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Introduction

Cet article a pour objectif d’analyser les tensions qui émergent de l’articulation de logiques nationalistes et économistes dans la mise en place d’un marché de l’immigration destiné à la francophonie canadienne, en prenant plus particulièrement appui sur le terrain acadien néo-brunswickois. L’immigration au sein des communautés francophones minoritaires du Canada a fait régulièrement l’objet d’une réflexion identitaire et d’un investissement sociopolitique depuis le début des années 2000 (Gallant et Belkhodja 2005 ; Farmer 2008). L’intérêt que ces communautés portent à l’immigration s’inscrit dans une préoccupation quant à la fragilisation démographique de leurs bases territoriales traditionnelles, fruit à la fois de la déstructuration des économies primaires et secondaires, de l’exode des jeunes, de l’urbanisation, et de la dénatalité. Prenant conscience que les ressources démolinguistiques disponibles au sein de l’espace national sont désormais insuffisantes pour assurer l’avenir du groupe, la francophonie institutionnelle, sous le leadership de la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada (FCFA), se tourne alors vers un marché francophone international pour combler son manque de locuteurs de langue française. En raison du faible taux d’immigration au sein des communautés francophones en situation minoritaire[1], l’attraction et l’intégration de nouveaux arrivants francophones s’imposent rapidement comme les pierres angulaires des efforts communs à déployer. Suivant ses obligations en matière de langues officielles et de dualité linguistique, l’État canadien met alors en place divers programmes et incitatifs visant à augmenter la part d’immigrants dont le français est la première langue officielle. En même temps, il cherche à se positionner de manière compétitive face à d’autres pays industrialisés pour attirer des catégories d’immigrants jugées économiquement désirables et profitables à la société d’accueil : travailleurs qualifiés, entrepreneurs et étudiants (Belkhodja 2011). Les immigrants qui correspondent au profil recherché peuvent à leur tour concevoir leur projet migratoire selon une logique marchande, à savoir en tant que capital à mobiliser et/ou à acquérir susceptible de leur rapporter des profits personnels et professionnels. Les raisons qui les poussent à choisir une destination d’immigration plutôt qu’une autre devient alors le résultat d’un processus d’évaluation des risques et des avantages que chacune comporte et dont les langues font partie (Forlot 2008).

Partant de ce contexte, j’argumente dans ce texte que : 1) les pratiques de recrutement et de sélection de l’État canadien favorisent des parcours migratoires axés sur une idéologie individualiste néolibérale de la langue ; et que 2) cela suscite des tensions au sein du milieu d’accueil quant au rôle de vitalisation des communautés minoritaires attribué à l’immigration francophone. À cet effet, je montre que l’immigration en milieu francophone minoritaire doit composer à la fois avec les dynamiques linguistiques locales et les exigences du marché linguistique mondialisé, qui produit un décalage conflictuel entre l’idée du français comme droit collectif et le bilinguisme anglais-français comme bien auquel on peut attribuer une valeur marchande. Ma réflexion se nourrit de travaux récents qui donnent à voir que la langue et les identités linguistiques tendent désormais à être traitées en tant que valeur ajoutée à même de revitaliser certaines régions et communautés (Dubois et al. 2006 ; McLaughlin et Le Blanc 2009). Bien que les discours nationalistes sur la langue n’aient pas pour autant été supplantés, cette transformation idéologique engendre toutefois des déstabilisations dans la façon qu’ont les minorités linguistiques de se définir et de maintenir légitimement leur distinction face aux autres groupes (Duchêne et Heller 2012). L’expansion des réseaux transnationaux résulte en des espaces de rencontre ainsi qu’en des aménagements aux discours identitaires dans un effort pour repenser les critères d’inclusion et dissocier la langue des autres traits distinctifs, ce qui ne va pas sans heurts lorsqu’il faut préserver certains privilèges et pouvoirs octroyés sur une base ethnolinguistique. Dans la lignée du courant d’analyse des idéologies linguistiques (Woolard et Schieffelin 1994 ; Jaffe 2008), je conçois les discours sur la langue comme des terrains de catégorisation et d’inégalités sociales insérés au coeur de débats politiques et identitaires. Des idéologies divergentes de la langue traduisent ainsi des luttes symboliques autour de ce qui est considéré comme légitime, authentique et désirable à l’intérieur de cadres définis en termes de communauté, culture et nation. Les politiques et les pratiques d’immigration, en ce qu’elles sont structurées par des intérêts et des croyances sur les liens entre langue, identité et intégration, permettent justement de mettre à profit une telle approche et de s’interroger sur le rôle accru des langues dans les conditions actuelles de la mobilité internationale. L’analyse du rôle des langues dans les stratégies d’attraction, les politiques de sélection et le choix de destination d’immigrants francophones s’avère particulièrement éclairante pour le contexte néo-brunswickois.

Avec environ 3,7 % d’immigrants au sein de sa population totale (Belkhodja 2011 : 65), la province est sans contredit l’un des parents pauvres de l’immigration au Canada. Depuis 2006, le gouvernement du Nouveau-Brunswick dispose d’un plan de croissance démographique qui a eu pour effet de stimuler les entrées migratoires internationales : bien que toujours modestes, elles ont quadruplé entre 2006 et 2011, passant de 500 à 2 000 nouveaux arrivants[2]. Déjà vanté comme facteur de vitalité économique et d’enrichissement culturel, le statut officiellement bilingue de la province se voit « naturellement » intégré au discours promotionnel présenté aux candidats à l’immigration. Il sert également à légitimer la sélection ciblée d’immigrants d’expression française afin de maintenir l’équilibre démographique provincial entre les deux communautés de langues officielles[3]. C’est à la faveur de ce contexte politicolinguistique en matière d’immigration que je mène depuis 2006 un travail de recherche ethnographique dans la ville officiellement bilingue de Moncton. Bien que ce centre urbain investisse son bilinguisme comme marque distinctive positive, il est régulièrement le théâtre de conflits autour des droits et des pratiques linguistiques que son statut déclaré devrait ou non impliquer (Dubois 2003 ; LeBlanc 2014). De plus, depuis le début des années 2000, l’immigration y connaît une croissance rapide, particulièrement dans la catégorie des immigrants économiques dont le nombre passe de 402 nouveaux arrivants en 2005 à 1 727 en 2010[4]. Important pôle de la francophonie institutionnelle, la ville de Moncton est composée d’une part non négligeable de francophones d’origine étrangère dont la visibilité grandissante suscite des débats quant à sa participation souhaitée/souhaitable à la vitalité communautaire acadienne[5]. Ces débats se greffent sur des tensions idéologiques plus larges au sujet du lien supposé entre langue et identité et à la volonté de transposition des notions de « locuteur natif » et de « loyauté linguistique » à une population francophone étrangère. Cette contribution nourrit ainsi une réflexion sur les conditions de reproduction de la francophonie acadienne locale dans un contexte où les langues sont envisagées comme des atouts individuels et où les politiques de vitalisation linguistique se servent elles-mêmes des langues comme biens auxquels on peut attribuer une valeur marchande (marchandisable).

Ma réflexion s’appuie sur un corpus ethnographique, à savoir un ensemble ouvert de données discursives hétérogènes produites dans des conditions de communication diverses incluant : des événements publics (activités des centres d’accueil, conférences, journées de réflexion) ; des entretiens individuels (immigrants, militants francophones, fonctionnaires) ; des articles de presse et reportages télévisuels ; ainsi que des documents officiels (rapports gouvernementaux, publications du réseau associatif francophone). Le caractère ethnographique du corpus prend également son sens dans la prise en compte sociohistorique et conjoncturelle de production et de réception des discours analysés qui se nourrit d’une connaissance large des recherches sur la francophonie canadienne et d’une expérience renouvelée d’un terrain précis (Moncton).

Je présenterai en premier lieu le contexte institutionnel et politique qui préside au développement d’un marché de l’immigration destiné aux communautés francophones minoritaires. Des données tirées de textes officiels et de matériel promotionnel (vidéos, brochures) permettent de constater que l’objectif de reproduction ethnolinguistique visé par les acteurs étatiques et communautaires est soutenu par des stratégies d’attraction qui souscrivent à une logique de compétitivité et font du bilinguisme officiel un argument vendeur. Ensuite, je mettrai en évidence que les discours tirés d’entretiens menés auprès d’immigrants établis à Moncton montrent que le bilinguisme agit certes comme facteur d’attraction dans le choix du lieu d’établissement mais principalement en raison de la valeur de l’anglais comme voie d’accès aux économies mondialisées. Ce type de mobilité est surtout accessible aux classes sociales privilégiées pour lesquelles l’expérience migratoire devient une occasion d’acquisition d’un capital linguistique personnel. Ce faisant, elles se trouvent en porte-à-faux avec la position nationaliste du milieu acadien militant qui légitime les efforts de recrutement d’immigrants francophones comme moyens de consolider la vie communautaire en français. En troisième lieu, ce décalage idéologique fera l’objet d’une analyse à partir d’une polémique qui a éclaté dans les médias acadiens autour d’immigrants ayant choisi d’envoyer leurs enfants dans une école de langue anglaise.

L’immigration francophone comme marché Construction d’une convergence entre intérêts communautaires et étatiques

La mise en place d’un marché de l’immigration francophone relève d’un travail de concertation et de collaboration entre des acteurs communautaires et étatiques que Cardinal et al. (2008) ont qualifié de « gouvernance partagée ». Dans cette partie, je montre que cette convergence mobilise à la fois des logiques politiques et économiques en matière de langues officielles de sorte à répondre aux intérêts de chaque groupe d’acteurs. Néanmoins, cette convergence génère une tension au niveau des discours d’autorité tenus sur le français et le bilinguisme. Alors que la base argumentaire qui justifie un investissement dans le marché de l’immigration francophone repose sur une conception culturelle de la langue, les conditions de mobilité au sein de ce marché font de la langue non plus un élément d’authenticité identitaire mais un capital. La tension mise en évidence se dessine plus particulièrement entre la construction de la désirabilité du migrant (les profits associés à sa personne) et la construction de l’attractivité du milieu d’accueil (la marque de distinction qui lui procure une valeur ajoutée).

Logique nationaliste territoriale : le français comme droit collectif

Pour mettre en évidence les raisons pour lesquelles se développe un marché migratoire destiné aux communautés francophones minoritaires, il convient de rappeler brièvement le rapport que ces dernières entretiennent avec l’État canadien et les formes de légitimité symbolique qu’elles défendent. Depuis la fin des années 1960, les minorités francophones articulent leurs revendications politiques à l’égard de l’État canadien autour d’une conception du français comme droit collectif qui place langue, culture et territoire aux fondements de leur identité (Thériault 2007 ; Heller 2011). Cela a pris la forme d’un nationalisme institutionnel qui, par l’entremise d’un milieu associatif militant, a permis de créer des espaces de langue française autonomes dans le but que les francophones puissent s’y épanouir à l’abri des contacts avec l’anglais, la langue dominante[6]. La politique canadienne de bilinguisme officiel est alors conçue comme un ensemble de protections et d’accommodements accordés à la minorité linguistique qui rend possible la préservation de sa langue dans des cadres institutionnels monolingues (Traisnel 2012). Le maintien de cette gouvernance politique repose toutefois sur la capacité des communautés minoritaires à fournir un bassin de membres et d’utilisateurs qui rend l’existence de ces institutions légitime et viable à long terme. C’est donc le constat du déclin démographique des francophones de souche dans l’ensemble du pays qui amène graduellement la francophonie militante à associer l’immigration à la vitalité linguistique à long terme des communautés. Plusieurs documents de la FCFA indiquent que les communautés francophones doivent désormais devenir de « véritables sociétés d’accueil » et ce, afin « d’améliorer leurs perspectives d’avenir » (FCFA 2001). En outre, l’impératif du renouvellement démographique par la voie de l’immigration trouve également un intérêt auprès de l’État fédéral. La légitimité de l’État canadien, notamment face aux visées indépendantistes des nationalistes québécois, tient entre autres à sa capacité d’assurer une vie communautaire dynamique en français à l’extérieur du Québec, de manière à préserver l’image d’un équilibre linguistique entre les « deux peuples fondateurs ». Les acteurs gouvernementaux et militants s’inscrivent donc tous deux dans une vision instrumentale et utilitariste de l’immigration : dans la rhétorique des textes officiels, celle-ci sert, profite (aux), favorise, développe, renforce les communautés francophones minoritaires (Farmer 2008). On constate que l’immigrant francophone se voit accorder une valeur politique de revitalisation linguistique suivant une logique nationaliste modernisante : le fait de partager une même langue est associé à une allégeance de groupe. Puisqu’il s’agit d’assurer la reproduction des communautés francophones en situation minoritaire à partir de leurs bases territoriales traditionnelles, il ne suffit pas d’augmenter la population francophone de façon dispersée sur l’ensemble du territoire canadien mais bien de favoriser chez les nouveaux arrivants un projet d’établissement à long terme au sein d’une communauté d’accueil francophone. En d’autres mots, l’immigrant « désirable » est celui qui adopte des pratiques de renforcement des institutions locales existantes, parmi lesquelles l’école de langue française. Comme nous le constaterons par la suite, cette logique nationaliste entre en conflit avec l’attrait qu’exerce l’anglais sur les immigrants en milieu francophone minoritaire.

Le marché de l’immigration francophone prend donc forme autour des profits à tirer en termes de ressources démolinguistiques suivant une conception du français comme marqueur collectif. Or, si les politiques en matière d’immigration francophone puisent dans des fondements ethno-nationaux, les moyens de leur mise en oeuvre passent par des logiques économistes d’attraction et de recrutement qui traitent la langue comme un capital individuel.

Logique économiciste : le bilinguisme français-anglais comme capital

De façon à soutenir ce nouveau marché migratoire francophone, il devient impératif pour les acteurs institutionnels de vendre la francophonie canadienne hors Québec comme milieu d’accueil en la rendant visible, d’une part, et en lui attribuant un trait distinctif compétitif, d’autre part. Cette promotion officielle est principalement orientée vers le marché de la francophonie du « Nord », soit l’Europe, en concordance avec les valeurs de compétitivité et de rentabilité de l’État fédéral qui sélectionne les immigrants économiques en fonction de leur capital humain. Tout en maintenant ses obligations en matière de langues officielles, l’État insiste désormais pour que ses investissements en ressources et subventions ne soient pas uniquement affectés à la reproduction linguistique et culturelle mais qu’ils rapportent également sur le plan économique (Heller 2011). À titre d’événement phare de la stratégie de promotion de la francophonie canadienne, le salon international de l’emploi Destination Canada tenu à Paris et à Bruxelles depuis 2003[7] met en évidence ce type de convergence entre intérêts économiques et contraintes législatives. Organisé par l’Ambassade du Canada à Paris avec le soutien de Citoyenneté et Immigration Canada, ce salon d’une durée de quatre jours consiste à mettre en contact des francophones de l’Europe souhaitant travailler au Canada avec des employeurs canadiens qui eux, n’ont toutefois pas à être francophones. N’y assiste pas qui veut : ceux qui ont accès au salon ont été présélectionnés sur la base de leur dossier de qualifications, parmi lesquelles figurent leurs compétences linguistiques. Le processus est très compétitif : en guise d’indication, une vidéo promotionnelle souligne qu’en 2011 près de 12 000 demandes ont été reçues sur lesquelles 2 695 candidatures ont été retenues en fonction de leur correspondance avec les profils recherchés par les employeurs[8]. Ce processus de recrutement de travailleurs fait de la langue un capital associé à l’accès à un marché migratoire (la connaissance du français est un critère pour postuler au salon) d’une part, et à l’employabilité, d’autre part. La compétence en français constitue un profit également du fait qu’elle facilite et accélère le processus de recrutement : l’État canadien s’engage en effet à traiter plus rapidement des demandes d’embauche qui permettent l’établissement d’immigrants dans des communautés francophones minoritaires. Cela peut inciter les employeurs à soumettre des offres d’emploi à cet événement plutôt qu’ailleurs[9] et à sélectionner des candidats francophones même si le poste à pourvoir en tant que tel ne requiert pas la connaissance du français. De cette façon, le gouvernement fédéral remplit son mandat envers la dualité linguistique en s’assurant de sélectionner des nouveaux arrivants de langue française tout en comblant des secteurs économiques touchés par une pénurie de travailleurs. Si la connaissance du français constitue toujours la désirabilité linguistique du migrant, elle se voit instrumentalisée comme critère de sélection avant tout pour satisfaire le marché de l’emploi canadien.

Le projet politique de renouvellement démographique des communautés francophones n’est pas écarté de l’événement pour autant. Il est porté par les organismes porte-parole de la francophonie canadienne et par les représentants des provinces et territoires présents sur place qui assurent la dimension « accueil ». Leurs discours réintroduisent l’idée que la langue française constitue un attribut collectif, à savoir la base à partir de laquelle les communautés d’accueil s’identifient de façon distincte dans un environnement anglo-dominant. En même temps, dans une volonté de se démarquer de leur compétiteur québécois, ces instances misent sur le bilinguisme comme élément d’attraction vendeur. La province du Nouveau-Brunswick détient le plus gros capital symbolique en la matière puisqu’elle est la seule à en avoir le statut officiel, ce qui lui procure une valeur ajoutée d’« authenticité » par rapport aux autres destinations. C’est d’ailleurs ce sur quoi insistent les représentants officiels présents à l’événement, comme en témoignent les premières phrases de l’exposé promotionnel du Nouveau-Brunswick pour l’édition 2012 du salon : « Le Nouveau-Brunswick c’est la seule province officiellement bilingue du Canada. Ça signifie qu’on peut travailler, étudier, vivre en français et attraper l’anglais »[10]. Tout en mettant l’accent sur l’importance des domaines d’usage du français, on vend aux candidats européens un « vrai » milieu d’immersion propice à l’apprentissage de l’anglais, qui plus est, en entretenant l’idée que cela s’accomplit sans effort. Cette promotion du bilinguisme à titre de marque distinctive de la francophonie minoritaire reçoit d’ailleurs un accueil favorable de la part des candidats à l’immigration. C’est le constat qui ressort d’un entretien mené auprès d’une employée d’un organisme acadien participant au salon de l’immigration :

Le côté bilingue ça attire beaucoup / parce que au niveau de la vie familiale pour les enfants pouvoir leur offrir la possibilité d’être bilingue / c’est un énorme atout / parce que en France c’est plus compliqué.

Monique, Moncton, 6 janvier 2012[11]

Les discours officiels donnent donc à voir que la logique modernisante qui légitime le recrutement de migrants francophones pour assurer l’avenir des communautés francophones minoritaires s’appuie, d’une part, sur une conception du français à titre de capital mobilisable dans un processus de sélection compétitif et, d’autre part, sur le bilinguisme français-anglais comme facteur d’attraction.

Appropriation du marché linguistique par des acteurs migrants dans la mouvance néolibérale

Les conditions idéologiques et structurelles du marché de l’immigration francophone décrites plus haut se traduisent au niveau de l’appropriation qu’en font certains immigrants ayant volontairement choisi de s’établir à Moncton. Dans cette partie, je montre que les migrants qui correspondent au profil valorisé par les instances gouvernementales s’approprient l’espace migratoire comme un marché linguistique (Bourdieu 2001), entre autres. Tout en ayant recours à d’autres types de données et en m’appuyant sur un corpus d’une trentaine d’entretiens, je me penche sur le cas de deux migrantes françaises dont le profil de mobilité correspond à une logique de construction de soi : leur projet migratoire est en effet principalement conçu comme une stratégie d’acquisition de capital humain (diplôme universitaire, langue, expérience professionnelle). Il est toutefois à noter qu’aucun des interviewés de mon corpus n’a participé au salon de l’immigration qui a servi dans la précédente partie à exemplifier le processus par lequel les instances étatiques capitalisent sur les langues et le bilinguisme. Alors que leur émigration précède la mise en place de cet événement promotionnel, leurs discours mettent de l’avant les mêmes éléments d’attractivité linguistique, révélant une véritable économie des échanges dans laquelle les intérêts des différents acteurs impliqués semblent comblés.

La supériorité du bilinguisme

Parmi les multiples raisons citées pour expliquer le choix du Canada comme destination d’immigration, le bilinguisme officiel français-anglais émerge presque toujours en tant que valeur distinctive par rapport à d’autres pays industrialisés et ce, dès les premières minutes d’entretien. La singularité politique du Nouveau-Brunswick à titre de seule province officiellement bilingue frappe à son tour favorablement l’imaginaire des interviewés[12] qui y voient le lieu par excellence pour faire l’expérience du « vrai » bilinguisme canadien. Des observations recueillies lors d’événements publics indiquent encore et toujours que le bilinguisme officiel exerce une force d’attraction considérable. En guise d’exemple, au Sommet sur l’immigration du Grand Moncton[13] qui s’est tenu les 29 et 30 mai 2013, plusieurs immigrants, toutes origines et langues d’usage confondues, ont pris la parole pour affirmer que le bilinguisme constitue un argument « vendeur » auquel ils ont eux-mêmes été sensibles. En fait, tout au long de l’événement auquel assistaient plus de 150 personnes, le caractère bilingue de la ville et de la province a fait l’objet de discours valorisants autour de la richesse culturelle, de la cohabitation harmonieuse et du développement économique qui en font un lieu unique. L’« iconisation » (Irvine et Gal 2000) du bilinguisme, qui porte déjà fruit sur d’autres terrains économiques[14], se voit ainsi réinvestie sur celui de l’immigration dans un rapport de réciprocité entre acteurs officiels et acteurs migrants. De façon générale, il ressort un discours convenu et consensuel autour de la supériorité intrinsèque du bilinguisme par rapport au monolinguisme et qui est par ailleurs devenu largement admis au sein des sociétés occidentales (Ellis 2006). C’est d’ailleurs ce genre de célébration qui est mis en scène dans une brochure du gouvernement du Nouveau-Brunswick dont l’objectif est de présenter son programme des candidats à l’immigration de la province[15] : on y retrouve, bien mis en évidence en page verso, le témoignage d’un immigrant qui déclare : « L’avantage de la province, c’est qu’elle est bilingue, je trouve ça merveilleux ! ». Mais encore faut-il s’interroger sur la valeur que les migrants attribuent au bilinguisme au-delà du terme lui-même, qui a tendance à être mobilisé et brandi comme un symbole positif.

L’attrait de l’anglais

Il apparaît assez rapidement que la valeur attribuée au bilinguisme tient au fait que l’anglais est un des éléments qui le compose (et non une autre langue). En effet, l’avantage perçu du milieu néo-brunswickois et monctonien est d’offrir l’occasion d’acquérir un capital linguistique dont la valeur marchande est supérieure à toute autre langue et ce, à la fois au Canada et dans le reste du monde. Dans mon corpus d’entretiens, Delphine et Sandrine présentent leur immigration à Moncton exactement dans ces termes. Originaires de France, elles sont toutes deux emblématiques de figures plutôt élitistes de la mobilité internationale dans un contexte néolibéral : l’étudiante et la jeune professionnelle. En ce sens, on retrouve dans leurs discours des formes de rationalisation de leur mobilité à titre d’épanouissement et de réalisation personnels répondant à un désir de découvrir le monde, de faire des rencontres enrichissantes, de vivre en contact avec d’autres cultures, d’acquérir de nouvelles expériences. Le récit qu’elles font de leur parcours migratoire met en scène des choix volontaires et réfléchis dont elles se sentent pleinement en contrôle, traduisant ainsi leur position privilégiée au sein d’un marché de l’immigration, dont les possibilités de circulation sont pourtant le résultat de rapports sociaux inégaux. Conçue comme une étape temporaire dans leur projet global de vie, cette expérience à l’étranger participe de leur évaluation des ressources désormais requises pour faire partie des « gagnants » du monde actuel. L’individu privilégié dans la modernité avancée correspond en effet au citoyen global, plurilingue certes, mais nécessairement détenteur de solides compétences en anglais sans lesquelles il serait exclu des économies mondialisées. Au moment de l’entretien, Delphine est dans la jeune vingtaine et habite Moncton depuis deux ans. Elle y est tout d’abord venue dans le cadre d’un échange universitaire et c’est à la faveur d’une relation amoureuse qu’elle décide de revenir une fois ses études complétées et de demander sa résidence permanente. En choisissant Moncton, Delphine indique avoir procédé à un véritable calcul linguistique de manière à minimiser les risques et à maximiser les profits :

Entre la peur d’aller dans un milieu totalement anglophone / et en même temps ce côté de sécuritéqu’on a avec le milieu bilingue d’avoir de pouvoir se rattraper au cas où / […] et du coup j’étais plutôt attirée par le bilinguisme et pas aller dans un milieu anglo / euh que francophone comme Québec parce que ça allait pas m’apporter en tout cas au niveau de la langue une compétence supplémentaire.

Delphine, Moncton, 9 juin 2008[16]

Lorsque je rencontre Sandrine, elle est à Moncton depuis près de deux ans avec son mari et leurs deux jeunes enfants. Munie tout d’abord d’un permis de travail temporaire d’un an, elle est au moment de l’entretien en attente de sa résidence permanente. Comptable de formation, elle multiplie depuis son arrivée à Moncton les emplois exigeant peu de qualifications, sa très faible connaissance de l’anglais restreignant ses possibilités d’insertion sur le marché du travail. Au moment de l’entretien, elle ne semble pas particulièrement frustrée par cette rétrogradation socioprofessionnelle, son principal objectif étant de devenir à l’aise en anglais :

Je me suis dit c’est une opportunité d’apprendre anglais / et le fait qu’il y ait des francophones / ça va m’aider à me sentir à ne pas être complètement perdue / tout en apprenant la langue que je voudrais apprendre.

Sandrine, Moncton, 8 juin 2007[17]

Delphine et Sandrine sont à l’image des projets migratoires actuels qui tendent à se construire autour de multiples mobilités temporaires plutôt qu’autour d’un établissement unique et permanent. Sans toutefois généraliser ce type de parcours et de positionnement, je constate que plusieurs migrants associent davantage le bilinguisme à des intérêts individuels qu’à une politique officielle reconnaissant des accommodements particuliers à une minorité afin que celle-ci puisse vivre dans sa langue. L’attrait pour l’anglais est nourri par la dynamique mondialisée des langues et le contexte linguistique local, instrumentalisé comme voie d’accès à celle-ci. Le bilinguisme renvoie alors à un monde d’ouverture et de possibilités qui, loin de marginaliser le locuteur francophone bilingue dans un rapport diglossique, lui octroie un pouvoir socioéconomique, discours de l’empowerment qui rejoint d’ailleurs celui d’Acadiens de la région (Arrighi 2013). La logique individualiste et économique qui marque la part langagière du projet migratoire de certains immigrants conditionne parfois leurs choix linguistiques au sein du milieu d’accueil dans le sens contraire du rôle politique que les acteurs nationalistes souhaiteraient qu’ils endossent. Des conflits émergent, entre autres quant aux modes d’apprentissage et d’usage de l’anglais adoptés par les immigrants au sein du milieu d’accueil bilingue. À cet égard, certains immigrants déchantent face à l’idée préconçue que l’« anglais s’attrape » à Moncton, représentation largement véhiculée par les discours promotionnels officiels (voir plus haut) et par les francophones de la région (voir ci-dessous). Les possibilités d’usage du français sont multiples et s’étendent à des domaines de communication formels et publics et ce faisant, la pratique de l’anglais peut être réduite à des échanges minimaux et répétitifs peu propices au type de « perfectionnement linguistique » envisagé au départ. Dans ces conditions, des immigrants parents peuvent concevoir l’école de langue anglaise comme la voie la plus sûre vers une maîtrise rapide de l’anglais, accessible du moins à leurs enfants d’âge scolaire. Je me penche donc ci-dessous sur le choix de la langue de scolarisation à titre de terrain de luttes idéologiques entre acteurs militants et acteurs migrants.

Conséquences de l’approche néolibérale en matière d’immigration francophone : querelle autour du choix de la langue de scolarisation

L’école en milieu francophone minoritaire est investie d’une mission de conscientisation et de construction identitaires des élèves autour de la fierté de parler français (Landry et Rousselle 2003). Cela fait donc du choix du système scolaire des immigrants francophones un enjeu politique de reproduction linguistique (rappelons que l’on recrute des immigrants dans le but de vitaliser les communautés francophones). Deux des dix parents participant à ma recherche ont fait le choix d’envoyer leurs enfants à l’école de langue anglaise, parmi lesquels on retrouve Sandrine. Ils sont toutefois plus nombreux à y avoir songé avant d’y renoncer pour diverses raisons, parmi lesquelles une certaine pression exercée par l’élite nationaliste et qui, comme nous le verrons, agit comme facteur d’exclusion. Ces confrontations nous renseignent sur la notion de « communauté » et sur la façon dont elle est appelée à se (re)définir/négocier eu égard aux idéologies linguistiques dominantes qui circulent dans le milieu d’accueil. En témoigne une polémique déclenchée par Jean-Marie Nadeau, figure emblématique du militantisme acadien, qui occupait alors la présidence de la Société d’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), fonction d’autorité dont la prise de parole est hautement médiatisée. Par le biais d’une chronique journalistique et d’entrevues télévisées, il dénonce la tendance observée chez les immigrants de France[18] à envoyer leurs enfants à l’école de langue anglaise afin qu’ils deviennent « parfaitement » bilingues. Examinons l’extrait suivant tiré du reportage diffusé à Radio-Canada Acadie :

Ils ne nous considèrent pas assez raffinés pour intégrer notre communauté. Ils choisissent d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise alors que l’anglais ça s’attrape ici au Nouveau-Brunswick. […] Tout ce que je dis à nos amis Français : « quand vous venez vous installer chez nous, ayez un peu de sensibilité et de solidarité avec notre combat qui est justement pour l’épanouissement du fait français et du fait acadien ». […] C’est sûr que si tu viens ici pour apprendre l’anglais et renforcer la communauté anglophone tu affaiblis la mienne.[19]

On constate que Nadeau puise la légitimité de sa condamnation dans une logique modernisante qui fait de l’école un territoire communautaire pour lequel la langue agit comme frontière identitaire. Le fait de cibler des immigrants français m’apparaît être rattaché à l’idéologie nationaliste qui instrumentalise la catégorie « langue première » en termes de l’allégeance que devrait avoir tout individu envers une seule et véritable communauté linguistique. Seul un mépris envers le « fait acadien » peut expliquer un tel affront aux yeux du militant (« ils ne nous considèrent pas assez raffinés pour intégrer notre communauté »). La langue étant considérée comme un bien collectif, les pratiques linguistiques des membres du groupe sont institutionnellement définies en fonction de ce qui contribue ou nuit à la vitalité de l’ensemble de la communauté. L’individu aurait donc une responsabilité face à l’avenir de la collectivité et à défaut de s’en acquitter en adoptant les comportements linguistiques attendus, il risque d’être exclu/stigmatisé, et ce d’autant plus qu’il est immigrant, car il ne peut s’appuyer sur d’autres éléments d’authenticité identitaire reconnus (origine ethnique, patronyme, lieu de naissance). C’est le verdict rendu par Nadeau, qui dépeint les immigrants concernés comme étant passés dans l’« autre » camp au bénéfice de la communauté anglophone ; comportement qu’il juge d’autant plus répréhensible et injustifiable que « l’anglais s’attrape ici », reprenant avec une évocation péjorative l’image utilisée pour courtiser un grand nombre d’immigrants. Ces sous-entendus idéologiques qui lient langue et identité se trouvent toutefois de plus en plus en décalage avec l’idéologie individualiste et néolibérale de la langue qui lui fait concurrence au sein de la communauté acadienne et qui valorise le libre-choix de chacun[20]. Les opinions publiées en ligne à la suite de l’intervention de Nadeau[21] vont en grande partie dans ce sens et en critiquent la position jugée coercitive, tel que dans l’extrait suivant :

Je pense que M. Nadeau va un peu trop loin. La vie privé [sic] des gens ne le concerne pas. […] Je trouve que c’est un peu poussé le français. Nous sommes bilingues ici. Nous avons de bel relation [sic] avec les anglophones et des gens comme vous veulent seulement la discorde.[22]

Ce positionnement se nourrit également d’un discours sur le bilinguisme de la province qui nie l’existence de conflits linguistiques : les immigrants français sont décrits comme exploitant tout simplement les ressources linguistiques que leur offre leur milieu d’accueil au mieux de leurs intérêts.

Ce débat idéologique nous ramène au type d’immigration favorisé par l’État canadien : volontaire, économique et recruté de façon importante dans un bassin européen pour la dimension francophone. L’anglais en Europe est devenu le nouveau moyen d’expression de l’élite socioéconomique, qui assure sa mobilité sociale non plus tellement dans des marchés nationaux, mais désormais internationaux (Blommaert 2011). Plutôt que de la contester, il s’agit de tirer profit de la domination locale de l’anglais qui présente un net avantage par rapport aux conditions d’apprentissage de cette langue dans le milieu d’origine. Ce type de migrants procède à un calcul linguistique en fonction de ses intérêts individuels ; il ne ressent pas de responsabilité particulière envers la survie du français en Acadie pas plus qu’il n’interprète ses choix linguistiques comme ayant une incidence particulière sur la vitalité de la communauté francophone locale. Revenons à Sandrine, dont la fille aînée fréquente un établissement scolaire anglophone :

Je suis très contente que ce soit en anglais puisque ben tu sais qu’en France on ne parle pas anglais / et que l’anglais pour nous c’est pas facile donc pour elle je pense que c’est une chance.

Sandrine, Moncton, 8 juin 2007[23]

Il est pertinent de souligner que l’association établie par le discours militant entre scolarisation en anglais et assimilation des francophones n’est pas pour autant méconnue de Sandrine. Si cette implication lui semble juste pour la population acadienne qui, à son avis, éprouve des difficultés quant à la maîtrise du français standard, elle lui paraît complètement en décalage au regard de son propre rapport au français. Forte d’un solide sentiment de sécurité linguistique, Sandrine ne craint pas que sa fille « perde sa langue », puisque « le bon français, elle l’a toujours à la maison ». On le constate, les formes d’immigration francophone à Moncton engendrent la présence d’une nouvelle élite pour laquelle la ressource linguistique à sécuriser est l’anglais, ce qui est renforcé par le fait que ces immigrants francophones sont également construits par les Acadiens comme détenteurs du français légitime. En témoignent les nombreux commentaires publiés en réaction à J.-M. Nadeau qui justifient le choix des immigrants français du fait « qu’ils ont déjà un excellent français, bien structuré » et que du reste, l’école francophone ne ferait que « dégrader leur niveau » avec la « langue française créolisée fortement influencée par l’anglais américain » qui y est parlée. Ce dénigrement du français vernaculaire – qui fait d’ailleurs l’objet de débats récurrents en Acadie[24] – participe donc également des forces linguistiques idéologiques auxquelles les immigrants se montrent sensibles dans leur choix scolaire : l’école en milieu francophone minoritaire n’arriverait pas autant que sa contrepartie anglophone à produire les pratiques linguistiques homogènes recherchées par l’élite. On reconnaît ici une logique de reproduction sociale qui s’inscrit dans des intérêts de classe (Bourdieu 2001). Malgré une tendance postmoderne à célébrer l’hybridité, le bilinguisme valorisé demeure largement associé à l’image de deux monolinguismes étanches qui légitime les formes standard des langues en question et rejette les pratiques mixtes et vernaculaires (Heller 2000). Puisant dans la notion d’authenticité linguistique rattachée à la catégorie « langue maternelle », ce positionnement reproduit également l’idée selon laquelle une communauté native offre un environnement d’apprentissage plus légitime puisqu’un « vrai » bilingue se doit de performer comme un locuteur natif dans les deux langues.

Dans ce conflit communautaire, on constate que deux visions de l’école s’affrontent et illustrent des idéologies divergentes de la langue : l’une comme lieu de socialisation identitaire et de culture, l’autre comme lieu d’acquisition de compétences linguistiques. On retrouve ainsi dans la question du choix de la langue de scolarisation la même tension soulignée tout au long de l’article entre logique nationaliste et logique économiciste des langues officielles et du bilinguisme qui produit des luttes autour de l’enjeu de l’immigration en milieu francophone minoritaire.

Conclusion

La prise en charge du dossier de l’immigration par les communautés francophones minoritaires découle d’un virage mondialisant qui consiste pour ces dernières à vouloir tirer profit des marchés internationaux pour assurer leur reproduction démolinguistique. La néolibéralisation des politiques canadiennes en matière d’immigration autour d’impératifs économiques pose toutefois le défi du maintien du français comme marqueur collectif ethnonational chez les minorités francophones. En effet, les stratégies politiques de recrutement en immigration puisent dans un discours économiste des pratiques langagières dans lequel le bilinguisme officiel agit comme facteur d’attraction et le français comme critère de sélection. Cette mise en discours séduit une part importante d’immigrants dont le projet de mobilité s’articule autour de l’acquisition de capital humain et pour lesquels l’attrait de la francophonie locale comme milieu d’accueil tient grandement à la possibilité d’y apprendre l’anglais. Deux élites dont les intérêts sont sis dans des idéologies divergentes de la langue ressortent : une élite nationaliste pour laquelle le partage du français implique une allégeance linguistique suivant le paradigme monolingue de l’État-nation, d’une part, et une élite migrante pour laquelle les langues officielles sont des compétences que l’on peut mettre en marché et qui considère le bilinguisme comme une ressource valorisée comme libre-choix individuel soustrait de contraintes collectives, d’autre part.

En revanche, la logique marchande de la langue n’est pas le propre des immigrants dont les discours ont été examinés ici ; la minorité acadienne se construit elle-même désormais autour des avantages socioéconomiques que lui procure le bilinguisme. Dans l’ensemble, cela participe plus largement d’une volonté de s’insérer de façon privilégiée dans l’économie mondialisée actuelle à partir de la valeur de son répertoire linguistique. Tout comme la population acadienne n’est pas homogène, les immigrants francophones ne forment pas une catégorie uniforme qui serait « standardisable » dans ses pratiques en fonction d’attendus communautaires. On constate que le lien entre langue et identité collective n’est pas naturel mais forgé par un processus de socialisation qui ne va pas de soi, y compris pour ceux qui ont le français comme langue première. Au-delà d’une préoccupation autour de chiffres à atteindre en termes d’attraction, il semble donc important de s’interroger à présent sur les efforts d’intégration à fournir puisque comme le signale le directeur du centre d’établissement pour immigrants francophones à Moncton (CAFI) : « simplement demander aux immigrants francophones de rester dans la province afin de sauvegarder ses équilibres linguistiques n’est pas un argument des plus percutants »[25].