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Au premier regard, cet ouvrage collectif dirigé par Jacqueline Low et Gary Bowden donne l’impression d’aborder un terrain déjà bien connu. En effet, du grand récit des origines de la sociologie nord-américaine, l’École de Chicago demeure assurément le chapitre le plus complet et le mieux documenté. Pour autant, ce livre fait oeuvre utile en apportant un éclairage à la fois sociohistorique, épistémologique et méthodologique sur certains aspects négligés de ce grand courant de sociologie. En réunissant les textes d’universitaires canadiens et de quelques chercheurs internationaux dont les travaux relèvent d’une filiation directe ou indirecte avec l’École de Chicago, l’ouvrage donne à voir l’étendue de son héritage intellectuel et la persistance de son autorité dans l’horizon scientifique des sciences sociales aujourd’hui. Il met aussi en évidence le caractère dynamique de cette tradition sociologique, de même que les diverses manières dont la recherche a pu se l’approprier à travers le temps. Malgré ses qualités indéniables, on regrette profondément l’absence de contributeurs issus du Canada francophone, ou encore de chapitre s’intéressant à l’empreinte déterminante laissée par l’École de Chicago sur la pensée sociologique du Québec francophone. Cette lacune étonne d’autant plus qu’il s’agit d’un fait bien documenté dans l’histoire du développement des sciences sociales au Québec, et que l’ouvrage, édité sous les auspices d’une presse universitaire reconnue au Canada, revendique une spécificité canadienne.

L’ambition des directeurs de ce livre s’inscrit dans le sillon d’une historiographie critique de la sociologie de Chicago. Ce sillon, creusé au fil des travaux pionniers de Martin Bulmer (1984), Andrew Abbott (1999) et Jean-Michel Chapoulie (2001), réévalue à bon droit les contours et la spécificité de cette « école », jusqu’à mettre en cause la pertinence d’un tel étiquetage pour la désigner. Dans leur introduction générale, les directeurs reprennent le fil de cette perspective analytique en proposant d’étudier l’École de Chicago non pas à l’aune de sa « nature substantive », ce qui aurait consisté à mettre en évidence sa cohérence interne, sa généalogie et son unité conceptuelle, mais plutôt en prenant acte de sa « diversité » et de sa « plasticité ». Autrement dit, il s’agit moins ici d’appréhender l’école sociologique comme un objet socio-structurel circonscrit dans l’espace et le temps que comme un objet culturel largement admis dans le discours scientifique et auquel se rattache un faisceau complexe et diversifié de significations et d’interprétations. Par l’introduction du concept de « diaspora », les auteurs espèrent ainsi élargir le champ de leur questionnement à l’ensemble des idées et des représentations symboliques associées au label « École de Chicago » tel que celui-ci a pu être diffusé puis repris à l’intérieur de la communauté scientifique. Cette problématisation, qui fait l’objet d’une longue et riche introduction, soulève plusieurs enjeux méthodologiques cruciaux dans le domaine de l’histoire des idées, tout particulièrement en ce qui a trait à l’étude du « travail collectif » en science, que celui-ci prenne le nom d’« école » ou de « paradigme ».

Cinq sections comprenant chacune entre quatre et sept articles ponctuent les quelque quatre cents pages de l’ouvrage. Chacune d’entre elles contribue, à sa manière, à élargir les frontières de la célèbre école sociologique en montrant le caractère indéterminé de son épistémologie et de ses méthodes, la complexité de ses contextes d’énonciation, la variété de ses trajectoires intellectuelles et sa réception différenciée dans le champ scientifique. Il en ressort une vision moins unifiée et cohérente du groupe, dont la genèse et le legs suscitent toujours des désaccords. La première section regroupe une série d’études qui revisitent et réinterprètent certaines thématiques et idées-forces associées à la « jeune » École de Chicago (celle des années 1920 et 1930). Certaines se proposent d’examiner la place et l’influence des courants plus marginaux dans sa composition, d’autres entendent plutôt discuter, au regard de l’héritage intellectuel de Robert Park, de la place accordée aux méthodes qualitatives dans l’épistémologie de Chicago. La deuxième section mène le lecteur sur les traces des grandes figures de pensée connues et moins connues qui ont inspiré et développé les idées maîtresses de cette sociologie (Georges Herbert Mead, Ervin Goffman, William Lloyd Warner, Robert Park). Quant à la troisième section, elle rassemble diverses études rattachées à l’une de ses plus importantes filières, celle de la sociologie urbaine. Dans une perspective plus large, ces deux dernières sections mettent en évidence les divisions qui subsistent entre deux manières contrastées d’envisager la sensibilité herméneutique de l’École de Chicago, à savoir, d’un côté, celle qui table sur l’usage de la perspective socio-psychologique et, de l’autre, celle qui privilégie l’étude des organisations sociales et de l’écologie urbaine. La quatrième section s’intéresse à la « deuxième » École de Chicago, c’est-à-dire celle qui s’est constituée autour de figures comme Herbert Blumer, Everett C. Hughes et leurs étudiants formés durant la période d’après-guerre. L’héritage de cette seconde génération est ici analysé du point de vue de l’application de concepts associés à la perspective de l’interactionnisme symbolique, perspective qui a émergé à l’Université de Chicago surtout vers la fin des années 1950. Les textes réunis dans cette partie prennent prétexte d’une série d’études de cas pour aborder divers enjeux reliés au maintien des frontières culturelles dans les systèmes sociaux, à la fabrication du sens des problèmes sociaux et à la construction sociale du discours médical. Une dernière section s’attache, pour sa part, à montrer la malléabilité persistante et le dynamisme toujours renouvelé de cette tradition sociologique. Sont notamment explorées les diverses modalités d’appropriation et de réinvention de cette tradition en vue d’interroger autrement ses origines et son actualité.

Il faut souligner la grande érudition de cet ouvrage et la diversité des enjeux qu’il aborde. Au-delà de l’enthousiasme que suscite cette richesse, on peut critiquer, comme nous le faisions d’entrée de jeu, le fait qu’aucun chapitre ne traite de la tradition sociologique du Québec francophone. Le contraire eût pourtant été des plus souhaitables pour peu que l’on soit au fait du rayonnement décisif qu’a connu l’École de Chicago dans les départements de sociologie québécois de l’après-guerre, en particulier au sein de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Cette dernière n’a-t-elle pas confié à Everett C. Hughes, un amoureux de la ville de Québec, la tâche d’élaborer un programme de recherche pour ses étudiants en vue de donner à la sociologie d’ici le statut de discipline scientifique? Jean-Charles Falardeau, éminent sociologue québécois et précurseur de la Révolution tranquille, n’a-t-il pas poursuivi ses études doctorales à l’Université de Chicago, où il côtoya les Warner, Ogburn, Redfield, Blumer, en plus d’entretenir une relation privilégiée avec Hughes? L’un des débats centraux de l’histoire de la sociologie québécoise, faisant suite à la parution des célèbres études de Hughes sur Drummondville (1943) et d’Horace Miner sur le village de Saint-Denis-de-Kamouraska (1939), ne s’est-il pas ouvert autour des concepts de folk society et de urban society? Cette omission dans l’ouvrage est instructive en ce qu’elle dévoile le décor historique bien connu de nos deux solitudes canadiennes qui, manifestement, peinent encore à mettre en dialogue leurs traditions scientifiques respectives. De ce point de vue, il aurait été intéressant d’avoir la perspective d’un auteur sur l’héritage de la sociologie de Chicago au Canada français, ou encore une analyse qui favoriserait un regard croisé sur sa réception critique francophone et anglophone.

Au Québec, cet héritage a fait l’objet de plusieurs critiques au fil des dernières décennies, la plus saillante ayant sans doute eu trait à l’introduction d’une logique pragmatique et modernisante américaine dans l’étude du passé canadien-français, et à l’hypothèse corollaire du « retard culturel » du Canada français. L’histoire de cette réception critique et des diverses interprétations qu’elle a suscitées mériterait une étude à part entière afin d’éclairer les tiraillements et les enjeux de pouvoir qui ont influencé la gestion de cet héritage dans la construction particulière du champ sociologique québécois. Par-delà l’enjeu du biais interprétatif, il faudrait aussi réfléchir aux autres prolongements scientifiques de l’École de Chicago dans la naissance et le déploiement de la sociologie québécoise contemporaine. Quelles autres démarches d’études a-t-elle favorisées? Quels cadres théoriques a-t-elle contribué à développer? Quel partage de méthode les sociologues laïques et catholiques canadiens-français ont-ils réalisé entre la sociologie américaine et les modèles d’enquête pratiqués en Europe? La « seconde École de Chicago », caractérisée par des travaux d’obédience interactionniste et par de nouvelles théories de la déviance, n’a-t-elle pas, elle aussi, inspiré quelques démarches méthodologiques propres au milieu scientifique québécois? Et qu’en est-il de la sociologie acadienne qui, sous l’influence de ses « sociologues résidents » des années 1960, pour la plupart formés à l’école du père Georges-Henri Lévesque de Laval, a elle aussi indirectement hérité des perspectives de la sociologie de Chicago?

Ce ne sont là que quelques interrogations qui, négligées dans cet ouvrage, invitent à réfléchir à ce qui pourrait constituer une éventuelle histoire unifiée et concertée du parcours de la sociologie de Chicago au Canada français. Cette histoire, pour autant qu’elle ait déjà été esquissée dans quelques études marquantes[1], attend toujours, il nous semble, une étude qui prendrait une vue d’ensemble sur ce phénomène de transfert intellectuel avec le monde anglo-américain durant et après la Seconde Guerre. Un tel projet pourrait s’appuyer sur la réinterprétation canadienne-française/québécoise du courant sociologique de Chicago, de manière à établir formellement les écarts entre son noyau théorique et sa réception. Il s’agirait, autrement dit, de donner à voir les différents processus politiques, intellectuels, cognitifs, économiques et sociaux à l’oeuvre dans cette réception, afin d’en départager les multiples phénomènes de récupération, d’appropriation créative et, il va sans dire, de dénaturation. S’y intégrerait tout aussi bien une analyse des réseaux intellectuels et savants qui se sont constitués autour de ce transfert, ou encore un examen de l’élan que celui-ci a donné pour la constitution d’autres disciplines en sciences sociales et humaines au Canada français, que ce soit en service social ou en psychologie. Voilà un chantier dont il est à souhaiter qu’il soit entrepris dans le cadre d’une étude de plus grande envergure.