et linéaire de la migration en tenant compte de l’ensemble des activités quotidiennes qui créent des relations sociales, politiques et économiques entre le pays d’origine et le(s) pays d’accueil[7]. Ils explorent la façon dont l’appartenance « à une collectivité qui s’est constituée à travers l’espace contourne les identités émanant de localités fixes et délimitées[8] ».

Puisant ses origines dans les sciences sociales, le concept de transnationalisme a également fait irruption dans le champ des études littéraires. Dans Modernity at Large (en français curieusement intitulé Après le colonialisme), Arjun Appadurai amène une raison de cette transposition en postulant que la mobilité des peuples a influencé le travail de l’imagination :

Les gens ordinaires ont entrepris de déployer la force de leur imagination dans leurs pratiques quotidiennes. […] Il n’y a jamais eu autant de gens, par le passé, capables d’envisager comme une chose allant de soi le fait qu’eux-mêmes ou leurs enfants seront sans doute conduits à vivre et à travailler ailleurs que sur leur lieu de naissance. […] Ces peuples doivent inventer de nouveaux modes de vie adaptés à leur exil[9].

L’imagination, poursuit-il, « nous projette dans l’avenir : elle nous prépare à nous exprimer, dans le domaine esthétique ou dans d’autres domaines[10] ».

Domaine esthétique par excellence, la littérature est portée par l’imagination qui ne respecte pas les frontières territoriales. De par son rapport référentiel avec la réalité, elle soulève des questions fondamentales sur des concepts, très chargés, tels que nation, nationalisme, culture, mémoire, espace, lieu, patrie, chez soi, aliénation, intégration, nostalgie[11]. Le fait de rejoindre un ailleurs, de vivre dans plus d’un pays, représente une possibilité ou une nécessité pour nombre d’auteurs dont l’oeuvre et la trajectoire sont souvent empreintes d’une dimension transnationale. Force est de constater que l’évolution ontologique de la modernité « modernisée » – pour reprendre un terme du sociologue allemand Ulrich Beck[12] – a engendré un renouvellement non seulement épistémologique, mais aussi esthétique. Les études littéraires font écho à cette esthétique de la mobilité dont parle Appadurai, en questionnant la catégorie conventionnelle, supposément fixe et stable, d’une littérature nationale qui dicte l’appartenance à un champ ou l’exclusion de ce dernier.

À la lumière de ces prolégomènes, le présent article se propose d’analyser le paradigme transnational dans les romans de Marie-Célie Agnant, écrivaine migrante haïtienne, québécoise et canadienne. Née à Port-au-Prince en 1953, elle fuit avec sa famille la répression sous François Duvalier et arrive au Québec en 1970. Dans un entretien, elle précise : « [J]e m’étais jurée que tant et aussi longtemps que le gouvernement des Duvalier serait en place, je ne rentrerais pas[13]. » Lorsqu’elle se rend en Haïti dans les années 1990, elle vit un véritable désenchantement qui l’amène à abandonner l’idée d’un retour en terre natale. À la suite du coup d’État de 1991, Agnant pose définitivement ses valises et déclare désormais Montréal son nouveau chez elle[14]. Elle confie à Colette Boucher :

Pendant des années, de par mes choix, j’avais l’impression de ne rester foncièrement qu’haïtienne. Tout à coup, j’ai vu que cet héritage québécois m’appartenait : trente-quatre années. J’ai vécu pratiquement toute ma vie ici[15].

À l’instar d’autres auteurs des Caraïbes tels qu’Alejo Carpentier, Derek Walcott, Maryse Condé ou encore, dans un contexte québécois, Neil Bissoondath, Dany Laferrière, Émile Ollivier et Gérard Étienne, Agnant habite, par son verbe et son imagination, un continuum spatiotemporel qui permet de penser non pas sans frontières mais à travers les frontières. Rappelons que le terme « transnational » ne se définit pas forcément en opposition au terme « national », mais décrit l’extension, la dilatation et la flexibilité de ce dernier. Auteure de plusieurs romans, nouvelles, recueils de poésie et livres pour la jeunesse, Agnant donne corps et voix à l’individu aux identités plurielles, aux exilés et à la nostalgie du retour. Elle construit son univers fictionnel sur un sédiment référentiel, car son expérience de migration ainsi que ses activités à titre d’interprète et de consultante auprès de la communauté haïtienne et latino-américaine du Québec lui servent de source d’inspiration. Son premier roman, La Dot de Sara, s’appuie notamment sur un projet de recherche sociologique parmi des femmes âgées québécoises d’origine haïtienne que l’auteure avait suivies en sa qualité d’assistante de recherche[16]. Le deuxième roman Le Livre d’Emma met en scène une interprète qui n’est plus capable de garder la distance vis-à-vis de son « sujet » et finit par censurer la traduction du créole vers le français[17]. Ce sont aussi ses choix éditoriaux qui s’inscrivent dans une dynamique transversale, car ses livres sont publiés dans trois pays francophones : au Québec (Les Éditions du Remue-ménage, Hurtubise HMH, Mémoire d’encrier), en Haïti (Éditions Mémoire) et en France (Vents d’ailleurs).

L’oeuvre d’Agnant a fait l’objet de nombre d’études, notamment au sujet de l’oralité, du trauma, du silence, de la mémoire et du corps[18]. Notre approche, en revanche, s’appuie sur les stratégies d’écriture qui expriment toute la portée géographique, historique et ontologique de l’existence transnationale. Il s’agit de démontrer dans quelle mesure l’alternance et la confrontation entre l’ici et l’ailleurs, le passé et le présent, le pays d’origine et le pays d’accueil marquent non seulement la trajectoire de l’auteure, mais animent également son oeuvre. Ses deux romans La Dot de Sara et Le Livred’Emma déclinent le thème du transnationalisme en quatre axes – l’espace, le temps, la narration et la langue – et, ce faisant, participent d’une poétique transportée par une géographie à la fois discontinue et continue.

Méandres spatiotemporels

La trame des deux romans émerge d’une suite de dislocations. De par leur thématique, les textes s’ancrent profondément dans l’espace transnational produit par les mouvements migratoires des Haïtiens vers le Québec pour échapper à la dictature des Duvalier. Les deux pays sont sillonnés par les circuits tantôt fixes tantôt variables le long desquels circulent individus, argent, marchandises et informations. L’espace haïtien, en même temps divisé et dilaté, traverse et transforme l’espace québécois dont il devient partie intégrante. Dans Le Livre d’Emma et La Dot deSara s’opère une oscillation permanente entre Haïti et le Québec, qui, à première vue, donne lieu à une opposition sémantique. Il en résulte que les deux espaces se chargent de valeurs quasi antithétiques, d’une portée allégorique confrontant l’Enfer au Paradis. Montréal est associé au froid climatique et émotionnel, à l’hiver, à l’intérieur (café, appartement, immeuble, hôpital), à la solitude, à l’oubli, à l’environnement construit, exigu et aseptisé :

Les flocons brillent sur le trottoir et se pressent en boules compactes sur les haies de genévriers, malmenées et raidies par le froid. Tout en marchant, je fais le compte et le décompte des femmes de mon entourage, et je découvre avec une certaine angoisse qu’elles passent souvent seules une grande partie de leur vie.

E, 46

Courtois, il [le docteur québécois] s’adressait aux gens avec une sorte de calme qui conférait à son visage l’immobilité froide de la pierre. […] Dans le silence de la chambre, la voix du docteur MacLeod semble se cogner aux murs, aux montants de métal du lit, aux vitres épaisses des fenêtres.

E, 9-10

Je n’avais pas l’habitude de vivre ainsi, du matin au soir entre les quatre murs blancs d’une cage. Voilà, ce à quoi me faisait penser ce quatre-pièces où nous vivions, sans balcon, sans galerie, barricadées, coupées du monde. […] Un air de tristesse emplissait ce quartier trop propre, trop calme et ces rues où on pouvait déambuler pendant des heures sans croiser âme qui vive. Je me suis rendu compte que derrière les portes il y avait aussi des visages […]. Ils étaient tous fermés.

S, 31-32

Les premières années qui suivirent mon arrivée, le froid terrible de l’hiver me fit énormément souffrir. Sara n’avait pas le don de me faire oublier les fenêtres givrées ; son baillage ne parvenait pas à couvrir la rage du vent sur le toit, ni cette froidure dont rien ne peut avoir raison.

S, 54

Tandis que Haïti se présente sous le signe du dehors, du désir, de la communauté, de la nature et de la mémoire :

Je bats les buissons, franchise le lit des rivières, j’escalade les collines, cueille des orchidées sauvages que je rêve d’offrir à Fifie, mais que je piétine avant d’arriver à la maison.

E, 79

Tout comme Tonnerre je parcourais les plaines, pénétrais dans les grottes, escaladais les montagnes, j’explorais avec elle les contours sinueux des êtres.

E, 108

Il y avait autour de nous et avec nous cette communauté de commères, matantes et marraines, qui étaient pour moi comme autant de mamans.

S, 22

Le soir lorsque nous avions le temps, cric, crac, sur la galerie, nous tirions des contes, en égrenant le maïs que nous faisions rôtir entre trois grosses pierres […].

S, 24

Ce qui se lit, de prime abord, comme une aporie trop convenable et conventionnelle se révèle plus complexe au cours de la lecture, car la multitude des personnages et des perspectives empêche que se cristallise une hiérarchie. Au lieu d’alimenter des clichés, de connoter un espace positivement et l’autre négativement, Agnant s’efforce de créer une représentation plus différenciée. Narratrices et personnages vivent l’espace de façon différente et articulent des opinions divergentes, de sorte que Montréal s’avère aussi un lieu de refuge, de sécurité et de seconde chance : « Ici nous avons les moyens d’être un peu plus indépendantes, mais là-bas qui auraient pensé à nous ? » (S, 116) Nonobstant le climat rude, l’indifférence des habitants et les défis quotidiens, la ville du Nord se mue en nouveau chez soi pour les familles immigrées. En revanche, l’espace haïtien, vu du Québec, ne s’apparente pas automatiquement au Paradis. Au contraire. Il est décrit comme une terre désertique battue par les cyclones et marquée par la cruauté de l’histoire et la désespérance de son peuple : « C’est à cause du sang que le pays lui-même est mort. Il est mort asphyxié et il est en train de pourrir » (E, 26), ou encore « [l]es maisons à véranda, les grandes galeries, les haies de lauriers-roses et de bougainvillées cachaient parfois tant et tant de choses, tant et tant d’avanies » (S, 28).

Somme toute, les protagonistes doivent déployer des efforts importants pour se sentir à leur place, au Québec et en Haïti. Flore évoque ainsi, à plusieurs reprises, la solitude des femmes dans la grande ville, le fait que les Québécois la perçoivent toujours comme différente ainsi que les conditions difficiles dans lesquelles évoluent Emma et sa mère en Haïti. Dans La Dot de Sara, Marianna raconte ses déceptions amoureuses et ses sacrifices pour permettre à sa fille de fréquenter une bonne école au pays. Elle décrit également la manière dont elle et ses compatriotes adaptent progressivement leurs anciennes habitudes et pratiques au nouvel environnement – sans pour autant les perdre ou les abandonner. Elles commencent à se bâtir un réseau social (souvent haïtien) et à « habiter » la ville de Montréal par leurs gestes quotidiens. Ce faisant, Haïti sort de la sphère de la mémoire et se matérialise dans la réalité du Québec :

Puis, petit à petit, grâce à Chimène, j’ai commencé à vivre une réalité différente, faite de choses autres que mes rêves, mes chimères comme le prétend Giselle, et les histoires que nous nous contons, Sara et moi.

S, 82

Marianna investit l’espace montréalais – ses églises, ses marchés, ses rues – tout en reprenant certaines activités de sa vie antérieure : « J’aime […] me rendre à ce marché en plein air où tranquillement, les sens aux aguets, je parcours les allées, dévorant des yeux les montagnes de fruits et de légumes » (S, 47), ou encore « [n]ous avons pris l’habitude, Mèmène et moi, d’aller tous les samedis midi à un club pour personnes du troisième âge » (S, 103). Marianna et certains de ses amis obtiennent la résidence permanente, grâce au soutien financier de leurs enfants, et peuvent ensuite, à leur tour, faire venir au Québec d’autres membres de leur famille. Par ces pratiques transnationales, les personnages participent donc à une reproduction de la migration.

La Dot de Sara aborde un autre aspect essentiel de l’espace transnational. En prenant le pouls de la diaspora haïtienne en Amérique du Nord, ce roman explore les différences entre les générations de migrants. Diverses visions du Québec et d’Haïti se confrontent et se complètent – celles de la narratrice Marianna, de sa fille Giselle et de sa petite fille Sara. La première a quitté Haïti pour suivre sa fille Giselle à Montréal, mais reste très attachée à son pays natal qu’elle transforme en un lieu quasi mythique afin d’affronter la fragmentation spatio-temporelle de l’exil et de la perte. Le Haïti de Marianna ne correspond plus forcément à la réalité (surtout après une absence de 20 ans), mais devient un artifice façonné à distance et par nostalgie pour combler le vide. Marianna vit l’ambiguïté qui peut générer le sentiment de ne pas être à sa place, de vivre une existence provisoire, scindée, et de regretter le pays natal au point de ne pas vouloir se reconstruire ailleurs. Sa vie au Québec est suspendue par le désir du retour (qui se réalise après 20 ans) :

Je ne sais quelle partie doit peser plus lourd dans la balance ; je n’arrive pas à trouver l’équilibre qui me permettrait, comme m’y enjoignent Giselle et d’autres, de faire simplement une croix sur la Cité des Bois-Pins et l’Anse-aux-Mombins, avec leurs chemins blancs de poussière, le bêlement des chèvres, les candélabres et leurs poings hérissés levés vers le ciel.

S, 63

Ainsi que le fait remarquer Edward Saïd, l’ambiguïté provoque, chez les exilés, parfois le refus « de se sentir à leur place[19] ». Au lieu de se bâtir une nouvelle existence, ils vivent comme « si tout autour n’était que provisoire, et peut-être trivial[20] ».

Pour Marianna, Haïti constitue un point d’ancrage et de repère, alors que pour Sara, qui est née et a grandi à Montréal, l’île est une étrangère, sinon une image floue composée de bribes en créole et de vestiges mémoriels rapportés par sa mère et sa grand-mère. Giselle occupe une position intermédiaire de par son refoulement du passé en Haïti et sa ferme volonté de faire du Québec sa patrie. Contrairement à Marianna, elle ne souhaite pas le retour et se construit une nouvelle vie dans cette ville du Nord. « Nous ne sommes pas tous doués de l’équilibre nécessaire pour cheminer sur deux routes à la fois. Selon moi, il faut laisser au coeur le soin de définir son propre pays » (S, 163). Se juxtaposent de la sorte, dans une même famille, trois sites et notions de « chez soi » qui génèrent des représentations divergentes de Montréal et d’Haïti. En l’espace de deux générations, le centre de gravité de cette famille s’est déplacé des Caraïbes vers le Québec, une rupture qui entraîne des conflits, des malentendus mais aussi des enrichissements et rapprochements.

La Dot de Sara démontre que les sujets transnationaux ne forment pas un ensemble homogène, mais se définissent à partir de trajectoires individuelles qui déterminent leur relation, toujours particulière, avec le pays d’accueil et le pays d’origine[21]. Ces derniers termes s’avèrent toutefois problématiques puisque leur situation géographique peut s’inverser d’une génération à l’autre. Alors que le Québec est bel et bien le pays d’accueil de Marianna et de Giselle, il est le pays d’origine de Sara. Or, les trois femmes sont issues d’une même communauté transnationale. Pour Sara, la distinction entre pays d’accueil et d’origine n’est-elle pas désuète étant donné qu’elle n’a jamais été en Haïti ? La Dot de Sara illustre également que les personnages ne flottent pas dans un entre-deux abstrait, mais s’ancrent dans des sociétés, géographies et histoires spécifiques[22], à savoir celles d’Haïti et du Québec. Vivre dans ou entre deux pays ne signifie pas que tout enracinement soit impossible, mais que se développent des loyautés à degrés variables. Qui plus est, bien que composites, les identités forgées par les pratiques transnationales ne sont pas nécessairement non-essentialistes[23]. La tendance de certains personnages, surtout au début des romans, de se replier sur eux-mêmes (Marianna et Emma), de cultiver la nostalgie des origines (Marianna) ou, au contraire, de les nier (Giselle) en témoignent.

La Dot de Sara et Le Livre d’Emma définissent une géographie de l’immigration où les contours du pays d’accueil et ceux du pays d’origine se dessinent dans une friction continue, dans un va-et-vient autant dans l’espace que dans le temps. Ce processus s’exprime d’ailleurs avec éloquence dans le symbole de l’eau, figurée par le fleuve Saint-Laurent et l’océan Atlantique. La mer est pont et fosse entre Haïti et le Québec, à savoir entre le peuple haïtien et sa diaspora. De surcroît, le flot constant des eaux rappelle le flux du temps et les méandres de l’histoire. Ainsi, le périple transocéanique des personnages déclenche souvent un processus mnésique, mobilisant la mémoire refoulée et l’histoire oubliée. Par conséquent, les romans infléchissent le thème du transnationalisme non seulement au plan spatial, mais également temporel. La déambulation, au sens synchronique et diachronique, s’accompagne d’une quête identitaire individuelle et collective. Emma remonte le fil du temps jusqu’à la traite des esclaves lorsque Kilima, l’aïeule bantoue, est capturée et amenée aux Antilles à bord d’un négrier.

Face au silence de sa mère sur les liens familiaux et face au silence de l’Histoire officielle au sujet de l’esclavage, Emma essaie de percer le mystère en empruntant le chemin qu’avaient pris jadis les navires – des grands ports en France (en l’occurrence celui de Bordeaux) jusqu’en Amérique du Nord.

C’est dans leurs cales que tout est écrit, dans les plis de la mer, dans le vent gorgé de sel et dans cette odeur de sang. Une odeur immonde, partout présente mais que l’on fait mine de ne plus reconnaître, enveloppe toujours l’île. […] Notre histoire est écrite avec du sang, et pour l’éternité nous pataugerons dans le sang.

E, 118

Notons ici également que le geste ultime de Kilima et d’Emma s’accomplit dans l’eau, voire dans l’océan Atlantique et le Saint-Laurent. Les deux femmes, vêtues de robes blanches, se suicident pour rejoindre leur terre d’origine – l’Afrique et Haïti respectivement[24]. La quête personnelle de Sara se superpose à celle du peuple haïtien marquée par une double dislocation : celle, d’abord, de la diaspora africaine et celle, ensuite, des migrants. Au fur à mesure qu’Emma découvre cette géographie du pouvoir et de la violence, l’histoire de son île se révèle à elle, complétant ses souvenirs et la mémoire collective.

Dans La Dot de Sara, Agnant plonge le lecteur dans l’histoire d’Haïti des cent dernières années en faisant parler plusieurs générations de femmes. Le texte suit une lignée exclusivement féminine, qui s’étend à travers les continents et prend en charge la transmission « transnationale » du savoir, de la langue et de la mémoire. Ce legs au féminin constitue la dot qu’offre Marianna à sa petite fille :

Ce monde [Haïti] appartient aussi à Sara, c’est en quelque sorte ce que je lui laisse en héritage : mes souvenirs, poussières de vie et d’espérances. Si on ne se nourrit pas aussi de souvenirs, comment apprécier et comprendre ce que nous vivons aujourd’hui ?

S, 69

Le Livre d’Emma aborde également le thème de la mémoire transmise par les femmes à travers le temps et l’espace, de Kilima à Rosa, Mattie, Emma et enfin à Flore. Malgré les ruptures à la fois historiques et géographiques, se côtoient le passé et le présent, l’Afrique, Haïti et le Québec dans un geste de partage et de solidarité transgénérationnel.

Récits et paroles enchevêtrés

À la suite de l’analyse du thème proposé au niveau diégétique, il s’agit maintenant d’en étudier l’aspect narratologique. Dans cette perspective, nous arguons que la mise en scène de la traversée d’un pays à l’autre influe directement sur la structure narrative des textes. Telle la dichotomie qui oppose le pays d’accueil et le pays d’origine au plan sémantique au début des romans, s’établit, au préalable, un binarisme au sein de la narration. LeLivre d’Emma commence par poser Montréal en tant qu’espace principal, celui du présent, où se déroule l’intrigue du récit de Flore, alors qu’Haïti ne constitue qu’un espace secondaire, celui du passé, peuplé par les métarécits d’Emma. Or, à l’instar de la hiérarchie sémantique, la hiérarchie narratologique s’estompe au fil des pages. L’éclosion de métarécits de plus en plus longs et nombreux déclenche une dynamique qui relègue le récit premier à l’arrière-plan. Simultanément, la narration dépasse la chambre d’hôpital exiguë à Montréal en l’ouvrant, au deuxième degré, aux différentes régions de l’Atlantique noir.

Emma conduit ses récits dans l’Haïti de différentes époques afin d’exposer ses réflexions sur les plantations, l’esclavage, le marronnage, la situation des femmes, etc. Elle rapporte un épisode en Afrique lors de la capture de Kilima et s’arrête également sur ses années d’étude en France, plus particulièrement à Bordeaux où elle a préparé une thèse (qui est finalement rejetée par le jury). Au fur et à mesure qu’Emma intervient et suspend le récit de Flore, que le passé envahit le présent, se chevauchent et s’interpénètrent également les espaces haïtien et québécois. La différence entre espaces principal et secondaire n’est plus opérante, car l’alternance des voix brouille les démarcations si nettement définies au départ. Spéculaire des personnages et de l’intrigue, la narration progresse d’un état de division vers la cohésion. La parole indisciplinée d’Emma et ses multiples récits fragmentés sont autant de morceaux d’un puzzle qui, peu à peu, se mettent en place. Flore, à la recherche de la vérité sur le meurtre de l’enfant d’Emma, doit leur imposer un ordre, créer les liens afin d’en comprendre le sens. En outre, plus la narration avance, plus elle s’étend en largeur et en profondeur, car le récit de Flore donne lieu à celui d’Emma, qui, pour sa part, génère le récit de Mattie, laquelle raconte l’histoire de Kilima, et ainsi de suite. La dilation dans l’espace et le temps anime de la sorte non seulement la diégèse mais également l’architecture narrative.

À l’encontre de la démarche dans Le Livre d’Emma, la narration de La Dot deSara évolue d’Haïti vers le Québec pour, enfin, retourner sur l’île. L’espace-temps du roman se compose de deux sphères auxquelles sont rattachées, respectivement, des scènes spécifiques (passé en Haïti, présent au Québec) et des personnages (la grand-mère de Marianna en Haïti ; sa fille et petite-fille à Montréal, etc.). Tandis que le premier tiers du roman est dominé par les souvenirs d’Haïti, interrompus seulement par quelques incursions dans le présent québécois, la ville de Montréal s’immisce de plus en plus dans le récit de Marianna, laquelle commence à investir l’espace québécois aussi bien en tant que personnage que narratrice. Quoique Montréal constitue l’espace principal, d’où jaillit la narration, et Haïti l’espace secondaire associé aux souvenirs, la ville québécoise demeure largement absente pendant les premiers chapitres. Cependant, les deux sphères initialement éloignées et opposées se rapprochent par l’apparition progressive de figures associées à l’une comme à l’autre (Chimène, Raymond, Ita). Enfin, le retour de Marianna et, par conséquent, le déplacement vers Haïti de sa narration au présent situent l’espace secondaire au même rang que l’espace principal. La dynamique narrative dans La Dot de Sara déstabilise ainsi l’ordre et crée des points de convergence. Même si les métarécits pris en charge par des personnages-narrateurs font défaut, Marianna rapporte les conversations avec d’autres femmes – sa fille, sa petite-fille, ses amies haïtiennes à Montréal – de sorte que les dialogues prennent le dessus et introduisent les points de vue d’autres immigrants. Indice de l’évolution de l’écriture d’Agnant, la structure narrative de La Dot de Sara, son premier roman, n’affiche pas la même complexité et profondeur que Le Livre d’Emma. L’impression s’impose qu’il s’agit, en effet, d’un collage romancé des témoignages recueillis par l’auteure auprès des femmes migrantes. La Dot de Sara produit, certes, une polyphonie qui peint un portrait diversifié de la communauté haïtienne au Québec, mais sa narration demeure conventionnelle et la souche sociologique trop perceptible.

Enfin, il convient de sonder la fonction de la langue dans les textes d’Agnant, car la géographie transnationale générée par les deux romans se reflète dans un jeu subtil entre le créole et le français. Emma, internée dans un hôpital psychiatrique montréalais pour avoir tué son enfant, refuse de parler français et de communiquer ainsi avec son médecin qui essaie d’établir un diagnostic. Flore, l’interprète, est alors engagée pour traduire les récits d’Emma livrés dans sa langue maternelle. Le lecteur n’accueille pas les mots originels d’Emma, qui nous parviennent à travers un filtre. Le texte écrit en français ne fait que sous-tendre l’emploi du créole par Emma et la narratrice. Convaincue que le médecin québécois cultive des préjugés envers Emma et ne comprendra pas ses angoisses, Flore décide d’omettre des informations et de lui proposer une traduction infidèle. Elle refuse de révéler tous les faits pour que le médecin ne puisse s’approprier l’histoire d’Emma, la déformer à sa guise et ainsi conforter la thèse de l’accusation. Flore avoue : « Je ne suis plus une simple interprète » (E, 18). Et de poursuivre :

Je me surprends alors à penser comme Emma, avec les mêmes mots : « Tu ne tireras rien de moi non plus, petit docteur. Pourquoi je devrais te faire confiance ? Ce n’est pas à moi de te fournir des armes. J’ai bien compris ton jeu. Tu fais semblant de vouloir aider Emma, mais tu travailles avec la police ».

E, 63

Alors que le médecin reçoit une traduction tronquée de la part de Flore, le lecteur a accès à toutes les paroles d’Emma en français. Dans le roman se chevauchent alors trois versions du récit d’Emma, deux implicites (l’original en créole et la traduction pour le médecin) et une explicite (la traduction accueillie par le lecteur). Dans cette perspective, l’enjeu de la langue, voire le processus de la traduction, dépasse la fiction stricto sensu pour rejoindre le monde extratextuel, celui du lecteur.

Afin d’éclairer davantage ce propos, nous recourons à la paranomase « traduire, c’est trahir » qui peut se lire à deux niveaux, celui de la diégèse et celui de la lecture. Dans un premier temps, la formule évoque le fait qu’une traduction fidèle de la part de Flore la rendrait complice d’un système judiciaire dont les représentants jugent Emma coupable. La traduction française incomplète fournie par Flore au médecin représente alors un refus de collaborer avec le système. Cet acte de résistance déploie tout son sens dans le contexte d’une critique du patriarcat, car chez Agnant, le créole est associé à un univers féminin dans lequel le savoir et la mémoire sont transmis de façon orale, formant un contrepoids aux chroniques françaises écrites par les hommes (ou au récit médicalisé du médecin québécois). Plusieurs chercheurs ont d’ailleurs constaté à ce sujet que l’auteure a l’habitude de transformer ses personnages féminins en conteuses ou griottes[25]. Dans un second temps, la trahison réfère à la traduction nécessairement imparfaite que reçoit le lecteur. Certes, elle nous rapproche du personnage d’Emma, mais elle nous garde aussi à distance, suscitant un sentiment d’incertitude et d’ambiguïté. En fin de compte, le mystère d’Emma reste entier. Le texte donne lieu à un décalage, car malgré le flot de paroles prononcées en créole, cette langue n’est présente que par son absence. Il est évident que l’emploi du français par l’auteure a des raisons pragmatiques, notamment l’accessibilité du roman au public cible qui se trouve principalement au Québec et qui est majoritairement francophone. Toutefois, il renvoie aussi à la particularité de la question linguistique dans un contexte postcolonial et migratoire. La mise en scène du processus de traduction rappelle la négociation et médiation que doivent entreprendre les sujets transnationaux vivant entre deux espaces, cultures et langues. Agnant elle-même a vécu ce dilemme :

C’est un fait que les deux langues cohabitent […]. Cela a été le cas pour moi. J’ai vécu dans une atmosphère de gens assez éduqués. J’avais des tantes institutrices. Elles n’agissaient pas dans le sens d’une dévalorisation de la langue créole ; mais pour parler le français comme il faut, pour pouvoir bien maîtriser cette langue, il fallait, en quelque sorte, limiter l’usage du créole[26].

La problématique linguistique se dégage également de la diégèse et de la genèse de La Dot de Sara. À l’instar du Livre d’Emma, l’emploi du créole y demeure largement implicite, à part quelques phrases ou expressions semées particulièrement au début du roman. Il est intéressant de noter que Marianna parle en créole avec sa petite-fille et en français avec sa fille Giselle. Cette dernière refuse de parler sa langue maternelle afin de couper tout lien avec le passé et d’accomplir son intégration totale dans la société québécoise. Sara, en revanche, apprend volontairement le créole de sa grand-mère et semble se sentir à l’aise dans les deux langues. Ainsi que le souligne Colette Boucher, dans l’oeuvre d’Agnant, « [l]a langue […] représente le conflit intérieur de l’immigrant, son sentiment de rejet et ses efforts d’intégration[27] ». En outre, nous l’avons déjà mentionné auparavant, le roman La Dot de Sara est né d’une multitude de voix féminines haïtiennes recueillies par l’auteure au Québec. L’écriture retravaille ici non seulement le réel en fiction, mais aussi le créole en français. Ce faisant, la transformation de la matière première, à savoir de la parole créole, en verbe poétique français participe d’un glissement ontologique et linguistique. Marie-Célie Agnant ajoute d’ailleurs un autre aspect au sujet de la langue que nous désignons comme palimpseste linguistique, car le français laisse deviner la trace ou l’écho d’une autre langue :

Alors je crois que j’ai, volontairement ou pas, donné une tournure à sa voix [de Marianna] où l’on ressent le créole. C’est ce mariage que l’on rencontre dans certains romans écrits par des Antillais, ou peut-être chez quelqu’un qui parle une autre langue. On sent qu’il y a, de manière sous-jacente, une autre langue, par la musique et les tournures[28].

En guise de conclusion, nous revenons à la mise en scène de l’espace québécois dans les romans d’Agnant. À notre avis, elle contribue à l’expansion autant thématique que spatiale du champ littéraire caribéen vers d’autres horizons, élucidant de la sorte des histoires parallèles et des affinités nouvelles. Le déplacement des personnages vers le Québec permet d’explorer davantage les routes migratoires à l’intérieur des Amériques – plus récentes que celle vers l’Europe mais aussi pertinentes. Il illustre également le fait que Montréal est « devenue au fil des ans, avec sa concentration d’écrivains, de poètes, de musiciens, de maisons d’édition, et d’institutions culturelles haïtiennes, la capitale artistique et littéraire de la diaspora haïtienne[29] ». Il est pourtant surprenant que les deux textes n’accordent que peu de place à des personnages non-migrants du Québec. Le Livre d’Emma et La Dot deSara nous donnent à voir une communauté transnationale quelque peu hermétique, dont les rencontres et interactions avec les gens du pays d’accueil sont rares. Par conséquent, l’auteure n’explore davantage ni les questions de friction ni celles de solidarité avec autrui. D’un côté, cet aspect révèle certaines limites de l’écriture d’Agnant, de l’autre il traduit le paradoxe de l’exil, car, nonobstant les potentialités, les changements et la mobilité inhérents à la migration, persiste la tendance de se replier sur soi face à l’insécurité, l’instabilité et le doute. La ségrégation entre immigrants et non-immigrants, dans les textes d’Agnant, pourrait également faire référence aux « nombreuses solitudes qui peuplent les rues de Montréal », celles des francophones, des anglophones, des immigrants[30]. Ceci dit, les romans nous apprennent également que la situation de l’entre-deux, aussi déstabilisante qu’elle soit, peut aboutir à une transformation bénéfique, au dépassement personnel ainsi qu’à la possibilité d’appartenances multiples.

Enfin, l’auteure écrit non seulement sur mais aussi à partir d’une géographie transnationale qui a façonné son imaginaire et sa parole. Plus que simple thématique et enjeu diégétique, elle influe sur la structure du texte, sa langue et sa narration. Enfin, force est de constater que le paradigme transnational chez Marie-Célie Agnant se ramifie à plusieurs sphères, qu’elles soient extratextuelles ou intratextuelles. C’est précisément de cette tension entre hors-texte et texte, entre référentiel et fiction, expérience individuelle et collective, de cette rencontre entre espaces, histoires, cultures et générations qu’émergent les deux romans d’Agnant.