Corps de l’article

Contexte et problématique

Avec une mortalité périnatale de 5 pour 1000 naissances au Québec, en 2011 (Institut de la statistique du Québec, 2013), le décès d’un nouveau-né est une situation à laquelle non seulement les infirmières en périnatalité sont périodiquement confrontées, mais constitue la forme la plus douloureuse et traumatisante de deuil, car il est soudain et souvent inexpliqué (Chambers et Chan, 2000). Événement critique pour les parents, cette réalité ne l’est pas moins pour le personnel médical, et particulièrement pour les infirmières en périnatalité qui accompagnent les parents endeuillés (Puia et al., 2013 ; McCreight, 2005 ; Gardner, 1999).

Le concept de décès périnatal n’est pas défini de façon consensuelle[1], dans la littérature scientifique. Pour les fins du présent article, il sera défini comme le décès qui se produit lorsqu’il y a interruption non volontaire de grossesse entre la conception et le 28e jour de vie du nouveau-né (Malacrida, 1997 ; Rousseau, 1995). Sous ses différentes formes, un tel décès périnatal aura des répercussions émotives intenses.

Les soins d’accompagnement prodigués par les infirmières, ainsi que le processus de deuil sont complexes car les différents aspects de cette réalité[2], dont l’impact est ressenti par toutes les personnes concernées, comportent une charge émotive importante (McCreight, 2005 ; Gardner, 1999). Soutenir les parents endeuillés est aussi une expérience stressante et exigeante pour les professionnels de la santé (Chan et Arthur, 2009 ; Wallbank et Robertson, 2008 ; Chan et al., 2004).

Au cours des trente dernières années, de nombreux écrits empiriques traitant du deuil périnatal et de ses répercussions sur le vécu du couple ont montré l’ampleur de ses conséquences sur les parents (Badenhorst et Hughes, 2007 ; Callister, 2006 ; Hughes, 2003). Divers besoins qui leur sont spécifiques ont ainsi été recensés, ce qui a permis de mettre en place, au sein des établissements de santé, plusieurs interventions pour les soutenir et répondre à leurs besoins[3], avec des résultats probants.

En ce qui concerne le vécu des infirmières lors de l’accompagnement des parents endeuillés, peu d’auteurs ont décrit précisément ce qu’elles vivent. Pourtant, ceux qui l’ont fait s’entendent toutefois pour dire que la mort d’un enfant est l’une des situations les plus difficiles à traverser pour les infirmières dans le cadre de leur pratique (Roehrs et al., 2008).

Il ressort également de certaines études que le soutien dont les infirmières bénéficient dans certains milieux, pour ce type de travail, s’avère déficient (Fenwick et al., 2007 ; Murphy et Merell, 2009). Ces dernière sont aussi confrontées à des défis de taille en ce qui a trait à la concertation interprofessionnelle et au travail d’équipe, en particulier lorsque des désaccords surviennent à l’égard des soins spécifiques à prodiguer à la patiente (Puia et al., 2013). Comme ces études le montrent, les infirmières sont confrontées dans leur travail à des tâches complexes, comportant une part d’incertitude. Elles peuvent se voir submergées par des sentiments auxquels elles ne s’attendaient pas lorsqu’elles s’occupent des parents endeuillés. Elles vivent ces réalités comme d’importants facteurs de stress. Pourtant, jusqu’ici, peu d’interventions concrètes ont été mises de l’avant en vue de contribuer à l’atténuation de ces facteurs de stress.

À la lumière de ces considérations, il s’avère pertinent d’identifier ces facteurs de stress, plus particulièrement les facteurs psychosociaux spécifiques à cet environnement de travail qui mettent le plus significativement à l’épreuve ces travailleuses et qui risquent d’entraîner chez elles des problèmes de santé.

Les facteurs psychosociaux de l’environnement de travail sont l’ensemble des facteurs organisationnels, ainsi que les relations interpersonnelles qui peuvent exercer un impact sur la santé du personnel (Vézina et al., 2006). Les recherches traitant de la santé au travail, chez les infirmières, révèlent que certains facteurs psychosociaux de l’environnement de travail contribuent au développement de problèmes de santé mentale (Fillion et al., 2011 ; Bourbonnais et al., 2006), tels que la dépression et la détresse psychologique (Bourbonnais et al., 2006). D’autre part, des études mettent en lumière le fait que des secteurs spécifiques des soins infirmiers, dont la périnatalité, sont davantage touchés par des sources de stress spécifiques lorsqu’un décès survient (Puia et al., 2013 ; Wallbank et Robertson, 2013 ; Beck et Gable, 2012 ; Roehrs et al., 2008).

Dans cet esprit, en étudiant en particulier le cas des infirmières oeuvrant en contexte de décès périnatal, cet article aura d’abord pour but de documenter ces facteurs psychosociaux tels qu’ils se manifestent dans leur environnement de travail, ainsi que leurs effets sur la santé de ces dernières, afin de pouvoir proposer une stratégie organisationnelle susceptible de contribuer à l’atténuation de ces facteurs stressants.

Méthode

La recension des écrits a été réalisée à partir des bases de données suivantes : MEDLINE, ALL EBM Review-Cochrane DSR, PsycINFO et CINHAL, en ciblant les publications en anglais et en français. Afin de recenser les écrits pertinents à l’égard de notre objet d’étude, les mots-clés utilisés ont été les suivants[4] : perinatal death, grief, psychosocial factors, work environment, stress, nurse, obstetric nurses[5]. Les articles retenus ont été publiés entre 1997 et 2014[6]. Ces principaux critères d’inclusion et d’exclusion ont permis de cibler des études pertinentes à la problématique. Tous les articles abordant le décès périnatal sans traiter de l’expérience des infirmières ont toutefois été rejetés, considérés comme non pertinents. Nous avons par la suite étudié les listes des références des articles restants pour en extraire les articles les plus pertinents. Finalement, 27 articles ont été retenus pour cette recension des écrits. Les études recensées portent sur les infirmières de différents continents et un large éventail de pays : Australie, Afrique du sud, Canada, Israël, Chine, Singapour, Espagne, Royaume-Uni et États-Unis.

Le modèle exigences-contrôle-soutien de Karasek et Theorell (1990) a servi de toile de fond pour l’analyse des écrits considérés. Ce modèle repose sur le croisement de certains facteurs psychosociaux[7] qui, d’après ces auteurs, permettent d’évaluer les contraintes ressenties par les travailleurs, dans leur milieu professionnel. Selon, ce modèle les personnes qui disposent d’un faible niveau d’autonomie décisionnelle et un faible soutien social au travail lorsqu’elles sont soumises à une forte demande psychologique, sont susceptibles de développer un sentiment d’impuissance qui les prédispose aux risques de stress (Karasek et Theorell, 1990).

En nous appuyant sur ce modèle qui a permis de faire ressortir le rôle important joué par des facteurs psychosociaux précis dans divers milieux de travail, nous aborderons plus à fond, à l’égard du milieu infirmier, les particularités de:

  1. la demande psychologique relative aux soins de deuil, vu la difficulté d’accompagner les familles endeuillées, notamment dans un contexte de manque de personnel ;

  2. les défis posés par la latitude décisionnelle, dans un contexte de manque de formation à l’égard du décès périnatal ;

  3. le besoin d’un soutien continu de la part des gestionnaires et des collègues dans l’environnement de travail, lorsque les infirmières sont soumises aux stress spécifiques du décès périnatal.

Dans les prochaines sections de cet article, seront successivement abordés plus en détail ces trois facteurs psychosociaux : la demande psychologique ; la latitude décisionnelle ou autonomie ; le besoin de soutien de la part de l’organisation et des collègues. Nous passerons ensuite en revue les propositions suggérées dans les écrits, puis décrirons la stratégie organisationnelle proposée, avant de discuter des forces et limites de cette recension.

Demande psychologique

La demande psychologique fait référence à la quantité de travail, aux contraintes de temps, à la complexité de la tâche et aux exigences émotionnelles associées au travail (Karasek et Theorell, 1990). Dans cette section, il sera question des exigences émotionnelles dans un contexte de décès périnatal, des difficultés rencontrées lors de l’accompagnement des parents endeuillés et du manque de personnel ; autant de thèmes intimement liés à la demande psychologique et pouvant constituer des sources de stress chez les infirmières travaillant en périnatalité.

Exigences émotionnelles dans un contexte de décès

Les soins dispensés dans un contexte de décès périnatal sont particuliers et empreints d’émotions. Cette charge émotive peut être très difficile à assumer et s’accompagne d’un certain malaise chez ces professionnels qui, s’attendant à partager les joies entourant la naissance, se retrouvent à côtoyer la mort (Goldbort et Mueller, 2011). En effet, confrontées à la douleur et au désespoir des parents vivant un décès périnatal, les infirmières peuvent éprouver, lors des soins liés à l’accompagnement de ceux-ci, un vif sentiment de détresse émotionnelle, face à la souffrance des parents.

Divers écrits mettent en évidence le fait que le travail en contexte de décès périnatal se caractérise par une charge émotionnelle élevée, comportant un risque de détresse, lorsque ces employés sont confrontés à la douleur des parents (Ben Ezra et al., 2013 ; Jonas-Simpson et al., 2013 ; Puia et al., 2013 ; Wallbank et Robertson, 2013 ; Beck et Gable, 2012 ; Fenwick et al., 2007). En effet, le contact avec des personnes ressentant ou exprimant une forte souffrance est de nature à engendrer chez les infirmières des réactions psychologiques telles que des images et des pensées récurrentes du décès pouvant contribuer à induire un stress traumatique secondaire (Beck et Gable, 2012). Ce risque est aggravé lorsqu’elles sont placées dans une situation d’impuissance, sans possibilité d’agir pour supprimer ou alléger la souffrance dont elles sont les témoins (Wallbank et Robertson, 2008 ; Bolton, 2000).

Dans une étude portant sur le niveau de détresse associé au fait de prendre soin de la mère, après un décès périnatal, Wallbank et Robertson (2013) rapportent que les médecins et les infirmières éprouvent eux aussi une détresse similaire à celle ressentie par leurs collègues oeuvrant en oncologie ou aux soins palliatifs, par exemple. De fait, ces auteurs observent que 80% des répondants présentaient en termes de signes cliniques, des symptômes de détresse, allant de moyen à sévère, selon l’outil de mesure Impact of Event Scale (IES)[8]. D’après ces auteurs, pour composer avec ces situations et atténuer la perception de la souffrance, certaines des stratégies d’adaptation que tendent à employer les professionnels de la santé, telles que le fait de se blâmer à l’égard du décès survenu, et de recourir au déni et au désengagement, augmenteraient le niveau de stress chez ces travailleurs. Ces chercheurs ont constaté que de telles stratégies peuvent exacerber les effets négatifs des agents stressants du milieu, et accroître la morbidité psychologique.

Pour leur part, Ben Ezra et al. (2013) ont observé que les infirmières présentaient des symptômes de stress aigu, suivant le décès d’un bébé : troubles du sommeil, difficultés de concentration, changements émotionnels comprenant un mélange de colère, d’irritabilité et de déprime. Selon ces auteurs, les infirmières sont davantage susceptibles d’être affectées par les suites d’un décès périnatal, en raison de leur éthique professionnelle, notamment l’empathie qu’elles entretiennent envers les patientes, et vu qu’elles s’identifient à ces femmes en deuil, puisqu’elles aussi sont des femmes et parfois des mères.

L’étude de Beck et Gable (2012) réalisé auprès des infirmières oeuvrant en périnatalité porte sur la prévalence et la sévérité du stress traumatique secondaire (STS), à la suite d’un événement traumatique. Ces auteurs mentionnent que le STS constitue un risque professionnel pour les infirmières qui, vu la nature de leur travail, sont placées dans des situations où elles doivent prendre en charge les réactions émotionnelles aiguës et profondes des patients qui traversent des expériences traumatisantes. L’exposition continue et immédiate aux traumatismes de certaines situations cliniques vécues par les infirmières en périnatalité, particulièrement le décès périnatal, leur fait vivre une accumulation de réponse psychologiques face à des événements aussi intenses qu’inhabituels et peut les mener à développer des symptômes de STS. Les auteurs concluent que le décès périnatal ressort comme l’expérience la plus traumatisante, chez ces travailleuses.

Dans une étude portant sur l’expérience d’infirmières qui prennent soin des parents endeuillés, Jonas-Simpson et al. (2010) mentionnent que, contrairement aux infirmières oeuvrant en oncologie, en soins palliatifs et dans les unités de soins intensifs, le fait d’être confronté à d’éventuels décès n’est pas caractéristique de la pratique quotidienne des infirmières en périnatalité. Cette distinction est importante à établir car, lorsqu’un décès survient soudainement et de façon inattendue, les réactions émotives se révèlent plus intenses et complexes pour le personnel infirmier (Onstott, 1998). De fait, dans les circonstances où le décès se produit de manière inattendue, les infirmières n’ont pas le temps d’analyser la situation. Les familles affectées par cet évènement ressentent un important besoin de réconfort psychologique, émotif et spirituel, auquel les infirmières sont aussitôt appelées à répondre (Murphy et Merrell, 2009 ; Wallbank et Robertson, 2008 ; Bolton, 2000). De plus, les infirmières peuvent dans un premier temps vivre, par exemple, le retentissement émotionnel du diagnostic lors d’une échographie révélant l’absence de battements du coeur foetal (Puia et al., 2013) puis, de nouveau, revivre ce choc au moment de l’annonce du décès par le médecin aux parents (de Wailly-Galembert et al., 2012). Elles doivent alors être témoins de ces faits troublants, tout en gérant leurs propres émotions (Puia et al., 2013 ; Roehrs etal., 2008 ; Mc Creight, 2005; Gardner, 1999). Au nombre de celles-ci, sont ressenties, entre autres, de la frustration, de l’impuissance, de l’incertitude (Puia et al., 2013 ; Garel et al., 2008 ; Gardner, 1999) et de la culpabilité (Ben Ezra et al., 2013 ; Puia et al., 2013 ; Wallbank et Robertson, 2013).

L’étude de Puia et al. (2013), qui s’est attardée à l’expérience vécue par des infirmières présentes lors d’un décès périnatal, a permis de mieux comprendre les sentiments ressentis par ces travailleuses de la santé, dans ce type de situation. Les participantes à cette étude ont exprimé, de manière unanime, un mélange d’émotions lors de la prise en charge des patientes confrontées à la perte de leur bébé. Les plus fréquemment ressenties étaient la solitude, la tristesse, la colère et l’impuissance. Par ailleurs, des symptômes physiques ont également été signalés, tels que maux de tête, tensions musculaires, pertes d’appétit et accélération du rythme cardiaque. En outre, ces auteurs soulignent que les sentiments ressentis par les infirmières étaient différents d’une situation à l’autre. Par exemple, elles ne réagissaient pas de la même manière face à une mort néonatale inattendue[9], car celle-ci est généralement plus traumatisante que la découverte de la mort foetale[10].

Dans les situations de mort néonatale, Puia et al. (2013) constatent qu’en plus de se culpabiliser, les infirmières ressentent le besoin de rejeter la faute sur quelqu’un : que ce soit sur elles-mêmes, le médecin, la patiente ou un autre membre du personnel, alors considéré comme responsable de la mort de l’enfant. Elles se questionnent sur une possible négligence en matière de sécurité ou de qualité des soins, et redoutent que cet éventuel manquement ait pu mener à l’issue tragique (Puia et al., 2013). Les doutes entretenus quant au caractère adéquat des soins prodigués engendrent un sentiment de culpabilité chez certaines. Dans le cas de mort foetale, les infirmières, au lieu de se sentir responsables et de se culpabiliser, considèrent plutôt que ces couples méritent des soins de qualité et empreints d’empathie. Elles tendent alors à se sentir impuissantes et frustrées, lorsqu’elles sont incapables de prodiguer des soins compatissants (Puia et al., 2013).

Difficultés rencontrées lors de l’accompagnement

Les infirmières sont présentes à chaque étape, de l’annonce du décès ou de la malformation du foetus[11], en passant par les phases du travail[12], jusqu’au congé donné à la mère (Bolton, 2000). Évidemment, cet accompagnement n’est pas sans conséquences sur leur état d’esprit (Bolton, 2000).

Roehrs et al. (2008) constatent que certaines infirmières se sentent tellement dépassées par les exigences liées à l’accompagnement de parents aux prises avec un décès périnatal, qu’elles préfèrent se concentrer sur différentes tâches techniques et administratives, plutôt que sur l’aspect humain, et que cela peut même les pousser à négliger de prodiguer des soins relationnels qui seraient pourtant de mise[13]. L’adoption d’une telle attitude affecte inéluctablement la qualité des soins qu’elles offrent aux familles.

Par ailleurs, le travail des infirmières en périnatalité est sujet à des interruptions fréquentes, qui relèvent souvent de la nécessité de répondre à une situation perçue comme prioritaire par le personnel médical, par exemple, s’occuper d’une patiente qui accouche d’un bébé vivant, versus prendre soin de la mère d’un foetus décédé. Un tel contexte exige, de leur part, d’adapter rapidement leurs paroles et attitudes, chaque fois qu’elles passent d’une patiente à l’autre (Garel et al., 2008), ce qui implique des efforts d’ordre affectif, cognitif et comportemental additionnels (Roehrs et al., 2008 ; Fenwick et al., 2007). En effet, prendre en charge simultanément une patiente s’apprêtant à accoucher et une autre vivant un deuil périnatal, entraîne des situations amenant parfois les infirmières à agir en contradiction avec leur propre état intérieur (Roehrs et al., 2008). Elles doivent, par exemple, s’efforcer d’afficher un sourire auprès d’une nouvelle maman, alors qu’elles ressentent de la peine pour une autre qui vient de perdre son enfant. Notons, à ce titre, que le fait de se sentir heureux et triste en même temps augmente les tensions psychiques (Roehrs et al., 2008).

Enfin, il arrive quelquefois que, face à la détresse des patientes, les infirmières soient submergées par leurs propres émotions (Roehrs et al., 2008 ; McCreight, 2005). Elles éprouvent alors de l’anxiété et de la peur. Le contact avec la mort est anxiogène pour plusieurs d’entre elles, parfois, l’anxiété alors ressentie les amène à revivre des deuils personnels ou à appréhender d’éventuels décès périnataux (Wallbank et Robertson, 2008 ; Gardner, 1999). Quant aux peurs qui se manifestent, il s’agit souvent de celle de ne pas savoir quoi dire, mais aussi de celle liée à la possibilité que leurs gestes et paroles soient mal interprétés par les familles endeuillées, autant d’aspects qui représentent un stress additionnel (Modiba, 2008 ; Roehrs et al., 2008 ; Fenwick et al., 2007).

Une autre dimension de l’accompagnement qui est un stresseur important pour les infirmières, est la prise en charge du corps du bébé (Bolton, 2000). En effet, en plus de vivre de près le deuil des parents, les infirmières font face à l’incertitude qui réside dans la prise en charge éventuelle de l’enfant, si des chances subsistent que ce dernier soit encore vivant à la naissance (de Wailly-Galembert et al., 2012 ; Garel et al., 2008 ; McCreight, 2005). Passant de la peur de se trouver devant un foetus possédant toujours des signes de vies à la crainte d’un démembrement du corps lors de l’accouchement, dans les cas de certaines pathologies ou de morts foetales anciennes, l’accueil du corps est souvent source d’appréhension (Beck et Gable, 2012 ; Bolton, 2000). Manipuler le petit corps défunt, l’habiller pour le présenter aux parents et le prendre en photo, constitue aussi une démarche délicate pour les infirmières (Bolton, 2000). La peur de le toucher, et la crainte qu’il ne se disloque rendent la prise en charge du corps difficile (de Wailly-Galembert et al., 2012 ; Bolton, 2000). Par ailleurs, les infirmières ont souvent la délicate tâche de recueillir des souvenirs permettant aux parents de se rappeler de l’enfant défunt, comme des photos, des empreintes des pieds et des mains trempés dans l’encre, un bracelet d’identification ou un relevé du poids et de la taille du bébé à la naissance (Société canadienne de pédiatrie, 2001; Bolton, 2000). Durant cette prise en charge du corps, certaines infirmières affirment se sentir très seules (de Wailly-Galembert et al., 2012 ; Bolton, 2000). Pour certaines, ces situations restent d’ailleurs gravées dans leur mémoire, même si plusieurs années ont pu s’écouler depuis l’évènement (Puia et al., 2013).

À cet accompagnement, s’ajoute le respect de certaines règles et de protocoles ainsi que les tâches administratives exigées des infirmières, autant d’éléments qui viennent alourdir les soins liés à l’accompagnement de personnes vivant un deuil périnatal. De fait, Fenwick et al. (2007) et Roechrs et al. (2008) constatent que la complexité de la documentation à compléter lors d’un décès augmente le stress, et crée de la frustration chez les infirmières. Par exemple, faire signer l’autorisation d’autopsie ou la demande d’obsèques leur semble inapproprié, durant le processus d’expulsion d’un foetus décédé, et les mène surtout à craindre de faire souffrir une nouvelle fois les parents endeuillés (de Wailly-Galembert et al., 2012).

En somme, s’occuper des parents endeuillés et du bébé décédé oblige les infirmières à considérer non seulement les soins médicaux qu’elles leur prodiguent, mais aussi à les accompagner face à cette situation éprouvante (Bolton, 2000). Cet accompagnement exige, de la part des infirmières, une grande compétence professionnelle, mais aussi un engagement émotionnel qui peut s’avérer problématique (Bolton, 2000).

Manque de personnel

On peut noter par ailleurs que la demande psychologique est alourdie par la pénurie de personnel infirmier. À cet effet, Modiba (2008) indique que la quantité de travail et le manque de personnel sont des problèmes qui surviennent sur une base quotidienne dans les unités de soins. Les unités de périnatalité n’échappent pas à ces contraintes, qui contribuent à augmenter le stress et l’anxiété lorsqu’il y a un décès. Cette situation de pénurie de personnel permet difficilement de faire face aux exigences en matière de soins, liées aux demandes spécifiques des parents endeuillés (Murphy et Merrell, 2009 ; Modiba, 2008 ; Wallbank et Robertson, 2008). En conséquence, il est ardu de créer ou de maintenir une relation thérapeutique avec les patientes. Ainsi, dans bien des cas, les infirmières n’ont pas le sentiment de faire convenablement leur travail (Murphy et Merrell, 2009 ; Fenwick et al., 2007).

La prise en charge des parents endeuillés présente aussi des défis éthiques pour les infirmières lorsque les rôles attendus deviennent difficiles à concilier dans un milieu de travail qui est fortement axé sur l’efficience des soins (McCreight, 2005). Dans une étude portant sur le ressenti des infirmières, McCreight (2005) observe que les infirmières considèrent que c’est leur rôle d’accompagner les parents endeuillés dans le processus de deuil. Cependant, vu la charge de travail caractéristique du milieu dans lequel elles évoluent, il est difficile de prendre le temps de s’occuper de ces parents endeuillés (Murphy et Merell, 2009 ; McCreight, 2005).

Par conséquent, certaines risquent de se sentir impuissantes face à divers aspects de leurs fonctions et d’éprouver des difficultés à préciser leur rôle véritable dans un contexte de soins qui implique soudain l’accompagnement de parents vivant un deuil périnatal (McCreight, 2005). En fait, on demande d’une part aux infirmières d’améliorer le soutien auprès des parents endeuillés mais, d’autre part, les effectifs sont réduits. Des soins de qualité de la part des infirmières sont exigés, mais elles ne sont toutefois pas libérées de certaines tâches secondaires (Wallbank et Robertson, 2008 ; De Montigny et Beaudet, 1997). Cette situation contradictoire vécue par l’infirmière, influence négativement son état psychologique, engendrant stress et démotivation au travail. Cela mine sa performance et, surtout, affecte la qualité des services qu’elle rend aux parents (Wallbank et Robertson, 2008).

À la lumière des écrits consultés, on constate qu’assurer les soins de deuil, en plus de leurs tâches régulières, nécessite de la part des infirmières une grande capacité d’adaptation, provoque une myriade de sentiments intenses et les soumet encore plus fortement aux effets de la pénurie de personnel. Ce sont là autant d’aspects caractéristiques d’un environnement de travail qui exerce une demande psychologique élevée sur le personnel.

Latitude décisionnelle ou autonomie

La latitude décisionnelle comporte deux sous-dimensions : l’utilisation des compétences et l’autonomie décisionnelle. La première réfère aux opportunités qu’a un employé d’utiliser et de développer pleinement ses compétences ; la deuxième correspond à l’ensemble de possibilités dont dispose un travailleur, en ce qui a trait à la manière de faire son travail (Karasek et Theorell, 1990).

Il ressort des articles recensés que les infirmières sont peu préparées pour venir en aide aux parents endeuillés (Evans, 2012 ; Roechrs et al., 2008 ; Chan et Arthur, 2009 ; McCreight, 2005 ; Chan et al., 2004). C’est pourquoi elles se sentent démunies lorsqu’elles doivent faire face à une situation où elles constatent leur impuissance en tant qu’intervenantes. Notamment, lorsqu’elles accompagnent la famille endeuillée, les infirmières sont confrontées à leurs propres limites et peuvent alors douter de leur habileté à offrir de l’aide (Gold et al., 2008). Dans la même perspective, Jonas-Simpson et al. (2010) notent que les infirmières craignent de ne pas être à la hauteur de la tâche et de commettre des maladresses lors de la dispensation des soins aux familles.

Pour leur part, Montero et al. (2011) rapportent que les infirmières se perçoivent comme n’étant pas assez bien outillées pour venir en aide aux besoins des parents endeuillés. Elles ne sont pas, non plus, suffisamment préparées émotionnellement pour prendre soin des parents traversant une telle épreuve. Certains chercheurs notent que la formation des infirmières les prépare peu, voire pas du tout, au fait d’être exposées à la mort dans le cadre de leur pratique, et d’avoir à gérer la charge émotionnelle qu’impliquent les soins offerts dans ce contexte particulier (Jonas-Simpson et al., 2010 ; Chan et Arthur, 2009 ; Roehrs et al., 2008 ; Chan et al., 2006 ; McCreight, 2005 ; Gardner, 1999).

Wallbank et Robertson (2008), indiquent quant à eux qu’il est en effet difficile, complexe et émotionnellement drainant pour les infirmières, d’exercer leur travail dans un environnement où l’intensité des soins s’avère manifeste et où le degré de la charge émotive des parents endeuillés est élevé, sans avoir reçu, au préalable, une formation adéquate. Fenwick et al. (2007) concluent également que le manque de confiance ressenti par les infirmières et les sages-femmes, au moment de prodiguer des soins auprès des parents endeuillés a entraîné la perception que des soins de qualité n’ont pas toujours été dispensés. Des sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance ont également été rapportés par les participantes (Fenwick et al., 2007).

Dans leur étude portant sur les attitudes des infirmières envers les soins de deuil périnatal, Chan et Arthur (2009) ont constaté que celles-ci étaient plus susceptibles d’adopter des attitudes positives à l’égard des soins de deuil périnatal si elles possédaient des croyances religieuses ou si elles entretenaient une bonne opinion à l’égard des politiques de l’hôpital et s’avéraient satisfaites de la formation dispensée en matière de soins de deuil. Néanmoins, la très grande majorité des participantes regrettaient de manquer de connaissances à ce sujet et affirmaient ressentir un besoin de formation sur les soins de deuil périnatal auprès des parents endeuillés et, plus particulièrement, vouloir acquérir davantage de connaissances et développer des compétences afin de parvenir à une autonomie accrue dans l’exercice de leurs fonctions.

Par ailleurs, Puia et al. (2013) mentionnent que certaines situations de travail vont à l’encontre de la vision des infirmières à l’égard des soins qu’il leur incomberait de dispenser. Par exemple, un médecin peut exiger qu’on attende quelques heures avant d’accélérer le processus d’accouchement chez une mère dont le foetus a été déclaré mort, alors que l’infirmière souhaiterait accéder au désir de la parturiente d’expulser dès que possible le cadavre hors de son corps. Les auteurs notent que ce type de situations génère, chez l’infirmière, le sentiment que des mesures appropriées, en termes de soins, n’ont pu être prises auprès de certaines patientes. Cette étude révèle que de tels facteurs augmentent l’impact émotionnel négatif ressenti par les infirmières, qui éprouvent alors de l’amertume et de la colère envers les médecins lors de ces situations (Puia et al., 2013). Il ressort de tels différends que la perception de leur latitude décisionnelle en matière de soins risque de s’en trouver affectée.

Besoin de soutien

Selon Karasek et Theorell (1990) le soutien se compose de l’ensemble des interactions sociales se déroulant sur le lieu de travail, tant avec les collègues qu’avec les supérieurs hiérarchiques. Pour ces auteurs, l’aide et la collaboration de la part des supérieurs et des collègues feraient en sorte que la tension au travail aurait moins d’effets sur la santé des travailleurs.

À ce sujet, les résultats de l’étude de Gardner (1999), révèlent que les infirmières ont besoin d’être soutenues à la fois spirituellement, psychologiquement et émotionnellement, afin de pouvoir à leur tour prêter assistance aux parents endeuillés. Par ailleurs, après s’être occupées de ces derniers, les infirmières doivent disposer de temps pour se recentrer et donner un sens à cette situation (Jonas-Simpson et al., 2013 ; Kain, 2012 ; Jonas-Simpson et al., 2010). D’autres études révèlent que celles-ci ont souvent exprimé le besoin de discuter des événements survenus mais que, dans les unités de périnatalité, il s’avérait généralement difficile de donner suite à leur demande, faute de temps et de personnel (Puia et al., 2013 ; Kain, 2012 ; Roechr et al., 2008).

À cet égard, plusieurs infirmières soulignent que leur charge de travail habituelle ne favorise pas la création d’un contexte leur permettant de s’arrêter pour réfléchir un moment sur ce qui a été vécu lors d’un décès périnatal (McCreight, 2005). Jonas-Simpson et al. (2010) soutiennent que, chez les infirmières qui réussissent à parler à des compagnes de travail, la compréhension et l’écoute reçues de la part de leurs collègues les aidaient à prendre du recul. Ces auteurs observent que les infirmières expriment également le besoin de s’arrêter et de se ressaisir après avoir s’être occupées d’une famille qui a connu un décès. Mais les réalités du milieu font en sorte qu’il arrive souvent que l’infirmière doive sans délai accompagner une autre famille et aider à la naissance d’un bébé vivant et en santé.

De toute évidence, selon Wallbank et Robertson (2013) les infirmières évoluent, dans un environnement de travail où l’on reconnaît peu le fait que prendre soin de parents endeuillés implique des sentiments intenses et un certain inconfort. Selon ces auteurs cette perception relève du fait que les unités de périnatalité sont vues comme des environnements joyeux, où seuls des événements heureux semblent se produire. Les infirmières qui y évoluent peuvent alors percevoir comme éprouvant le fait d’exercer leur travail sans vraiment disposer de la possibilité d’exprimer leur détresse émotionnelle (Wallbank et Robertson, 2013). Cette situation peut alors rendre plus ardue la tâche de dispenser des soins auprès de parents endeuillés. Dans le même esprit, Fenwick et al. (2007) identifient le manque de soutien efficace de la part des collègues et de l’organisation, en particulier des supérieurs, comme l’un des aspects les moins facilitants pour les infirmières. Ces auteurs notent, entre autres, que l’absence de soutien de la part des collègues, ainsi que les problèmes de communication interpersonnelle vécus, constituent de profondes sources d’insatisfaction pour les infirmières, qui se sentent alors laissées à elles-mêmes.

Par ailleurs, certains chercheurs soulignent que, lorsque survient le type de situation clinique où une infirmière doit s’occuper de plusieurs patientes simultanément, le manque de soutien de la part des collègues et des gestionnaires peut accroître la détresse émotionnelle chez cette dernière (Kain, 2012 ; Wilson et Kirsbaum, 2011; Roechr et al., 2008 ; McQueen, 1997). Cette détresse peut aussi s’exacerber progressivement, en particulier lorsque le fait de l’exprimer semble inapproprié, notamment lorsqu’elle entre en conflit avec la culture propre à certains milieux de travail, où il est mal vu de laisser paraître ses émotions, au moment de prodiguer des soins (Puia et al., 2013 ; Fenwick et al., 2007 ; McCreight, 2005). En contrepartie, lorsque cette détresse est exprimée, il est souvent difficile d’en tenir compte dans les situations où les infirmières sont très sollicitées, par exemple lorsqu’elles doivent s’occuper simultanément de parents endeuillés et de parents qui vivent une naissance sans complications (Puia et al., 2013).

Propositions recensées dans les articles

Si le décès d’un foetus ou d’un nouveau-né a des conséquences importantes sur les infirmières, plusieurs actions susceptibles d’améliorer les conditions de travail des infirmières oeuvrant dans un contexte de décès périnatal sont proposées dans les articles analysés. Dans cette section, nous présenterons ces propositions.

La nécessité de disposer d’une formation sur les soins de deuil a été mentionnée par plusieurs auteurs (Jonas-Simpson et al., 2013 ; Evans, 2012 ; Chan et Arthur, 2009 ; Roehrs et al., 2008 ; Chan et al., 2006 ; McCreight, 2005). Chan et Arthur (2009) et Chan et al. (2006) signalent l’importance d’offrir la possibilité aux infirmières de bénéficier de programmes de formation axés sur les soins de deuil, favorisant ainsi l’acquisition de connaissances sur les théories du deuil et le processus de communication, dans un tel contexte.

Pour leur part, Jonas-Simpson et al. (2010) et Jonas-Simpson et al. (2013) suggèrent que la formation continue des infirmières pourrait être améliorée en leur permettant de participer à des séminaires sur le décès périnatal et les soins de deuil, tout en y incorporant des discussions afin d’examiner leur rôle et leur vécu dans la relation de soins, d’exprimer les éventuels sentiments de perte, de trouver des moyens pour faire face à ces sentiments et de résoudre les préoccupations ou problèmes en suspens. De plus, la mise sur pied de programmes de mentorat s’adressant aux nouvelles infirmières à l’égard du deuil périnatal apparaît comme une mesure des plus nécessaires à adopter (Jonas-Simpson et al., 2013 ; Kain, 2012 ; Jonas-Simpson et al., 2010 ; Chan et al., 2006 ; Gardner, 1999). À cet égard, Roehrs et al. (2008) et McCreight (2005) ont également reconnu que les infirmières novices gagneraient à être encadrées par du personnel plus expérimenté, afin de développer leur pratique et de se sentir soutenues et écoutées, lors de situations éprouvantes.

Le besoin d’être soutenue par ses collègues et par l’organisation, de façon formelle ou informelle, a également été identifié par plusieurs auteurs (Puia et al., 2013 ; Wallbank et Robertson, 2013 ; Jonas-Simpson et al., 2010 ; Modiba, 2008 ; Gardner, 1999). Jonas-Simpson et al. (2010) et McCreight (2005) avancent que les infirmières ont besoin de partager leurs expériences de deuil avec leurs pairs. Ce partage est apparu comme une nécessité, pour atténuer les effets de la détresse ressentie et il offre l’occasion de donner un sens à l’expérience et d’apprendre de celle-ci (Jonas-Simpson et al., 2010). Il permet d’effectuer un retour sur la relation qu’elles ont eue avec la famille. À cet effet, Beck et Gable (2012) suggèrent la création d’un groupe de soutien et d’échange pour les infirmières, animé par un professionnel : une travailleuse sociale ou un psychologue, par exemple. Ces groupes de soutien sont propices à l’échange et aident les participantes à verbaliser le ressenti engendré par certaines situations difficilement vécues, et leur permettent de réaliser qu’elles ne sont pas seules à se sentir ainsi (Jonas-Simpson et al., 2010).

Pour leur part, Puia et al. (2013) proposent la mise en place de sessions de bilan pour les infirmières, dans les 72 heures suivant un évènement tragique. Ce type de comptes-rendus peut aider les infirmières à verbaliser leurs pensées et les émotions ressenties et à prendre le temps de réfléchir à l’impact que cet évènement a sur elles (Puia et al., 2013). Par ailleurs, ils proposent aux gestionnaires des unités de périnatalité de mettre en place des stratégies de répartition et de réorganisation du travail pour mieux soutenir les infirmières qui prennent soin des parents endeuillés, des mesures également recommandée par Jonas-Simpson et al. (2010).

Proposition d’une stratégie organisationnelle

À partir des écrits recensés, il est possible de constater le lien direct entre certains facteurs psychosociaux de l’environnement de travail et la santé psychologique des infirmières. Les facteurs mettant le plus durement à l’épreuve leur santé seraient associés à un travail comportant une forte demande psychologique, effectué en disposant d’un faible soutien de la part des supérieurs et des collègues, tout en n’accordant pas suffisamment de latitude décisionnelle ou d’autonomie à l’infirmière. En raison de l’impact manifeste de ces facteurs sur la santé des infirmières, il est particulièrement important de mettre en place une stratégie d’intervention organisationnelle.

À l’instar des propositions émises dans les études recensées, bien que l’accès accru à diverses formations pertinentes serait un apport souhaitable, nous considérons que des interventions complémentaires peuvent contribuer à atténuer de façon manifeste les facteurs psychosociaux affectant le plus les infirmières. En ce sens, la stratégie organisationnelle que nous proposons consisterait dans l’établissement d’un plan d’intervention à mettre en oeuvre par les gestionnaires lors d’un décès périnatal. Ce plan d’intervention, dans le cadre duquel l’expérience de deuil vécue par les infirmières serait aussi reconnue comme importante et nécessaire, comprendrait cinq étapes : réorganiser la charge de travail de l’infirmière ; intégrer une autre infirmière pour la soutenir ; faire appel à une travailleuse sociale ou à un intervenant en soins spirituel ; planifier un bilan post-événement ; offrir de l’aide par le biais du programme d’aide aux employés (PAE).

Dans un premier temps, aussitôt qu’un décès survient, le plan d’intervention serait mis en branle et impliquerait de réorganiser la charge de travail de l’infirmière affectée à la famille endeuillée. Par exemple, des collègues s’occuperaient alors des autres patients de l’infirmière, lorsque des parents en deuil solliciteraient une présence plus soutenue de sa part.

Dans un second temps, une autre infirmière pourrait être appelée en renfort pour aider la première à remplir les documents et valider sa capacité de continuer à prendre soin de la famille endeuillée. Ce soutien accorderait du même coup davantage d’autonomie à l’infirmière affectée à cette famille, car elle pourrait consacrer plus de temps aux parents et, par le fait même, les accompagner et les soutenir de manière optimale face à cette épreuve.

Dans un troisième temps, faire appel à une travailleuse sociale ou à un conseiller spirituel (aumônier), serait également du nombre des dispositions alors mises de l’avant pour épauler l’infirmière dans le soutien apporté aux parents endeuillés. Ces intervenants pourraient d’ailleurs, en parallèle, conseiller l’infirmière principale en cas de besoin, lui offrant ainsi un soutien. Durant les moments où un aumônier, par exemple, visiterait la famille éprouvée, un répit serait accordé à l’infirmière en charge de la famille et la demande psychologique à laquelle elle est soumise en serait d’autant réduite.

Dans un quatrième temps, les interventions prévues dans le cadre du plan proposé comprendraient, dans les 72 heures suivant le décès, la mise en place d’une période de bilan avec l’infirmière, afin d’évaluer ses besoins (Puia et al., 2013). Ce type de bilan individuel, qui offrirait un moment propice à la verbalisation du ressenti des infirmières, constituerait un moment d’expression et de reconnaissance de son vécu et de ses émotions, en présence d’un tiers professionnel, de préférence un psychologue, étranger à l’équipe ou au service.

Enfin, dans un cinquième temps, il conviendrait d’offrir aux infirmières un soutien individualisé, si nécessaire, par l’entremise du programme d’aide aux employés (PAE), qui leur permettrait de recevoir, en toute confidentialité, l’aide professionnelle souhaitée.

En somme, la mise en place du plan d’intervention proposé permettrait une évaluation des besoins réels des infirmières qui prennent soin des parents confrontés à un deuil, et serait l’occasion d’accompagner ces dernières dans la recherche de moyens concrets visant à agir sur les délicates situations de travail expérimentées, particulières au contexte de décès périnatal. De plus, ce plan d’intervention permettrait d’accorder une plus grande reconnaissance au rôle de l’infirmière, un facteur qui apparaît comme un élément de prévention et de réparation de leur souffrance (Wallbank et Robertson, 2013), moyen efficace et à la portée de toute organisation. Précisons que la reconnaissance provenant des malades leur est souvent acquise. Toutefois, celle de l’équipe, des collègues et de la hiérarchie, qui n’est pas toujours ouvertement exprimée, s’avère inestimable aux yeux des infirmières.

Discussion

À la lumière de cette recension, il ressort que les infirmières en périnatalité oeuvrent dans un milieu de travail qui génère de nombreux stress. Déjà soumises à d’importantes pressions, de par la nature même de leur profession et vu le contexte de pénurie de personnel dans lequel elles travaillent, les infirmières doivent faire face à un agent stressant additionnel, le décès périnatal, qui s’avère particulièrement important et déstabilisant. En effet, la confrontation à la mort et à la souffrance, s’accompagnant d’un sentiment d’impuissance face à leur manifestation, et une écoute parfois insuffisante pour répondre à leurs besoins de la part des collègues et des supérieurs, parfois même dans un contexte de collaboration difficile au sein des unités, sont autant de contrecoups de leur travail que subissent les infirmières. Il convient de se rappeler que, selon Papadatou (2001), le contact répété avec la mort et la souffrance sont des sources importantes de stress, qui peuvent conduire à des problèmes de santé. Par ailleurs, il semble qu’à plusieurs points de vue la confrontation souvent quotidienne de l’infirmière avec la mort est peu reconnue, et que cette dernière reçoit peu de soutien de la part de son milieu professionnel.

De plus, l’environnement de travail semble imposer des contraintes importantes sur l’interaction entre l’infirmière et les parents endeuillés. L’insuffisance des ressources humaines, le manque de formation, ainsi que la rigidité de la structure organisationnelle influent sur la relation thérapeutique avec la famille endeuillée et, par conséquent, affectent la qualité des soins prodigués. À cet effet, on remarque que les infirmières soumises à une demande psychologique élevée dans l’accompagnement des familles endeuillées sont susceptibles de perdre progressivement leurs points de repère, leur idéalisme et le sens qu’elles accordent à leur travail, si elles disposent de peu de soutien de la part de l’organisation ou des collègues (Wallbank et Robertson, 2008). Elles sont aussi sujettes à développer des problèmes de santé (Ben-Ezra et al., 2013 ; Beck et Gable, 2012 ; Wallbank et Robertson, 2013). De toute évidence, nombreuses sont les infirmières souhaitant travailler dans une équipe où prévaudraient une écoute et un soutien véritables entre les professionnels de la santé (Jonas-Simpson et al., 2013 ; Kain, 2012). Ces facteurs de l’environnement, lorsqu’ils demeurent insatisfaisants, se répercutent négativement sur le climat de travail, contribuant alors à accroître la demande psychologique qui, à son tour, réduit la qualité de vie des infirmières, dans le cadre de leur travail.

Par ailleurs, les infirmières ressentent et vivent de près le décès de l’enfant et, tout comme les parents, elles ont aussi des besoins d’ordre cognitif et affectif à combler (De Montigny et Beaudet, 1997). Sur le plan cognitif, les besoins en termes d’acquisition de connaissances et de formation sont nombreux. Sur le plan affectif, il ressort que les infirmières considèrent que la communication entre l’équipe de soins et les supérieurs devrait être présente et plus efficace. Elles ressentent aussi le besoin de se libérer des émotions intenses suscitées par un décès, afin d’être davantage disponibles pour prendre soin d’autres familles.

Dans les études consultées, la nécessité de s’exprimer est apparue comme un besoin important pour les infirmières : y répondre leur permettrait d’atténuer significativement les effets de la détresse émotionnelle ressentie. Pour être capable de prendre soin de l’autre, les infirmières ont aussi besoin qu’on les soutienne (Goldbort et Mueller, 2011; De Montigny et Beaudet, 1997). Le soutien dans l’entourage, est d’ailleurs reconnu comme un facteur de réduction du stress subi lors de l’accompagnement des familles endeuillées (Papadatou, 2001).

Malheureusement, il semble que l’infirmière oeuvrant dans un contexte de décès périnatal soit fréquemment laissée à elle-même avec la famille et qu’elle reçoive peu d’appui de ses collègues et de l’organisation. Pour se protéger, l’infirmière a souvent recours au désinvestissement affectif, face à cette absence de soutien (Wallbank et Robertson, 2013; Chan et Arthur, 2009 ; Roechrs et al., 2008 ; Bolton, 2000). Visiblement, les besoins identifiés démontrent l’importance de développer des interventions, afin d’accroître le soutien offert aux infirmières et, ainsi contribuer à atténuer leur détresse.

Grâce au modèle théorique retenu, trois facteurs psychosociaux exerçant un impact significatif sur le travail des infirmières en contexte de décès périnatal ont été identifiés dans les articles recensés : la demande psychologique ; la latitude décisionnelle ou autonomie ; le soutien des collègues et de l’organisation. À la lumière de ces constats, nous avons pu documenter soit des contraintes de l’environnement de travail, soit des aspects inhérents à l’organisation même du travail, agissant comme des facteurs stressants sur les infirmières oeuvrant en contexte de décès périnatal. Nous avons également montré comment les infirmières développent spontanément différentes stratégies, plus ou moins adaptées, pour composer avec certaines situations de travail intenses, ou en voie de le devenir. Par ailleurs, ce modèle a permis de mettre en évidence des stratégies d’intervention permettant d’atténuer les facteurs psychosociaux du travail qui contribuent en particulier à la détérioration de l’état de santé des infirmières.

La recension présentée comporte cependant certaines limites. La première est que la stratégie proposée n’a pas encore été validée par la réalisation d’études empiriques sur le terrain. Si les interventions portant sur l’organisation du travail et visant à atténuer le stress en milieu professionnel sont de plus en plus considérées comme efficaces (Bourbonnais et al., 2006), transformer l’environnement de travail continue de poser d’important défis. Selon nos observations personnelles, quand vient le temps d’en discuter, et surtout d’envisager des solutions, des enjeux majeurs qui relèvent de la productivité et du rendement au travail sont soulevés.

En second lieu, il faut prendre en compte le fait que les résultats identifiés montrent qu’un consensus se dégage, chez les auteurs consultés, quant aux risques insidieux encourus par les infirmières oeuvrant dans un contexte de décès périnatal et quant aux éventuelles manières de les limiter. Toutefois, une exploration plus large de la littérature dans les domaines de la santé autres que les sciences infirmières permettrait peut-être d’entrevoir des pistes de solutions complémentaires.

Troisièmement, le modèle de Karasek et Theorell (1990) se révèle limité car il ne prend en considération que des variables de situation, sous-estimant les facteurs individuels. En effet, ce modèle ne tient pas compte des différents types de personnalités, il ne considère pas la perception que les individus entretiennent à l’endroit des facteurs stressants et la signification qui leur est attribuée.

Néanmoins, ce modèle propose une analyse très utile pour comprendre les facteurs psychosociaux dans leur globalité et leur complexité. Il vient confirmer par ailleurs la pertinence de réaliser d’autres études auprès des infirmières oeuvrant dans un contexte de décès périnatal. À ce titre, de futures recherches pourraient mettre l’accent sur l’identification des facteurs de l’environnement qui sont les plus aidants pour les infirmières et ainsi favoriser l’élaboration puis la mise à l’essai d’interventions visant à prévenir et à diminuer les effets des facteurs psychosociaux. Ces initiatives pourraient entraîner des retombées positives tant pour les infirmières que pour les organisations et les patients. Entre autres, des recherches sur l’expérience vécue par d’autres professionnels de la santé qui prennent soin de parents endeuillés, pourraient s’avérer des pistes complémentaires, avantageuses à explorer.

En somme, le présent article documente les facteurs psychosociaux de l’environnement de travail des infirmières oeuvrant dans un contexte de décès périnatal, en mettant en relief les effets de ces facteurs sur la santé de celles-ci et leurs conséquences sur les soins qu’elles prodiguent. Cette recension des écrits indique que les expériences vécues par les infirmières travaillant en contexte de décès périnatal peuvent entraîner de multiples conséquences, notamment en exerçant un impact négatif sur leur santé mentale et physique, en occasionnant une détérioration de la relation qu’elles entretiennent avec leurs patients et, dès lors, une diminution de la qualité des soins prodigués (Roechrs et al., 2008 ; Wallbank et Robertson, 2008).

Les facteurs psychosociaux du travail, envisagés à la lumière du modèle de Karasek et Theorell (1990), ont permis de mieux comprendre les sources de stress et les actions possibles en termes de promotion d’un environnement de travail sain. Des interventions s’avèrent alors nécessaires dans le but de réduire les risques pour la santé des infirmières. À cet effet, Wallbank et Roberston (2013) sont d’avis que, lorsque le bien-être des professionnels de la santé est pris en compte dans les milieux de travail, ce contexte permet d’offrir des soins sécuritaires et de qualité en plus de retenir le personnel qualifié.

Dans cet esprit, il reste urgent de poursuivre les études sur les facteurs psychosociaux en milieu de travail hospitalier afin de mieux comprendre la situation et d’identifier plus clairement les interventions permettant de diminuer les sources de stress chez les travailleurs de la santé. Toutefois, la situation des infirmières québécoises semblant, selon notre expérience professionnelle, se révéler similaire au portrait fourni par les études considérées, la stratégie organisationnelle proposée pourrait visiblement s’avérer bénéfique si elle était implantée dans les institutions locales.