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Introduction

Ce travail traite des plans urbains de Bône (actuellement Annaba en Algérie), plans dressés par la colonisation selon les deux modes opératoires d’alignement et d’aménagement, extension et embellissement (PAEE). Il représente un des axes développés lors de nos recherches en thèse et répond également à des préoccupations didactiques d’enseignement de la matière d’histoire d’urbanisme [1]. Inscrit dans le champ disciplinaire de l’histoire de l’urbanisme, l’article a pour but de contribuer à la connaissance de l’histoire de Bône par l’analyse des plans dressés pour son agrandissement et pour sa formation, et d’apporter des éclaircissements aux questions des principes de conception de ses espaces. En raison de l’absence de travaux, une monographie de Bône s’impose. Elle ouvrirait en même temps les perspectives à des questionnements plus larges, ou plus complexes, pour Bône, et sans doute pour d’autres villes de sa taille et de son importance. Nous avons entrepris cette tâche où le plus difficile résidait dans les allers et retours entre des documents d’archives abondants et des recherches rares sinon éloignées de notre contexte ; ce qui a donné ses limites à notre cadre de référence.

Les villes d’Algérie coloniale n’ont pas toutes été étudiées avec la même teneur (Blais, 2010 : 16). Depuis l’époque coloniale, la centralité d’Alger, capitale du pays, continue d’agir. Parmi les travaux entrepris sur Alger, nous présentons en premières lignes de l’article ceux éclairant notre approche. Les documents mobilisés dans l’article sont extraits d’un corpus bien plus large, consulté en grande partie. Notre expérience de la recherche en archives a surtout été conditionnée par la distance qui nous sépare de leurs lieux de conservation : l’état actuel des questionnements en dépend. Déconstruire cette forme de connaissance que nous avions sur la croissance de Bône, telle est la première utilité de notre exploration. Bône est une ville complexe : place forte pendant les premières décennies de la colonisation, ville-port par la suite, agriculture d’agrumes et industries y prennent place à la fois, Bône avait tout pour susciter l’intérêt croissant de la colonisation, mais surtout les convoitises de toutes sortes, à l’intérieur de la société et du système coloniaux eux-mêmes. Sur fonds de recherches en archives locales, Prochaska (2004) en rend compte.

Analysés à la lumière de leur conception, les deux plans présentent des convergences quant au respect qu’ils vouent aux principes classiques de la composition urbaine, mais sont conditionnés par les contextes de leur mise en oeuvre. Gonssolin, auteur du plan d’alignement de 1855, avait agi en tant qu’architecte de la ville et en concertation avec le génie et la commission locale des alignements. Sept décennies après, et à distance de Bône, la société Danger, « experte » en la matière, dresse son PAEE. En 1932, à l’arrivée de cette société d’experts, Bône était en quelque sorte constituée, des tissus urbains formés et d’autres en formation, un établissement de populations de diverses origines et catégories, une édilité, un port et des infrastructures, des industries et une agriculture en activité : une somme d’ancrages en voie de s’affirmer. Ces ancrages devaient beaucoup aux projets et aux plans antérieurs au PAEE, dont celui de Gonssolin. Quel apport pourrait alors avoir le plan Danger et quel en serait l’intérêt pour la ville ?

L’urbain, le colonial : historiographies plurielles

Dans un contexte marqué par la rareté des travaux, l’urbanisme colonial reste très peu exploré en Algérie. L’ancrage ambigu du passé colonial dans les mémoires nationales est souligné par Rivet qui, dressant le bilan des travaux produits après les décolonisations, évoque même une « éclipse du fait colonial dans le champ des savoirs » (Rivet, 1992 : 127). Au sein de ce champ historiographique, le fait urbain n’est pas plus étudié que le reste (Blais, 2010 : 16). Il existe cependant des initiatives nombreuses, mais parce que prises individuellement, elles n’augurent d’aucun mouvement d’ensemble. Publiées sous forme de monographies spécialisées, les recherches sur le legs urbain colonial en Algérie sont frappées de dispersion dès leur naissance. À cela, il faut ajouter le manque de perméabilité des frontières des disciplines, entre les natures dissemblables des questions traitées. C’est une des raisons qui rendent leur bilan difficile. Combien de mémoires et de thèses sur l’histoire des villes, sur leur formation ou croissance, sont méconnus !

Ces morceaux d’histoire atomisés ont comme point commun leur appui sur les thèses du géographe Lespes (1930a et b, 1938). Datant de l’époque coloniale, les travaux de Lespes sont connus pour leurs discours sur l’« oeuvre coloniale dans les villes d’Algérie », comme célébration du triomphe colonial. La célébration du centenaire, en 1930, et l’exposition coloniale de Paris, en 1931, ont eu pour effet une profusion de travaux et de publications ; celles de Lespes en font partie. Dans le même esprit, et selon une logique de bilan, un congrès est organisé sous le thème de l’« urbanisme aux colonies et dans les pays de latitude intertropicale », un moment phare pour le bilan d’une entreprise d’aménagement et de planification (Royer, 1932a).

Dans la thèse de Lespes sur la ville d’Alger, sont livrées une démarche diachronique, des données précises pour appuyer le récit historique des travaux d’aménagement, des citations des « faiseurs de la ville », bref, de quoi faire de ce travail, un vrai classique. Mais à cette école algéroise, nous devons aussi les incessants renouvellements des questions et des approches, les discours passant progressivement d’un récit de célébration des oeuvres coloniales à leur examen critique (Saidouni, 1995 ; Çelik, 1997 ; Oulebsir, 2000 et 2004 ; Oulebsir et al., 2003 ; Hakimi, 2005 et 2011).

Centrée sur l’idée de présence de « tendances novatrices en urbanisme algérois », la thèse de Saidouni (1995) fait dire aux groupes d’acteurs (génie, ville et urbanistes) leurs conflits, mais leur complémentarité aussi. L’originalité et la vigueur de cette thèse tiennent à la mobilisation de la quasi-totalité des archives urbaines d’Alger. Notre lecture des documents d’archives a beaucoup évolué grâce à ce changement de regard. Les débats autour du plan d’alignement de Bône confrontent les conditions des services du génie avec les propositions de la commission des alignements figurées par Gonssolin sur son plan.

Souvent portés par des préoccupations à visée patrimoniale, les travaux sur des bâtiments ou sur des sites d’héritage colonial donnent lieu à des monographies « spécialisées ». Un ensemble abondant de travaux sur le patrimoine intègrent très lentement le legs colonial. Cependant, il est difficile d’en faire le bilan ici. Par ailleurs, soulignons la parenté possible de ce mouvement avec les approches de Oulebsir et de Volait (Oulebsir, 2000 et 2004 ; Volait et al., 1994 ; Volait, 2005).

Les allers-retours entrepris par les travaux de Volait (1994 et 2005) exposent une pensée urbaine médiatrice entre des territoires conquis inspirateurs et une Europe exportatrice d’idées. Dans ce sillage, des questions développées dans des projets internationaux, dans des numéros spéciaux de revues (Leprun etal., 1994) et bien des publications collectives témoignent de la vitalité de la question des présences urbaines et architecturales au sud de la Méditerranée. Davantage portées sur les métissages que sur l’idée d’influences unilatérales sous le seul angle des transferts de la métropole vers les colonies, ces approches renforcent les postures reconnues de Volait, dont le terrain a été effectué en Égypte. Nous ne connaissons pas de portée à son travail sur le terrain algérien. Sur la question de la circulation des savoirs professionnels et des praticiens, les travaux de Saunier et Claude (1999) sont d’une sérieuse utilité.

Avec l’institutionnalisation de l’urbanisme, de nouveaux enjeux professionnels surgissent et mettent ainsi au devant de la scène des acteurs plus ou moins identifiables : ingénieurs coloniaux, géomètres, architectes et urbanistes. Les recherches consacrées à l’identification de ces acteurs de l’urbanisme (Claude, 1990) et celles réservées à leur circulation entre les colonies et la métropole (Vacher, 1999) soulignent les allers-retours entre les divers terrains. Le mouvement des idées n’allait pas dans le sens unique de la métropole vers les colonies, mais il faut concevoir des influences dans le sens inverse également et considérer les effets de retour des compétences ayant exercé en colonies. Dans ses différentes phases, ses dimensions et ses formes, l’urbanisme colonial n’était pas de nature à constamment imposer la vision autoritaire qui lui était associée dans les représentations. Un écart existe entre les représentations qu’on se fait de la domination sur l’espace, sur sa conception et sa gestion et l’exercice concret de sa mise en application.

Deux auteurs ont alimenté notre approche des PAEE (Frey, 2004 ; Hakimi, 2005 et 2011) et un autre pour ce qui est des alignements (Belabed Sahraoui, 2007). Par la somme d’articles publiés sur les villes d’Oran et d’Alger, mais aussi sur la doctrine de l’urbanisme, les orientations bibliographiques de Frey ont le mérite de révéler une « mine d’or » sur les écrits des précurseurs de l’urbanisme tels que Poëte et Bardet [2]. Nous sommes redevables aux travaux de Frey du détour « René Danger » pris par nos investigations.

L’étude des procédures des plans d’alignement a permis à Belabed Sahraoui d’éloigner le regard des schématisations générales qui se représentent l’urbanisme colonial comme une pratique de plein pouvoir (Belabed Sahraoui, 2007 : 118). Cependant, le plan d’alignement reste très mal documenté même en France, contexte où il est né. Il convient d’indiquer qu’il a néanmoins suscité l’intérêt de deux chercheurs, Michael Darin et François Laisney (Darin, 1996 ; Laisney, 2002).

Pour Bône, nous ne notons aucun intérêt comparable au dynamisme des recherches algéroises : ceci conforte notre démarche en faveur d’une écriture de l’histoire de la ville où une forme de culture locale de valorisation « des patrimoines » dans leur pluralité est en construction. À l’enjeu de connaître comment s’est déroulée la formation de la ville s’ajoutera, pour nos recherches, celui de la nécessité de se positionner vis-à-vis de cette conscience patrimoniale bônoise.

Ce qui précède conforte aussi notre intérêt pour la thèse de Prochaska qui, en plus de regarder la société coloniale de l’intérieur, oriente le regard sur cette sorte de connaissance de la « France hors la France ». Plusieurs écrits anglo-saxons sont dignes d’intérêt car explorant, à travers des plis cachés, les apories du passé colonial français. Ces travaux nécessitent à eux seuls, une investigation particulière. Nous retenons pour l’instant celui de Prochaska (Prochaska, 2004).

Il convient de signaler que nous empruntons l’expression « urbanisme à la française » aux présentations de Pinon (2007 et 2012). En plus de ses nombreux ouvrages sur l’histoire de l’urbanisme parisien, Pinon consacre une partie de ses recherches aux processus de fabrication des villes françaises. Sur ce fonds de lecture, Pinon trouve une particularité bien française, liée à un art des tracés urbains classiques dont il est difficile de se détacher ; le reste du plan lui est vraisemblablement subordonné (Pinon, 2012).

En guise d’appui, nous renvoyons aux textes restitués par la revue Urbanisme et où, sous la plume d’auteurs réguliers, l’urbanisme à la française s’illustrait par des noms tels que Bérard, Jaussely, Prost, Auburtin, Agache, Forestier, Hébrard. « Depuis, en matière de plans de villes étrangères, tous les grands noms de la société française des urbanistes seraient à citer » (Royer, 1932b : IX).

Pour finir, la particularité française en urbanisme n’a pas été soulignée qu’en termes de tracés urbains. Au-delà des études de plans et de leurs tracés, il a bien existé une attitude particularisante de toute une génération d’urbanistes dont les ressorts oeuvraient sans doute à répondre à la « la signification initiale du mot urbanisme autour d’une alliance entre art et science » (Saunier et Claude, 1999 : 27). Parmi eux, les travaux de Poëte et Bardet : « Vous observez qu’il manque à la langue française les traductions exactes des mots restrictifs town-planning et town-planner. Le mot urbanisme, nous le verrons, renferme, en effet, d’autres assurances de vie et d’humanité que les mots étrangers similaires et non correspondants de town-planning, civic-art, städtebau. Le mot urbanisme, synthèse d’idéologies bien françaises, est une double affirmation : affirmation de sauvegarder la vie des habitants les moins favorisés de la fortune » (Bardet, 1934 : 232).

Plans et archives pour Bône

Travailler sur l’histoire de Bône nous a imposé une investigation particulière en archives urbaines ; toutes les sources que nous mobilisons sont de première main. Conservées en grande partie dans des centres d’archives français après leur transfert des anciennes colonies et de l’Algérie au moment des indépendances, ces archives sont d’une étonnante abondance et diversité : une diversité et une richesse qui relèverait de celle des travaux entrepris par divers corps d’État en terrain anciennement colonisé. La conservation et le dépôt qui ont suivi font forcément place à la même diversité.

Les modalités de consultation des centres auxquels nous nous sommes adressés diffèrent peu : prise de rendez-vous, réservation de documents et de place, consultation sur place, numérisation par prise de photos. L’ensemble consulté est accessible sans conditions.

Pour ce travail, nous avons retenu des documents conservés dans trois fonds différents : le fonds du Service historique de l’armée de terre (SHAT) au Service historique de la défense (SHD) à Vincennes, Paris ; le fonds de la Société des plans régulateurs Danger frères et fils, conservé au centre d’archives d’architecture du XXe siècle, à l’Institut français d’architecture (IFA), à Paris. Les documents relatifs à l’alignement ont été puisés dans divers dossiers aux Archives nationales d’outre-mer d’Aix-en-Provence (ANOM). Au SHAT, des sous-séries 1VH 382 au 1VH 390, des sous-séries 1H 847 à 1H 868, et d’autres sous-séries exceptionnelles : 1VH 2045, 1VH 2085, 1VH 2112, 1VH  2155, 1VJ 8, 1VK 232, 1VK 536, toutes concernent Bône. La consultation systématique de toutes ces sous-séries et la conservation sous forme numérique des pièces nécessaires à nos recherches nous permettent aujourd’hui de mieux savoir ce qu’a entrepris le génie, à Bône.

Pour cet article, nous en mobilisons les pièces qui traitent du plan d’alignement : dessins, écrits et rapports de conférences. Les documents datent et sont souvent écrits à l’ancienne. Ils sont de ce fait difficilement déchiffrables ; leur transcription s’est ainsi imposée. Des extraits de ces transcriptions relatant des séquences utiles à l’analyse seront présentés dans le texte.

René Danger est un géomètre et urbaniste au profil complexe. Il se trouvait à la tête de la société des plans régulateurs et a, de ce fait, dressé beaucoup de PAEE, accompagné en cela par son frère Raymon, lui aussi géomètre, et ensuite rejoint par son fils Paul, architecte, et sa fille Thérèse, ingénieure de l’école centrale. Parce que plus récent, le fonds Danger est dans un meilleur état que les documents du génie. Toutefois, il manque au carton de Bône, les pièces écrites, le rapport d’enquête sur l’état de Bône, le programme des servitudes, le règlement de voirie et le règlement sanitaire. Il lui manque en somme toutes les pièces qui « disent » l’analyse et le projet.

Parallèlement aux plans, les membres de la société Danger ont ensemble produit une « littérature » considérable, le contexte s’y prêtant bien. En suivant la trace de leurs écrits, nous avons réussi à réunir quelques colonnes sur Bône. Nous devons cet élargissement de la focale à l’article que Vacher (2000) consacre au profil du topographe urbain, où elle livre un ensemble conséquent de références sur les écrits de René Danger. Nous comprenons alors que l’engagement de René Danger ne tenait pas qu’à la confection de plans. De son implication dans le « corps professionnel des géomètres-experts » et de son immersion dans l’enseignement de géomètres, ressort probablement un rapport à la pratique urbanistique différent de celui des architectes urbanistes formant l’essentiel de la société française des urbanistes.

Sauf qu’à l’IFA, le fonds Danger n’est pas des plus consistants, comparativement aux 350 fonds versés par les agences d’architecture et d’urbanisme. Aussi, toute l’activité du géomètre n’y est pas conservée. Nous avons complété notre consultation « Danger » au musée social, où la revue du même nom reprend les textes des présentations de René et Raymon Danger, un à un. Ces textes ont eux aussi fait l’objet de transcription.

Pour indication, les inventaires de l’IFA, désormais consultables en ligne, permettent une visibilité plus grande des fonds qui sont, pour l’essentiel, des archives d’architectes, urbanistes et ingénieurs ayant exercé au XXe siècle. L’IFA compile plus que des dossiers d’architecture, et surprend par sa conservation de masse de publications, de dossiers de concours, d’expertise et d’expositions (Peyceré, 2000).

La prévalence de la variable iconographique envisagée au lancement de nos investigations, comme une source en soi, ne doit pas occulter l’existence d’une masse considérable de sources écrites sans lesquelles la lecture des plans serait biaisée, incomplète ou carrément décontextualisée.

Bône au XIXe siècle : travaux de transformation

À l’extrême est de l’Algérie, Bône se trouve sur la rive d’un golfe largement ouvert. Les monts de l’Edough la protègent des vents dominants nord-ouest. Une petite plaine marécageuse la cerne à l’ouest. Au sud-ouest, la Seybouse est une vallée empruntée par les communications qui relient Bône à son arrière-pays, à Guelma (ville secondaire) et à Constantine (capitale de la région est), par des liaisons « qui permettent à l’agglomération côtière de drainer, outre les produits de la basse et moyenne Seybouse, […] les produits miniers du Kouif, de l’Ouenza et du Boukhadra, des ovins, de l’alfa de la région de Tébessa » (Travers, 1958 : 499). La mer Méditerranée la limite à l’est et au sud-est.

« On s’accorde pour placer au XIe siècle sa fondation, mais la vocation urbaine s’était affirmée dès l’Antiquité, et Bouna el Haditha (nouvelle Bouna) succédait à Hippone, elle-même héritière d’un passé phénicien et sans doute égéo-crétois » (Travers, 1958 : 498). Cantonnée dans ses remparts et perchée sur une butte, Bône occupait une excellente position de défense contre les invasions venant de la mer ou de l’intérieur, à l’exemple de l’invasion hilalienne, mais était surtout en altitude par rapport à la zone marécageuse qui la cernait à l’ouest. Une falaise abrupte la séparait du rivage est tandis qu’elle s’achevait au sud-est, en pente douce sur une plage d’échouage gardée par le fort Cigogne.

Aujourd’hui quatrième ville, deuxième port au sortir de la colonisation, Bône était considérée comme place de second degré par le génie, qui en dressa l’essentiel des projets durant les premières décennies (1832-1870). La mise en place de la « ville coloniale » s’est d’abord faite à l’intérieur des remparts, au prix du démantèlement de l’ancien tissu. Il ne reste que quelques traces insignifiantes de l’ancien noyau bônois, caractérisé par la densité du bâti et par la complexité des réseaux de rues. De sérieux bouleversements du tissu urbain se sont produits dès les premières années de la colonisation française : régularisée, la place centrale devient une place d’armes [3] ; redressées, les rues principales qui mènent de cette place aux portes de la ville prennent plus d’importance et partagent ainsi le territoire de la ville en quatre secteurs distincts, ce qui devait aérer son tissu serré (figure 1).

Figure 1

La vieille ville de Bône vue du fort Cigogne

La vieille ville de Bône vue du fort Cigogne

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À partir des toutes premières dispositions instituées en Algérie, des plans ont été dressés par les ingénieurs du génie [4]. Parmi les travaux qui font cas de la transposition des dispositions réglementaires de la métropole vers l’Algérie, nous retenons ceux de S. Benkada, pour les alignements, et ceux de Z. Hakimi, pour les PAEE (Benkada, 2004 : 146 ; Hakimi, 2011 : 64). C’est de cette manière qu’en 1833, Bône s’est dotée de son premier « plan d’alignement des principales rues » [5], plan que signent Urtin, capitaine chef du génie, et Lambert, ingénieur des ponts et chaussées. Ce document fut le premier de la série des plans d’alignement et le premier également de la longue lignée des projets pour Bône. Il offre le double avantage de représenter la ville dans sa totalité et de relever les limites des îlots avec précision, ce qui lui a valu d’être le plan de base de tous les travaux qui suivirent, y compris le plan cadastral.

L’ensemble du tissu ancien deviendra, par ce plan, invariablement plus aligné et plus aéré qu’auparavant. Le renouvellement rapide des façades de maisons anciennes, point de départ de ce principe d’alignement, a été appliqué à la lettre [6]. Le paysage des façades qui bordent les alignements fait de Bône une ville d’aspect tout à fait classique. Ce plan global et complet sera vraiment appliqué, alors qu’en métropole, la politique des alignements débouchera, dans bien des cas, sur des échecs. Cette observation sur l’échec de la politique des alignements en métropole est probablement à nuancer selon les contextes de son application et selon les cas de villes aussi, mais globalement, tous les alignements conçus n’ont pas été appliqués à la lettre. Pinon n’hésite pas à le rappeler : « L’idée étant, cependant, qu’à terme, le renouvellement progressif du bâti le long des rues permettrait d’effectuer tous les retraits : ce qui n’advint pas. […] Nombreux sont cependant ceux qui perçoivent sa lenteur et prédisent son échec (la servitude d’alignement) dont le préfet de Paris, Chabrol lui-même, dès 1819 (recherches statistiques sur la ville de Paris, Paris, 1823) » (Pinon, 2002 : 31).

Ainsi mis au service de la cause coloniale, le génie militaire dresse une série de cartes qui, toutes, révèlent Bône selon différentes échelles : des cartes de Bône dans son site, cartes de reconnaissance, ou encore des plans pour en révéler la structure interne, laquelle a été remaniée. Le génie et l’aménagement possèdent une histoire commune, répétée de ville en ville, connue pour ses cycles de démolitions-restructurations (Malverti, 1994). Parallèlement aux transformations du vieux tissu, l’assainissement de la petite plaine a difficilement été obtenu au bout d’un siècle de travaux de creusement de canaux (exutoire et central) et de comblement sur dérivation de la Boudjimah dans la Seybouse [7]. La mise en plans de Bône est ainsi longtemps demeurée le domaine réservé des ingénieurs du génie militaire, mais à l’occasion de projets spécifiques, tels ceux du port, l’apport déterminant des ingénieurs des ponts et chaussées déjoue ce pouvoir.

Deux catégories d’aménagement se dégagent des consultations d’archives : les projets de fortifications et ceux du port, pendant que d’autres projets sont dressés pour des travaux de différentes envergures, par exemple, ouvertures de rues et de portes, réfections des remparts, réaménagement de bâtiments pour loger les troupes armées, transformation de la mosquée principale « Abou Marouane » en hôpital militaire et pavage des rues principales.

Lié à la difficulté d’arrêter un tracé définitif, l’itinéraire des fortifications de Bône est à l’origine de l’orientation donnée à la toute première extension de la ville. Autour de cette question, et dès les premières idées émises pour l’agrandissement de l’enceinte, en 1839 [8], les débats au sein des services du génie même et avec le ministre de la guerre ont duré jusqu’en 1853, année où un projet fut enfin retenu. Ce projet doublait la surface de la ville, mais les estimations des besoins « semblent alors exagérées » [9] : en 1861, 32 maisons seulement occupaient la limite non aedificandi des remparts, selon l’estimation de Travers (1958 : 500). Atteindre le canal exutoire à l’ouest et la casbah au nord, relier ensuite les deux limites par une large zone de servitudes, voici en quoi se résume le tracé de la nouvelle enceinte. Aux nécessités de la sécurité, s’ajoute l’enjeu de tout un territoire à délimiter pour les besoins d’extension de la ville. La mise en forme des fortifications et la mise en plan d’alignement ont, depuis ce moment, évolué conjointement.

En contact immédiat, Bône et son port ont évolué de concert jusqu’en1885, année où a été déterminée l’extension du port, indépendamment de la ville, sur un terre-plein gagné sur la mer. Le quartier maritime de l’avant-port vit ainsi le jour selon un système de comblement, par la construction de nouveaux quais et par le lotissement des surfaces ainsi gagnées, de même que par l’ouverture d’une darse désormais désignée « grande darse ». Ce franchissement a eu pour incidence immédiate la naissance d’une périphérie distincte de Bône, au plan du fonctionnement et de la forme.

L’ensemble « port et fortifications » a joué comme un cadre à l’intérieur duquel on avait du mal à arrêter la composition. Avant celui de Gonssolin, différents plans d’alignement ont été successivement dressés : par Dupin, architecte voyer, ensuite par la commission des alignements elle-même.

Avant le plan de Gonssolin, la formation du Cours [10], cette esplanade qui sépare le vieux tissu du nouveau, doit beaucoup à l’opération de lotissement réalisée sous la mairie Lacombe. En place et lieu des vieux remparts dans leur tronçon ouest, une série d’immeubles de rapports voit le jour sur des « terrains remis par le génie aux domaines pour être cédés à la commune » [11] (figure 2).

Ainsi, ce qui n’était au départ qu’une opération de spéculation sur une partie du foncier militaire est devenu un projet d’aménagement des plus déterminants pour Bône qui vit, pour la première fois de son histoire coloniale, l’éclosion d’une série d’immeubles de rapports aux déterminants esthétiques et formels classiques.

Projets et plans pour Bône

Comment s’est opérée cette pensée en plan qui mêle alignement et agrandissement ?Le plan Gonssolin représente un moment fondateur car, par la réalisation de ce plan, la ville coloniale a véritablement pu prendre corps.

Figure 2

Plan des lots obtenus de la cession des terrains du vieux rempart

Plan des lots obtenus de la cession des terrains du vieux rempart

Levé exact des parties à bâtir entre la rue et le boulevard Napoléon, Bône le 4 novembe 1863 ; signé par le géomètre du service topographique de Constantine, Mr Murât.

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Alignement pour l’extension 1855

En affinant les détails de son plan, Gonssolin fait la proposition qu’illustre la figure 3. Dans ce cas précis, l’objet du plan se trouve transformé par l’ajout du volet « extension » qu’il suggère et qui lui a même fourni sa raison d’être. Il préfigure ainsi le PAEE, plan et procédure nés plusieurs décennies après, pour répondre à la thématique de l’extension des villes de façon rationnelle.

Dans la distribution des alignements neufs, trois dispositions sont instruites au plan [12]. Elles concernent la voirie et les places publiques, les marchés et les édifices publics, ensuite les terrains dans leur assainissement et leurs servitudes, en grande partie militaires. La réglementation de la voirie s’attache surtout à définir les limites des rapports entre les largeurs des rues et les hauteurs du bâti qui les borde. Les mêmes rues sont ensuite classées en ordre de grandeur et selon leur rôle dans la structure de la ville « nouvelle ».

Voici un extrait de la transcription relatant les conditions données par la commission des alignements (nouveaux quartiers, ouverture de rues et places publiques, alignements) :

La commission n’a pu déterminer les alignements et les nivellements que de la partie de la nouvelle ville dont le périmètre se trouve définitivement arrêté par la décision de S. E. Mr le ministre de la guerre en date du 18 Mai 1852. [...] sur une surface approximative de 150 000 mètres carrés, dont le tiers environ est occupé par des rues, places et avenues. Dans la pensée que les nouveaux murs une fois construits, ceux de l’ancienne ville disparaîtront tout naturellement, elle a cru devoir dès à présent relier les deux villes par des prolongements de rues. En conséquence et pour apporter dans les aligements et la division des terrains le plus de régularité possible, elle a tracé du sud au nord et sur le nouveau plan, huit voies, parallèles à la rue Napoléon, et qu’elle a coupées de l’est à l’ouest et à angle droit par six autres rues transversales, à l’exception de celle des remparts qui suit forcément le contour de la nouvelle enceinte.

GGA ; 7N1 ; ANOM, Aix en Provence

Figure 3

Plan de distribution, d’alignement et de nivellement de la ville de Bône de Gonssolin 1855, partie de la nouvelle ville

Plan de distribution, d’alignement et de nivellement de la ville de Bône de Gonssolin 1855, partie de la nouvelle ville

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Le compromis institué par Gonssolin et largement reconnu par la municipalité en place a joué en faveur de son plan : il était question que ce plan convienne aux services du génie, qu’il réponde aux besoins de la ville de s’agrandir et que, lui, Gonssolin, s’illustre en tant qu’architecte aux convenances « haussmanniennes ». À notre point de vue, son succès est donc plus lié à cette sorte de compromis entre les diverses visions qu’au tour de main d’artiste issu des beaux arts de Paris. Voici un des atouts de la conception de Gonssolin. Il ne faut pas, non plus, négliger la bonne réception qui a été réservée à son plan en raison de ses allures haussmanniennes.

Puisant aux sources de la tradition française, Gonssolin associe sur son plan plusieurs paramètres. Trois d’entre eux nous semblent déterminer la forme urbaine : les tracés et les dispositions des parties en rapport avec le tout, les fronts bâtis et leur rapport au Cours impérial et, enfin, le parcellaire. Le premier élément qui fait compromis est dû au respect des anciennes trames (anciennes places et caravansérails), sur le plan. Ces trames sont représentées en fond de carte. Le raccordement entre les principaux tracés et les fortifications donne lieu à l’ouverture de portes ; Randon ouvre vers les monts de l’Edough, Karezas vers les plaines bônoises, Hippone vers les routes de Guelma et Constantine. Le raccordement entre tracé orthogonal donnant sur le Cours et tracé rayonnant vers la porte des Karezas représente le deuxième point relevé sur le plan aussi. Ces deux systèmes se rencontrent au niveau de la rue Bugeaud qui, elle aussi, reprend le modelé d’un ancien chemin qu’elle régularise. La parenté du plan Gonssolin avec le concept d’Haussmann, qui se vérifie par la forme donnée à la nouvelle ville, vaut à l’architecte le titre d’Haussmann d’Algérie [13]. Cependant, ce modèle d’esthétique urbaine savante et planifiée a été confronté à l’opposition du génie sur différents points. C’est l’idée de l’arasement de l’ancienne enceinte, pourtant obtenue après, qui a reçu le plus de résistance. Viendront par la suite les points qui relevaient l’alignement du plan à l’arête ouest du port et la construction du magasin à poudre dans la nouvelle ville.

En dressant son rapport sur le plan d’alignement et de nivellement de Bône, le 27 avril 1858, trois années après, le commandant supérieur du génie souligne les points essentiels à retenir pour que le plan soit pris en considération par la commission locale des alignements : « Dans la révision des alignements de la nouvelle ville, la commission a tenu compte du tracé adopté en dernier lieu par le ministre pour les fronts de l’enceinte du côté de terre. […] Les alignements proposés ne s’accordent pas avec le tracé du quai qui a été fixé ultérieurement d’une manière définitive par décision ministérielle du 24 février 1858, rendue sur l’avis du conseil de gouvernement, car cette décision porte que l’arête saillante du quai de la darse sera parallèle à la façade sud du moulin Labaille et que la largeur de ce quai sera de 56 mètres, dont 15 mètres pour la rue militaire, 1 mètre pour l’emplacement du mur défensif et 40 mètres pour le quai proprement dit de la darse. » Le chef du génie, dans son rapport du 15 juillet 1857, et le directeur des fortifications, dans son avis du 4 août suivant, s’accordent à dire qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter à la protestation du conseil municipal contre l’existence d’un magasin à poudre dans l’enceinte de la nouvelle ville. Au-delà de cette question de construction ou non d’un magasin à poudre, surgissent des enjeux de pouvoir entre le génie et la ville : « À Bône, pas plus que dans les autres places de l’Algérie et de France, l’autorité civile ne doit être consultée sur la convenance du choix de l’emplacement des magasins à poudre ; les questions de cette nature ne peuvent, en effet, être soumises à la critique (comme dit Mr le préfet) de l’administration civile. Si cette administration est gardienne des intérêts des populations, le ministre de la guerre, lui, est chargé de sauvegarder les intérêts de la défense, qui sont d’une importance générale et par conséquent bien autrement graves que ceux de telle ou telle municipalité. » [14] Et de poursuivre : « Quant à nous, tout en cherchant à ménager et à satisfaire, autant que de raison, les intérêts des populations, nous ne laisserons se soumettre à la discussion et à la critique officielle des administrations municipales, ni les emplacements des magasins à poudre, ni le tracé des fortifications ».

Aménagement et extension 1932-1933

Les conditions de mise en plans

En 1932, l’unité du centre de Bône, issue du plan Gonssolin telle qu’elle a été voulue par l’architecte (figure 4), en a fait comme une unité de base pour la conception du plan d’aménagement, extension et embellissement (PAEE) de Danger.

Figure 4

Bône en 1932

Bône en 1932

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Entre les deux dates que nous avons retenues, 1855 et 1932, Bône s’est considérablement transformée. L’enceinte a été déclassée et partiellement démolie, le foncier enfin libéré, le port s’est étendu sur des terrains gagnés sur la mer (quartier maritime au nord et terre-plein Souleyre au sud), la population a dépassé le seuil de 68 000 personnes.

Au point de vue économique, Bône s’est considérablement développée du fait que le port est le débouché des phosphates de Tébessa et du minerai de fer de l’Ouenza et d’une zone agricole riche. Le trafic du port est passé de 700 000 tonnes, en 1913, à 2 200 000 tonnes, en 1929 (Lespes, 1930b). En plus d’avoir leurs physionomies propres, les quartiers nés de lotissements changent celle de la ville. Des quartiers résidentiels au nord, faits de pavillons, le quartier de La colonne au nord-ouest, constitué de maisons contiguës, des établissements d’« indigènes » au sud-ouest (Chancel, Auzas …), souvent sous forme de baraques, tous offrent à la ville un paysage des plus composites.

Plusieurs dynamiques expliquent l’ampleur qu’a atteinte l’expansion du territoire de la ville. La dynamique qu’opère la libération du foncier du joug du génie provoque une telle expansion des lotissements qu’elle nécessite à elle seule un travail et un investissement particuliers. Il convient de souligner, néanmoins, le poids du foncier sur les choix d’aménagement. Après de lourdes opérations d’affermage du foncier militaire, ce dernier et par une suite de classements par la modalité de « polygones exceptionnels » est versé dans les domaines de l’État. D’immenses emprises sont passées par ce moyen aux mains de la ville, qui s’appuiera sur l’apport des particuliers pour faire aboutir des opérations de lotissement autour de Bône.

Des parcelles, hier encore frappées de servitude, sont offertes à la spéculation foncière, telle celle citée plus haut. Retenons aussi combien de surfaces gagnées sur la mer, sur la plaine et les marécages, sur les hauteurs et les forêts ont été urbanisées par ce moyen. Les lotissements de la société du Patrimoine coopératif bônois (PCB) où s’est établie une population de fonctionnaires en nette croissance en sont un témoignage [15] (figure 5).

Figure 5

Lotissements en cours (1932) dans les quartiers nord

Lotissements en cours (1932) dans les quartiers nord

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Tous ces aménagements partiels ne sont portés par aucun plan d’ensemble. Cela explique l’intérêt de se pencher sur le PAEE qui est, depuis le plan Gonssolin, le seul à avoir « pensé » la totalité du territoire urbain de Bône et au-delà. De plus, le PAEE, né dans une optique prévisionnelle, représente un des moments fondateurs du rapport de Bône à sa région. Cadre spatial et administratif du PAEE, les limites de la commune en représentent aussi le premier énoncé (figure 6).

Figure 6

Périmètres de la commune de Bône, de son PAEE et des voies touristiques 1932

Périmètres de la commune de Bône, de son PAEE et des voies touristiques 1932

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Ce que disent le plan d’aménagement, extension et embellissement et ses urbanistes

Le dossier du PAEE de Bône dont la consistance en sous-séries A, B, C, D, selon l’ordre de classement adopté par l’IFA, se présente ainsi : « A » Plans topographiques, au 1 / 50 000, au 1 / 5000, et au 1 / 2000 ; « B » Plans régulateurs, des voies touristiques projetées, d’extension au 1 / 5000 (figure 7) et d’aménagement au 1 / 2000. Des études diverses (corniche Santons, boulevard des Remparts, extrémité Cours, cité indigène) complètent le dossier. Le programme d’assainissement est une planche à part. « C » Programme et règlements : rapport d’enquête, mémoire justificatif, règlement d’hygiène, règlement de voirie, description des servitudes générales, projet d’arrêté du maire. « D » Pièces de la procédure administrative, délibération du conseil municipal, résultat de l’enquête, avis des commissions, divers. À ce niveau, la complexité de la procédure illustre parfaitement la différence entre le PAEE et les modalités de plans antérieurs.

Figure 7

Le plan d’extension de Bône

Le plan d’extension de Bône

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Le plan Danger prolonge celui de Gonssolin par la prégnance de l’art des tracés urbains à la visibilité remarquable. La continuité entre les deux structures physiques est également prégnante. Sauf que l’étendue du PAEE qui englobe toutes les extensions existantes, devenues une réalité inéluctable, vient rappeler son statut d’outil de maîtrise du territoire et de son devenir. L’ordre numérique donné aux échelles des planches n’est visiblement pas la seule marque de respect du « jeux d’échelles », enjeu fondamental pour la doctrine urbanistique. Successivement, le centre de Bône (unité de base), les extensions, les limites PAEE, les limites de la commune, illustrent comment l’équipe Danger s’est représentée les emboîtements des échelles de Bône. Cependant, cette maîtrise de l’échelle en tant qu’expression de la croissance future ne doit pas masquer une carence vis-à-vis des temps qui auraient à la rythmer.

L’apport de l’équipe Danger pour Bône se résume ainsi en quelques points essentiels :

  • Maintenir l’équilibre trouvé en place : « Le quartier du commerce doit se développer près de la gare centrale dont les abords seront tout particulièrement aménagés » (Danger, 1933 : 20). Notons qu’il s’agit là d’aménagements déjà exécutés avant la venue de l’équipe Danger.

  • Favoriser la résidence sur les hauteurs, car la salubrité et l’habitation semblent y avoir trouvé leurs terrains de prédilection : « Les quartiers de résidence et de plaisance sont situés sur les hauteurs nord de la ville qui dominent la plage de St-Cloud ; les points culminants de ces hauteurs sont réservés comme belvédères qui seront reliés entre eux par la promenade des crêtes » Ibid.

  • Assujettir l’aménagement au réseau viaire par « le plan d’aménagement qui prévoit l’élargissement des grandes voies d’accès à 40 mètres et un certain nombre de circuits concentriques devant relier les voies radiales. […] On doit voir grand dans les prévisions de l’aménagement et de l’extension » (Ibid.

Le fait remarquable dans l’articulation de l’esplanade du Cours avec le boulevard Narbonne qui la prolonge (figure 8), souligne la place de l’architecture dans l’intervention urbanistique de Danger, qui prévoit à ce niveau que « l’artère principale du centre de la ville, le cours Bertagna, sera prolongé et autour de ce cours seront groupés le palais de justice, la poste, le collège de jeunes filles, la cathédrale ; un terrain a été réservé pour les établissements d’hygiène et d’assistance et pour une piscine » (Danger, 1933 : 20).

Figure 8

Le Cours, un cadre neuf

Le Cours, un cadre neuf

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Greffée à la ville existante, la croisée « Danger » [16] a lieu à la confluence de voies qui lui sont d’égale visibilité sur le plan. Les enjeux de cette mise en visibilité renvoient à différentes considérations esthétiques (Danger, 1933 : 52, 77). La croisée accueille ici le programme d’un centre social : « […] au centre des nouveaux quartiers populaires des centres sociaux, véritables foyers de civilisation, groupement d’écoles, dispensaires, terrains de jeux, bibliothèques, salles de conférences, en un mot tout ce qui est nécessaire à la vie sociale » (Danger, 1935 : 79). Cette nécessité préventive se joint ainsi au programme d’action du plan et se cristallise enfin sous forme d’un centre social, au milieu d’une croisée qui, au final, semble à elle seule résumer le plan Danger.

La confiance qu’avaient certains urbanistes dans l’action que peut exercer une organisation de l’espace sur les groupes d’individus auxquels elle s’adresse en est aussi une explication. Au moment où Raymon Danger traitait la question bônoise « en cours », de son côté, René Danger portait un discours sans doute plus large. Complètement immergé dans les causes complexes des villes du levant [17], il s’est emparé lui aussi de leurs problématiques esthétiques et historiques pour se retrouver, au final, dans une posture de défense de la cause de toutes les « villes coloniales », et pas seulement de Bône. La posture de l’équipe Danger est-elle si simple à déchiffrer entre cette attitude conservatoire envers les villes d’Alep ou de Damas et une autre thérapeutique en direction des villes du Maghreb, Bône y compris ?

Voici un extrait de la retranscription des conclusions de l’étude sanitaire présentée par Raymon Danger.

Les conclusions que nous avons tirées d’une telle étude sanitaire, pour l’étude d’aménagement en cours de la ville de Bône et dont certaines peuvent selon nous s’appliquer à la plupart des villes d’Algérie, sont les suivantes :

  • Tendre d’une façon générale à favoriser la résidence sur les hauteurs qui dominent la ville, par la création de voies d’accès et par l’interdiction des lotissements dans les zones inondables, à moins du remblaiement du terrain à une cote supérieure à la cote d’inondation. Concurremment poursuivre et compléter les études d’ensemble déjà commencées, relatives à la régularisation des cours d’eau et à l’assèchement des plaines basses de la ville, qui sont à Bône, la cause principale du paludisme.

  • Prévoir dans les îlots insalubres de la vieille ville, des élargissements des voies ou des percées pour faire disparaître les taudis meurtriers et interdire formellement à l’habitation le marécage Choumarelle.

  • Créer dans un site salubre à proximité de la ville, une ou plusieurs cités indigènes, spécialement adaptées aux moeurs des indigènes :

    1. Pour éviter dans la mesure du possible pour les classes pauvres, la cohabitation dans un même quartier des deux populations indigènes et européennes ;

    2. Pour donner aux indigènes de modeste condition une habitation convenable et décongestionner par la même, la vieille ville surpeuplée ;

    3. Pour développer chez l’indigène la connaissance et le besoin de l’hygiène ;

    4. Enfin et en particulier, pour permettre l’évacuation totale du quartier de Béni-Ramasses et son remaniement.

Les conclusions qui précèdent n’apportent sans doute rien de nouveau et n’expriment pour la plupart, que des idées tombées en quelque sorte depuis longtemps dans le domaine public. On nous excusera de les avoir rappelées, parce qu’elles sont encore bien souvent oubliées ou négligées dans la pratique et surtout parce que leur but, qui est l’abaissement de la mortalité, n’est rien de moins pour la France qu’une question de vie ou de mort.

Danger, 1935 : 332

La cité indigène dans le plan d’aménagement, extension et embellissement de Bône

Il est vrai que, sur le dessin du plan, la croisée ne laisse pas apparaître le reste de l’intervention de Danger. Simplement, la présentation que fait Raymon Danger au Musée social souligne les deux pôles d’action du plan : plan d’aménagement, d’extension de Bône et cités indigènes en Algérie. Le dossier conservé à l’IFA renferme en effet le plan de la cité, un dessin d’une qualité remarquable avec une série de croquis (poste-fontaine-marché ; mosquée ; salle des fêtes) à envisager en tant qu’éléments structurants de la cité (figures 9 et 10), mais dans un principe de respect de la culture locale. Sinon comment expliquer la centralité dédiée à la mosquée ? De cette manière, l’habilité des urbanistes Danger dans le maniement des échelles est mise au profit du programme qui, il faut le rappeler, n’est qu’une partie de la zone sud, réservée aux extensions de l’habitat « indigène », cités Auzas, Chancel, déjà en place. Ainsi, par son programme de cité indigène, Danger souligne la vocation de la zone sud. Il faut souligner que quatre zones ont été prévues pour Bône : une zone centre mixte ; une zone sud, qui mêle industries et cités indigènes ; une zone nord, d’habitat pavillonnaire ou dispersé ; et la zone-ouest, essentielle pour l’extension à proprement parler.

Figure 9

Plan de la cité indigène suggéré par l’équipe Danger

Plan de la cité indigène suggéré par l’équipe Danger

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La présence de ce programme est ainsi affirmée par Raymon Danger : « Une zone d’extension doit être aménagée dans la plaine basse après remblaiement et une grande cité indigène est prévue au sud de ce quartier » (Danger, 1933 : 20). Une problématique est soulevée d’emblée par le prolongement que suggère la présentation de Raymon Danger. Il ne s’en est pas tenu à évoquer l’expérience bônoise, mais il était bien question de « cités indigènes en Algérie ». Ce prolongement mérite d’être observé plus sérieusement, sans doute en examinant toute l’expérience algérienne de l’équipe Danger, ou encore toutes les expériences de cités indigènes suggérées par d’autres urbanistes. Visiblement, l’émergence et l’ampleur de cette « question urbaine » ont, dans les années 1930, propulsé l’équipe Danger dans un nouvel engagement envers la ville et, plus précisément, envers une de ses composantes, « la cité indigène », qu’il fallait enfin envisager. Sinon, quel aurait été l’intérêt pour l’équipe de plaider pour la généralisation des cités indigènes en Algérie ?

Thérèse Danger rappelle à chaque fois « ce sens social si nécessaire à l’urbaniste » et qui, d’après elle, renvoie à cette visée « civilisationnelle » qu’ont eue certains personnages porteurs du projet colonial : « Nous touchons en effet ici à la question même de la colonisation et l’urbaniste doit arriver dans une ville coloniale avec le même idéal que nos grands colonisateurs, c’est-à-dire de faire oeuvre de civilisation » (Danger, 1935 : 81).

Figure 10

Poste-fontaine-marché ; mosquée ; salle des fêtes

Poste-fontaine-marché ; mosquée ; salle des fêtes

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Les membres de l’équipe Danger tiennent le même discours sur les quartiers insalubres, « trop peuplés et devront être supprimés », ceci est évident. Le discours le plus attaché au cas bônois tient au lien fait entre la question de la salubrité et celle de la population indigène. La salubrité et la condition des indigènes deviennent de ce fait un enjeu majeur pour le PAEE, dont l’intitulé dit bien ce qui l’a motivé. Le PAEE imposé au départ à l’agenda des maires, simplement comme cadre parce que le moment l’a exigé, adopte au final la cause bônoise et devient un plan de « croisée, centre social, cité indigène ». C’est du moins ce qui est révélé par les écrits de l’équipe Danger dont nous disposons jusqu’à présent.

Par cette nouvelle expérience de planification et par la possibilité de sa diffusion, l’équipe Danger aura-t-elle enfin eu son apport à la doctrine urbanistique ? Dans une locution de remerciements, Georges Risler, ami de René Danger et président de la section d’hygiène urbaine et rurale au musée social, rappelle les liens étroits entre l’oeuvre des urbanistes et le rôle qu’ils ont de faire apprécier la France : « Mr le président, après avoir remercié Mr Danger et félicité tout particulièrement sa collaboratrice, Mlle Danger, se réjouit une fois de plus, de l’oeuvre de nos urbanistes qui font apprécier la France dans le monde entier » (Danger, 1932 : 108).

L’intérêt aura été, pour Bône, de réaffirmer par cette nouvelle expérience son statut de ville à assainir et à affranchir du poids de cette condition. L’intérêt aura été aussi de porter la vision Danger sur les cités indigènes vers d’autres échelles d’action.

Au-delà des échelles locales du plan, de ses seuils, ses zones et quartiers, ses réseaux et ses espaces publics, et au-delà de celles plus larges de son inscription dans une problématique visiblement spécifique aux villes d’Algérie, les enjeux des expériences de cette ampleur, car issues de la rencontre d’urbanistes aux profils complexes avec des terrains aux potentialités insoupçonnées (Bône comme leçon de cité indigène, par exemple), marquent un temps particulier dans la double construction des villes coloniales et de la discipline de l’urbanisme.

Conclusion

Documents fondateurs, les deux plans examinés par cet article répondent aux impératifs d’extension de Bône, mais à des moments différents : 1855 pour le premier et 1932-1933 pour le second. Au départ de nos questionnements, les dessins des deux plans apparaissent comparables, mais replacés dans leurs contextes respectifs, ils montrent les limites d’un tel rapprochement.

Pour dessiner leurs plans, les deux concepteurs se sont, de façon évidente, appuyés sur les données du site, aiguillés en cela par la facilité de s’étendre sur la plaine. Leurs tracés y ont trouvé de sérieuses possibilités d’expression. Les canons de la composition urbaine se vérifient dans les deux cas : croisées et diagonales, perspectives et échappées visuelles, cadres et fronts bâtis… Mais le plan de Danger, qui fait figure de schéma de structure, revêt une importance autrement plus déterminante, car il coïncide avec le plan de circulation constitué de boulevards urbains, visage d’une monumentalité nouvelle. Par ces grands axes, le PAEE de Danger entend répondre à plusieurs impératifs à la fois mais, globalement, ces boulevards sont pour procéder à la fois au découpage du terrain en grandes zones et non plus en parcelles mais aussi à la canalisation de la circulation automobile.

Les deux plans sont faits à une échelle qui permet de veiller à ce que l’architecture des édifices prévus soit en conformité avec le cadre bâti d’ensemble. Sur fond de parcellaire pour Gonssolin et de respect de gabarits pour Danger, l’urbanisme bônois, semblait être inconcevable sans une exigence esthétique architecturale.

Agrandir Bône, en 1850, devait répondre tout à la fois aux impératifs de défense et aux « besoins civils ». Les édifices publics font l’essentiel du programme (hôtel de ville, théâtre, marchés, banques, caravansérail) et constituent les éléments essentiels de la composition. En 1932, surgit la question cruciale du logement des populations les « moins favorisées », faisant écho aux problèmes connus ailleurs au même moment. La réponse par un programme de « cité indigène » est vraisemblablement à inscrire dans ce cadre. Le programme répond aussi au rôle de maîtrise qui fait la raison d’être des PAEE. Il est intéressant de comprendre comment une « cité indigène » constitue l’essentiel de l’argumentaire de ses protagonistes René et Raymon Danger.

Alors que pour Gonssolin, père de l’haussmannisme bônois, l’enjeu était de dépasser toutes les luttes entre le génie et la ville pour enfin ménager à Bône une « vitrine » pour la présence française, l’équipe Danger portait une tout autre cause, autrement plus « humanitaire » et que le programme de la « cité indigène » illustre bien. Sur la question de la salubrité et sur l’équipe Danger, la matière à explorer reste conséquente. Mais, jusque-là, nos observations nous ont fait voir cet élan collectif de l’équipe vers l’affirmation de la « mission civilisatrice » de l’urbaniste en terrain colonial. Ce nouvel enjeu professionnel met toute l’équipe Danger en posture de solidarité en matière de pratiques d’aménagement, d’argumentaire et de conception. Sans ses parements, sans son esprit d’unité et d’harmonie, une ville n’a rien d’haussmannien et c’est sur quoi la conception de Gonssolin, architecte-artiste, a le plus misé, aidé en cela par la toute puissance des mairies de son époque.

En 1932, dans l’esprit d’un développement plus rationnel de Bône, les implications esthétiques et fonctionnelles, enjeu crucial du PAEE, visent plutôt un aménagement où les ressorts des pouvoirs publics sont censés veiller à l’intérêt général. Sauf qu’il peut en être tout autre chose, car par les formulations qui évoquent une volonté de « maintien de l’équilibre », Danger n’entend-t-il pas plutôt le maintien des forces en place et des actions de particuliers dont les ressorts ont auparavant insufflé son dynamisme à Bône ? Sur cette question et bien d’autres, des pistes sont sans doute envisageables.