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Bien connu sous le nom de « butte à moineaux » par ses habitants, le quartier populaire de Saint-Sauveur, situé dans la Basse-Ville de Québec, reste méconnu des Québécois. Pourtant, il fut l’un des quartiers les plus peuplés de la capitale durant plusieurs années : en 1941, 40 000 personnes s’y entassaient sur un territoire d’environ 2,66 km2. Dans ce livre, issu d’une thèse de doctorat, Dale Gilbert présente l’évolution du quartier de 1930 à 1980, décennies négligées par les historiens au profit de la période de l’industrialisation (Bradbury, 1993) et de la crise économique (Choko, 1980; Baillargeon, 1991). En mettant l’accent sur les « pratiques du quartier » (Gilbert, 2011) plutôt que sur les difficultés financières, Gilbert est en mesure de présenter Saint-Sauveur comme un quartier apprécié de ses résidents. Pour comprendre leur attachement, il se base entre autres sur l’étude de Ferretti (1992) qui démontre la richesse de la vie paroissiale dans Saint-Pierre-Apôtre à Montréal. Il soutient que la conjugaison de plusieurs facteurs, tels que la proximité de la famille et des commerces et le sentiment d’appartenance à son logement et à sa paroisse, expliquent l’enracinement dans le quartier Saint-Sauveur.

Gilbert a recueilli les témoignages de trente personnes nées entre 1917 et 1950 et ayant résidé au moins vingt-cinq ans dans ce quartier. Les enquêtes orales sont une source d’information tout indiquée pour son étude puisqu’elles permettent d’obtenir une représentation assez fidèle des facteurs qui amènent les gens à rester dans le quartier. Le reste de son corpus se compose de rapports publics, d’archives paroissiales et municipales, et de recensements quinquennaux du Canada qui lui permettent de poser un regard critique et de déceler l’écart entre les objectifs des autorités locales et la réalité quotidienne des gens. Cependant, les archives ne répondent pas à toutes ses interrogations, notamment en ce qui concerne l’évolution du commerce due à l’arrivée des centres commerciaux. Gilbert doit alors s’appuyer sur les souvenirs des participants qui rapportent la fermeture de nombreux magasins (p. 140).

L’ouvrage se divise en cinq chapitres, dont le premier expose la méthodologie employée et présente une brève histoire du quartier. Les quatre suivants portent chacun sur une thématique de la vie en quartier populaire, soit les trajectoires résidentielles, les habitudes de consommation, les réseaux de sociabilités et la paroisse comme « pôle structurant de la vie locale » (p. 223). La trame de fond chronologique de chaque chapitre permet de constater l’évolution qui s’opère dans ces sphères de la vie quotidienne sur cinquante ans. À la lecture de chacun d’eux, on sent la rupture de l’après-guerre et des années 1950, décennie charnière où s’enclenchent des changements qui modifieront profondément la vie du quartier Saint-Sauveur, à commencer par l’exode vers les banlieues. La grande majorité des personnes interviewées par Gilbert ont résisté à ce mouvement et ont décidé de rester. Malgré le départ de membres de leur famille vers les banlieues, la fermeture de commerces de proximité, la moins grande stabilité du voisinage et la baisse du dynamisme de la vie paroissiale, l’attachement des participants de l’étude à leur logement, leur paroisse et leur quartier les incite à demeurer longtemps dans Saint-Sauveur.

La structure thématique est intéressante, mais elle alourdit la lecture en obligeant l’auteur à répéter plusieurs fois sa contextualisation historique – par exemple, la baisse du nombre d’habitants dans le quartier après les années 1940 (p. 85, p. 202, p. 270). Il couvre néanmoins une multitude de sujets touchant l’histoire urbaine, l’histoire de la consommation, l’histoire socioreligieuse, et l’histoire socioculturelle. Cette diversité l’oblige à rester en surface, notamment en ce qui concerne les impacts de la crise économique et de la Deuxième Guerre mondiale, mais elle lui permet aussi de dresser un portrait global de la vie des habitants du quartier Saint-Sauveur entre 1930 et 1980. La décision de faire une recherche basée sur des enquêtes orales est judicieuse puisqu’elle permet à l’historien de recueillir des informations sur une frange de la population au statut socio-économique modeste, qui laisse peu de traces de son passage. Le sens que les participants donnent à leur vie dans Saint-Sauveur permet de bien saisir les particularités de ce quartier plus résidentiel que son voisin Saint-Roch, par exemple. Conserver l’authenticité du langage dans les citations est un choix très pertinent qui rend le texte plus vivant et moins austère aux lecteurs du grand public. Il peut espérer rejoindre ce lectorat avec un ouvrage bien écrit et rendu accessible grâce à de nombreuses mises en contexte. L’ouvrage constitue aussi un apport intéressant à l’historiographie puisqu’il nuance l’importance des contraintes d’ordre économique, soulevée notamment par Bradbury (1993) et Cliche et Naud (1975), dans le choix du quartier de résidence. Gilbert met en lumière le fait que les habitants des quartiers populaires n’y résident pas seulement par nécessité, mais aussi par choix.