Corps de l’article

1. Introduction

Cet article explore les liens entre la santé mentale des minorités sexuelles et de genre et les discriminations qu’elles peuvent vivre dans le domaine du travail. L’expression « minorités sexuelles et de genre » (MSG) réfère aux personnes minorisées en raison de corps ou d’apparences corporelles, d’orientations sexuelles, d’identités ou d’expressions de genre non conformes aux normes culturelles sur la sexualité et le genre, et donc exposées à la stigmatisation et aux discriminations (Chamberland et Saewyc, 2011 ; Fassinger et Arseneau, 2007). Elle désigne couramment les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles/transgenres (LGBT). Au Canada comme aux États-Unis, la santé mentale des personnes LGBT semble être moins bonne que celles des personnes hétérosexuelles selon plusieurs études populationnelles (Chamberland, Beaulieu-Prévost, Julien, N’Bourké et de Pierrepont, 2011 ; Rotondi, Bauer, Scanlon et al., 2011 ; Rotondi, Bauer, Travers et al., 2011 ; Tjepkema, 2008). Or, de plus en plus de recherches lient l’état de la santé mentale des MSG à leurs expériences de discrimination (Burgess, Lee, Tran et van Ryn, 2007 ; Chae et al., 2010 ; Eaton, 2014 ; Frost et LeBlanc, 2014 ; Morrison, 2011 ; Woodford, Han, Craig, Lim et Matney, 2014). Par ailleurs, diverses études se sont penchées sur l’existence de telles discriminations dans la sphère du travail, parmi lesquelles certaines en examinent les conséquences sur la santé mentale.

Après un bref survol des avancées législatives et sociales en matière d’égalité au travail pour les MSG au Canada et aux États-Unis, cet article présente successivement des données sur la discrimination et les autres expériences négatives vécues par les personnes LGBT en milieu de travail, puis des études examinant les effets des expériences de discrimination sur la santé mentale en général. Les sections suivantes se penchent sur des recherches reliant discrimination au travail et santé mentale au sein des sous-groupes faisant partie des MSG, ainsi que sur l’examen d’autres facteurs qui auraient aussi des effets sur la santé mentale au travail, tels que le coming out, les interactions sociales, le locus de contrôle et les micro-agressions. L’article se clôt par quelques recommandations s’adressant aux milieux de pratique en santé, au travail et en recherche.

2. La conquête de l’égalité au travail au Canada et aux États-Unis

Les revendications pour l’égalité au travail participent à la montée en visibilité des MSG en Amérique du Nord depuis le début des années 1990 (Colvin, 2007 ; Hunt et Rayside, 2007 ; Hurley, 2007 ; Raeburn, 2004). Prenant appui sur le concept légal de discrimination, ces revendications visent à mettre fin aux traitements différentiels (harcèlement, perte d’emploi, accès inégal à l’embauche et aux promotions, aux bénéfices rattachés à un emploi, etc.) qui découlent des attitudes négatives envers les MSG et de l’organisation hétérosexiste du monde du travail qui privilégie systématiquement le modèle dominant de l’hétérosexualité aux dépens des individus qui s’en écartent ou le transgressent (Creed, 2006 ; King et Cortina, 2010).

La conquête de l’égalité au travail pour les MSG est un processus complexe et multidimensionnel, qui progresse à des rythmes différents selon les pays et les régions. Au Canada, plusieurs protections législatives garantissent une égalité de principe aux échelles fédérale et provinciale. Ainsi, la Loi canadienne sur les droits de la personne de même que la totalité des chartes provinciales des droits de la personne ont progressivement interdit la discrimination en raison de l’orientation sexuelle, notamment en emploi (Canada, 2012 ; Warner, 2002). En ce qui concerne la discrimination en raison de l’identité ou de l’expression de genre, elle est prohibée de manière explicite dans six provinces ainsi que dans les Territoires du Nord-Ouest et, pour le Québec, sur la base de jurisprudences (Trans Equality Society of Alberta, 2015). Le projet de loi C-279, qui ajouterait l’identité de genre comme motif illicite de discrimination à la Loi canadienne sur les droits de la personne, a été adopté par le Parlement canadien en 2013 et est depuis en attente d’être approuvé par le Sénat (Parlement du Canada, 2011).

Aux États-Unis, d’où proviennent la plupart des études présentées dans cet article, 22 États prohibent la discrimination en raison de l’orientation sexuelle, parmi lesquels 19 l’interdisent également sur la base de l’identité de genre. Le projet de loi Employment Non-Discrimination Act (ENDA) adopté par le Sénat américain en 2013, qui étendrait ces interdits à l’ensemble du territoire, attend toujours le vote de la Chambre des représentants (Congress.gov, 2014 ; Human Rights Campaign, 2014a). Toutefois, le président Obama a introduit des mesures similaires en 2014 pour les employés du gouvernement fédéral et les entreprises qui contractent avec celui-ci (Human Rights Campaign, 2014b). Bref, les avancées législatives se réalisent inégalement selon les lieux et les secteurs d’emploi (Human Rights Campaign, 2014a ; Mor Barak, 2005).

À l’aide d’une analyse secondaire de données (voir Tableau I), Hatzenbuehler, Keyes et Hasin (2009) démontrent l’importance des lois et politiques qui interdisent la discrimination dans l’emploi ou qui incluent l’orientation sexuelle comme classe protégée contre les crimes haineux aux États-Unis. Les auteurs conceptualisent l’absence de ce type de protection comme de la discrimination institutionnelle. Les résultats de leurs analyses comparatives indiquent qu’il y a une prévalence significativement plus élevée, dans les 12 derniers mois, de multiples désordres psychiatriques (dysthymie, désordres d’anxiété généralisée et de stress post-traumatique) chez les individus LGB habitant des États sans protection légale. De plus, ces derniers ont 4,76 fois plus de chances de présenter des désordres psychiatriques comorbides (voir aussi Hatzenbuehler, McLaughlin, Keyes et Hasin, 2010).

L’égalité au travail progresse également à partir d’initiatives des employeurs, qui prennent souvent la forme de politiques antidiscriminatoires incluant l’orientation sexuelle et l’identité de genre et d’autres pratiques organisationnelles inclusives (p. ex. invitation des partenaires de même sexe aux événements sociaux) (Paludi, 2011, 2012). La présence de telles mesures est associée à une réduction de la discrimination perçue par les employé.e.s LG et à des attitudes plus positives envers le travail (Ragins et Cornwall, 2001). Cependant, la mise en place de ce type d’initiatives par les employeurs privés dépend de plusieurs facteurs, dont les lois de l’État et leur adoption par des compétiteurs (Chuang, Church et Ophir, 2011 ; Everly et Schwarz, 2014). Parmi les 500 plus grandes entreprises américaines (Fortune 500), 89 % incluent l’orientation sexuelle dans leurs politiques antidiscriminatoires et 66 %, l’identité de genre (Fidas et Cooper, 2014). Bien qu’elles y soient présentes, il n’existe aucun portrait des initiatives corporatives au Canada.

3. Les discriminations vécues au travail par les personnes LGBT

Des recherches ont documenté la présence de plusieurs types de discriminations vécues au travail par les personnes LGBT. Il est à noter que différentes études se penchent sur différentes formes de discrimination, en fonction de l’objet et de la population à l’étude. Selon la plus récente étude canadienne, 33 % des participant.e.s, (tous des employé.e.s de minorités sexuelles habitant dans l’ensemble du Canada) ont été témoins de discrimination sur la base de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre en milieu de travail, et 29 % ont eux-mêmes vécu de la discrimination en milieu de travail (Sasso et Ellard-Gray, 2015). Parmi les employé.e.s LGBT ayant vécu ou observé de la discrimination, 90 % rapportaient que l’occurrence de la discrimination était de plus d’une fois par mois. Cette étude comporte deux limites majeures : tout d’abord, elle ne définit pas le terme de discrimination ; conséquemment, il est impossible de savoir quel type de comportement, d’incident, d’attitude est considéré comme de la discrimination. De plus, la discrimination sur la base de l’identité de genre et celle sur la base de l’orientation sexuelle sont incluses sous le même parapluie. Bien que l’on pourrait soutenir que la discrimination basée sur ces motifs provient d’une même vision binaire et hétéronormative, il demeure que ce sont deux motifs distincts et ciblant différentes personnes. Par ailleurs, au Québec, 9,9 % des participant.e.s à une enquête menée en 2004-2005 déclaraient avoir été victimes de discrimination, 9,2 % de violence psychologique, 7,7 % de harcèlement et 1 % de violence physique, et ce, au cours des cinq années précédentes (Chamberland, 2007). Les participants rapportaient également, dans des proportions variables, des expériences négatives de toutes sortes, allant des blagues homophobes (79,7 % en ont été témoins et 30 % la cible directe au moins une fois) au maintien d’une attitude distante ou de rejet (29,6 % témoins, 27,9 % la cible). Finalement, les données de Statistique Canada en 2004 permettent de conclure que le milieu de travail est l’endroit où les adultes LGB vivraient le plus de discrimination ; 44 % des employé.e.s lesbiennes et gais et 41 % des employé.e.s bisexuel.le.s y ont vécu une forme de discrimination (Beauchamp, 2008). Les collectes de données de deux de ces trois études ont été réalisées il y a plus de 10 ans et le contexte social québécois a changé depuis. En ce qui concerne la situation aux États-Unis, 42 % des personnes LGB auraient vécu de la discrimination au travail au cours de leur vie et 27 % au cours des cinq dernières années (Sears et Mallory, 2011).

Les chiffres provenant d’enquêtes européennes sur la discrimination des employé.e.s LGB attestent eux aussi l’existence de discrimination et d’autres formes de stigmatisation au travail. En France, où le Code du travail fait de l’orientation sexuelle l’un des douze motifs de discrimination prohibés par la loi depuis 2001, l’enquête de Falcoz (2008) révèle que 85 % des 1 413 participant.e.s LG ont au moins une fois ressenti une homophobie implicite (indifférence, rejet, rumeur, dénigrement, harcèlement), sans mention explicite de l’orientation sexuelle, et 40 % ont été au moins une fois victimes d’incidents (blagues, insultes, dégradation, violence physique, menaces d’outing [(divulgation non voulue de l’orientation sexuelle par une tierce partie], chantage ou licenciement) avec mention explicite de l’orientation sexuelle. Finalement, 40 % des répondant.e.s ont eu à essuyer des remarques hétérosexistes au moins une fois dans leur entreprise actuelle sur leur tenue vestimentaire, 32 % sur leurs coiffure/accessoires, 26 % sur leurs gestes et attitudes corporelles et 18 % sur leur voix. Plus récemment, en Suisse, l’enquête de Parini (2016, à paraître) décèle que 70 % des répondant.e.s LGB ont été témoins de discriminations indirectes (blague, stéréotype ou préjugé sur les homosexuel.le.s) au travail durant les trois dernières années. En ce qui concerne la discrimination directe, 44 % des répondant.e.s ont vécu de la stigmatisation verbale, 30 % du harcèlement sexuel et moral, 27 % des mises à l’écart de projets intéressants, de l’équipe de travail et d’événements sociaux informels et 22 % ont subi un outing. Une autre enquête récente qui comprend une majorité de répondant.e.s européen.ne.s révèle que 20 % des personnes LGB ont été exclues de manifestations sociales au travail, 18 % ont été mises « hors jeu » lors d’une promotion interne et 17 % ont été écartées lors d’une sélection à l’embauche (Closon et Van der Linden, 2015). Finalement, pour 54 % des répondant.e.s de cette enquête belge, il leur arrivait d’avoir peur d’être victimes de paroles ou d’actes homophobes.

Tableau I

Détails sur les enquêtes présentées

Détails sur les enquêtes présentées

* Enquêtes qualitatives.

b

Cet ouvrage combine les résultats d’une enquête qualitative et d’une enquête qualitative – nous rapportons ici les informations relatives à l’enquête quantitative.

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Par ailleurs, des études récentes auprès des personnes trans dressent un portrait plutôt sombre de leur situation sur le plan des discriminations en rapport avec l’emploi. Entre autres, l’enquête états-unienne National Transgender Discrimination Survey a documenté les discriminations relatives à l’emploi : 78 % des 6 450 répondant.e.s rapportent avoir subi du harcèlement ou au moins une forme directe de mauvais traitements en milieu de travail ; 47 % déclarent au moins une situation de discrimination (congédiement, refus d’embauche ou de promotion) (Grant, Mottet et Tanis, 2011). De plus, 14 % des répondant.e.s étaient sans emploi au moment de l’enquête et 44 % se considèrent sous-employés par rapport à leurs qualifications. Ces proportions sont encore plus élevées dans le cas des non-Blancs, illustrant l’impact combiné de la transphobie et du racisme.

4. Discrimination et santé mentale chez les minorités sexuelles et de genre

Des études ont examiné les liens entre diverses formes de discrimination perçue et certains indicateurs de santé mentale et de bien-être chez les MSG. Ainsi, au Canada, Morrison (2011) a démontré que les expériences de discrimination subies par les personnes LG – quel qu’en soit le contexte – étaient significativement liées à la présence de symptômes dépressifs et, lorsqu’elles s’aggravent, à une baisse d’estime de soi et d’optimisme face à la vie. Aux États-Unis, les personnes s’auto-identifiant comme LGBT, comparativement à celles se disant hétérosexuelles, présentent à la fois plusieurs indicateurs d’une santé mentale moins bonne (détresse psychologique, diagnostic de dépression ou d’anxiété, besoins déclarés de soins en santé mentale et plus grande utilisation des services offerts) et une plus grande probabilité de rapporter un incident majeur de discrimination en milieu de travail pour l’année qui vient de s’écouler (Burgess et al., 2007).

Chae et al. (2010) ont effectué une étude comparative entre les expériences de discrimination d’employés syndiqués de classe ouvrière qui ont des rapports sexuels avec des personnes de même sexe et qui s’auto-identifient comme LGB vs ceux qui ne s’identifient pas comme LGB (et donc qui adoptent plutôt d’autres termes pour décrire leur identité sexuelle). Cette étude attire l’attention sur la définition de l’orientation sexuelle, dont les dimensions identitaire et comportementale ne concordent pas nécessairement. En fait, les participant.e.s qui s’auto-identifient comme étant LGB sont plus nombreux à rapporter avoir été discriminés en raison de leur sexualité comparativement à ceux qui ont des rapports sexuels avec le même sexe sans s’identifier comme tels. En comparant ces deux groupes, l’étude constate que les premiers sont plus susceptibles d’être discriminés en raison de leur sexualité et les seconds (plus souvent non-Blancs et nés à l’extérieur du pays) en raison de motifs raciaux/ethniques. Ces deux types de discrimination sont associés à de plus hauts niveaux de détresse psychologique (Chae et al., 2010).

Hatzenbuehler (2009) semble indiquer un modèle explicatif du lien entre la discrimination subie par les personnes LGBT et la santé mentale. Selon le cadre de médiation psychologique qu’il développe et qui extrapole sur la théorie du stress minoritaire (Meyer, 2003), les processus cognitifs seraient des médiateurs entre la stigmatisation liée à un statut minoritaire et les effets sur la santé mentale chez les minorités sexuelles. Plus spécifiquement, la stigmatisation vécue augmente l’exposition au stress ; à son tour, le stress relié à la stigmatisation influe négativement sur les processus de régulation des émotions et la capacité d’adaptation, sur les relations interpersonnelles et le soutien social, de même que sur certains processus cognitifs (p. ex. négativité), ce qui contribue à accroître les risques de psychopathologie.

5. Discrimination en milieu de travail et santé mentale

Bien que les recherches sur la situation des MSG en milieu de travail connaissent une importante croissance (Ozeren, 2014), celles s’intéressant à la fois à la santé mentale et aux expériences de discrimination en emploi demeurent peu nombreuses, surtout au Canada et au Québec. Certaines études incluent un ou des indicateurs de santé mentale en second plan, pour tester la validité psychométrique d’autres mesures (p. ex. Brewster, Velez, DeBlaere et Moradi, 2012 ; Wright et Wegner, 2012) ou comme un des facteurs impliqués dans d’autres phénomènes, comme la décision de faire ou non son coming out en milieu de travail (p. ex. Griffith et Hebl, 2002 ; Ragins, Singh et Cornwell, 2007). Cette section présente les études portant sur les expériences au travail de sous-groupes particuliers parmi les MSG.

5.1. Les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH)

Chez des jeunes HARSAH, le fait d’avoir vécu de la discrimination au travail est associé avec un plus grand nombre de jours de mauvaise santé physique et mentale dans le mois précédent, de même qu’avec un fonctionnement quotidien plus limité (Bauermeister et al., 2014). Selon les analyses de régression, la relation est plus forte chez les hommes s’affirmant bisexuels ou recourant à d’autres termes pour s’auto-identifier (p. ex. hétérosexuel, « qui aime le même sexe », « HARSAH », etc.) comparés à ceux s’affirmant gais, et moins forte chez les hommes noirs et latinos comparés aux autres. Tout comme dans l’étude de Chae et al. (2010), ces constats soulèvent les questions de l’auto-identification, ainsi que des discriminations croisées en raison de plus d’un motif et de leur impact sur la santé mentale.

5.2. Les femmes

Certains travaux se sont focalisés sur les expériences des femmes de minorités sexuelles en milieu de travail sans aborder spécifiquement la santé mentale (Brand, 2008 ; Chamberland, Lebreton et Bernier, 2012 ; McDermott, 2006 ; Rankine, 2011 ; Ryniker, 2008). Par ailleurs, une étude visant à valider une mesure globale de la stigmatisation envers les femmes bisexuelles (sans mention de contexte spécifique) a constaté l’existence d’un lien entre la stigmatisation perçue et la présence d’une symptomatologie dépressive (Bostwick, 2012). Nous n’avons déniché qu’une seule étude qualitative reliant l’expérience de travail et la santé psychologique des lesbiennes (McDermott, 2006). Dans un contexte de travail qui valorise l’hétérosexualité, la performance d’une identité lesbienne est assimilée à une prise de risques dont il faut constamment soupeser les conséquences possibles, ce qui constitue en soi une charge psychologique importante. De plus, les lesbiennes de classe ouvrière se retrouveraient plus souvent dans des environnements davantage à risques, où la régulation stricte de l’hétérosexualité laisse moins de marge de manoeuvre pour la négociation de leur identité sexuelle, ce qui les empêche de l’exprimer et les contraint à recourir à des pratiques de survie, comme présenter une façade hétérosexuelle, qui grèvent encore plus leur santé psychologique.

5.3. Les personnes trans

Comme mentionné précédemment, des études récentes auprès des personnes trans faisant appel à de larges échantillons ont permis de mettre en lumière leur situation en emploi, mais aussi leur santé mentale. Il s’avère toutefois impossible de cerner précisément les interrelations entre ces deux phénomènes dans l’état actuel des recherches. Entre autres, l’enquête ontarienne Trans PULSE menée auprès de 433 personnes trans constate que les obstacles nuisant à l’intégration en emploi sont nombreux : non-concordance entre l’identité de genre et les documents attestant de l’identité civile, de la formation scolaire et des compétences acquises ; expériences de refus d’embauche et de congédiement ; désapprobation de la part des collègues ; discrimination au travail (Bauer et al., 2011 ; Bauer, Pyne, Francino et Hammond, 2013). De plus, un grand nombre de participant.e.s à cette étude présentaient des symptômes dépressifs au moment de l’enquête : 61,2 % des femmes trans et 66,4 % des hommes trans (Rotondi, Bauer, Scanlon et al., 2011 ; Rotondi, Bauer, Travers et al., 2011). Pour ces deux groupes, l’expérience de la transphobie, mesurée par une échelle multicomposite incluant le harcèlement et la discrimination, accroît le risque dépressif. Le fait d’être sans emploi contribue également à l’augmentation de ce risque chez les femmes trans.

Une autre analyse des données de cette enquête fait ressortir la forte suicidabilité au sein de cette population (Bauer et al., 2013). Le risque suicidaire serait influencé par plusieurs facteurs, dont la transphobie et en particulier les violences transphobes, mais il ne semble pas varier selon le fait d’avoir été discriminé ou non au travail. Au contraire, dans l’étude américaine National Transgender Discrimination Survey, qui constate une fréquence élevée (41 %) de tentatives de suicide à vie, le fait d’être sans emploi et la perte d’un emploi pour motif discriminatoire figurent parmi les facteurs qui accroissent le risque d’avoir fait une telle tentative (Grant et al., 2011). Une explication possible de l’écart entre ces deux résultats est que les effets cumulés des multiples discriminations dans plusieurs domaines de vie (services de santé, école, famille, logement, espaces publics, etc.) ne permettent pas d’isoler facilement l’impact sur la santé mentale des discriminations rencontrées dans le contexte spécifique du travail et de l’accès à l’emploi.

5.4. Les parents LG

Le soutien du supérieur, le climat de travail et l’homophobie intériorisée joueraient un rôle important dans la santé mentale des parents LG détenant un emploi (Goldberg et Smith, 2013). En fait, ceux bénéficiant de moins de soutien de leur supérieur présenteraient davantage de symptômes anxieux et dépressifs. De plus, les parents qui doivent accomplir des tâches urgentes rapportent plus de symptômes dépressifs lorsque le climat de travail n’est pas soutenant et moins de symptômes anxieux lorsqu’ils travaillent dans un environnement accueillant (lgb-friendly). Finalement, l’étude de Goldberg et Smith (2013) révèle une relation positive entre l’affirmation de son homosexualité au travail et la présence de symptômes dépressifs et anxieux chez les parents présentant un degré élevé d’homophobie intériorisée. Le phénomène est encore plus accentué chez les pères gais, ce qui pourrait s’expliquer, selon les auteures, par le fait que les hommes vivent plus d’évaluations négatives en tant que parents à cause de leur genre et de leur sexualité.

6. Autres facteurs reliés à la discrimination en milieu de travail et à la santé mentale

6.1. Le coming out (ou divulgation de l’orientation sexuelle)

Dans une revue systématique de la documentation scientifique sur la discrimination au travail en raison de l’orientation sexuelle, Ozeren (2014) relève quatre grands thèmes permettant de classer les travaux, dont un est le coming out (les autres étant les inégalités salariales, les groupes de ressources d’employés LGBT et les effets de la non-discrimination sur le milieu de travail et sur les affaires). Ce thème est particulièrement pertinent par rapport à la santé mentale puisque plusieurs études ont exploré les liens entre le dévoilement au travail et des indicateurs de santé mentale. Selon l’étude de Griffith et Hebl (2002), l’affirmation de l’orientation sexuelle par les employé.e.s LG est associée à plus de satisfaction et moins d’anxiété par rapport au travail. Cependant, la réaction des collègues serait une variable médiatrice dans cette relation : ceux qui observent des réactions favorables de leurs collègues et reçoivent plus de soutien de leur part se sentent plus heureux et moins stressés dans leur emploi.

Dans la même veine, Huebner et Davis (2005) semblent indiquer que les bénéfices souvent attribués au dévoilement dépendraient en fait du caractère plus ou moins accueillant du milieu de travail. En fait, dans leur étude auprès d’hommes GB, les chercheurs constatent que ceux qui affirment le plus leur orientation sexuelle au travail rapportent aussi des niveaux plus élevés d’affects négatifs et de cortisol salivaire. Ces résultats pourraient être dus à des expériences de discrimination vécues à la suite du dévoilement, lesquelles mènent à du stress additionnel chez la victime (Huebner et Davis, 2005).

Par ailleurs, une étude qualitative ayant exploré le vécu des 16 employé.e.s LG au Canada, dont les deux tiers se sont affirmés au travail, conclut que le coming out influence positivement la santé mentale à travers une diminution du stress et une amélioration du sentiment de bien-être, alors que la dissimulation de l’orientation sexuelle engendre de la tristesse et exige beaucoup d’énergie. De plus, le fait d’avoir un.e conjoint.e rend le coming out au travail plus facile (Bowring et Brewis, 2009).

Madera (2010) indique que les ressources cognitives qui sont utilisées pour les tâches d’autorégulation, de contrôle et de dissimulation de l’orientation sexuelle (p. ex. contrôler ses émotions, inhiber ses impulsions) et pour diverses actions fonctionnelles (p. ex. mémoire, attention, etc.) sont limitées. Puisque la dissimulation de l’orientation sexuelle mobilise une partie de ces ressources, ceci expliquerait que les employés dans le placard au travail, et disposant donc de moins de ressources cognitives, ont de moins bonnes performances au travail et ressentent moins de bien-être en général. Selon l’auteur, le coming out au travail devient donc l’objet d’une négociation entre vivre de potentiels effets secondaires sur le plan cognitif et vivre de la discrimination.

6.2. La divulgation de l’identité de genre

Selon quelques études qualitatives, une partie des hommes et femmes trans utilisent diverses stratégies pour ne pas divulguer leur identité de genre au travail et échapper ainsi au risque de discrimination, tandis que d’autres dont le statut trans est connu au travail, volontairement ou non, font face aux pressions du milieu pour se conformer aux normes de masculinité et de féminité telles que définies par le système binaire de genre (Budge, Tebbe et Howard, 2010 ; Connell, 2010 ; Schilt et Connell, 2007 ; Thanem et Wallenberg, 2014). Ces études démontrent aussi les capacités de certaines personnes trans à composer avec ces pressions en présentant des identités hybrides. La capacité d’être socialement lu dans le genre souhaité accroît la possibilité de choisir les circonstances d’une divulgation du statut trans et, pour les hommes trans, de profiter pleinement des avantages découlant d’un statut masculin (Schilt, 2006). En revanche, selon l’enquête Trans PULSE, ce choix n’existe pas toujours : en effet, le quart des participant.e.s estiment qu’ils sont perçus comme étant non trans « moins de la moitié du temps », ce qui les laisse vulnérables au harcèlement et à la discrimination en milieu de travail (Bauer et al., 2011).

Selon une autre étude, quantitative cette fois, les stratégies de dévoilement explicites sont corrélées positivement à la satisfaction au travail, alors que les stratégies de dissimulation le sont de manière négative (Brewster et al., 2012). De plus, selon cette recherche, le climat de travail serait un facteur déterminant pour la santé mentale des personnes trans. Les perceptions selon lesquelles ce climat est soutenant sont liées positivement avec la satisfaction vis-à-vis des collègues, des superviseurs et du travail. Par ailleurs, l’exposition à la discrimination directe et indirecte sur la base de l’identité de genre entraîne une diminution de la satisfaction au travail. En somme, les recherches prenant en compte le dévoilement du statut trans demeurent trop peu nombreuses pour aboutir à des résultats concluants.

6.3. Les interactions sociales

Smith et Ingram (2004) ont exploré les liens entre l’hétérosexisme en milieu de travail, les interactions sociales non soutenantes (réactions négatives des autres lors d’échanges sur les expériences d’hétérosexisme, comme blâmer la victime elle-même) et l’ajustement psychologique chez des employé.e.s LGB. Notamment, l’étude établit une corrélation positive entre l’hétérosexisme vécu et le non-soutien d’une part, et la dépression et la détresse psychologique d’autre part. Des analyses plus fines démontrent que les réponses de blâme de la part du milieu interviennent comme modérateur dans la relation entre l’hétérosexisme et l’ajustement psychologique. Que ce soit en présence d’un faible ou d’un fort niveau de blâme de la part de l’entourage de travail, une augmentation de l’hétérosexisme entraîne une hausse de la dépression et de la détresse psychologique. Mais lorsque les employé.e.s vivent peu d’hétérosexisme, ce sont les réactions négatives de leur entourage qui ont des effets sur leur santé mentale, en d’autres mots, ce sont les réponses de blâme qui deviennent l’élément stresseur. Cette étude réitère l’importance de la prise en compte du soutien social pour la santé mentale des employé.e.s de MSG.

6.4. Locus de contrôle

Carter II, Mollen et Smith (2014) ont examiné le rôle modérateur du locus de contrôle dans la relation entre les expériences d’événements préjudiciables au travail ainsi que l’hétérosexisme intériorisé d’une part et la détresse psychologique chez des employé.e.s LGB d’autre part. Leurs résultats semblent indiquer que lorsqu’une personne perçoit avoir le contrôle sur une situation et sur ses conséquences possibles, les effets des expériences préjudiciables sur la détresse psychologique globale peuvent être moins importants.

6.5. Les micro-agressions

Plusieurs chercheurs et experts communautaires sur la victimisation des MSG soulignent la nécessité d’étudier davantage les micro-agressions homo- et trans-négatives (MAHT) dans le contexte social actuel (Bauermeister et al., 2014 ; Nadal et al., 2011 ; Ozeren, 2014 ; Sue, 2010b ; Woodford et al., 2014). Les MAHT réfèrent à des affronts, rebuffades ou insultes verbales, non verbales et quotidiennes – intentionnelles ou non intentionnelles – qui communiquent des messages hostiles, dérogatoires ou négatifs ciblant des personnes précises, sur la base de leur appartenance à un groupe. Elles diffèrent des comportements franchement homophobes ou transphobes et seraient le nouveau visage de la discrimination à la suite des changements d’opinions et de politiques qui rendent la discrimination ouverte envers les personnes LGBT socialement moins acceptable (Nadal, 2013).

La recherche sur les antécédents et les conséquences des MAHT est encore à un stade embryonnaire (Bostwick et Hequembourg, 2014 ; Platt et Lenzen, 2013 ; Rivera, Nadal et Fisher, 2012 ; Sarno et Wright, 2013 ; Shelton et Delgado-Romero, 2011). Cependant, des études sur les micro-agressions envers les minorités ethnoculturelles montrent leur impact sur la productivité au travail ainsi que sur la santé psychologique et physique, puisqu’elles créent des environnements de travail hostiles et épuisent les ressources cognitives des victimes (p. ex. énergie, attention, raisonnement, régulation de soi) (Sue, 2010a). Dans leur article sur la construction d’une mesure des micro-agressions homo- et bi-négatives, Wright et Wegner (2012) rapportent que les MAHT ont des impacts négatifs sur l’estime de soi des victimes, sur leurs sentiments par rapport à leur identité LGB et sur le processus de développement identitaire. L’étude des impacts des MAHT vécues en milieu de travail sur la santé mentale mérite d’autant plus d’attention que les lois et politiques interdisant la discrimination envers les MSG peuvent difficilement s’appliquer à ces comportements subtils.

7. Implications et recommandations

Certaines implications des recherches recensées dans cet article méritent d’être soulignées avant de formuler des recommandations s’adressant aux milieux de la santé mentale, du travail et de la recherche. En fait, certaines études constatent les effets, tantôt distincts, tantôt croisés, des expériences de discrimination en raison du genre, de l’orientation sexuelle et de l’ethnicité (Bauermeister, 2014 ; Bostwick, Boyd, Hughes, West et McCabe, 2014 ; Chae et al., 2010). Ces résultats invitent à adopter, tant en recherche que dans l’intervention, des approches intersectionnelles qui prennent en compte les multiples facettes des individus susceptibles d’intervenir dans les expériences de discrimination et leurs répercussions sur la santé mentale (Barron et Hebl, 2012 ; Carroll, 2010 ; Healy, Kirton et Noon, 2011).

7.1. Recommandations pour les milieux de santé

Le dévoilement de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre est souvent considéré comme positif pour la santé mentale à cause des retombées positives attendues, notamment sur le plan de l’expression émotionnelle. Mais les liens entre le coming out au travail et santé pourraient être plus complexes que l’on ne le pensait auparavant (Huebner et Davis, 2005). Les praticien.ne.s ne devraient donc pas encourager un tel dévoilement sans considérer divers facteurs susceptibles de jouer un rôle dans les retombées du coming out et leurs conséquences sur la santé mentale, notamment le soutien anticipé de la part des collègues et des superviseurs (Smith et Ingram, 2004), le climat de l’environnement de travail (Brewster et al., 2012 ; Goldberg et Smith, 2013), l’homophobie ou la transphobie intériorisée (Carter II et al., 2014 ; Goldberg et Smith, 2013), les ressources de la personne, telles que la présence d’un.e conjoint.e (Bowring et Brewis, 2009), bref sans saisir le fonctionnement psychique et social global de la personne.

En ce qui concerne l’hétérosexisme et les micro-agressions, les practicien.ne.s doivent prendre conscience de leurs propres a priori, biais et attitudes par rapport aux MSG susceptibles d’interférer avec leurs relations d’aide auprès d’une clientèle LGBT (Nadal, Skolnik et Wong, 2012 ; Shelton et Delgado-Romero, 2011 ; Wright et Wegner, 2012). Reconnaître ses propres limites facilite l’établissement de relations de confiance avec les client.e.s LGBT, ce qui favorise une santé mentale et un développement identitaire optimal. Il pourrait aussi être utile pour les professionnel.le.s en santé mentale de pouvoir aider leurs client.e.s à comprendre les MAHT et leurs effets (Wright et Wegner, 2012).

7.2. Recommandations pour les milieux du travail

Selon le rapport de consultation du Groupe de travail mixte contre l’homophobie (2007), au Québec, le milieu de travail offrirait généralement peu de soutien aux MSG victimes d’actes discriminatoires ou d’autres expériences négatives, et ne mettrait pas en place des mécanismes pour empêcher la reproduction de situations problématiques. En premier lieu, il est primordial de faire connaître les recours disponibles pour ces personnes, mais aussi de s’assurer que ces recours sont accessibles et efficaces. De plus, les employeurs peuvent adopter diverses initiatives pour prévenir de telles situations et assurer le bien-être des employé.e.s LGBT. L’adoption d’une politique antidiscriminatoire qui prohibe clairement la discrimination et les comportements LGBT-phobes s’avère une stratégie de base pour tout employeur (King et Cortina, 2010 ; Tejeda, 2006), à condition que tous soient informés de son existence. Cependant, les politiques à elles seules ne suffisent pas pour transformer les comportements et les attitudes négatives des employé.e.s et doivent s’accompagner d’autres types d’initiatives, par exemple des formations abordant la diversité sexuelle et de genre (Beatty et Kirby, 2006 ; Harding et Peel, 2007). Le changement organisationnel doit être global. L’effet des politiques de soutien sur la satisfaction et l’anxiété au travail des employé.e.s LG devient nul lorsque l’on contrôle pour le soutien perçu de la part des collègues (Griffith et Hebl, 2002), d’où l’importance d’éduquer l’ensemble du personnel. Des ressources existent au Canada, en français et en anglais, pour faciliter la création de milieux de travail plus inclusifs pour les MSG (voir Tableau II).

7.3. Recommandations pour la recherche

Il existe un besoin pressant de documenter la stigmatisation et les discriminations envers les personnes trans en rapport avec l’emploi et leur impact sur la santé mentale (Brewster et al., 2012 ; Budge et al., 2010 ; Chung, 2003 ; O’Neil, McWhirter et Cerezo, 2008 ; Ozeren, 2014). L’expression parapluie « LGBT » est parfois trompeuse, car certaines études ignorent de fait la population trans ou ne distinguent pas les enjeux propres à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre alors que les préjugés relativement à ces deux motifs reposent sur des racines différentes (Worthen, 2013). Il serait souhaitable d’inclure des mesures d’orientation sexuelle et d’identité de genre dans les grandes enquêtes d’envergure nationale afin de contourner certaines faiblesses méthodologiques de la plupart des enquêtes sur le milieu de travail, notamment les modes de recrutement non aléatoires (Meezan et Martin, 2009 ; Sell, 1997), et de mener des comparaisons en fonction de ces deux variables qui permettraient d’approfondir les analyses des facteurs influençant la santé mentale au travail. De plus, des études longitudinales permettraient d’examiner plus en profondeur le lien entre coming out au travail et bien-être, puisqu’il n’est pas impossible que la direction de ce lien soit contraire à ce qui semble être indiqué dans quelques études, et qu’en fait, ce sont les personnes LGBT ayant une bonne santé mentale qui font leur coming out au travail (Madera, 2010).

Tableau II

Ressources et documentation pour les milieux de travail

Ressources et documentation pour les milieux de travail

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Finalement, la recherche doit continuer d’éclairer les interventions sur le plan structurel/systémique et individuel. Sur le plan structurel, alors que plusieurs employeurs réclament le statut de LGBT-friendly, des évaluations des initiatives en milieu de travail doivent être menées afin de mieux cerner leur efficacité pour empêcher la discrimination et pour favoriser un climat organisationnel favorisant la pleine acceptation des MSG et le soutien social à leur égard. Sur le plan individuel, la recherche doit approfondir l’analyse des variables modératrices et médiatrices de la relation entre la discrimination vécue en emploi et les MAHT, et la santé mentale, en se penchant notamment sur les processus cognitifs en cause ainsi que sur les facteurs de risque et de résilience.