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Avant la déportation de 1755, l’Acadie était-elle véritablement une sorte « d’éden paysan » ? L’expression est tirée de l’ouvrage d’Allan Greer, The People of New France (University of Toronto Press, 1997), et pour Gregory Kennedy, elle incarne un lieu-commun persistant, davantage tributaire d’auteurs romantiques du XIXe siècle que d’une recherche professionnelle approfondie. « Âge d’or acadien », « république de producteurs autosuffisants », pour Kennedy qui les recense dans son introduction, ce sont autant de formules typiques du flou nostalgique enveloppant la société rurale acadienne des XVIIe et XVIIIe siècles.

Pour dissiper ce brouillard apparent, Kennedy invoque l’inspiration des Annales, et propose une démarche comparative. La société rurale acadienne sera contrastée avec celle du Loudunais, zone frontalière française entre le Poitou et la Touraine. C’est le lieu d’origine de Charles de Menou d’Aulnay, l’un des premiers seigneurs et gouverneurs de l’Acadie, et vraisemblablement de la vingtaine de familles qu’il recrute pour la colonisation dans les années 1640. Cette génération souche sera la première à récupérer les marais autour de Port Royal pour des fins agricoles, et figurera parmi l’élite sociale et politique de la communauté acadienne. Ironie relevée par l’auteur, ces migrants quittent une zone frontalière qui se calme après plusieurs siècles de conflits militaires, pour en regagner une autre qui s’enflamme.

Deux premiers chapitres, sur les environnements « naturels » et « politico-militaires », font particulièrement bien ressortir certains aspects peu paradisiaques de l’Acadie : le climat de la fin de la petite ère glacière était plus froid que celui que nous connaissons de nos jours ; au moins à trois reprises, les inondations brutales de la fin de l’ère du Minimum de Maunder (c. 1690-1715) détruisent en quelques minutes le travail d’endiguement de plusieurs années. Et si l’Acadie se voit ballotée entre empires bien avant le traité d’Utrecht, il ne s’agit pas d’un jeu d’échec théorique mené par des instances lointaines. Les paysans seront réquisitionnés ; on exigera d’eux un service de milice ; certains d’entre eux verront leurs terres brûlées, notamment pendant la guerre de Succession d’Espagne. Fuyant les conflits, ils se déplaceront, et recommenceront à zéro le travail acharné de récupération des marais. Pour éviter de tels risques, ils formeront des communautés dispersées.

Les paysans acadiens possèdent certains avantages par rapport aux habitants ruraux du Loudunais, mais à bien des égards, selon Kennedy, ils se ressembleraient. Grâce au travail intense d’endiguement, donnant lieu à des terres très fertiles, les Acadiens peuvent se nourrir à partir de surfaces cultivées plus modestes, sans rotation, jachère ou engrais, et sans le besoin d’ensemencer des parcelles éloignées les unes des autres. Les pâturages abondants leur permettent aussi de posséder d’importants cheptels. En revanche, ils souffrent d’accès moins aisés aux marchés extérieurs, que ce soit celui de Boston, ou de celui, clandestin, de Louisbourg. Des deux côtés de l’Atlantique, on retrouve une hiérarchie rurale. En Acadie, une minorité se distingue par des terres et des cheptels cinq fois plus grands que ceux de leurs confrères plus pauvres. Le niveau de vie de cette élite agricole, qui fournit aussi les notaires et les élus dans les assemblées paroissiales ou communautaires, se compare aussi favorablement à celui de la grande majorité des paysans du Loudunais. En dépit de leur réputation d’avoir été particulièrement « libres » ou « démocratiques », les institutions de gouvernance locale de l’Acadie ressembleraient aussi à bien des égards à celles qui perdurent dans le Loudunais. La seigneurie acadienne (qui comprend d’importants droits aux pêcheries et aux fourrures) ne serait pas non plus une lettre morte pendant le Régime français en Acadie, alors qu’après Utrecht, les redevances seigneuriales seront transformées en quitrents payables aux autorités locales britanniques. Selon Kennedy, les Acadiens ne rechignent pas à verser de tels paiements, entre autres parce qu’ils ne feraient que consolider la reconnaissance de leurs titres de propriété.

La comparaison transatlantique est à la fois révélatrice et fertile, nourrissant un « révisionnisme sain », dans l’heureuse formule de l’historien John Reid. On pourrait toutefois se demander pourquoi les comparaisons avec la colonie du Canada (étonnement appelée ici « Nouvelle-France » même avant que cette dernière ne perde sa composante acadienne) ne soint pas plus fréquentes, ou toujours aussi solides qu’elles pourraient l’être. Les travaux classiques de Christian Dessureault, Sylvie Dépatie, Thomas Wien, par exemple, auraient pu étayer les propos de Kennedy sur les inégalités de richesse au sein d’une paysannerie coloniale. Il est tout aussi étonnant de voir une comparaison avec la milice canadienne s’établir à partir de travaux défraîchis, sans nulle mention de l’ouvrage posthume de Louise Dechêne, Le Peuple, l’État et la guerre au Canada sous le Régime français (Boréal, 2008), pourtant incontournable.

Il est certainement difficile de mener une enquête « inspirée par les Annales » dans le contexte acadien et Mi’kmaq. Kennedy s’est admirablement débrouillé avec le peu de registres paroissiaux, d’actes notariés, de papiers terriers et de recensements qui ont survécu, y ajoutant les résultats de fouilles archéologiques et d’analyses climatiques. La discussion est néanmoins parfois plus impressionniste que nécessaire. Certains lecteurs voudront sans doute en savoir plus long, par exemple, sur les « budgets » ruraux si potentiellement évocateurs d’inégalités socio-économiques (p. 114-117). D’où viennent les chiffres ? Lesquels sont extraits de sources, lesquels sont les estimations de l’auteur ? D’autres types interrogations concernant les sources viennent à l’esprit tout au long de la lecture. Quelle est la nature des « papiers terriers » façonnés pendant le Régime français ? Quels sont ces land records entretenus par des paysans acadiens faisant office de notaire sous le Régime britannique ? Quelles « coutumes » civiles prétendent-ils respecter ? (Notons en passant que la Coutume de Paris ne figure pas du tout dans la discussion de Kennedy.) Un portrait plus explicite de la construction (comme de la destruction, le cas échéant) des documents si chers aux historiens des Annales — ne serait-ce pas là une des meilleures façons de revivifier une approche vénérable dans un territoire si contesté et si peu paradisiaque ?