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Le silence entre négation et célébration. Au commencement était la parole. La parole était Dieu et Dieu était la parole. Cette métaphore tirée des Saintes Écritures, notamment du Pentateuque, célèbre la parole comme élément fondateur de l’Univers. Cette assimilation de Dieu à la parole entraîne corrélativement une négation du silence. Cette vision nécessairement excessive masque les vertus du silence que cristallise l’adage populaire : « Si la parole est d’argent, le silence est d’or. » La réalité est beaucoup moins tranchée que cette opposition entre la négation du pouvoir du silence et la célébration de ses bienfaits.

Le silence et le droit : influence ou indifférence. « Vous êtes en état d’arrestation, vous avez le droit de garder le silence : tout ce que vous pourrez dire sera retenu contre vous[1]. » Vulgarisée par les séries policières et judiciaires, notamment américaines, cette formule bien connue du grand public est un indice qu’il existe des rapports entre le silence et le droit. Pourtant, l’existence d’un indice ne suffit pas à rendre compte de l’ampleur et de la profondeur des relations diverses et complexes qu’entretiennent le silence et le droit. C’est pour essayer de saisir la dynamique des interactions entre ces deux concepts ou notions que notre réflexion s’est engagée. Loin d’avoir la prétention de systématiser de manière exhaustive les influences entre le silence et le droit, nous poursuivons le modeste dessein d’en faire une ébauche aussi précise et complète que le permet le contexte d’un article.

Les sens du silence et du droit. Étudier les rapports entre le silence et le droit apparaît comme un exercice attrayant mais difficile. Attrayant, l’exercice l’est certainement puisqu’il invite à démêler l’écheveau des relations plurielles et complexes entre le silence et le droit. Difficile, la réflexion l’est indiscutablement. Le premier obstacle n’est pas le moindre, car il s’agit de donner un contenu aux mots qui constituent le sujet. Cette difficulté, quoiqu’elle soit importante, n’est cependant pas insurmontable : elle nécessite plutôt une clarification notionnelle, ne serait-ce qu’opérationnelle.

Le terme « droit » est par essence polysémique. Bien qu’il fasse l’objet dans une perspective positiviste d’une approche ambivalente, le droit est aussi une science. Dans son appréhension positiviste, le droit fait l’objet d’une acception tant objective[2] que subjective[3]. L’approche du droit en tant que science met l’accent sur la mise en évidence de son objet et de sa méthode. Son objet est la règle de droit. Quant à la méthode juridique, elle est essentiellement ambivalente : elle renvoie, d’une part, à la dogmatique, qui est l’étude de textes de droit, et, d’autre part, à la casuistique, envisagée comme étude des décisions de justice. Cette richesse conceptuelle de la notion de droit sera mobilisée dans notre texte. Dérivé du latin silentium, lui-même tiré du verbe silere qui signifie « se taire », le mot « silence », apparu dans la langue française au xiie siècle, très exactement en 1190, englobe à l’heure actuelle plusieurs significations[4] : « état de celui qui s’abstient de parler, fait de ne pas parler », « fait de ne pas exprimer sa pensée oralement », « calme, cessation de toute sorte de bruit », « interruption du son dans une phrase musicale », « absence de bruit dans un lieu », « absence de mention de quelque chose dans un écrit », etc. Toutes ces significations invitent à adopter une approche ouverte à l’égard de ce terme. Le silence sera donc entendu ici d’abord comme un résultat, c’est-à-dire l’absence de quelque chose, un vide : absence de paroles, de mention dans un écrit, d’encadrement juridique, etc. ; puis, comme l’action engendrant ce résultat.

La présence irréductible et les mystères du silence en droit. La présence du silence en droit est une réalité difficilement contestable[5]. Elle n’est pas sans soulever des problèmes, notamment quant aux sens à lui conférer. Dès lors, bien malin celui qui peut déchiffrer aisément les mystères du silence[6]. D’ennemi, on peut en faire un allié[7]. En effet, parce qu’il est porteur de messages variés, ambigus, différents, selon le contexte dans lequel il apparaît, le silence doit être clarifié, déchiffré, décodé, décrypté, interprété. En d’autres termes, il faut faire parler le silence. Ainsi, devat le caractère flou et indécis du silence, le droit se propose, selon les cas, de servir d’interprète au silence pour lui attribuer un sens, pour lui donner la parole[8]. Pourtant, cette perspective d’un droit introduisant une dose de certitude, de sécurité devant l’ambiguïté du silence en cache une autre beaucoup moins réjouissante. Saisi par le silence, le droit plonge ses destinataires dans l’incertain, le doute, voire une certaine angoisse, marque de l’insécurité juridique. L’étude des rapports entre le silence et le droit repose donc sur l’hypothèse d’une relation réciproque et complexe entre les deux.

L’ambivalence des relations entre le silence et le droit : entre certitude et incertitudes. La seule certitude que l’on a en abordant les rapports entre le silence et le droit est la présence irréductible du silence. Discret, il côtoie divers aspects du droit, saisissant par là même le droit en soi. Saisi par le silence, le droit plonge dans l’incertain et perd ce qui fait son essence : sa prévisibilité. L’incertitude greffant la relation entre le silence et le droit se traduit par les silences du droit (1). Pourtant, le droit essaie d’appréhender le silence pour le dompter et lui accorder un sens, ne serait-ce qu’opérationnel. En tentant de décrypter le silence, le droit veut lui donner une certaine prévisibilité. De telle manière que, une fois tamponné par le droit, le silence ne sera plus un objet juridique non expliqué : le droit lui attribue un sens, voire une force, quand il ne lui en dénie pas. Cette quête de repères par rapport au caractère essentiellement gazeux du silence est largement perceptible dans l’appréhension des silences en droit (2).

1 Le droit saisi par le silence ou les silences du droit

Du silence du droit aux silences du droit[9]. L’omniprésence du silence dans les différents aspects de la vie sociale induisait sa rencontre inévitable avec le droit, ce dernier ayant vocation à encadrer les rapports sociaux. L’idée du silence du droit[10], bien qu’elle soit dérangeante, n’est plus discutable aujourd’hui. Le silence étant par essence « toujours protéiforme[11] », sa rencontre avec le droit ne peut donc se faire que de manière plurielle et variée : les silences du droit. La recherche des possibles causes des silences du droit (1.1) nous permettra d’aborder la problématique de ses visages (1.2).

1.1 Une justification pluralisée des silences du droit

Aux sources des silences du droit. Loin d’aborder ici le silence longtemps entretenu sur les origines normatives du système juridique[12], nous tentons d’essayer de découvrir les raisons qui pourraient expliquer la présence des silences du droit, du non-droit, selon la formule du doyen Jean Carbonnier. Notre recherche des causes des silences, sans être exhaustive, retient l’idée d’incomplétude ou de discontinuité du droit (1), de même que l’attitude des instances d’élaboration du droit pourrait les expliquer (2).

1.1.1 L’incomplétude ou la discontinuité du droit comme facteur justificatif des silences du droit.

Rendons-nous à l’évidence : le droit n’est pas complet[13]. La question de la complétude ou de l’incomplétude du droit ou du système juridique est vieille et controversée[14]. En effet, ses pourfendeurs admettent l’incomplétude du droit écrit qui est, selon eux, comblée par l’intervention du juge, celui-ci jouant, de ce fait, le rôle de clôture. Cette idée est remise en question par la théorie des lacunes du droit et en droit[15]. Souscrivant à cette théorie, l’idée d’incomplétude du droit implique l’existence des absences du droit, des vides, des espaces de non-droit. Elle peut être envisagée de manière ambivalente.

L’aspect matériel de l’incomplétude du droit. Le droit ne peut pas et ne doit pas tout prévoir. Son incomplétude peut d’abord être envisagée de manière intrinsèque. Il s’agit d’appréhender les lacunes dans le droit lui-même. Le cas se révèle simple : le droit ayant choisi de réglementer tel ou tel aspect de la vie sociale, il prendra la forme écrite, coutumière ou jurisprudentielle. Quelle que soit leur forme, les règles juridiques élaborées ou créées pour régir un rapport social X ne seront jamais exhaustives. On trouvera toujours une question ou un aspect oublié ou encore délibérément délaissé. L’incomplétude du droit n’est pas en soi une mauvaise chose : le droit ne peut pas et ne doit pas tout prévoir, ce qui fait qu’il y gagne en adaptabilité et en flexibilité.

L’incomplétude extrinsèque du droit. Le droit ne peut pas tout régir. L’essence du droit est de régir les rapports sociaux. Bien qu’elle s’avère légitime, une telle finalité apparaît titanesque au regard de la pluralité, de la diversité et de la complexité des rapports sociaux. L’évaluation extrinsèque de la complétude du droit serait mesurée à l’aune de sa capacité à régir de manière exhaustive tous les rapports sociaux qui existent dans la société. En effet, si l’on envisage le droit comme sous-système du système social global[16], sous-système ayant vocation à régir les autres sous-systèmes, il paraît utopique de penser que le droit peut tout régir dans la société. Il apparaît plus réaliste de conclure, avec le doyen Carbonnier, que « le droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes[17] ». Si nous rejetons toute idée de « panjurisme[18] », il importe de reconnaître que le droit ne remplit pas tout l’univers social. Bon nombre d’aspects de la vie sociale échappent au droit. Pour reprendre une image chère à Gérard Timsit[19], la présence du droit dans la société serait à l’image d’un archipel où le droit représenterait les bandes continentales et les rapports sociaux, l’océan dans lequel elles baignent. Le doyen Carbonnier, rendant compte de cette idée de relativité du droit, conclut en ces termes : « Le droit, est une écume à la surface de la société[20] ». Dans une perspective tant endogène qu’exogène, le droit est matériellement incomplet.

L’aspect temporel de l’incomplétude. Le temps qui passe creuse l’écart entre le droit et la réalité sociale. Le droit a vocation à encadrer les rapports sociaux. Il existe donc une relation intime entre les faits sociaux et le droit. Les premiers fondent le second qui tend à leur fournir un encadrement juridique. Ils en constituent la cause : l’ocassio juris. Ils sont mis en évidence par l’étude des sources réelles du droit. La masse complexe de pratiques, de besoins et d’aspirations issus du corps social est la cause réelle du droit. Celui-ci ne peut les encadrer de manière satisfaisante qu’en en faisant une photographie plus ou moins fidèle. Cette perspective statique qui fait du droit un fils de son temps ne résiste pas au temps qui passe. À vrai dire, la vie sociale loin d’être statique est le siège d’un dynamisme certain. Dès lors, l’évolution sociale implique nécessairement que le droit doit courir après les faits pour essayer de les saisir. L’intervalle, le décalage existant entre l’état des faits sociaux et le degré d’encadrement juridique justifie l’existence des vides, le temps pour le droit de se mettre à niveau[21].

Le droit a vocation à régir les rapports sociaux. Dans cette quête noble, le rêve du panjurisme serait qu’il le fasse de manière exhaustive sans failles ni silences. Cette idée est une utopie. La réalité est là : le droit n’est pas complet et ne le sera jamais. Cette incomplétude tant matérielle que temporelle, bien qu’elle soit contestée, est un facteur explicatif des silences du droit, tout comme l’attitude de ceux qui ont la charge de l’élaboration du droit.

1.1.2 L’attitude des instances d’élaboration du droit comme vecteur explicatif des silences du droit

Les silences du droit : entre silence complice et silence coupable des instances d’élaboration du droit. Les autorités chargées de l’élaboration du droit ont une part de responsabilité dans la présence des lacunes, des vides et des silences du droit. Leur attitude à cet égard se révèle ambivalente, oscillant entre le silence coupable et le silence complice.

Le silence complice des instances d’élaboration du droit. Le silence du droit peut résulter d’un comportement actif des instances d’élaboration du droit. À cet effet, le silence apparaît comme le résultat d’un choix de politique législative[22]. De manière irréductible, l’idée de politique suppose un choix tendant à répondre à un besoin social ou à le satisfaire. De manière schématique, le législateur peut décider de garder le silence sur un aspect d’un phénomène social qu’il encadre. Une illustration en est donnée par le concubinage en droit de la famille. En droit de la famille camerounais, il ne fait l’objet d’aucun encadrement textuel. Il s’agit d’un choix délibéré de politique législative. Ce qui est vrai pour la politique législative l’est aussi pour la politique jurisprudentielle, le choix d’une option entraînant nécessairement l’exclusion d’autres. Les choix faits dans le contexte d’une politique juridique peuvent donc être à l’origine de ce qu’il convient d’appeler des « silences-options » du droit.

Le silence coupable ou la perfectibilité des instances d’élaboration du droit. Ce silence-option fait écho à un autre qui est la conséquence de la perfectibilité des instances de création du droit : les « silences-omissions ». En effet, il arrive très souvent que les silences du droit ne soient pas prémédités, délibérés, mais simplement fautifs parce qu’ils résultent d’omissions involontaires. Il est courant en lisant un texte de droit de se rendre compte que ses rédacteurs ont omis de régler un aspect pourtant essentiel de la question traitée. Ces omissions, marques de la perfectibilité greffant toute oeuvre humaine, sont des causes pouvant expliquer les lacunes du droit. En somme, les silences, les lacunes du droit sont le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs. L’incomplétude du droit présente un aspect matériel qui se dédouble, ce qui met en exergue les lacunes internes du droit, tout comme son incapacité à régir de manière exhaustive la réalité sociale. Cette perspective substantielle est amplifiée par une approche temporelle qui insiste sur le caractère dynamique, évolutif et changeant de la réalité sociale. Pour ce qui est de la contribution de l’attitude des instances d’élaboration du droit dans le cas de la survenance des silences du droit, elle se résume tantôt à créer délibérément le silence du droit à travers des choix de politique juridique, tantôt à l’engendrer involontairement par des omissions dans le travail d’encadrement des rapports sociaux.

1.2 Une appréhension éclatée du silence du droit

Du silence du droit aux silences du droit. L’intitulé de cette partie est justifié par l’existence non pas d’un silence mais des silences du droit. En effet, la protéiformité des visages du silence couplée à la richesse conceptuelle du droit ouvre la porte à une approche plurielle du silence. Dès lors, il importe d’envisager aussi bien les nombreuses manifestations du silence du droit (1.2.1) que les réactions diverses du système juridique devant ses silences (1.2.2).

1.2.1 Une manifestation arborescente ou diversifiée du silence du droit

Le silence du droit : une réalité aux multiples facettes. Vouloir appréhender les silences du droit se révèle une entreprise bien périlleuse. Le risque est grand de garder le silence sur certains aspects de la question. Même si l’on restreint la grille d’analyse à l’approche objective du droit, le champ reste encore très large du fait de la polysémie de la notion de droit objectif (1.2.1.1). Et le caractère diversifié du silence du droit est conforté par le constat d’une asymétrie des positions du droit relativement au silence (1.2.1.2).

1.2.1.1 Une arborescence engendrée par la polysémie de la notion de droit

Quand le silence hante le droit. Le droit objectif peut revêtir diverses formes : textuelle, coutumière, jurisprudentielle, voire doctrinale. Parler des silences du droit, c’est donc les considérer dans ces différentes perspectives. Pourtant, de manière arbitraire, nous n’envisagerons pas les silences de la doctrine juridique, cette dernière n’étant pas une source directe de droit.

Dès lors, toutes les instances de création du droit doivent se rendre à l’évidence : « Tout prévoir est un but qu’il est impossible d’atteindre[23]. » Les silences du droit[24] sont ainsi une réalité irréductible et variée.

Les silences du droit textuel. Les sources textuelles du droit sont variées. Elles peuvent faire l’objet d’une appréhension pyramidale ou hiérarchisée : constitution, traités internationaux, droit communautaire ou de l’intégration dérivé, lois, textes réglementaires. L’hypothèse est que chacun de ces textes peut être saisi par le silence. On aura ainsi les silences de la constitution, des traités internationaux, du droit dérivé, des lois ou des textes réglementaires sur telle ou telle question. À titre illustratif, en lisant la Constitution camerounaise du 2 juin 1972 révisée le 18 janvier 1996 et le 14 avril 2008[25], on peut constater qu’elle n’a pas expressément prévu le statut de l’opposition[26]. On a aussi pu souligner en droit français l’absence de consécration expresse du principe de la sécurité juridique[27]. De même, il n’est pas rare de se rendre compte, en parcourant une convention internationale, qu’un aspect de la question traitée n’a pas été réglementé. C’est ainsi qu’à la lecture du Traité de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), signé à Port-Louis dans l’île Maurice le 17 octobre 1993 et révisé à Québec le 17 octobre 2008, on observe que le législateur, après avoir indiqué les différentes modalités obligatoires de la procédure d’élaboration du droit dérivé de l’OHADA (actes uniformes)[28], garde le silence sur les sanctions de leur inobservation.

La place importante de la loi, expression de la volonté générale dans les sources textuelles, a conduit à focaliser l’attention sur les silences de la loi. Ils peuvent être appréhendés de manière intrinsèque ou de manière extrinsèque. Dans la première approche, le silence de la loi est une lacune interne, une omission. À titre illustratif, la lecture du Code civil de 1804 révèle de nombreux silences. On peut ainsi citer sans souci d’exhaustivité : la non-réglementation de la période précontractuelle en matière contractuelle ou encore le silence gardé sur le concubinage en matière matrimoniale. Le silence légal s’étend aussi dans une perspective extensive à l’absence de décret d’application, le cas échéant. Son absence paralyse souvent l’application de la loi et fait ainsi d’elle une réalité incomplète, inachevée. Dans une optique exogène, le silence de la loi est d’abord le résultat de la détermination du domaine matériel de la loi par la constitution[29]. La loi doit nécessairement être silencieuse sur les matières qui ne ressortissent pas de son champ matériel.

Dans une tout autre perspective, la question de la transposition des directives en droit communautaire européen relève de la même dynamique. La directive lie les États visés quant au résultat et aux buts à atteindre et leur laisse la liberté du choix des moyens. Prévue par l’article 249 du Traité constitutif de l’Union européenne[30], la directive a besoin, pour son application, de béquilles nationales. Ainsi, les directives fixent le résultat et gardent le silence sur les moyens à utiliser. L’absence de dispositions internes prive la directive de tout effet. Ces quelques illustrations montrent à suffisance que le silence, réalité irréductible du droit textuel, se prolonge pour saisir les droits coutumier et jurisprudentiel.

Les silences du droit coutumier. La coutume[31] est une source de droit. Dans une perspective historique, il n’y avait pas en France, avant les codifications des années 1800 et en Afrique avant l’arrivée du colon, un droit coutumier mais des droits coutumiers[32]. De par son mode de naissance, le droit coutumier est nécessairement silencieux sur les pratiques n’ayant pas cours dans le groupe social visé et, par conséquent, non répétées. À titre illustratif, on pourrait imaginer que les coutumes des peuples de la forêt ne seraient pas identiques à celles des peuples vivant au bord de la mer. De manière plus concrète, on a souvent souligné en droit camerounais le silence des coutumes sur la notion de régime matrimonial. De plus, le législateur camerounais a imposé le silence aux coutumes en matière pénale où elles sont dénuées de toute compétence. Les silences du droit coutumier tantôt constatés, tantôt imposés n’épuisent cependant l’idée de silence du droit puisqu’elle se nourrit aussi des silences du droit jurisprudentiel.

Les silences du droit jurisprudentiel. La jurisprudence[33], source de droit jadis contestée dans les systèmes continentaux, est aujourd’hui largement reconnue[34]. La question de ses silences a été traitée, de manière restrictive, en droit français sous le prisme des silences du jugement[35]. Toujours est-il qu’ils peuvent être le résultat d’un choix délibéré ou d’une obligation imposée ou encore le fruit d’une regrettable omission. En effet, il n’est pas rare, dans une décision fondée sur plusieurs moyens, de voir le juge ne se prononcer que sur certains d’entre eux. C’est le cas lorsque la juridiction estime que la procédure n’a pas été respectée ou qu’elle n’est pas compétente. Ces raisons la dispensent de connaître le litige au fond. De même, il est interdit au juge de l’urgence de connaître de l’affaire au fond. Il est donc tenu de garder le silence sur le fond de l’affaire. Sur un tout autre plan, l’absence de motivation d’une décision est un motif d’annulation ou de cassation. La loi interdit donc au juge de garder le silence sur les fondements juridiques de sa décision. Il s’agit là d’une règle essentielle, gage de sécurité juridique et moyen de lutte contre l’arbitraire du juge. Le silence peut aussi résulter d’une omission dans la décision d’un élément qui devrait normalement y figurer, c’est-à-dire être le fruit d’une omission du rédacteur de la décision. Dès lors, si le silence du juge est prohibé devant le silence du droit textuel ou coutumier, ces quelques illustrations montrent bien que le silence côtoie les décisions de justice.

Dans une perspective anglo-saxonne, les silences du droit jurisprudentiel se conçoivent comme des lacunes dans le stare decisis par rapport à la situation de fait présentée dans le litige soumis au juge. Comme le droit textuel, il est légitime de penser que, quel que soit le nombre de décisions constitutives d’un prédédent (precedent), elles ne peuvent pas apporter des solutions exhaustives à tous les litiges. Comme les droits textuel et coutumier, le droit jurisprudentiel n’échappe pas au silence.

En somme, il ne fait aucun doute que le silence hante le droit. Même si l’on retient une conception positiviste du droit, le silence du droit est protéiforme. Cette protéiformité se nourrit de la richesse conceptuelle du droit éclatée entre le droit textuel, le droit coutumier et le droit jurisprudentiel. Pourtant, l’arborescence du silence du droit, générée par la polysémie de la notion de droit, est confortée par l’asymétrie des positions du droit relativement à la survenance de ses silences.

1.2.1.2 Une arborescence accentuée par une asymétrie des positions du droit

Les silences du droit entre option, abstention et omission. Les silences du droit peuvent être voulus ou survenus. Tiraillé entre les vertus du silence et ses méfaits, le droit se fait tantôt le maître du silence en l’instrumentalisant à sa guise, tantôt son esclave en constatant simplement sa présence indésirable.

L’instrumentalisation du silence par le droit ou quand le silence devient une option de politique normative. Le silence n’a pas que des vices : il a même des vertus insoupçonnées[36]. Le législateur le mobilise comme un instrument de politique législative. Il n’est pas rare que celui-ci choisisse de garder volontairement le silence sur telle ou telle facette de la réalité réglementée. Ce silence-option ou cette « lacune de convenance[37] » ouvre la voie, d’une part, à l’expression de la liberté (ce qui n’est pas interdit étant permis) et, d’autre part, à une éventuelle intervention du juge pour corriger les excès de la liberté. Cela a été le cas en matière de fiançailles ou de concubinage lors de l’élaboration du Code civil français en 1804. Le législateur révolutionnaire n’a pas souhaité intervenir dans ce domaine de prédilection de la liberté individuelle. Le législateur mobilise donc les virtualités du silence au service de la politique législative. Alors que l’intervention du législateur fixe le canevas, indique la conduite à suivre, le silence laisse ouvert un vaste champ de potentialités ou de possibilités. Cette utilisation du silence nous édifie quant à sa richesse instrumentale. Elle repose sur un paradoxe : alors que le silence indique en principe une absence ou un vide, il en dit beaucoup plus long que les mots en matière de politique normative. Cette fonctionnalisation du silence par le droit ne saurait faire oublier que le silence est irréductible : chassez le silence, et il revient au galop.

L’infiltration du droit par le silence ou quand le silence trompe la vigilance du droit. Les silences du droit sont le plus souvent contingents, fortuits, involontaires. Cette présence fréquemment accidentelle du silence s’explique par le caractère essentiellement perfectible de l’oeuvre de création du droit. Le droit est lacunaire, se taisant alors qu’il n’a pas souhaité le faire. Malgré la volonté des instances de création du droit de réduire le silence au silence, ce dernier comme un fantôme continue de hanter le droit en trompant sa vigilance pour se glisser dans ses interstices. Ces silences du droit, que l’on pourrait qualifier de « silences-omissions » continueront à cohabiter avec le droit tant qu’il demeura une oeuvre humaine marquée par sa perfectibilité.

En fin de compte, le silence, tantôt voulu par le législateur comme un instrument de politique législative ou normative, tantôt combattu, mais jamais vaincu par ce dernier, présente à l’image de Janus deux visages : l’un vertueux, l’autre vicieux. Alors que sa jumelle — la parole ou les mots — dit ce qu’elle veut dire, le silence, lui, en dit long sans rien dire. Sa forte teneur virtuelle explique son utilisation en matière politique législative. Insidieux, il se glisse dans l’édifice juridique pour en révéler les lacunes, les failles, les cassures. Pourtant, devant ses silences, le droit ne reste pas indifférent ; son attitude différenciée, voire fluctuante à l’égard du silence est à l’image du caractère fuyant du silence.

1.2.2 Une position fluctuante ou différenciée du droit devant à ses silences

Le droit devant ses silences : entre engendrement et refoulement. De manière générale, le droit a tendance à combattre, voire à apprivoiser ses silences. Pourtant, l’étude du droit sur le continent africain révèle que le droit peut lui-même être un facteur générateur de ses silences.

L’engendrement du silence du droit par le droit ou la réduction au silence des coutumes par le droit textuel. L’histoire du droit en Afrique est marquée par une réalité irréductible : le pluralisme[38]. Avant l’arrivée des Blancs[39], le continent africain s’apparentait à un royaume où régnaient les coutumes. Ces droits originellement africains[40] ont subi pendant la période coloniale une véritable entreprise d’éradication : le règne du « terrorisme légal[41] ». De fait, le législateur colonial n’a pas caché sa volonté de réduire les coutumes locales au silence[42]. Un tel génocide juridique, véritable tentative manquée en vue de réduire au silence toutes les coutumes, est l’oeuvre du législateur[43] aidé en cela par un juge complice[44]. Toutefois, cette entreprise de réduction au silence des coutumes n’a pas produit les résultats escomptés[45]. S’il peut a priori paraître paradoxal que le droit lui-même prémédite ses silences, c’est pour mieux les combler. Dans le cas des droits coutumiers africains, c’est la volonté de vouloir imposer un modèle social, en l’occurrence occidental, à d’autres sociétés qui peut expliquer les actions menées.

Le refoulement de ses silences par le droit ou la lutte du droit contre ses lacunes. La question des silences du droit a retenu l’attention de la doctrine tant sur le plan interne que sur le plan international[46]. En droit interne, cette question, souvent abordée sous le prisme des lacunes de la loi, connaît aujourd’hui une constitutionnalisation plus ou moins marquée.

L’appréhension classique des lacunes du droit. Jadis cantonné dans une perspective légaliste reposant sur la sacralisation de la loi au sein des sources formelles du droit[47], ce dernier ne peut aujourd’hui être lu à travers la seule loi dévêtue de ses attributs royaux[48]. Devant ses silences, le droit réagit de manière ambivalente à travers le législateur et le juge.

Le législateur intervient très souvent à travers la modification, la révision des textes existants, qu’ils soient de nature constitutionnelle, légale ou réglementaire. Cette intervention corrective du législateur est généralement problématique du fait de la lourdeur et de la lenteur des processus de modification consacrés. De manière pragmatique, la combinaison de ces freins avec l’irréductible incomplétude du droit textuel pousse le droit à s’en remettre au juge pour combler les lacunes des sources dites directes du droit.

Quant au juge, il apparaît comme l’instrument par excellence de lutte contre les lacunes du droit. Qu’il s’agisse des systèmes juridiques continentaux ou anglo-saxons, le juge se pose en tant qu’acteur central, voire incontournable, pour pallier les silences du droit. Si, dans les systèmes de common law, cette place semble aller de soi du fait du pouvoir créateur accru reconnu au juge sous réserve de l’observation de le stare decisis et de la règle du précédent (precedent), elle est attachée dans les systèmes romano-germaniques, notamment le système français, à une longue tradition qui fait du juge, selon les termes de Montesquieu, « la bouche de la loi[49] ». En effet, nonobstant la persistance de la thèse du juge « serviteur de loi », force est de reconnaître avec Portalis[50] qu’il est impossible de tout prévoir. Fort de ce constat, sous le fondement de l’article 4 du Code civil français[51], le juge a une obligation de dire le droit même dans le silence du droit, sous réserve de l’observation de la restriction posée par l’article 5 du même Code[52]. Cette responsabilisation, manifestation des mécanismes institués en vue de répondre aux lacunes de la loi[53], déborde largement l’hypothèse des lacunes légales[54] pour englober les silences des droits textuel et coutumier. Elle fonde la reconnaissance du pouvoir créateur du juge sur les systèmes juridiques continentaux[55]. L’une des figures marquantes de l’action du juge dans sa tâche de comblement des lacunes du droit est sans doute les principes généraux du droit[56]. Si le principe général du droit « révèle que le droit est plus vaste que la loi[57] », un auteur dressant leur topographie affirme que c’est « essentiellement grâce aux principes généraux du droit que la loi connaît ses lacunes et le droit n’en a pas[58] ». Reconnaissant que « [l]’utilité principale des principes généraux du droit consiste à permettre de compléter les silences, l’ambiguïté et les lacunes de la loi[59] », voire du droit, nous pouvons conclure avec un auteur que « [l]e principe général du droit peut dès lors être considéré comme une source subsidiaire destinée à combler les lacunes de la loi ou, plus exactement, à se glisser dans les interstices entre celles-ci[60] ». Il devient ainsi évident que « [l]e principe général est la forme la plus élaborée de la notion de droit affirmée par le juge[61] ». Pour finir, malgré les réserves d’une frange de la doctrine à l’égard de la thèse des lacunes juridiques[62], il faut admettre que les silences englobent les lacunes des sources tant textuelles que coutumières et jurisprudentielles du droit. Pourtant, la théorie des lacunes du droit repose sur un paradoxe : elle « se dévore elle-même[63] ». Il importe donc de se rendre compte avec François Ewald que « le silence de la loi [mieux, du droit] exclut moins le juge qu’il ne l’appelle[64] ». Cette assertion déjà justifiée pour le juge judiciaire et administratif l’est aussi pour le juge constitutionnel.

La constitutionnalisation récente et inachevée de la question des lacunes de la loi. La question des lacunes fait l’objet, notamment dans les pays continentaux, d’une constitutionnalisation. Saisie par le droit constitutionnel, est considérée comme une lacune du droit celle qui est interdite par une constitution ou par un autre acte juridique de niveau supérieur. La doctrine distingue les lacunes intrinsèques[65] de celles qui sont extrinsèques[66]. Cette constitutionnalisation essentiellement prétorienne de la question des lacunes de la loi n’est pas uniforme.

En France, par exemple, la notion de lacune de loi n’est pas reconnue formellement par la Constitution. En effet, on constate, d’une part, une absence d’un statut du « vide juridique » en droit français et, d’autre part, l’absence, en droit interne, d’une action en carence contre les omissions du législateur. Pourtant, sans égard à cette consécration formelle, on note l’existence d’un dispositif de sanction des lacunes de la loi : la sanction de l’incompétence négative[67]. En droit belge, si, en cas de lacune intrinsèque de la loi, le juge doit combler la lacune à condition que son constat soit clair et précis[68], il doit cependant s’en abstenir lorsqu’il s’agit d’une lacune réglementaire. Dans le cas d’une lacune extrinsèque, c’est au législateur qu’il revient de combler le vide tout en laissant intacte la norme contrôlée[69].

La spécificité des lacunes en droit international. En droit international, la question des silences du droit se pose de manière singulière[70]. À cette difficulté s’en ajoute une autre liée aux contours flous du système international. En fonction de la conception large ou restrictive des sources retenues, on rétrécira ou l’on augmentera le champ des lacunes. Pourtant, malgré cette spécificité du système international, le comblement des lacunes incombe aux sujets de droit international et au juge international. Les premiers le font d’abord de manière souple en interprétant les dispositions obscures, puis, de manière plus radicale en créant de nouvelles règles ou en modifiant les anciennes. Le second, exceptionnellement tenu de dire le droit en cas de silence de ce dernier, comble les lacunes du droit sans expressément le dire. La seule condition semble être que le juge, dans cette tâche, statue en droit. La question des lacunes du droit a souvent retenu l’attention de la doctrine jusqu’à ce jour. Au départ, cantonnée dans la question des lacunes de la loi, elle fait aujourd’hui l’objet d’une domestication constitutionnelle qui, bien qu’elle soit amorcée, n’est pas aboutie. Cette question gagnerait à être l’objet d’une systématisation en théorie du droit, et ce, d’autant qu’elle n’est pas sans lien avec les préoccupations actuelles sur la qualité du droit que cristallise le concept ou la notion de sécurité juridique. Il s’agit là d’un défi qui est semblable à celui que lance la présence du silence en droit.

2 Le silence saisi par le droit ou les silences en droit

Les silences en droit : entre subjectivisation, célébration et tribulations. Bien qu’il soit discret, le silence en droit est protéiforme. L’attitude du droit à son endroit est tout aussi variée, voire variable : la condamnation ou l’interdiction du silence, l’indifférence du droit à son endroit côtoie son imposition, même sa protection. Les deux acceptions courantes du mot droit offre une perspective intéressante pour saisir les silences en droit. On oscille ainsi entre une subjectivisation du silence à travers la reconnaissance généralisée du droit au silence (2.1) et son objectivisation par une appréhension différenciée du silence par le droit (2.2).

2.1 Une consécration généralisée du droit au silence

Le silence saisi par les droits subjectifs ou la subjectivisation du silence. En droit, le silence est l’objet d’une subjectivisation perceptible à travers la consécration généralisée en matière processuelle, notamment pénale, du droit au silence[71]. Ce droit est né de la conjugaison de la désacralisation de l’aveu comme moyen de preuve du fait des dérapages que sa recherche occasionnait, en particulier la torture[72]. Fondé sur le droit naturel, le droit au silence a aujourd’hui reçu une consécration positive plus conséquente (2.1.1). Cette reconnaissance par le droit invite à en appréhender les manifestations (2.1.2).

2.1.1 La consécration multiforme du droit au silence

La percée du droit au silence ou le droit au silence à l’intersection des ordres juridiques. La trajectoire historique du droit au silence permet de révéler sa filiation originelle anglo-saxonne[73]. Aujourd’hui, sa résonance positive a largement débordé ce cadre originaire pour s’étendre à d’autres ordres juridiques.

Le droit anglo-saxon ou le foyer initial du droit au silence. Le droit au silence va s’imposer progressivement en droit anglais durant l’époque de restauration de l’oralité des preuves avec la Révolution anglaise à la suite de l’expulsion des Stuart. Pourtant, bien qu’il ait été discuté depuis le xiie siècle et invoqué depuis le xvie siècle, le droit au silence n’a été reconnu qu’au milieu du xviie siècle[74]. En effet, les règles de procédure (Judges Rules), élaborées par les juges du Banc du Roi en 1912 et en 1930, retiennent expressément le droit au silence devant la police. Ce droit joue également devant les juridictions[75]. Le droit anglais, source originelle du droit au silence, a servi de bassin versant aux autres pays qui se fondent sur le système de la common law du fait du partage de la procédure accusatoire par ces pays.

C’est dans cette perspective que le droit au silence a été consacré aux États-Unis d’abord dans la Déclaration des droits (Bill of Rights). Par la suite, il a été incorporé dans le ve amendement : « No person shall be […] compelled in any criminal case to be a witness against himself[76]. » Cette assise constitutionnelle a été confortée par un fondement jurisprudentiel[77]. Le droit canadien voisin n’est pas en reste[78]. La Cour suprême du Canada a interprété cet article comme posant un principe fondamental de justice, en l’occurrence le droit au silence[79]. Malgré cette filiation anglo-saxonne marquée, le droit au silence a progressivement quitté ce berceau pour s’étendre à d’autres systèmes juridiques.

L’expansion du droit au silence ou le droit au silence à la croisée des systèmes juridiques. L’ascension du droit au silence dans les pays appartenant à d’autres familles juridiques, notamment romano-germaniques, a été beaucoup plus lente du fait de la prédominance de la procédure inquisitoire dans ces États. Pourtant, il faut noter que les droits portugais[80], italien et allemand[81] l’ont consacré[82]. En France, jusqu’à un passé récent, il était admis que « [l]e droit au silence n’existe pas en droit français[83] ». Cette affirmation, discutable en son temps[84], est aujourd’hui formellement démentie par la loi renforçant la présomption d’innocence et les droits des victimes qui consacre le droit au silence[85]. Cependant, cette assise légale ne saurait masquer sa constitutionnalisation déjà amorcée en droit français[86]. Considéré comme le parent pauvre de la procédure pénale française, le droit au silence est désormais reconnu non seulement pendant la phase d’enquête mais aussi pendant celle de jugement. Sur la même lancée, une incursion en droit africain, spécialement en droit camerounais, aboutit à des résultats nuancés. Tout d’abord, une lecture synoptique du Code de procédure pénale camerounais ne permet pas de conclure à une consécration expresse du droit au silence[87]. Pourtant, la Constitution camerounaise consacre le principe de la présomption d’innocence dans son préambule[88] et affirme son attachement aux principes contenus dans les conventions internationales[89] que le pays a ratifiées, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dont l’article 7 est le pendant de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Rien ne s’oppose à ce que, comme son homologue européenne, la Cour africaine des droits de l’homme et des Peuples interprète cette disposition consacrant le droit à un procès équitable comme contenant un droit au silence pour toute personne poursuivie. Dans l’attente de cette consécration jurisprudentielle, il serait prématuré de penser que le droit de se taire n’existe pas en droit camerounais.

Le droit au silence entre fondamentalisation et internationalisation. Le caractère impérialiste du droit au silence n’est plus à démontrer, lui qui prétend aujourd’hui à l’universalité du fait de son rattachement aux droits fondamentaux[90], à travers la présomption d’innocence[91], du droit à un procès équitable. Il s’agirait d’un droit de la défense, mieux d’un droit fondamental processuel.

En droit international, le droit au silence semble silencieux[92]. Il n’est pas expressément prévu par la Déclaration universelle des droits de l’homme[93] ni par le Pacte international sur les droits civiques et politiques[94]. Dans la même optique, les conventions américaine et européenne des droits de l’homme ainsi que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne le prévoient pas formellement, bien qu’elles consacrent le droit à un procès équitable[95] et le principe de la présomption d’innocence[96]. Contrairement à cette tendance, les instruments internationaux créant les tribunaux pénaux internationaux procèdent à une consécration expresse du droit au silence. Il s’agit notamment de la Cour pénale internationale, du Tribunal pénal international pour le Rwanda et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[97]. En somme, le droit au silence ou le droit de se taire fait son chemin. De son foyer anglo-saxon, il s’est insinué progressivement dans les ordres juridiques nationaux, continentaux et internationaux. Entre sa légalisation, sa constitutionnalisation, son internationalisation et sa fondamentalisation amorcée, il est promis, s’il n’est pas réduit au silence, à un bel avenir, mais encore faudra-t-il que l’on puisse bien déterminer ses contours toujours nuageux.

2.1.2 Les manifestations protéiformes du droit au silence

Le succès du droit au silence n’a cependant pas résolu toutes les questions qu’il soulève. Il oscille entre acquis et défis.

Les acquis ou quelques certitudes sur le droit au silence. Initialement, le droit de se taire a pu être perçu comme une prérogative reconnue à une personne poursuivie en matière pénale. Il s’agissait d’un droit de la défense, d’une obligation pour les autorités engagées dans ce type de procédure. Par la suite, en le fondant sur le droit à un procès équitable et sur la présomption d’innocence, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a ouvert la porte à son érection comme droit fondamental processuel. Cette qualification est confortée par la constitutionnalisation de ce droit, mais elle n’est pas sans impact sur son régime juridique.

Primo, le droit au silence doit nécessairement être notifié à son bénéficiaire[98]. Il est greffé d’un droit à l’information à l’égard des personnes poursuivies : « c’est aussi la conscience de détenir un droit qui donne vie à ce droit[99] ». En effet, « [n]ul ne peut exercer un droit dont il ignore l’existence[100] ». Secundo, le droit au silence ou de se taire est une faculté reconnue à une personne poursuivie. Il s’agit donc d’un droit-liberté (right of silence), car elle peut donc y renoncer. Il apparaît aussi comme un droit-créance (right to silence) impliquant une obligation pour la personne assujettie à son observation. Il suppose, selon la conception retenue par la CEDH, pas moins de neuf propositions[101], au rang desquelles figurent non seulement l’interdiction du recours aux moyens coercitifs ou à la contrainte[102], mais encore la prohibition principielle de fonder les condamnations exclusivement sur l’exercice du droit au silence[103]. Cette prohibition s’adresse au juge et au jury, le cas échéant[104].

Les incertitudes du droit au silence ou les défis du droit de se taire. La première imprécision relative au droit au silence est la détermination de son champ d’application. Sur le plan ratione materiae, alors que certains États, notamment d’obédience romano-germanique, limitent son domaine de prédilection, à savoir la matière pénale[105], d’autres, attachés à la tradition juridique anglo-saxonne, l’étendent à des domaines différents[106]. La CEDH tend à élargir son domaine à travers sa conception singulière de la « matière pénale[107] ». Dès lors, s’il semble acquis que le domaine de prédilection du droit au silence est le domaine pénal (phase policière et phase judiciaire) rien n’empêche qu’il conquiert progressivement de nouveaux territoires. Cependant, à qui s’applique-t-il exactement ? Ratione personae, ce droit est reconnu à toute personne poursuivie en matière pénale, peu importe qu’il s’agisse d’un suspect[108] ou d’un accusé[109]. Une question demeure cependant en suspens : ce droit s’étend-il aux témoins ? La CEDH semble l’élargir au témoin dont les déclarations pourraient conduire à le poursuivre comme accusé dans une affaire connexe[110].

Un autre point d’incertitude est le sort réservé au silence de la personne poursuivie : le silence gardé constitue-t-il une preuve de sa culpabilité ? La tendance observée est l’interdiction de la prise en considération exclusive de l’exercice du droit au silence par la personne poursuivie pour fonder sa culpabilité[111]. Ces réticences internes sont cependant tempérées par la position de la CEDH[112]. Un autre questionnement réside dans les sanctions de l’inobservation du droit au silence[113]. La protection du droit au silence pourrait être assurée par des sanctions objectives et subjectives. Les premières sont relatives à tous les mécanismes tendant à sanctionner l’acte dont les conditions d’élaboration n’ont pas respecté le droit de se taire[114]. Dans une perspective subjective, rien ne s’oppose à ce que les auteurs de telles violations soient poursuivis sur le plan civil ou sur le plan pénal lorsque ces dernières sont constitutives d’infractions. Sur le plan supranational, l’érection du droit au silence en droit fondamental processuel ouvre la voie à la responsabilité de l’État pour violation par ses organes d’un droit consacré par une convention internationale. À la vérité, la pérennité et l’effectivité du droit au silence dépendront de la capacité de ses promoteurs à lui aménager une protection conséquente.

En définitive, le droit au silence est un édifice entamé mais inachevé. Sa fondation juridique plurielle, ses trois principaux piliers, soit le droit à un procès équitable, la présomption d’innocence et les droits de la défense, laissent entrevoir le caractère inabouti de la construction. Des murs manquent, d’autres sont entamés, mais sont loin d’être finis. Il faut en préciser le domaine matériel et personnel, la portée réelle et les garanties. De telles précisions concernent aussi les positions du droit à l’égard du silence.

2.2 Une appréhension différenciée du silence par le droit

L’état du silence en droit et le silence dans tous ses états en droit. Si la présence du silence en droit est une réalité implacable, son appréhension et son interprétation ne semblent pas pour autant aller de soi. À l’analyse, l’attitude du droit à l’égard du silence n’est pas uniforme. Tantôt il l’interdit, quand il ne l’impose pas (2.2.1), tantôt il le constate puis l’interprète (2.2.2).

2.2.1 De l’imposition et de la prohibition du silence par le droit

L’indécision du droit à l’égard du silence ou le droit partagé entre la prescription et l’interdiction du silence. L’attitude du droit à l’égard du silence n’est pas univoque : parfois il l’impose, quand il ne le prohibe pas. Dans bien des hypothèses, le droit impose le silence. L’archétype de cette imposition est sans doute le secret[115] et ses cousines, c’est-à-dire la réserve et la discrétion[116]. Le secret est une réalité variée : le secret de la confession, le secret du patient[117], le secret de l’enquête[118], le secret de l’instruction[119], le secret du délibéré, le secret de fabrication, le secret de l’avocat[120], le secret militaire, le secret bancaire, le secret commercial[121], le secret de l’Administration[122], le secret-défense[123], etc. Tout comme le secret lui-même, les personnes qui y sont assujetties sont nombreuses : le prêtre, les professionnels de la santé, les magistrats et les auxiliaires de justice, les agents du ministère des Finances, les avocats, les policiers, les officiers ministériels comme les notaires, les inspecteurs et les agents de caisses de sécurité sociale, les agents des Douanes, des Postes et télécommunications, les journalistes constituant une catégorie particulière[124]. Reposant sur le dogme de la confidence, la finalité commune des secrets est, d’une part, de garantir les droits de la personne privée[125] et, d’autre part, de préserver les intérêts de l’ensemble du corps social.

Pourtant, les secrets ont des traits communs : l’obligation de non-divulgation à des tiers par la personne qui en est détentrice, une protection intégrant la plupart du temps un volet pénal[126], l’impossibilité de se décharger tout seul du secret, la persistance du secret même après la mort ou la cessation de fonction. De plus, on peut utilement se demander : que reste-t-il du secret ? En effet, « [l]’époque moderne est vouée à la transparence, voire même, dans des cas extrêmes, à l’indiscrétion[127] ». Dans ce contexte, où « [l]’air du temps est à la transparence[128] », le secret est aujourd’hui bien relatif, percé qu’il est par les nombreuses atteintes tant imposées qu’autorisées par le droit[129]. Au final, le secret, bien qu’il ne soit pas la seule hypothèse d’imposition du silence par le droit[130], impose le silence non seulement à son détenteur pour qui il est un devoir[131], mais pour les tiers face à qui son bénéficiaire le brandit comme un droit.

L’interdiction de se taire ou quand le droit impose la parole. Dans bien des situations, le silence peut être dangereux. C’est le cas notamment lorsque le silence s’assimile à la dissimulation. C’est dans cette perspective que l’on peut situer la généralisation de l’obligation d’information[132], de divulgation, de renseignement. Elle met à la charge des personnes qui y sont assujetties un devoir d’informer, sanctionné de diverses manières selon la qualification retenue et la matière visée. Fondée sur l’exigence de bonne foi[133] ainsi que sur les devoirs de loyauté et de coopération contractuelle[134], cette obligation fait penser, en matière contractuelle, à l’interdiction de la réticence dolosive[135]. Un autre exemple est fourni par le droit de l’OHADA des voies d’exécution où le silence gardé par le banquier tiers saisi dans une saisie attribution des créances ou des rémunérations est sanctionné par la condamnation au paiement des causes de la saisie ou l’octroi des dommages et intérêts[136]. Sur un tout autre plan, l’article 36 du Code procédure civile et commerciale impose au juge une obligation de communication au procureur de la République, mais il ne précise pas la sanction de l’inobservation de cette formalité[137].

En somme, le droit conscient des vertus et des vices du silence l’organise. Se refusant à un jugement de Salomon, à la quête d’un équilibre difficile, tantôt le droit impose le silence quand cela est nécessaire, tantôt il le prohibe lorsqu’il paraît dangereux. Cette position empreinte de réalisme, voire d’un certain pragmatisme, se vérifie aussi en matière d’interprétation du silence par le droit.

2.2.2 De la constatation à l’interprétation du silence par le droit

Grandeur et misère du silence en droit. La présence du silence en droit n’est pas discutable. Même discrète, elle est tantôt apparente, visible, tantôt sous-jacente, voilée, et elle emprunte les habits de certaines institutions juridiques bien connues[138]. La principale difficulté du silence est l’obstacle que constitue l’interprétation qui en est faite. Devant cette problématique, le droit interprète différemment le silence. Il lui confère même un pouvoir créateur et destructeur de droit ou de droits[139].

Le silence créateur de droit ou la grandeur du silence. Le silence peut créer des droits subjectifs ou le droit objectif. Pour ce qui est de ce dernier, le silence gardé par un État en matière de transposition des directives européennes est un exemple édifiant[140]. Dans le même sens, il a été soutenu et démontré que le silence de l’État en droit international peut valoir, à certaines conditions, acceptation ou reconnaissance[141]. En droit interne, notamment en droit administratif, les solutions ont évolué[142]. Alors que, de manière classique en droit français, le silence de l’Administration valait rejet[143], depuis 2013, ce silence vaut désormais acceptation[144]. Cette règle importante est assortie de nombreuses dérogations[145].

Le silence destructeur de droit ou la misère du silence. « Qui ne dit mot consent ». Pourtant, en droit des obligations, en principe, le silence ne vaut pas acceptation. En droit des obligations, donc, qui ne dit mot ne consent pas. Ce principe, sans cesse rappelé et sanctionné par les juges[146], n’est cependant pas absolu puisque de manière exceptionnelle le silence vaut acceptation[147]. D’autres exemples de silence destructeur de droits existent[148].

Conclusion

Voici venu le moment de conclure, et grande est la tentation de ne pouvoir garder le silence devant la richesse et la complexité des rapports entre le silence et le droit. La sagesse serait ici de dire beaucoup en peu de mots. Pour ce faire, résumons-nous dans un premier temps avant de conclure dans un second temps. La réflexion sur l’articulation entre le silence et le droit est partie de l’hypothèse de leur réciprocité et de leur complexité. Nous avons emprunté une perspective dialectique, et cette hypothèse s’est plus ou moins confirmée au fil de notre réflexion à travers deux idées essentielles.

Premièrement, il y a l’idée du droit saisi par le silence mise en évidence par l’étude des silences du droit. Cette perspective, quelque peu effrayante lorsqu’on envisage l’idée d’une société sans droit, a d’abord été mise en exergue par la recherche des possibles raisons à faire valoir pour expliquer les silences du droit. On a ainsi pu avancer de manière indicative non seulement l’idée d’incomplétude ou de discontinuité du droit, voire du système juridique, mais aussi la part de l’attitude des instances d’élaboration du droit dans la survenance de tels silences. Par la suite, les silences du droit, même réduits à une perspective positiviste, se sont révélés protéiformes et empruntent des visages textuels, coutumiers et jurisprudentiels. Devant ses silences, le droit agit et réagit : les engendrant parfois et les refoulant souvent en essayant de les combler. Dans cette lutte du droit contre ses silences, les instances directes de création du droit jouent un rôle important. Quant au juge, il apparaît comme un rouage essentiel, voire incontournable dans ce travail de comblement des lacunes.

Deuxièmement, sur un tout autre plan, le droit essaie de saisir le silence. Cette appréhension présente un visage subjectif perceptible à travers la généralisation en matière pénale d’un droit au silence. Ce droit de la défense à l’intersection des systèmes juridiques laisse en suspens certains de ses aspects. Dans une perspective objective, le droit prend note de la présence irréductible du silence. Il le déifie en l’imposant, quand il ne le diabolise pas en l’interdisant et en le sanctionnant. Il va même plus loin en lui conférant des vertus juridiques de création voire de suppression du droit ou des droits.

En fin de compte, le silence en lui-même n’est ni un bien ni un mal, tout dépend de ce que l’on en fait. Entre vices et vertus, le droit devrait pouvoir tirer parti du silence, tout comme le silence au contact du droit gagnerait en clarté, en visibilité et en prévisibilité. Pour finir, méditons cette assertion du doyen Carbonnier : « Le silence doit se concevoir comme la liberté de la pensée intérieure, il n’est pas de valeur qui y soit supérieure[149]. »