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L’oeuvre de Tierno Monénembo, autant que sa vie, est marquée par une esthétique de la rupture et du mouvement[1]. Ce mouvement permanent, qu’il soit spatial (Attiéké pour Elgass, Pelourinho, Cinéma) ou temporel (Peuls, Le Roi de Kahel), non seulement renforce le caractère erratique de son discours, mais fait aussi de Monénembo l’une des voix les plus originales du roman africain contemporain. Dans Le Terroriste noir, publié en 2012, le romancier guinéen plonge dans le suc mémoriel de la Seconde Guerre mondiale pour élaborer un décrochage combiné dans le temps et dans l’espace. Ce procédé, déjà entraperçu dans les oeuvres précédentes et ici sublimé, constitue le prétexte narratif de ce roman qui raconte la résurrection d’un tirailleur africain dans l’histoire officielle de la France. C’est en cela que LeTerroriste noir offre une perspective inédite et des hypothèses de lectures intéressantes sur le bouleversement des axes référentiels du roman africain de la « migritude[2] ».

Cet article propose donc une analyse de l’articulation temps-espace dans Le Terroriste noir, en s’appuyant sur la notion bakhtinienne du chronotope. Pour interroger, d’une part, le sens de la mémoire comme thématique contemporaine et, de l’autre, la mise à distance de la fixité spatio-temporelle comme éthique discursive chez Monénembo. Le chronotope, que Bakhtine définit comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature [et] la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret[3] », ne fera pas ici l’objet d’une approche heuristique. Le chronotope est une notion poreuse que Bakhtine lui-même ne réussira pas à stabiliser et dont les multiples acceptions ont déjà fait l’objet de nombreuses études. Nous renvoyons le lecteur aux travaux d’Henri Mitterand, de Hans Färnlöf ou de Nele Bemong sur le sujet[4]. Nous en retenons deux principes fondamentaux liés à la pratique discursive de Tierno Monénembo. D’abord, le « chronotope romanesque » en ce qu’il permet de dégager un cadre générique ou une structure formelle, et ensuite, le « chronotope culturel » en ce qu’il désigne tout univers humain déterminé consubstantiellement par une époque et un lieu. Pour Bakhtine, le chronotope aide, en effet, à déceler une tendance propre aux récits d’une époque ou d’un genre particulier. C’est ainsi qu’on peut s’interroger sur la proximité de l’oeuvre de Monénembo avec le roman africain dit « cosmopolitain », « négropolitain », « euro-black », et dans lequel on range pêle-mêle des textes d’auteurs comme Bolya Baenga, Alain Mabanckou, Calixthe Beyala, Daniel Biyaoula ou encore Sami Tchak. La critique francophone relève assez souvent l’idée que cette littérature charrie une hybridité mettant à distance la vision essentialiste d’un mouvement temps-espace africain. De plus, le chronotope de ces romans de l’ailleurs confirme sinon un changement, du moins une certaine évolution caractéristique d’un imaginaire africain de plus en plus globalisé. L’approche axiologique du roman contemporain, comme celle s’appuyant sur la notion de Weltanschauung, revêt ainsi le même caractère essentiel que son approche générique. C’est ce que suggère Paul Smethurst dans son étude du « chronotope postmoderne » :

One of the most productive ways of approaching postmodernism is to examine its peculiar arrangements of space and time and consider the chronotopes it produces as ways of seeing, ways of responding contemporary world[5].

Il ne s’agit pas simplement de pointer une thématique de l’espace africain déterritorialisée et une sémiotique de la contemporanéité qui uniraient Monénembo aux auteurs de la « migritude », encore moins d’opérer un classement des auteurs africains en fonction de leur relation à la terre africaine. Il s’agit plutôt de chercher, sous la nappe discursive du récit monénembien, l’instabilité caractéristique d’un auteur en définitive inclassable. La lecture du Terroriste noir ouvre une perspective narrative qui va au delà de l’hybridité supposée du roman contemporain et questionne ce que Adama Coulibaly appelle une « mobilité culturelle qui féconde le texte à la fois comme expression d’une circulation des valeurs et des motifs et acceptation d’une crise même de la notion de culture[6] ».

Contraintes paratextuelles et éthiques transculturelles

La littérature africaine contemporaine semble vivre ce qu’on pourrait appeler, en exagérant à peine, un schisme éthique, voire idéologique. Même si cela n’est pas une tendance lourde, on peut en effet noter une certaine fracture épistémologique entre une écriture « afrocentrée », se posant comme la voix pertinente du continent, et une écriture de la « migritude » défenseure d’une parole individualisée, voire désincarnée de l’Africain. Cela n’échappe pas à la critique francophone, à en juger le débat profus sur l’africanité postcoloniale et l’émigration, par exemple[7]. Jacques Chevrier, à qui l’on doit la notion de « migritude » comme illustration de l’ultime métamorphose de la littérature africaine, suggère cette acception :

[U]n néologisme qui indique clairement que l’Afrique dont nous parlent les écrivains contemporains n’est plus celle qui servait de cadre à la plupart de leurs devanciers, mais, si l’on peut dire ainsi, d’une Afrique extracontinentale dont le centre de gravité se situerait quelque part entre Belleville et l’au-delà du périphérique[8].

L’analyse rejoint celle d’Abdourahman Waberi qui, dans son fameux article « Les enfants de la postcolonie[9] », a esquissé une périodisation de la littérature africaine. Dans son découpage, Waberi décrit la génération d’écrivains appartenant aux années 1990 comme celle de la « postcolonie », communauté d’auteurs dont l’une des caractéristiques majeures est de rompre avec une certaine « biologisation » des notions d’identité et de culture. Parmi les objections qui ont été faites à Waberi[10], soulignons celle qui suggère que la ligne de démarcation est moins générationnelle que géographique[11]. Il existe l’intentionnalité d’une littérature parisianiste qui assume, comme le souligne Waberi lui-même, une double identité « africaine et française ». Il est intéressant de noter qu’à cette façon de traduire l’expérience africaine postcoloniale (postindépendance, refus du tiers-mondisme, rejet du mythe du retour, double culture), s’oppose par conséquent une autre éthique davantage marquée par l’affirmation d’une singularité africaine digne de la négritude. Ainsi, le projet littéraire de Boris Diop, un écrivain majeur qui a fait le choix de l’Afrique – c’est aussi le cas de Felwine Sarr, né en 1972, auteur de Dahij et de Méditations africaines – c’est « d’affirmer [sa] singularité, comme individu et comme membre d’une communauté humaine spécifique[12] ». Et Boris Diop, qui constate l’existence d’une littérature africaine « à deux vitesses » explique que « l’un des effets pervers de la globalisation, c’est le risque pour tous les écrivains de se renier sous prétexte d’accéder plus facilement à l’universel[13] ». Le récent essai de Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, pose la question du rôle que l’écrivain africain joue ou du rôle qu’on entend lui faire jouer. L’auteur regrette cette opposition entre « l’Africain du dehors » et « l’Africain du dedans » et affirme qu’« il n’y a pas d’un côté les vendus, les larbins, qu’on applaudit dans les salons, et, de l’autre, les dignes, les résistants, munis d’un brevet d’africanité délivré par on ne sait quelle instance[14] ». Ce qui démontre tout de même que la perception de l’écrivain africain repose aujourd’hui sur ces deux pôles antinomiques, même si l’on se gardera d’en faire un critère absolu de classification. Le constat qui s’impose conséquemment est la nécessité de tenir compte des écrivains parmi les plus représentatifs de la francophonie africaine qui revendiquent de façon bruyante une rupture avec une identité africaine exclusive. Comment traduisent-ils leur expérience du monde ? Le slogan « auteur avant d’être africain » est-il entendu par la critique ? Écrire hors du continent et refuser les supposés paradigmes de la littérature négro-africaine, cela fait-il entrer l’auteur africain dans « une littérature-monde en français » ?

La localisation de la figure sociale de l’écrivain et du discours littéraire, davantage que le prisme esthétique sur les textes, semble encore déterminer la réception des romans africains. Alain Mabanckou, un des initiateurs du manifeste pour une littérature-monde en français, exprimait une certaine frustration en se demandant si l’écrivain africain devait « [s]’installer à Paris et donner à [s]on oeuvre la saveur de la Seine et des bateaux-mouches pour être entendu[15] ». L’ironie en est que dans une certaine mesure, Mabanckou (Bleu, blanc, rouge), comme d’autres écrivains appartenant à cette tendance « black-parigot[16] », même s’ils ne vivent pas (ou plus) à Paris, investissent de plus en plus l’univers des métropoles françaises comme source d’inspiration majeure. Ce faisant, ils contribuent au développement de ce roman « négropolitain » qu’Odile Cazenave analyse dans son essai Afrique sur Seine, et dont le principal enjeu semble être « le décentrage de l’identité et de l’écriture[17] » par rapport au continent africain. Il est vrai, cependant, que la perception de la figure de l’auteur africain ne lui permet pas de se libérer des schémas préconçus. La question du paratexte que Genette aborde à travers le péritexte et l’épitexte, deux notions complémentaires, révèle combien il est difficile de se limiter à l’espace de la fiction :

Le péritexte occupe un emplacement que l’on peut situer par rapport à celui du texte lui-même : autour du texte, dans l’espace du même volume, comme le titre ou la préface, et parfois inséré dans les interstices du texte, comme les titres de chapitres ou certaines notes ; j’appellerai péritexte cette première catégorie spatiale, certainement la plus typique […] autour du texte encore, mais à distance plus respectueuse (plus prudente) tous les messages qui se situent, au moins à l’origine, à l’extérieur du livre : généralement sur un support médiatique (interviews, entretiens), ou sous le couvert d’une communication privée (correspondances, journaux intimes, et autres). C’est cette deuxième catégorie que j’appelle faute de mieux épitexte[18].

La prise avec le paratexte du roman africain dans ce sens renforce sa marginalité, malgré la proclamation d’un caractère individualisé du discours. L’entrée dans le texte est déterminée par une préconception sémiologique qui se forge dans le péritexte. Comme lecteurs, les motifs qui nous emmènent à choisir d’entrer en relation avec un récit sont nombreux, mais le seuil du discours détermine souvent nos attentes par rapport à ce récit. Avant de lire un auteur africain, son nom, sa biographie et l’intrigue mentionnés sur la quatrième de couverture nous donnent autant d’indications qui renvoient à une spécificité de l’auteur et qui nous conduisent à en attendre justement quelque chose de spécifique. Avec la libéralisation du discours critique et la multiplication des canaux discursifs, l’écrivain africain charrie à son tour aussi les signes d’une présence épitextuelle (conférences, entretiens, signatures) qui sont finalement autant de « prétextes » pour le situer dans un entre-deux des cultures africaines et françaises. Le Terroriste noir offre une illustration de ce fonctionnement. Le texte est localisé dans la campagne vosgienne, le narrateur est une vieille française plutôt patoisante. Pourtant, la quatrième de couverture insiste sur les origines de l’auteur et rappelle son ancrage dans l’histoire du « pays peul ». On peut aussi mentionner la note suivante : « À travers cette figure fascinante, c’est tout un pan méconnu de notre histoire qui défile […] C’est aussi la vie quotidienne de la population des Vosges, évoquée par Tierno Monénembo avec une verve irrésistible… comme s’il s’agissait d’un village africain[19]. » Soulignons ici la distance opérée par la présentation du récit : le possessif « notre histoire » et la comparaison distinctive (« village des Vosges » vs « village africain ») qui établissent la distance culturelle entre le lecteur français et l’auteur.

Il existe donc un certain décalage entre le projet littéraire et l’horizon d’attente occidental qui situe le roman africain de la « migritude » dans une subjectivité collective à laquelle beaucoup d’écrivains cherchent à échapper, comme le rappelle Cazenave : « Le terme afro-français renvoie à des normes géographiques, culturelles et nationales spécifiques auxquelles l’écrivain ne s’associe pas forcément[20]. » Il semble aujourd’hui difficile pour l’auteur africain de sortir de cette ghettoïsation de sa pratique. D’autant plus que même localisés en Europe, les récits offrent une structure spatiale assez confinée :

[Ils se situent] dans un Paris pas mal africanisé tant du point de vue des préoccupations de l’individu, que de celui de leur culture […] Préoccupations qui, dans le contexte urbain français, accentuent justement leurs différences de manières de penser, de souffrir et de jouir ; qui en font un groupe culturellement distinct de la collectivité française – celle-ci le leur fait bien sentir du reste[21].

L’oeuvre de Monénembo, par son éclectisme, offre la possibilité de dépasser le confinement territorial (le fameux « périphérique » de Chevrier) et à travers les nombreux lieux et identités qui maculent son discours. Monénembo ne se limite pas aux métropoles occidentales, encore moins à l’espace parisien, convoqués comme spatialités centrifuges ou centripètes pour interpréter le récit africain postcolonial. En se recentrant sur le discours de l’auteur, on peut suggérer que son éthique se rapproche de ce qu’Adama Coulibaly identifie dans le projet épistémologique d’une transculturalité africaine qui intègre le caractère mouvant de l’identité textuelle : « Elle est moins une théorie des influences que le constat d’une circulation des valeurs culturelles et esthétiques. D’où la notion de “macrosémiotique internationale” […] et qui, comme discours du contemporain, caractérise la mobilité des flux globaux[22]. » Dans le sillage de Joseph Paré, Coulibaly invite à une lecture qui serait « une sorte de butinage ignorant les frontières arbitraires de la culture dite nationale ou des genres artistiques[23] ».

Le rapport à l’identité africaine chez Monénembo, bien qu’écrivain de l’errance, est moins problématique, moins conflictuel (voire extrême) que celui d’un Kossi Efoui, par exemple, qui réclame, provocateur, « qu’on lui foute la paix avec l’Afrique[24] ». On est loin, chez Monénembo, de ce positionnement « a-culturel » qui fait de l’auteur une plage vide à la périphérie du discours. Sa démarche d’auteur en est une de réunification des pôles et illustre la vanité du cloisonnement des récits. Le Terroriste noir est une oeuvre africaine dans le sens où elle aborde une problématique africaine et évoque en partie le continent. Mais elle échappe à une perspective unilatérale. D’abord parce que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est partagée du fait de son impact dans la conscience universelle. Ensuite, le roman déconstruit la logique de périodisation de la littérature africaine, qui institue des inspirations d’époque en investissant un thème supposé obsolète par une certaine littérature africaine postcoloniale. Alain Mabanckou suggère, dans Les Sanglots de l’homme noir, que les thèmes de la colonisation et ses avatars ont été « visités et revisités » et qu’il fallait désormais passer à autre chose. Lorsqu’on aborde aujourd’hui la question des grands massacres, les guerres civiles et la dictature occupent une place importante (le génocide rwandais que Monénembo aborde dans L’Aînée des orphelins, par exemple). Mais les massacres coloniaux sont abordés avec moins d’urgence et de profondeur.

Pourtant, historiquement la Seconde Guerre mondiale n’a pas fait l’objet d’un solde de tout compte sur les plans politiques, économiques et mémoriel. Les anciens combattants africains ont été sinon effacés de la conscience collective contemporaine, du moins relégués à sa périphérie. À ce titre, ils ont très peu inspiré d’auteurs africains. Depuis Bacary Diallo et Force bonté (1926), seuls quelques auteurs ont réellement exploré la participation africaine aux guerres mondiales. Même chez des auteurs comme Ferdinand Oyono, Amadou Hampathé Bâ ou Ahmadou Kourouma, la figure du tirailleur n’est abordée qu’en filigrane[25]. Le récit de Monénembo s’inscrit ainsi dans une démarche axiologique importante, parce qu’il investit un champ mémoriel où la perspective africaine est absente. Edward Saïd souligne ainsi l’absence du colonisé dans la conscience historique du monde :

Anticolonial liberation theory and the real history of the empire, with its massacres and explotation, have turned into a focus on the anxieties and ambivalences of the colonizer, the silent victim thereby colonized is displaced[26].

Saïd évoque une absence du colonisé dans le discours anticolonial dont on ne peut nier l’impact dans un contexte postcolonial. Il y a donc un certain danger d’aborder le problème de la violence coloniale seulement dans une perspective systémique et non comme réalité historique avec des faits exposés dans leur nudité. La force du témoignage a en soi une valeur critique. En cela le récit de Monénembo s’impose comme une contribution loin d’être anachronique :

L’État français n’a jamais reconnu ses héros noirs. Les camarades d’Addi Bâ qui ont combattu avec lui ont automatiquement été reconnus comme résistants. Pas lui. Cela pose un grand problème à la morale de la République française[27].

Lorsque le récit littéraire de l’histoire n’obéit pas à la linéarité de cette dernière, mais que sa ligne discursive s’inscrit dans une certaine forme de dissidence, il s’en dégage un nouveau chronotope. En ce sens qu’il impose dans un temps et un espace contemporains la relecture d’un ou des événements du passé par la seule force de l’évocation, à l’image d’André Brink qui a trouvé dans le fait historique une pierre angulaire de son discours contre l’apartheid (Un turbulent silence, Adamastor, Tout au contraire, Philida). Le Terroriste noir s’inscrit dans la même veine d’écriture de résistance.

Le récit comme lieu de résistance mémorielle

Le récit littéraire intègre toujours le temps dans une double dimension, externe et interne. Selon Adama Coulibaly :

[C]e binôme (temps externe/temps interne) fonctionne comme un tout, eu égard au souci du discours littéraire de produire du sens non pas seulement pour un univers intra-diégétique clos, mais un discours ouvert sur le monde dont il permet la représentation et la lecture[28].

Et le critique d’ajouter que le temps externe gouverne l’analyse des oeuvres africaines pour savoir si l’auteur engage son oeuvre dans une quelconque dénonciation ou un témoignage. Le Terroriste noir s’inscrit dans un temps externe où le passé colonial de la France ressurgit et où l’évaluation de ce passé oscille constamment entre le dicible et l’indicible, entre la repentance et la justification éhontée. Le contexte dans lequel Monénembo écrit son roman correspond à un débat très vif sur la reconnaissance de l’apport des soldats africains dans la victoire des alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Le colonel Melun, un des personnages centraux et double littéraire du colonel Maurice Rive[29], justifie ainsi la démarche historiciste :

[R]éparer l’ignoble tort fait aux tirailleurs… Ces OS de la guerre n’existent que dans le champ de bataille. Sitôt la guerre terminée, on les jette comme des kleenex usagés, saloperie de saloperie ! Plus personne ne pense à eux après.

TN, 67

Bien qu’étant une fiction, l’intrigue du Terroriste noir découle d’une réalité historique. Tierno Monénembo s’appuie sur une histoire singulière et méconnue comme celle de nombreux tirailleurs. Une histoire sauvée de l’oubli par le journaliste Etienne Guillermond, dont le récit correspond peu ou prou à l’histoire familiale et qui a introduit Monénembo dans les lieux traversés par le héros[30]. Il a bien existé un Addi Bâ qui a quitté le village de Pelli Foulayabé en Guinée pour aller en France. Il a séjourné à Langeais, s’est retrouvé dans Les Vosges, s’est évadé d’une garnison allemande, a vécu dans le village de Tollaincourt, a dirigé un maquis et est mort fusillé par l’armée nazie. Monénembo s’appuie sur cette réalité historique, utilise des témoignages, mentionne des périodes, des événements et des lieux précis, ce qui rend l’intertextualité entre récit fictionnel et mémoire collective toujours en activité facile à saisir. Ainsi, la narrativité du texte consomme la substance nostalgique de ce temps externe. Ce dont on se rappelle aujourd’hui de l’héroïsme du vrai Addi Bâ, constitue le fondement de l’épopée du personnage de fiction imaginé par Monénembo. Du point de vue de la jeune littérature africaine en français, cela rappelle si besoin en était qu’il n’y a pas de discontinuité entre l’histoire récente de la colonisation et la période contemporaine. La narratrice du Terroriste noir le rappelle :

C’est rien soixante ans ! Quand il est mort, votre père était un gamin, moi une gentille adolescente et vous, même pas encore inscrit dans les intentions du bon Dieu. Soixante ans ! Le calendrier n’a qu’à faire ce qu’il veut, personne ne m’empêchera de penser que tout cela s’est passé ce matin, au plus tard hier soir. C’est ainsi que travaille la vieillesse monsieur : elle déterre les souvenirs anciens pour mieux enfouir le présent.

TN, 175

Il ne s’agit pas seulement de l’histoire africaine. Il s’agit d’un pan de l’histoire de France, dans lequel un Africain a joué un rôle essentiel et que sans l’acharnement de certains individus, le temps aurait effacé. Les personnages qui se battent soixante ans après la mort d’Addi Bâ pour restaurer sa mémoire existent. D’une certaine manière, le texte leur offre une postérité et la reconnaissance de leur combat. La fiction s’inscrit donc dans le temps historique et se connecte directement aux débats sur l’immigration et l’héritage des Noirs de France. Elle évoque la pertinence des problématiques coloniales dans l’histoire contemporaine et déconstruit une sorte de doxa de l’engagement événementiel. À cet égard, on peut rappeler l’impact décisif du film de Rachid Bouchareb, Indigènes, qui, en 2006, avait déjà montré la nécessité de relancer le débat sur le passé colonial et d’en faire un enjeu important pour la diaspora africaine. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le roman de Monénembo ait été reçu dans une perspective historique, malgré le parti pris fictionnel de l’auteur, ce qui l’a exposé à des reproches liés à certains anachronismes et approximations (la mention de cigarettes gitanes, le Service du travail obligatoire, l’arrivée des SS dans le village, etc.), comme on l’aurait fait à propos d’un véritable document d’histoire. Monénembo a déjà eu à se défendre de ce genre de reproches de la part de lecteurs qui ne saisissaient pas son rapport à la réalité historique[31]. Ce qui intéresse Monénembo, ce n’est pas la vérité historique, c’est son impact sur le présent et la dimension cathartique de la mémoire. Dès lors, les faits sont moins importants que leur signification profonde. La récurrence de la gestion du couple passé/présent est caractéristique de son écriture (Un rêve utile, Les Écailles du ciel, L’Aîné des orphelins, Cinéma…), comme pour rappeler que le point nodal du récit, c’est la révélation des conséquences des faits relatés. Noémie Auzas souligne, dans son étude de l’instabilité temporelle chez l’auteur :

L’Histoire apparaît ainsi marquée du sceau de l’instabilité. Elle semble une figure toute-puissante analogue à celle de la Fortune maltraitant les hommes […]. Dans les romans l’Histoire est ce poids vécu comme une désorganisation du quotidien et comme un traumatisme… Monénembo pousse le lecteur à s’interroger sur les répercussions quotidiennes et le sens même de l’Histoire[32].

L’éclatement temporel n’est pas justifié par la simple volonté de brouiller les pistes, mais par l’idée de lutter contre la perte de la mémoire chez un Tierno Monénembo qui se décrit comme un « obsédé de la mémoire[33] ». Relier le passé et le présent devient une préoccupation constante. En mêlant intimement les deux axes temporels dans leur narrativité, il rappelle que le souvenir n’a pas un horizon indépassable en littérature. Il existe plusieurs voix narratives dans Le Terroriste noir qui sont autant de manifestations de l’absence de linéarité historique. La trajectoire du héros se dévoile à travers de petits clips qui s’emboîtent et qui sont reliés par un énoncé ancré dans l’énonciation. La narratrice homodiégétique Germaine a connu le héros Addi Bâ. Germaine ne pose pas d’action décisive dans l’intrigue, mais sa présence se manifeste régulièrement dans l’espace de l’énonciation. Sa connaissance du personnage et la mesure de sa dimension héroïque ne sont possibles qu’en intégrant dans son discours une perspective plus actuelle. Elle affirme :

Par petite touche, sur des années et des années, à la manière d’une photo qui se révèle, [Addi Bâ] s’est dégagé de la gangue du mystère pour se manifester dans sa totalité. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il m’apparaît vraiment, soixante ans après sa mort.

TN, 23

Le fait central qui domine le récit, c’est l’invitation en France d’un neveu du héros, venu recevoir la médaille remise à son oncle. Le séjour en France de ce personnage commande « l’amplitude » du récit principal et justifie l’insertion des récits seconds. La métalepse narrative introduit la diversité des sources qui procède de l’enquête. Le roman révèle une instance cachée, un narrateur-dieu inconnu qui souffle la totalité du discours à Germaine, « voix audible » du village. Ainsi, l’instance narrative devient successivement « nous », « on », « tout le monde ». Germaine représente la figure du témoin, celle qui relie hier à aujourd’hui. On découvre sa vie et celle des survivants comme un arrière-plan d’un paysage narratif dominé par le souvenir. Ces morceaux de vie, ces métarécits, servent de prétexte pour dérouler la vie d’Addi Bâ, le personnage principal. Chaque personnage apporte un éclairage au récit, par une phrase, un proverbe, une anecdote. Même Addi participe à l’intelligibilité de l’histoire. Longtemps après sa mort, il continue d’exister dans l’espace et dans le temps. Comme exemple, on peut noter le discours de Germaine qui résume le chronotope du souvenir dans le récit :

Moi Germaine Tergoresse, j’ignorais encore tout de votre oncle, j’ignorais qu’il s’appelait Addi Bâ et qu’il venait de s’évader d’une garnison de Neufchâteau. Surtout, j’étais loin de me douter que quelques mois plus tard, il viendrait habiter cette maison que vous voyez là, juste de l’autre côté de la rue, bouleverser la vie de ma famille et marquer pour de bon l’histoire de ce village.

TN, 12

Il y a une volonté évidente de convoquer dans le même espace-temps hier et aujourd’hui, l’ailleurs et l’ici. Pius Ngandu Nkashama utilise des métaphores naturelles pour décrire la dimension cyclique de la narration chez Monénembo dans Les Écailles du ciel :

— L’image de la narration est celle de la digestion (celle du boa mythique) : le cycle des aliments qui partent de la terre et qui retournent à la terre […]

— [C’est aussi] celle de la terre qui tourne en rond : elle produit le mouvement qui à son tour engendre l’univers dans sa totalité[34].

La métaphore animale est particulièrement significative dans Le Terroriste noir. La narratrice justifie son projet par le fait que l’histoire du héros est intimement liée à celle de son village. En la régurgitant pour nourrir le neveu du héros, elle découvre aussi un pan de sa propre histoire. Parce que Germaine n’est pas l’instance énonciative suprême, elle traduit une histoire populaire. Par extension, le statut même de l’auteur s’en trouve remis en question, puisque l’histoire ne lui appartient pas. Le problème de l’auteur comme autorité est un débat posé dans toutes les civilisations. Surtout dans celles marquées par l’oralité. Le principe de circulation des oeuvres considérées comme populaires dans la plupart des sociétés traditionnelles, valide l’hypothèse d’une responsabilité collective du récit. Pour Bernard Edelman, « personne ne peut revendiquer un droit sur un folklore : tout est à tout le monde même si tel ou tel se distingue par une variation intéressante qui sera tout aussitôt réintégrée dans l’oeuvre collective[35] ».

Le paradigme du discours n’est pas celui de l’histoire politique ou de l’historiographie. C’est la mémoire collective d’un village français. Et on peut dégager ici une perspective intéressante pour la recherche francophone qui s’intéresse aux correspondances entre les traditions orales européennes et non-européennes. La façon d’aborder l’histoire, mais aussi la vision du monde et le sens de l’hospitalité, tels qu’ils apparaissent dans le récit, s’inscrivent comme traits constitutifs d’une identité rurale. On pourrait d’ailleurs établir un parallèle intéressant entre la perception du temps dans l’oeuvre et la perception du temps dans les civilisations paysannes[36]. Le temps cyclique, celui des saisons, domine le rythme de l’existence du village dans Le Terroriste noir. Germaine se réfère constamment aux saisons et aux activités liées au cycle de la nature. Le premier repère temporel mentionné dans le texte, c’est la saison des colchiques (TN, 12). Le temps de l’événement est un repère fondamental dans l’imaginaire des villageois. Pour le narrateur, par exemple, la chute à vélo d’Addi Bâ est perçue comme un repère permanent :

Cet accident fit date. On disait « l’année de l’accident » comme on disait « l’année de la Saint-Barthélemy des cochons ». Dorénavant, pour lui comme pour le village, il y eut une vie qui l’avait précédé et une autre après. C’était notre repère, notre année zéro à nous.

TN, 36

Ici, le temps villageois s’oppose de façon ironique au temps de la bureaucratie, de la culture militaire qui est celle de l’Occupant. Le personnage de Julien, lorsqu’il aide Addi Bâ à s’évader, mentionne la conception du temps des Allemands et y voit une différence culturelle essentielle: « Le camion bouge d’ici à 20h06 et il doit être à la caserne d’Epinal à 21h37 très exactement. Tu penses ! C’est pourquoi ils nous ont vaincus les Allemands, ils ont un sacro-saint respect de la hiérarchie et du temps » (TN, 41). Il ne s’agit pas d’une simple opposition entre un système bureaucratique moderne et une société villageoise. Il existe ici une dimension civilisationnelle qui a toujours opposé la ruralité au monde moderne et qui a poussé des auteurs régionalistes français à évoquer une certaine proximité culturelle avec l’Afrique ; des discours sur lesquels la recherche francophone gagnerait à se pencher davantage.

Réinvention des espaces

On a beaucoup écrit sur Tierno Monénembo le nomade et sur son traitement de l’espace. Dans beaucoup d’oeuvres, l’auteur propose un cadre spatial réaliste ou instaure une toponymie fictionnelle intégrant des indices de réalisme suffisamment pertinents pour la crédibilité du souvenir. Lorsque les lieux ne sont pas nommément désignés, le lecteur les retrouve sans beaucoup d’effort chez Monénembo (Lyon ou Conakry dans Un rêve utile, ou Bijan qui renvoie à Abidjan dans Un Attieké pour Elgass, par exemple). Il est, en effet, nécessaire que l’espace réel soit perçu par le lecteur, historiquement et géographiquement, s’il doit être le théâtre d’un épisode important d’un événement situé dans le temps externe. Cette identification est possible à travers un recoupement que le lecteur fera selon ses propres hypothèses et les connaissances qu’il a de l’instant historique. C’est ce que rappelle Henri Mitterand dans Le Discours du roman : « Le nom du lieu proclame l’authenticité de l’aventure par une sorte de métonymie qui court-circuite la suspicion du lecteur : puisque que le lieu est vrai, tout ce qui lui est contigu, associé, est vrai[37]. »

Dans Le Terroriste noir, le village de Tollaincourt (qui devient Romaincourt grâce à un mot-valise conçu à partir de Romain et Tollaincourt) est un espace central du récit. Il est décrit dans une configuration qui n’a pas beaucoup changé depuis la guerre. Romaincourt pourrait être assimilé à n’importe quel autre village du massif des Vosges. La vie s’organise autour des espaces traditionnels de la ruralité : les maisons alentours, l’église, le café, etc. (il est par ailleurs intéressant de noter que le troquet ou la prison, espaces par excellence du récit de Monénembo, restent présents). La nouveauté qui arrive comme un leitmotiv dans le récit, c’est la rue Addi Bâ, la première dans le village à porter le nom d’un homme. Germaine dit, à ce propos :

Nous ne savions pas que les rues pouvaient s’appeler Pierre ou Jacques. Ici, les nôtres s’appellent rue de l’Eglise, rue de l’Ecole, rue du Poirier-Blanc. Enfin, jusqu’à ce matin puisque dorénavant, le pâquis porte son nom à lui…

TN, 28

En fait, l’espace du récit est l’espace d’Addi Bâ. C’est celui de son errance. La narration épouse son parcours depuis la Guinée (lieu nommé) et mentionne tous les endroits où il a séjourné en France. Cependant, comme à son habitude, l’auteur dépasse cette réalité spatiale une fois que les lieux majeurs sont installés. Le texte comporte des inventions topographiques que le lecteur connaisseur des lieux peut déceler. Pas seulement dans la transcription des noms, mais dans la recréation de la géographie de certains lieux ou la modification du rapport espace-temps. Comme le dit Pierre N’Da, le traitement spatial a plus à voir avec l’éthique d’auteur qu’avec la réalité pure :

L’espace romanesque n’est pas une donnée objective, brute, dénuée de toute influence. Son traitement subit des influences. Il est créé par l’écrivain en fonction de ce qu’il a choisi de dire. C’est donc le lieu d’expérience du faire (valeur mimétique), mais aussi le lieu de déploiement du verbe, de la parole[38].

En créant le village de Romaincourt, l’écrivain réinvente l’espace français pour l’intégrer à un projet littéraire novateur. On peut se réjouir de ce hasard, puisque cela donne à la littérature africaine postcoloniale, à notre connaissance, sa première oeuvre dont l’intrigue se passe entièrement dans la campagne française. Il est important de remarquer que bien que le récit se déroule en Europe, il rompt cette fois avec les thématiques habituelles que l’on a déjà identifiées dans le récit « négropolitain ». D’habitude, le Noir de la « migritude » évolue dans un contexte fortement urbanisé. Il s’agit alors d’un espace qui révèle le mal être d’un être en rupture. L’espace littéraire de la « migritude » est un espace violent, un espace d’affrontement plus que de connivence. Soit le protagoniste est confronté aux contradictions de l’hybridité, dans une sorte d’Afrique recomposée, soit il manifeste la violence de l’altérité dans sa relation avec l’Europe. Sans jamais idéaliser le monde rural dont il évoque les tares (trahisons, querelles familiales, rumeurs, obscurantisme), Monénembo réussit à l’utiliser comme le lieu d’un dialogue apaisé entre deux civilisations. Le clivage ville/village demeure, mais Monénembo suggère un cadre interprétatif autre dans une perspective postcoloniale. Il y a, dans Le Terroriste noir, un chronotope du village qui pourrait être considéré de manière plus universelle, ce qui, comme nous l’avons dit, appelle une correspondance intéressante avec le récit régionaliste français. Plutôt que la transformation d’une localité française en « village africain », il semble que Le Terroriste noir transforme un village français en village universel. Ce qui est significatif, ce n’est pas le mouvement comme mise à distance d’une territorialité africaine, mais le mouvement comme principe d’analogie. L’auteur l’explique dans une interview à RFI : « Tous les villages du monde se ressemblent plus ou moins. Ce sont des villages faits de proximité, faits de routine, faits aussi d’un parler local, d’une tradition orale[39] ». Certaines particularités permettent de singulariser la culture des personnages. Sur le plan linguistique, le patois vosgien dans le récit, malgré quelques confusions avec l’alsacien, ne laisse pas de doute sur l’identité des protagonistes. De même la religion et les habitudes alimentaires montrent les différences entre Addi Bâ et les villageois. Mais au delà de ces marqueurs d’identité, c’est la proximité entre Addi Bâ et les habitants de Tollaincourt qui est mise en exergue, parce qu’ils ont des valeurs morales et une éthique similaires. En ce sens, même si le thème du racisme est présent dans le texte, il semble plus diffus, moins marqué que celui violent qui sévit dans la France contemporaine. Dans les rapports entre Addi et les villageois, le texte oppose le système de valeurs de la colonisation (préjugés raciaux, suspicion envers le nègre, antagonisme religieux) et l’humanité qui unit des gens simples (hospitalité, solidarité, tolérance). La question de l’intégration de l’Africain en France revêt une dimension atemporelle. Elle est même abordée de manière moins violente puisque, tout en gardant un certain nombre de valeurs auxquelles il croit, Addi Bâ se fond parfaitement dans son environnement. Il s’insère dans la vie de plusieurs familles malgré les rivalités villageoises, assiste aux événements, compte de nombreuses maîtresses. Il est un habitant du village. Le Terroriste noir offre au lecteur la vision de personnages réunis dans leur humanité commune en tant que victimes de la guerre. Non pas en gommant les différences, mais en les dépassant dans l’adversité et l’omniprésence d’un ennemi commun : le nazisme, force brutale et négatrice de l’altérité. On perçoit aussi qu’Addi Bâ, arrivé en France vers treize ans, est conscient d’appartenir à cette culture. Par conséquent, il ne lui vient pas à l’esprit de rejeter un des composants de son identité. L’hybridité, on le sait, est un classique dans le « roman africain » de France. Que l’on songe, par exemple, à Samba Diallo, le personnage tragique de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane :

Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n’être pas deux[40].

Le tour de force d’Addi Bâ est justement de réussir là où Samba Diallo (un Peul, un musulman comme lui) échoue. Le personnage de Monénembo intègre ses deux cultures sans paraître dépassé par ce syncrétisme. Ce qui laisse supposer, chez Monénembo, une prise en compte de l’humanité comme point de ralliement ultime.

Le besoin de classer qui préside au mouvement des corps dans le système social n’épargne pas la littérature. Il existe donc une sorte de nécessité institutionnelle à repérer le ou les lieux dans lesquels se forme l’existence même de l’auteur en tant que producteur de textes. Et ces lieux semblent être, à première vue, des repères aussi irrémédiablement fonctionnels que les autres constituants identitaires. Le travail d’écrivain de Monénembo, c’est de dépasser cette obligation de ne décrire que ce qui lui est intime. Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, « écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même les contrées à venir[41] ».

Monénembo s’inscrit de plain-pied dans la tradition du récit de voyage. Bien qu’il n’ait passé qu’une semaine à Tollaincourt[42], il s’imprègne de la photographie mentale qu’il réalise, pour recréer l’espace virtuel du récit. La carte de la terre tracée par les premiers explorateurs, géographes, reposait sur cette perception libérée et cognitive de l’espace, cette vision fictive, rêvée de la réalité physique. Celle qui fait que la représentation du monde se conçoit toujours selon une double articulation, réalité perçue-réalité imaginée, et offre la possibilité de donner du sens au monde restitué par la fiction. Cela a fait la fortune littéraire de l’Atlantide, du Monomotapa, ou d’autres lieux mythiques. La fiction apporte à la géographie physique, à la relation concrète entre l’homme et sa terre, une donnée supplémentaire qui rend possible le voyage et la connaissance de l’ailleurs. Paul Zumthor résume ainsi cette imagination du monde réel :

Autour du lieu, où j’éprouve en cet instant mon enracinement dans le cosmos, je connais ou imagine tous les autres, en zones concentriques ; les plus proches et familiers ; les lointains et étranges ; ceux que j’ignore et dont je ne puis savoir s’ils sont plaisants ou effroyables ; ceux enfin que mon désir ou ma crainte livrent aux puissances fantastiques[43].

Les récits de voyage permettent souvent de valider notre rapport au monde inconnu, à travers notre capacité à se forger des topographies possibles, par l’imagerie exotique. Dans le roman postcolonial africain, le réalisme spatial semble être l’exception et la fragmentation topographique la norme. Mais l’imaginaire territorial, dans beaucoup de romans, est encore limité à l’espace vécu, même si le traitement fictionnel lui confère un caractère hétérotopique. La dimension marginale reste davantage liée à des personnages hors de la norme qu’à des espaces autres. On peut remarquer, à cet égard, que la science-fiction, peut-être l’illustration la plus évidente de la jonction entre espace potentiel et espace vécu[44], est un genre pas ou peu exploré en Afrique.

Monénembo est peut-être l’écrivain africain qui a poussé le plus loin l’audace de la rupture spatio-temporelle. La puissance de son imagination a recréé l’univers de ce village français pour l’installer dans le récit fictionnel africain. En ce sens, il procède à un renouvellement de l’archétype du roman de la migritude et amorce l’exploration d’horizons nouveaux dans l’imaginaire africain.

Conclusion

Le Terroriste noir est l’illustration chronotopique d’une véritable éthique postcoloniale. Monénembo y déconstruit les clivages spatio-temporels et montre que la problématique de l’émigration africaine en France n’est pas une expérience récente. En même temps, il dépasse les archétypes du roman africain contemporain en intégrant l’oeuvre dans une dimension de quête personnelle. En réinventant ce moment historique Monénembo se conforme à son engagement d’écrivain de la vérité, non pas en restituant le réel vécu mais en l’imaginant ; ce qui, pour André Brink, est la vocation première de l’écrivain[45]. Il n’y a pas de contradiction pour l’écrivain africain à explorer d’autres consciences collectives. Monénembo affirme lui-même qu’être Peul, c’est être un humain. Le rapport à l’espace et au temps est intéressant chez Monénembo où le discours narratif se suffit à lui-même comme positionnement. Il ne s’agit pas, pour l’auteur du Terroriste noir, de justifier ou de négocier sa liberté créatrice. La dimension universelle du local et la plasticité du temps constituent l’éthique littéraire d’un auteur qui continue d’introduire avec le talent qu’on lui connaît la parole africaine dans les grands récits humains.